Le travail à l’américaine dans les films de Jacques Tati et à la télévision française
Les films de Jacques Tati moquent la fascination pour les États-Unis dans la France d’après 1945, puis...
Cette collection aborde dans la longue durée un aspect de la mondialisation moderne : les circulations artistiques entre les États-Unis et la France. Elle entend saisir la notion d’américanisation au prisme d’une œuvre, d’un corpus d’œuvres, des changements intervenus dans l’organisation des métiers d’art. Les textes portent en priorité sur les glissements de création dans des œuvres musicales, dans les arts visuels, dans des écrits littéraires et s’attacheront à évaluer leurs effets sur la langue, le corps, la voix, les formes, les formes de la vie ordinaire. Ce pari d’une contagion par les arts – celui d’une voie d’accès à l’anthropologique par l’artistique – entend élargir à l’ensemble des productions artistiques le constat formulé par Philippe Descola. « Une poignée d’historiens et d’anthropologues a entrepris depuis la fin du xxe siècle, d’examiner les images […] en les traitant comme des agents de plein droit exerçant un effet sur la vie sociale et affective plutôt que comme des assemblages de signes1. » Par-delà les effets immédiatement repérables de l’américanisation – accélération des échanges, judiciarisation de l’espace social, attention portée aux minorités, multiplication des signes culturels d’américanité – cette collection vise à apporter des éclairages sur des modifications de l’univers sensible, auxquelles les États-Unis ont largement contribué depuis le milieu du xixe siècle et dont les arts représentent la pointe émergée. L’empilement de littérature diplomatique, militaire, économique, politique, juridique, morale, intellectuelle et culturelle sur les relations franco-américaines et le soft power américain, laisse ici la place à des micro-analyses dédiées aux « réactions d’adaptation et appropriations in situ2 » des artistes et de leur travail.
Que recherche l’écrivain, le peintre, le cinéaste ou le musicien qui fait sien un « style américain » (dont il s’agit à chaque fois de définir le statut et le contenu) dans sa manière d’écrire, de filmer, de danser ou de jouer ? Dans la grande majorité des cas, à produire une représentation du monde dans laquelle la vitesse, la concision, l’impact, l’énergie, l’exacerbation des conflits jouent un rôle de premier plan. Quelle Amérique d’ailleurs ? Celle du surréaliste Philippe Soupault dans les années 1920, qui attend du cinéma américain qu’il régénère la poésie française ? Celle d’une frange européenne cultivée des années 1930, qui célèbre les « Noirs américains », dominés de nos dominants et compositeurs du « plus grand Te Deum du siècle3 », le jazz ? Celle de Robert Capa et de Robert Franck, créateurs de la figure du « grand photographe américain » et du genre de l’« Americana » en photographie ? Celle de Boris Vian qui invente un auteur américain postiche pour « écrire américain » ? Celle du cinéaste Jean-Pierre Melville qui recrée Manhattan dans son studio. ? Celle du hip hop et des rappeurs. ? Celle qui s’affiche dans les danses en ligne des bals country ? En bien des aspects, les Européens peuvent y reconnaître des pans de leur culture, revenus métamorphosés à leur point de départ. Entrecroisements de captures, d’horizons d’attente, de surgissements, de déterritorialisations et de reterritorialisations. Les chansons jazzées des années 1930, celles de Ray Ventura, de Mireille ou de Charles Trenet, importent une américanité qu’elles reformulent à travers une élocution, une articulation rythmique et une fantasmagorie en lesquelles on reconnaît, faute de terme plus adéquat, une tradition française. Le rassemblement de populations issues de deux continents – sans compter l’Asie – sur le sol d’un troisième fournit un début d’explication à cette capacité du modèle américain à « faire paradigme4 » Pertinente est l’approche de Ludovic Tournès5 qui fait des États-Unis le laboratoire de la mondialité ou de la globalisation. Mais l'américanisation ne tire pas seulement son efficacité d’une capitalisation sans pareille des moyens de production, d’une organisation du travail incomparable. Elle est forte de toutes les appropriations qu’elle rend possibles. C’est là où tout commence. La réunion ici d’historiens, d’historiens d’art, de musicologues, d’historiens de la photographie et du cinéma, n’est donc pas fortuite. Une approche comparative des processus d’américanisation tels qu’ils se manifestent d’un art à l’autre, en termes de chronologies, d’intensités, d’usages, s’impose comme un marqueur important. Illustration de cette approche, le regard que pose le cinéaste Jacques Tati sur les standards américains de la modernité industrielle. Dans Jours de fête, film sorti en 1949, en pleine guerre froide, une organisation nouvelle du travail tente de s’imposer dans un village français à l’encontre de modes de vie à l’ancienne. Dans la bande-son, les musiques font se succéder des valses lentes avec accordéon musette – l’existant avant l’irruption des méthodes américaines – que supplantent des riffs swing, alors que le rythme des images s’accélère et que les corps connaissent une agitation effrénée. La musique entraîne les corps. Elle signale par son altérité l’américanisation du village. Mais ce style de jazz censé illustrer les effets négatifs de la modernité en 1949 était en réalité en vogue dans les années 1930. Représentations d’époque des États-Unis ? Le résultat d’une méconnaissance due à la coupure des années de guerre ? Tous les régimes d’américanisation ne vont pas au même rythme. Ceux de l’appropriation non plus.
Américanisation. À chaque fois, un pouvoir différent de pénétration sur des manières de ressentir, de bouger, de parler, de produire, de consommer, d’échanger, de vivre avec les uns et les autres. Depuis un siècle et demi, un phénomène observé, vitupéré, loué. Récurrences, métamorphoses, amplification. Mais cette configuration formée par un habitus corporel, vocal, auditif que télescoperait la puissance américaine, garde-t-elle encore sa pertinence dans un environnement contemporain régi par des circulations mondialisées ? Les textes de cette collection proviennent pour l’essentiel d’interventions à des colloques et des séminaires mis en place par le programme de recherche porté par la Maison des Sciences de l’Homme de l’Université Paris-Saclay, l’Université Paris Saclay (Université d’Évry et Université de Versailles Saint Quentin-en-Yvelines), l’Université de Princeton (USA) et le Royal Northern College of Music de Manchester (GB).
Philippe Descola, Les Formes du visible (Paris: Seuil, 2021), 23.
Louise Benat-Tachot, Serge Gruzinski, Boris Jeanne, Les Processus d’américanisation (Paris: Le Manuscrit), 2012, tome 1, p. 9.
Charles Delaunay, De la Peinture au jazz (Paris: W), 1985, 22.
Régis Debray, Civilisation, Comment nous sommes devenus américains (Paris: Gallimard, 2017, 26.
Ludovic Tournès, Américanisation, Une histoire mondiale (XVIIIe-XXIe siècle) (Paris: Fayard, 2020).