Américanisation par les arts
Centrée sur l’étude des œuvres, cette collection réunit des articles consacrés aux processus d’...
« Charlie Chaplin remplit les conditions que je voudrais voir exiger. S'il vous faut un modèle, inspirez-vous de lui ! », écrit le poète Louis Aragon dans un article intitulé « Du Décor », paru dans la revue Le Film en 1918 et consacré au cinéma américain1. En 1923, le poète Philippe Soupault (1897-1990) constate l'influence du cinéma américain sur la poésie française dans un article intitulé « The "U.S.A." cinema » qu'il publie dans la revue d'avant-garde américaine Broom : « Je crois bien que toute la poésie française subit très profondément cette empreinte2 ». Un an plus tard, il publie cet article en français sous le titre « Le cinéma U.S.A. » dans la revue Théâtre et Comoedia Illustré3. En 1930, un ton encore plus affirmatif apparaît dès le titre de son essai The American influence in France4. Soupault attend du cinéma américain qu'il régénère la poésie française.
Pourtant, comme le rappelle Pascal Ory, le mot américanisation apparu au cours de la deuxième moitié du xixe siècle en France sous la plume de Baudelaire et des frères Goncourt, est connoté la plupart du temps de façon négative : « Cette notion est intrinsèquement liée au mouvement technique et économique, à un certain état de la modernité et à un certain diagnostic porté sur le matérialisme5. » Avec les poètes surréalistes, l'américanisation est perçue de façon positive. Le cinéma américain apparaît comme le véhicule d'une modernité à même de renouveler une poésie sclérosée par la vieille littérature classique française.
À travers Philippe Soupault, nous examinerons le processus d'américanisation d'une avant-garde française en interrogeant la part d'imaginaire et de fantasmes liés à ce processus. Il s'agira de se demander en quoi, pour les surréalistes, le cinéma américain serait susceptible de régénérer la poésie. À partir d'une analyse des textes de Soupault, nous interrogerons ce que le cinéma américain fait à la poésie française. Nous montrerons enfin quelle part d'ambiguïté cette valorisation de l'américanisation comprend, la culture américaine telle que se la représentent les surréalistes ne coïncidant peut-être pas avec l'image qu'en ont les artistes américains d'avant-garde.
Les surréalistes aiment à rappeler qu'ils sont nés à peu près en même temps que le cinématographe, autrement dit autour de 1895, et qu'ils ont grandi avec cette nouvelle invention : Paul Éluard est né en 1895, Antonin Artaud et André Breton en 1896, Louis Aragon et Philippe Soupault en 1897, Benjamin Péret en 1899, Robert Desnos, Marcel Duhamel, Jacques Prévert en 1900, Raymond Queneau en 1903. Fasciné par le cinéma, André Breton avoue n'avoir « rien connu de plus magnétisant6 ». Les jeunes poètes fréquentent frénétiquement les salles obscures et en sortent « chargés pour quelques jours7 ». Ils s'enthousiasment particulièrement pour le cinéma américain, comme en témoigne l'article de Soupault « Le Cinéma U.S.A. ». Soupault réemploie ce texte à quatre reprises au cours des années 1920, ce qui témoigne de l'importance qu'il lui accorde. On l'a vu, cet article paraît d'abord en anglais en 1923 dans la revue américaine Broom8. Puis il est traduit en français en 1924 dans un supplément cinématographique9. La même année, un extrait, légèrement modifié, en est publié dans la revue littéraire Le Disque vert qui consacre un numéro à Chaplin10. Il est ensuite intégré à un long article intitulé « Charlie Chaplin » publié dans la revue Europe en 1928, dont la traduction prendra la forme de l'essai intitulé The American influence in France11.
Le tropisme exercé par les États-Unis sur Soupault apparaît dès le titre de la première version française du texte, « Le cinéma U.S.A. », où un terme anglais subsiste. Cette anglicisation de la langue, déjà amorcée au tournant du siècle, est aussi présente chez d'autres poètes surréalistes : dans « Du décor », Aragon évoque le corned-beef et une bank-note12 ; dans l'un de ses contes, Robert Desnos met en scène un policeman13.
Dans cet article, Soupault revient sur sa découverte du cinéma américain pendant la Première Guerre mondiale qui vient bouleverser la torpeur dans laquelle il se trouve avec ses amis :
« L'ennui des soirées qui traînent comme les fumées des cigarettes et qui s'étirent les bras en croix jusqu'au sommeil, s'épanouissait dans les vies ardentes des jeunes gens, mes amis. Nous marchions dans les rues froides et désertes à la recherche d'un accident, d'une rencontre, de la vie. [...] Un jour on vit de grandes affiches longues comme des serpents s'étaler sur les murs. À chaque coin de rue, un homme, la figure couverte d'un mouchoir rouge, braquait un revolver sur les paisibles passants. On croyait entendre des galopades, des ronflements de moteur, des vrombissements et des cris de mort. Nous nous précipitâmes dans les cinémas et nous comprîmes que tout était changé. Le sourire de Pearl White apparut sur l'écran ; ce sourire presque féroce annonçait les bouleversements du nouveau monde14. »
L'affiche que décrit Soupault est celle du film à épisodes, appelé aussi serial, Les Mystères de New York, sorti en France au cours de l'année 1915, avec l'actrice Pearl White dans le rôle principal. D'emblée, Soupault met l'accent sur la vitesse et l'intensité qui se dégagent des films américains, comme en témoigne l'énumération de termes au pluriel. Par capillarité, ces caractéristiques du cinéma américain se transposent dans sa vie et celle de ses amis : « Nous vivions avec rapidité, avec passion15. » Ce dynamisme vanté par Soupault est associé à une forme de simplicité : « Cette lumière qu'il [le cinéma U.S.A.] a su projeter était si simple, si naturelle, si peu affectée, qu'on l'a à peine remarquée16. » Se retrouvent ici les qualités décrites par Pascal Ory :
« Les films, les bandes dessinées made in USA sont moins chers que leurs concurrents nationaux puisqu'ils arrivent déjà lestés des recettes obtenues sur le marché intérieur, mais le décisif se situe sans doute sur le plan formel, où ces productions offrent au public du Vieux Continent des configurations nouvelles, et toujours caractérisées par les mêmes qualités : simplicité, franchise et dynamisme17. »
Ce cinéma renvoie aussi une nouvelle vision du monde : « Le cinéma U.S.A. a mis en lumière toute la beauté de notre époque, tout le mystère de la mécanique moderne18. » Car c'est bien la modernité que ce cinéma incarne pour Soupault et ses amis. Sa célébration est une façon pour les surréalistes de rejeter la tradition des Beaux-Arts du Vieux Continent.
Dans les années 1920, le cinéma est en cours de légitimation en France, il n'est pas encore reconnu comme un art par tout le monde et des discours cinéphobes continuent de se déployer. Ainsi en est-il de Georges Duhamel dans son ouvrage Scènes de la vie future publié en 1930 et traduit en anglais sous le titre America the Menace: Scenes from the Life of the Future en 1931. Désignant le cinéma comme « un divertissement d'ilotes », selon une formule restée célèbre19, Duhamel exècre tout ce que les surréalistes vénèrent : « Et, déjà, les images. Elles passent, c'est le mot. Alors que toute œuvre digne de ce nom cherche à demeurer, elles passent20. » Il s'indigne contre la vitesse de ce « robinet d'images21 », qui rend impossible la concentration du spectateur : « Ces plaisirs se succèdent avec une rapidité fébrile, si fébrile même que le public n’a presque jamais le temps de comprendre ce qu'on lui glisse sous le nez22. » Selon lui, « le dynamisme même du cinéma nous arrache les images sur lesquelles notre songerie aimerait de s'arrêter [sic]23. » Rejeter le cinéma américain, revient à rejeter les États‑Unis, perçu comme un pays jeune, sans passé ni culture et de ce fait, fatalement médiocre.
Or, c'est bien la jeunesse que dégagent les États-Unis qui attire les surréalistes : cette nation ne semble pas encore avoir été pervertie par une culture ancienne et sclérosée, ce qui lui permet d'avoir un rapport direct et simple au monde. Pour les surréalistes, la poésie ne se trouve plus dans les anciennes formes artistiques, elle se trouve au cinéma, et particulièrement dans le cinéma américain comme l'annonce le texte liminaire qui introduit l'article de Soupault :
« Le film américain, méprisé par certains “intellectuels”, a été compris par le peuple et par les poètes. C'est en effet dans le film des United States que le cinéma nous est apparu comme une des plus puissantes forces poétiques. La poésie, comme à sa naissance, touche directement le peuple, grâce au cinéma. Laissons le poète Philippe Soupault remercier le film américain de ce miracle des temps modernes24. »
Cette idée est reprise dans l'article lui-même : la mise en lumière de la beauté moderne par le cinéma U.S.A. est pour Soupault « une des plus importantes trouvailles artistiques25 ».
« Tout était renouvelé d'un seul coup26. » Le cinéma américain doit permettre à Soupault et ses amis de régénérer le langage, frappé de soupçon depuis la Première Guerre mondiale et ses atrocités, qui ont confronté toute une génération à l'indicible, jusqu'au point où Breton et Aragon ont un temps envisagé de ne plus écrire. Soupault formule cette idée dès 1918 dans une « note cinématographique » publiée dans la revue d'avant-garde SIC. Il n'y évoque pas le cinéma américain en particulier, mais le cinéma en général ; cependant, les caractéristiques qu'il met en avant sont celles qui reviendront dans ses futurs écrits consacrés au cinéma américain :
« Dès maintenant apparaît pour ceux qui savent voir la richesse de ce nouvel art. Sa puissance est formidable puisqu'il renverse la pesanteur, la balistique, la biologie, etc... Son œil est plus patient, plus perçant, plus précis. Il appartient alors au créateur, au poète de se servir de cette puissance et de cette richesse jusqu'alors négligées, car un nouveau serviteur est à la disposition de son imagination27. »
Le cinéma permet une vision renouvelée du monde grâce à la nouveauté de sa technique, que les réalisateurs états-uniens exploitent pleinement sans chercher, ainsi que le roman, le théâtre ou certains films français le font, à rapporter le film à des formes artistiques anciennes. En 1918, Aragon explique dans un article intitulé « Du décor » comment le cinéma américain permet de régénérer l'imagination des poètes grâce notamment à son usage du gros plan :
« Ce n'est pas le spectacle de passions éternellement semblables, ni — comme on eût aimé à le croire — la fidèle reproduction d'une nature que l'Agence Cook met à notre portée, mais la magnification de tels objets que sans l'artifice notre faible esprit ne pouvait susciter à la vie supérieure de la poésie. La preuve en est, du pitoyable ennui des films qui décrochent à l'arsenal miteux des vieilleries poétiques, déjà reconnues et patentées, les éléments de leur lyrisme : films historiques, films où les amants crèvent de clairs de lune, de montagnes ou d'océans, films exotiques, films nés de toutes les conventions passées. Tout notre émoi subsiste pour ces chères vieilles aventures américaines qui relatent la vie quotidienne et haussent au dramatique une bank-note sur laquelle se concentre l'attention, une table où repose un revolver, une bouteille qui deviendrait une arme à l'occasion, un mouchoir révélateur du crime, une machine à écrire qui est l'horizon d'un bureau, la terrible bande des télégrammes qui se déroulent avec des chiffres magiques qui enrichissent ou tuent les banquiers. [...]. Doter d'une valeur poétique ce qui n'en possédait pas encore, restreindre à volonté le champ objectif pour intensifier l'expression, voilà deux propriétés qui contribuent à faire du décor cinématographique, le cadre adéquat de la beauté moderne28. »
C'est cette même idée que reprend Soupault dans son article de 1924 :
« Cette nouvelle beauté, découverte si facilement, s'accompagnait d'une perfection technique inconnue jusqu'à ce jour. Les metteurs en scène des États-Unis comprirent le drame qui se cache dans une serrure, dans une main, dans une goutte d'eau [...] L'influence de cette puissance nouvelle se fit sentir aussitôt. Je crois bien que toute la poésie française subit très profondément cette empreinte29. »
Et c'est bien ce qui semble apparaître dans les différents textes que les poètes écrivent à cette période. Dès 1918, Soupault fait suivre sa note cinématographique d'un poème cinématographique intitulé « Indifférence »30. Plusieurs suivront, qu'il confie avoir écrit alors qu'il allait « presque quotidiennement au cinéma » et qui seront publiés seulement en 192531. De son côté, Aragon consacre deux poèmes à Charlot32. Soupault fera de même en écrivant trois poèmes sur des films de Chaplin33. Il ne s'agit pas de dire que le seul choix d'un sujet cinématographique, ici un personnage burlesque, permet de renouveler la poésie ; mais on observe que ces poèmes inspirés de films précis de Chaplin proposent une nouvelle façon d'écrire. Péret et Desnos semblent aussi avoir subi cette américanisation de leur poésie dans leurs scénarios et leurs contes34.
Attachons-nous à deux exemples de cette américanisation par le cinéma : « Gloire » de Soupault et « Charlot mystique » d'Aragon.
« Gloire » évoque étrangement des scènes qui apparaîtront dans les séquences d'ouverture des Lumières de la ville (1931) et des Temps modernes (1936) de Chaplin. Soupault recourt à des phrases brèves à la syntaxe simple, qui créent un rythme rapide, semblent transposer la vitesse du défilement des images et des changements de lieux liés au montage. La présence de différents moyens de transport est aussi le signe de cette accélération temporelle et spatiale louée par les surréalistes.
« GLOIRE
La foule acclame une statue, je descends du socle, m'échappe et en courant j'arrive dans une rue voisine. Je passe sur un pont ; un mendiant agenouillé tend son chapeau. Je m'arrête pour lui faire l'aumône. Un tramway s'approche ; j'y monte et il passe près du socle de la statue, devant lequel la foule manifeste son mécontentement.On me reconnaît et je suis obligé de me sauver tandis que la foule me poursuit. Je repasse sur le pont. Le mendiant se lève, m'arrête et me jette par-dessus le parapet. Je tombe sur le pont d'un remorqueur qui traînait lentement de lourdes péniches. Je coupe le câble et le remorqueur avance alors très rapidement mais il se cogne à l'arche d'un pont et commence à couler. À la nage je regagne la rive ou la foule m'attend.
Quelques hommes se saisissent, m'entraînent et me font grimper sur le socle. La foule acclame35. »
Dans « Charlot mystique », Aragon malmène la syntaxe et la versification, en en proposant une version discontinue et irrévérencieuse à l'image du film Charlot chef de rayon dont s'inspire le poème et où se succèdent les gags de Charlot.
« Charlot mystique
L'ascenseur descendait toujours à perdre haleine
et l'escalier montait toujours...
Cette dame n'entend pas les discours : elle est postiche.
Moi qui déjà songeais à lui parler d'amour !
Oh le commis
si comique avec sa moustache et ses sourcils
artificiels !
Il a crié quand je les ai tirés.
Étrange !
Qu'ai-je vu ? cette noble étrangère ...
— Monsieur, je ne suis pas une femme légère !
Hou la laide !
« Par bonheur nous
avons des valises en peau de porc, à toute
épreuve. »
Celle-ci ?
Vingt dollars.
Elle en contient mille !
C'est toujours le même système :
pas de mesure,
ni de logique, mauvais thème36. »
Les séquences qu'il retient du film ne sont pas liées entre elles. Cette juxtaposition de fragments rappelle la succession des plans en montage cut des premiers courts métrages de Chaplin. Leur brièveté, entre deux et six vers, crée un rythme rapide au sein du poème qui fait écho à la vitesse de successions des plans dans le court métrage. La variété des fragments, quant à elle, semble être un moyen trouvé par Aragon pour évoquer les différents cadrages auxquels recourt Chaplin dans ce court métrage : plan moyen, plan américain, plan rapproché et gros plan. L'énonciation du poème n'est pas non plus fluide : le récit et le discours se mêlent, les différents propos rapportés se multiplient, l'usage des temps verbaux est discordant. Cette discontinuité est encore soulignée par le recours à l'ensemble des types de phrase. Tous ces éléments stylistiques participent d'une discontinuité textuelle qui joue à l'extrême avec les possibilités de l'ellipse, présente au cinéma grâce au montage.
Aragon déploie également l'irrévérence de Charlot et son esprit de liberté en mettant à mal les règles de la versification. Cette désinvolture passe par un jeu sur les sonorités où des mots pauvres sont mis à la rime ou forment de fausses rimes. L'ordre métrique est lui aussi malmené, le vers est de plus en plus découpé, sa longueur varie de douze à deux syllabes, et sa disposition évolue : certains vers sont décalés d'un, voire de deux ou trois alinéas. Ces irrégularités donnent de la vivacité au poème et font écho à la vitesse des actions qui se succèdent au gré des rencontres de Charlot dans le magasin. Aragon en vient parfois à isoler un mot unique dans un vers comme si le mot avait sauté du vers précédent, évoquant peut-être les conditions pratiques de visionnage des films et les sauts fréquents de la pellicule.
L'américanisation à l'œuvre dans la poésie des surréalistes ne va pas toutefois sans une forme d'ambiguïté. Tout d'abord, les surréalistes recherchent le renouvellement de leur poésie auprès d'un certain cinéma américain, qui n'est pas « le » cinéma américain, et ce malgré le titre de l'article de Soupault (« Le cinéma U.S.A »). En effet, Soupault et Aragon s'intéressent principalement au cinéma burlesque, donc à un type précis de films américains, qui explore l'absurdité et la poésie créées par les mouvements corporels de protagonistes en porte-à-faux avec le milieu social dans lequel ils évoluent. C'est ce cinéma-là qui a agi comme un « excitant » sur les surréalistes, pour reprendre le terme employé par Desnos et Artaud37.
Par ailleurs, le cinéma américain a pu provoquer une certaine déception chez les surréalistes, qui apparaît en filigrane à la fin de l'article de Soupault de 1924. Il y écrit : « On doit constater cependant qu'à l'heure actuelle, le cinéma U.S.A., qui a conservé tout son charme, ne fait plus de progrès. Il reste lui-même mais demeure sur place38. » Et conclut néanmoins : « Le cinéma U.S.A. reste et restera longtemps the biggest in the world, selon une expression bien française39. » L'avis de Soupault est bien différent quand il se rend aux États‑Unis en 1931. La réalité des séances ne correspond pas à son imaginaire du cinéma américain. Dans l'article qu'il publie dans La Revue du cinéma, son pessimisme éclate dès le titre, « Le règne du cinéma américain est-il fini ? »
« J'ai donc vu tant à New York qu’à Philadelphie ou dans les villes de moindre importance, une quarantaine de films représentant le “meilleur” de la production américaine de 1931. J'avoue que cette expérience m'a beaucoup déçu. Je passerais (sic) rapidement en revue les films les plus caractéristiques et ceux qu'on prétendait être sensationnels, mais il importe auparavant d'indiquer que de France nous ne pouvons juger en toute sincérité et en connaissance de cause la production d'Hollywood parce que nous n'en connaissons qu'une sélection, des extraits plus ou moins judicieusement choisis pour l'Europe et que nous ignorons les films médiocres ou seulement moyens. C'est pourtant par ces derniers films que nous pouvons réellement juger des progrès ou de la décadence du cinéma d'un pays. Pour illustrer d'un exemple ce que j'avance, je citerai le cas des Américains qui estiment que le cinéma français est actuellement en grands progrès, parce qu'ils n'ont vu l'an dernier qu'un seul film : Sous les toits de Paris. En relisant mes notes, en rassemblant mes souvenirs, je suis bien obligé de constater que le cinéma américain ne représente plus une véritable force, qu'il perdra peu à peu son prestige et sa diffusion et pour cette raison assez simple qu'il est incapable de se renouveler. Il perd le souffle40. »
Si les surréalistes fantasment en partie le « cinéma américain », comme les Européens ont pu ensuite idéaliser la « photographie américaine », les avant-gardes états-uniennes ont elles aussi une vision singulière de leur propre culture qui ne coïncide pas exactement avec celle des surréalistes. La revue d'avant-garde Broom, publiée entre 1921 et 1924, permet d'observer ces décalages. Soupault, on l'a vu, y fait paraître son article « The "U.S.A." Cinema » en 1923. Comme l'explique Ambre Gauthier, les éditeurs de Broom cherchent leur inspiration dans le Vieux Continent. C'est la raison pour laquelle ils délocalisent la publication en Europe, même si s'y ajoutent également des considérations économiques. Le mot broom signifie balai et apparaît dans le cachet de la revue : « [S]a symbolique dynamique sied bien à la jeune little review, qui entend balayer les conventions pour dépoussiérer l'art américain de ses influences passéistes et s'orienter vers un art nouveau, tournant ainsi le dos au puritanisme ambiant41. »
Les références au passéisme et au puritanisme sont absentes du texte de Soupault. On pourrait en dire de même d'autres textes surréalistes. Au contraire, ces poètes français mettent en avant, comme nous l'avons vu, la modernité et l'exhibition des corps notamment par l'usage du gros plan. L'image d'une Amérique réactionnaire et puritaine surgit tout de même dans le texte de soutien, intitulé « Hands off love », que les surréalistes écrivent lors du divorce polémique de Chaplin en 1927 d'avec Lita Grey42. Plusieurs Amériques s'opposent dans ce texte : celle libertaire de Charlot que les surréalistes confondent avec Chaplin et celle petite-bourgeoise de ceux qui attaquent leur idole.
Dans les pages de Broom, la dichotomie Amérique/Europe, modernisme/avant-gardisme occupe une place centrale, comme l'explique Gauthier : « La revue cherche avant tout à définir un nouvel art américain qui n'exclurait pas les influences européennes, si celles-ci parviennent à enrichir les racines américaines sans dériver vers une acculturation nocive43. » Elle est pensée comme « un lieu ouvert de dialogue entre les États-Unis et l'Europe », l'expérience américaine ne se confondant pas avec l'expérience européenne.
Le détour par l'autre permet de se définir soi‑même. Il en est ainsi pour les écrivains états-uniens de la revue. Il en est de même pour les poètes surréalistes lorsqu'ils s'emparent du cinéma américain. Un autre texte de Soupault l'illustre bien : la biographie qu'il consacre à Charlot en 1931. Écrire sur Charlot est une manière pour le poète de parler de lui-même. La biographie se fait autobiographie, le détour par un personnage burlesque permet de confier les préoccupations d'un auteur d'avant-garde français. Soupault met en scène un Charlot qui regarde les étoiles et la lune. Pourtant, peu de scènes se déroulent la nuit dans les films de Chaplin, à l'exception de quelques-unes tournées en intérieur où il est donc impossible de voir le ciel. Ce Charlot obscur semble être une façon pour Soupault d'évoquer sa propre solitude et ses virées nocturnes qui apparaissent dans son récit crépusculaire Les Dernières Nuits de Paris44.
L'un des objectifs du surréalisme est de promouvoir la fusion de l'art et de la vie. Les surréalistes sont poètes en toute circonstance, dans leurs écrits et dans leur vie quotidienne. Si le cinéma , du moins un certain cinéma américain, a été recherché pour régénérer leur poésie, il a aussi exercé un pouvoir sur leur vie. Les surréalistes l'affirment à plusieurs reprises. Doit-on en conclure que leur mode de vie s'américanise ? Il faudrait s'interroger sur leur alimentation, leur habillement, leur ameublement, etc., ce qui nécessiterait de mobiliser de nouvelles sources, qui ne soient plus seulement des textes45. Certaines photographies des surréalistes suggèrent qu'ils semblent s'approprier les postures et façons d'être des stars burlesques qu'ils vénèrent. Ainsi en est-il par exemple de Prévert et de Tanguy jouant dans un bac à sable comme Fatty Arbuckle, de Queneau adoptant l'allure dégingandée d'Harold Lloyd ou encore de Breton arborant le même sourire et les mêmes lunettes qu'Harold Lloyd selon Desnos et Soupault46.
Louis Aragon, « Du décor,'' Le Film, no. 131 (16 septembre 1918) : 8‑10.
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Soupault, '' Le cinéma U.S.A.,'' Films, supplément du périodique le Théâtre et Comœdia illustré, no. 15 (15 janvier 1924) : n. p.
Soupault, The American Influence in France, trad. par Babette Hughes et Glenn Hughes, University of Washington Bookstore (Seattle, 1930).
Pascal Ory, ''Américanisation. Le mot, la chose et leurs spectres,'' in Nationale Identität und transnationale Einflüsse, par Reiner Marcowitz, Oldenbourg (Munich, 2007), 134.
André Breton, ''Comme dans un bois,'' L'Âge du cinéma, no. 4-5 (août 1951) : 26.
Breton, ''Comme dans un bois,'' 27.
Soupault, ''The 'U.S.A'. Cinema''.
Soupault, '' Le cinéma U.S.A.''.
Soupault, ''L'exemple de Charlie Chaplin,'' Le Disque vert, no. 4‑5 (1924) : 12‑14.
Soupault, The American Influence in France.
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Robert Desnos, '' Pénalité de l'Enfer ou Nouvelles Hébrides,'' in Nouvelles Hébrides et autres textes (1922-1930), éd. Marie-Claire Dumas, (Paris : Gallimard, 1978), 30.
Soupault, '' Le cinéma U.S.A.''
Soupault, '' Le cinéma U.S.A.''
Soupault, '' Le cinéma U.S.A.''
Ory, '' Américanisation,'' 135.
Soupault, '' Le cinéma U.S.A.''
Georges Duhamel, Scènes de la vie future (Paris: Mercure de France, 1930), 58.
Duhamel, Scènes de la vie future, 57.
Duhamel, Scènes de la vie future, 54.
Duhamel, Scènes de la vie future, 59.
Duhamel, Scènes de la vie future, 58.
''Le film américain, méprisé...,'' Films, supplément du périodique le Théâtre et Comœdia illustré, no. 15 (15 janvier 1924) : n.p.
Soupault, ''Le cinéma U.S.A.''
Soupault, ''Le cinéma U.S.A.''
Soupault, ''Note I sur le cinéma,'' SIC, no. 25 (janvier 1918) : 3.
Aragon, ''Du décor,'' 9.
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Soupault, ''Indifférence,'' SIC, no. 25 (janvier 1918) : 4.
Soupault, ''Il y a quelques années déjà...,'' in Les Cahiers du mois. Cinémas, 16/17 (Paris: Éditions Émile Paul frères, 1925), 179.
Aragon, ''Charlot sentimental,'' Le Film, no. 105 (18 mars 1918): 11 ; Louis Aragon, ''Charlot mystique,'' Nord-Sud, no. 15 (mai 1918) : n. p.
Soupault, ''Une vie de chien - Charlie Chaplin,'' Littérature, no. 4 (juin 1919): 20; Philippe Soupault, ''Charlot voyage - Charlie Chaplin,'' Littérature, no. 6 (août 1919): 22. ; Philippe Soupault, ''Une idylle aux champs - Charlie Chaplin,'' Littérature, no. 12 (février 1920): 29.
Voir notamment Robert Desnos, Les Rayons et les ombres. Cinéma, éd. Marie-Claire Dumas (Paris: Gallimard, 1992) ; Desnos, ''Pénalité de l'Enfer ou Nouvelles Hébrides''; Benjamin Péret, Œuvres complètes, tome III (Paris: É. Losfeld, 1979) et Benjamin Péret, Œuvres complètes, tome VI (Paris: Corti, 1992).
Soupault, ''Gloire,'' in Les Cahiers du mois. Cinémas, no. 16-17 (Paris: Éditions Émile Paul frères, 1925), 181.
Aragon, ''Charlot mystique''.
Robert Desnos, ''Le rêve et le cinéma,'' Paris-Journal, (27 avril 1923) : 4 et Antonin Artaud, ''Réponse à une enquête -- 1923,'' in Œuvres complètes, tome III (Paris: Gallimard, 1978), 63‑64.
Soupault, ''Le cinéma U.S.A.''
Soupault, ''Le cinéma U.S.A.''
Philippe Soupault, ''Courrier de New York. Le règne du cinéma américain est-il fini ?,'' La Revue du cinéma 28 (1 novembre 1931): 58.
Ambre Gauthier, ''BROOM: An International Magazine of the Arts (1921-1924) : une revue d'avant-garde américaine,'' Les Cahiers de l'École du Louvre, no. 3 (1 octobre 2013) : 25, https://doi.org/10.4000/cel.504.
Maxime Alexandre et al., ''Hands off love,'' La Révolution surréaliste, no. 9‑10 (octobre 1927): 1‑6.
Gauthier, ''BROOM,'' 31.
Soupault, Les Dernières Nuits de Paris (Paris Calmann-Lévy, 1928).
Charlotte Servel, ''Le Cinéma burlesque, une autre origine du surréalisme. Les pratiques des surréalistes analysées au prisme des films burlesques pendant les Années folles.'' (PhD diss. Université de Paris, 2020), 211‑89.
Voir Philippe Soupault, ''Harold Lloyd : Le Beau Policemen,'' Littérature, no. 16 (octobre 1920): 43 et Robert Desnos, ''Dada-Surréalisme 1927,'' in Nouvelles Hébrides et autres textes (1922-1930), (Paris : Gallimard, 1978), 283‑342.