Américanisation par les arts
Centrée sur l’étude des œuvres, cette collection réunit des articles consacrés aux processus d’...
En 1948, paraît à New York l’ouvrage Mechanization Takes Command. Son auteur, Siegfried Giedion, est un historien de l'art, cofondateur en 1928 du Congrès international d'architecture moderne avec Le Corbusier. L’ouvrage va toutefois au-delà de la seule architecture. Il observe la production d’objets et de biens, ainsi que l’exécution des tâches ménagères et domestiques. Dans ces différents registres d’activité, l’auteur étudie la longue dynamique qui, de la fin du xviiie siècle au milieu du xxe, conduit à décomposer les mouvements du corps, puis à les équiper d’outils avant de les remplacer par des machines. Attentif à l’ancrage social de ces évolutions, il montre comment les mutations, généralement originaires d'Europe de l’Ouest, ont connu un élan décisif aux États-Unis dans les années 1870-1940. Il s’interroge sur les perspectives qu’offrent ces changements aux sociétés industrielles des deux côtés de l’Atlantique.
Au même moment, Jacques Tati réalise Jour de fête, tourné en 1947 et diffusé en 1949. Une réponse à la question posée ? Dans le cadre de la fête d’un village français, le film raconte la journée de travail d'un facteur décidé à adopter les principes d’une organisation moderne, autrement dit, à travailler « à l’américaine ». Il donne l’image d'une société française bousculée jusque dans ses zones rurales les plus archaïques par l’irruption des standards américains de la modernité industrielle. Le succès populaire de Jour de fête est tel qu’il se voit décerner le Grand Prix du cinéma français en 1950. Sa réception témoigne de la circonspection d’une société française au début des Trente Glorieuses1 à l’endroit de l'impératif de productivité. En bref, le film de Tati illustre un mode de vie profondément réfractaire aux normes de mécanisation et de coordination rationnelle du travail incarnée par les États-Unis. Jour de fête renvoie à deux systèmes de représentation distincts : une vision des États-Unis, perçus comme le lieu de l’efficacité et de la rationalité ; un regard sur la France, soumise à l’organisation scientifique du travail.
Dans quelle mesure ces deux images se rencontrent-elles ? Cet article vise à apporter quelques éléments de réponse. Son corpus se compose de plusieurs films de Jacques Tati, dont le point de vue évolue. Il comporte également une sélection de documentaires, télévisuels pour la plupart, consultés à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et parmi les collections de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Mais avant d’analyser et de comparer ces deux ensembles filmiques, il importe de rappeler quelques éléments sur les formes que la référence aux techniques et aux pratiques américaines de travail, a pris en France, depuis la première moitié du xxe siècle.
Dans la longue histoire des représentations françaises de la vie aux États-Unis, la Première Guerre mondiale constitue un moment particulier. Alors que l’image était jusque-là passablement mythique2, l'intervention militaire américaine suscite des rencontres à grande échelle. La curiosité pour le Nouveau Monde évolue en une forme de fascination qui diffuse l’image d'une puissance industrielle hors pair.
Après 1918, de nombreuses missions techniques sont effectuées par des chefs d'entreprise, des ingénieurs ou des techniciens désireux de connaître les ressorts de l’efficacité industrielle américaine, sur le modèle du voyage effectué en 1910 par Louis Renault auprès des usines Ford. Ainsi, le syndicaliste français Hyacinthe Dubreuil fait l’éloge de l'organisation rationnelle du travail dans Standards3, compte-rendu de ses expériences ouvrières aux États-Unis. À côté de ces spécialistes de l'industrie, de nombreux universitaires, gens de lettres ou personnalités politiques effectuent un voyage américain, signe d'une curiosité intellectuelle mâtinée parfois d'engouement mondain et littéraire. L'historienne Bernadette Galloux‑Fournier relève ainsi 127 récits de voyage publiés par des auteurs français entre 1919 et 19394. Outre les écrits de Paul Morand ou de Jules Romains, l'ouvrage de Georges Duhamel5 devient la référence longtemps obligée sur l'Amérique ; celui d'André Siegfried fait sans doute davantage autorité dans les sphères savantes6. Par-delà les différences de perspective, ces textes expriment un saisissement devant la puissance industrielle, le gigantisme des installations, la mécanisation des fabrications et des convoyages. Cette fascination s'accompagne de jugements ambivalents, entre l'admiration pour la puissance et le dynamisme, et l'inquiétude devant l'emprise des installations, des machines, des cadences et des normes de fabrication sur les travailleuses et les travailleurs. Même si rien n'indique que la vision négative de Duhamel exprime un point de vue majoritaire dans la société française7, les images des abattoirs de Chicago ou des usines Ford de Detroit suscitent la perplexité face à une « civilisation américano-machiniste8 ». Les autres aspects de la vie américaine renforcent l'ambivalence des jugements, tels les logements, remarquables à la fois par leur confort et par la standardisation de leur équipement ménager.
Toutefois, les images de la société américaine apparaissent exotiques aux Français de la première moitié du xxe siècle. Le cas de la méthode Taylor permet de prendre la mesure de cette distance. Visant à généraliser et à accentuer des mouvements de rationalisation, Frederik Taylor (1856‑1915) prône une double division du travail, horizontale et verticale, dans deux ouvrages qu'il publie en 1903 et 1911 aux États-Unis. Presque immédiatement, la formule suscite des expérimentations chez Renault et une grève qui, en 1913, rend célèbre le nom et l'image du taylorisme dans les mondes syndicaux et patronaux. Louis Renault entend cependant n'adapter que quelques éléments de la doctrine sans en faire un système. Cette approche parcimonieuse est suivie par une partie des grandes entreprises industrielles et minières, les seules à s'inspirer dans les faits de la méthode Taylor au cours de l'entre-deux-guerres en France9. Si la rationalisation taylorienne reste alors relativement limitée dans les entreprises, elle fait néanmoins des débuts retentissants dans le cinéma, à travers deux critiques par la dérision du travail industriel rationalisé. Le film de René Clair À nous la liberté (1931) ne fait toutefois pas d'allusion aux États-Unis. Les Temps modernes de Chaplin, réalisé l'année suivante, dépasse vite son origine américaine et prend une envergure universelle10.
La Seconde Guerre mondiale change les représentations et les pratiques. L'expérience de la défaite et de l'Occupation ont mis à mal les références au bon sens, au réalisme ou aux traditions, qui sont associées à l'idée de résignation. L'intervention des grands alliés soviétique et américain impose dans l'opinion les atouts d'un volontarisme moderniste : il convient de voir large et de s'organiser pour construire l'avenir. Les termes de rationalisation et de planification s'imposent.
Dans la lutte d'influence qui se joue sur la société française, les États-Unis dominent sans conteste. Sans attendre le plan Marshall annoncé en juin 1947, ils aident les pays d'Europe de l'Ouest à se reconstruire et à se moderniser, notamment par des prêts et des dons. Ils proposent des voyages d'études généreux, offrant des programmes composés de visites, de rencontres, de conférences et d'enseignements. Ils proposent un matériel de propagande abondant et multiforme destiné à présenter les ressorts de l'efficacité américaine. En France, l'offre est saisie par les puissances économiques et les pouvoirs politiques. À partir de 1949, les missions de productivité organisées en concertation élargissent ce mouvement des voyages d'études : fonctionnaires, chefs d'entreprise, cadres, syndicalistes et experts effectuent par milliers la traversée11.
À leur retour, les voyageurs s'expriment par des rapports, des conférences, des formations professionnelles, ainsi que par d'innombrables références lors de conversations dans l'espace public comme dans les sphères privées. Les récits et réflexions contribuent à diffuser des images concrètes de la vie américaine. Ils confortent la promotion de méthodes de rationalisation, d'encadrement et de contrôle du travail dans les entreprises. Cette vague de témoignages exprime une forte adhésion au modèle industriel américain, à son impressionnante efficacité, à la production de masse et à la fluidité des produits. Les « missionnaires » se montrent plus réservés sur le mode taylorien d'organisation du travail, sur la qualité de la production, la sécurité du travail et parfois sur le racisme dont ils repèrent les effets. Ces réserves trouvent un écho au sein de la société française, traduisant plus une réticence à l'américanisation qu'une hostilité, somme toute limitée12.
Au-delà des évolutions de l'opinion, la période allant de la Libération au début des années 1970 est marquée par une propagation large de l'organisation rationnelle du travail et des activités. La plupart des grandes et moyennes entreprises se dotent de services de méthode, composés d'ingénieurs et de techniciens. Ceux-ci entreprennent une analyse systématique des activités et de leur réorganisation rationnelle, inspirée des missions américaines, des cabinets de conseil ou encore de formations françaises venant des écoles d'ingénieurs. Les bureaux d'études, bureaux de méthodes et services de planning s'imposent au cœur des organisations industrielles et des administrations de services publics. Les secteurs de la banque et de l'assurance sont parmi les plus actifs dans ces évolutions. Les grandes firmes d'informatique et de bureautique, américaines le plus souvent, proposent des interventions expérimentales, des équipements pérennes et des services nouveaux.
C'est dans cette dernière époque que s'inscrit la majeure partie des films de Jacques Tati qui met en scène l'attraction exercée par le productivisme américain sur la société française. Sans se concentrer exclusivement sur le travail, plusieurs de ses films lui consacrent une place significative. Sur ces thèmes récurrents, la perspective du cinéaste évolue au fil des décennies des Trente Glorieuses.
Premier long‑métrage du réalisateur, Jour de fête sort dans les salles en 1949, au début de la vague productiviste. Tati n'est pas encore allé aux États-Unis. Au demeurant, l'inspiration américaine de son sujet ne va pas de soi. Le film, en effet, est précédé par la réalisation d'un court métrage, L'École des facteurs, en 1946. On y voit un instructeur former des facteurs à une organisation rationalisée de leur tournée de distribution du courrier dans un style mi-taylorien, mi-militaire. Le film montre ensuite la mise en œuvre de ces principes par un des facteurs à travers une succession de gags. Hormis la bande originale, confiée au compositeur et musicien de jazz Jean Yatove (1903‑1978), la référence américaine est absente.
Dans Jour de fête, le scénario écarte la séquence de formation et s'organise autour de la fête annuelle d'un village. Le récit de la fête, des premiers préparatifs au démontage final des installations foraines, forme la structure dans laquelle vient prendre place la mise en scène du facteur, dont le rôle devient progressivement central. Son adoption de préceptes tayloriens de travail se décline dans tous les aspects de son activité : le maniement du vélo, les trajectoires de circulation, l'organisation de la tournée, le tri et l'estampage des enveloppes, la remise des courriers sont autant de séquences qui marquent l'emprise « d'un agencement mécanique » sur l'activité humaine, selon la définition du comique par Bergson13. L'application que met le personnage à accomplir ainsi ses tâches, les efforts qu'il y déploie confortent l'amusement des spectateurs. La référence américaine est cette fois très présente14. Un documentaire vantant la modernité et l'efficacité de la poste aux États‑Unis déclenche une réaction d'orgueil chez le facteur du village. Ses habitants insistent sur la modernité et la compétitivité des postmen américains. Leurs encouragements taquins font merveille auprès du héros qui transforme sa façon de travailler : « Ça va barder, je vous le dis ». Tout le village suit les exploits du facteur – « Y a le François qui fait sa tournée comme en Amérique » – jusqu'aux catastrophes finales. À travers ces péripéties burlesques, Tati critique le modèle américain du travail : l'obsession de la perte de temps, la qualité moindre, l'inadaptation de la rationalité à l'activité, le reflux de la sociabilité et du respect des usagers. La bande originale fait alterner des séquences musicales connotatives : la valse vive du générique témoigne d'une société villageoise traditionnelle disposée au changement ; des morceaux jazzy à base de riffs accompagnent la métamorphose du facteur ; la valse lente du générique final indique le rejet de la greffe.
Parmi les films ultérieurs de Jacques Tati, plusieurs abordent les thèmes de l'organisation du travail et de l'influence américaine selon des combinaisons différentes. C'est notamment le cas de Mon Oncle tourné en 1956-57 et sorti en 1958, Playtime présenté en 1967 et, plus sommairement, Trafic en 1971.
Mon Oncle met en miroir deux mondes sociaux. D'une part, un enchevêtrement de vieux immeubles peuplé de gens de condition modeste dans une ambiance bon enfant. D'autre part, un quartier pavillonnaire à l'image des suburbs américains. Dans la résidence moderne où vivent le neveu et ses parents, la lutte est permanente avec l'équipement électroménager de la propriété. Le film oppose les modes de vie domestiques et la sociabilité urbaine. Pourtant, le travail n'est pas absent du scénario. Une longue séquence suit l'oncle fantaisiste dans un nouvel emploi que lui a procuré son beau‑frère dans l'usine qu'il dirige. Dévolue à la production de tubes de plastique, un produit alors novateur, elle participe d'un secteur moderne de l'industrie fondé sur la chimie de synthèse et des installations automatisées. Le travail consiste à surveiller ces installations plutôt qu'à effectuer une activité gestuelle telle que le taylorisme l'envisage. Ce type de modernité industrielle est mis en valeur dans Le Chant du styrène, un court métrage documentaire et de commande réalisé pour Péchiney par Alain Resnais en 1958, la même année que Mon Oncle. Mais tandis que Resnais, avec l'aide de Raymond Queneau, construit une approche poétique du sujet, Tati le traite sur le mode burlesque. Le héros, dilettante bien intentionné, dérègle les installations et fait en sorte que les tubes se mettent à ressembler à des chaînes de saucisses. L'usine suggère les abattoirs de Chicago, pionnières du travail à la chaîne et de la production de masse dès la fin du xixe siècle.
Toutefois, la référence aux États-Unis est absente des images, du mode de vie, du rapport au travail des personnages. C'est à la musique, composée par Franck Baroncelli, Alain Romans (celui-ci a déjà signé la bande-son des Vacances de monsieur Hulot), Georges Durban et Maxime Saury, par ses stylèmes qui empruntent au jazz des années 1930, de rappeler une vision, certes surannée, des États-Unis. Les arrangements successifs du thème principal, qui passent avec fluidité d'un style swing à l'accordéon-musette, illustrent l'empreinte de l'américanisation.
Près de dix ans plus tard, en 1967, l'hybridation américano-française occupe la place centrale du film Playtime. Le constat est dressé par un groupe de voyageuses américaines venues effectuer une visite éclair dans la capitale. Celles-ci notent que Paris est étonnamment conforme au standard international adopté par d'autres grandes villes du monde : verticalité froide d'immeubles de verre et de métal, mêmes appartements et mêmes bureaux. Similitude également dans les automobiles dont la carrosserie gris métal est de style américain (un modèle produit dans l'usine Chrysler‑Simca de Poissy), tandis que l'espace public affiche des informations en anglais. Le travail est illustré par un affairement bureaucratique de cadres et de secrétaires, des coups de téléphone en franglais, des opérations commerciales sans queue ni tête. La ville moderne semble avoir effacé de son paysage l'industrie et la production. L'uniformisation commande la tenue des individus, leurs comportements sociaux, l'intimité familiale. C'est lorsque cette harmonie déclinant toutes les palettes du gris se déchire qu'émergent des pans d'une vie sociale chaleureuse, multicolore et fantaisiste. En somme, Paris s'est américanisée. Mais comme le suggère la valse musette signée Francis Lemarque, les charmes de la vie d'antan persistent dans les interstices de la vie moderne.
Le dernier film de Jacques Tati, Trafic, diffusé en 1971 conforte cette représentation. Après un générique de début nourri d'images du travail à la chaîne dans une grande usine automobile française, la première séquence se situe dans l'atelier où est mis au point, dans un désordre créatif, un prototype de véhicule de loisir. Le film raconte l'acheminement mouvementé de ce spécimen vers un salon automobile à Amsterdam. La modernité industrielle et urbaine s'est imposée dans la société française.
Les films de Tati ne se concentrent pas sur le travail ; ce sujet occupe dans les scénarios une place limitée, parfois très restreinte. Mais, hormis pour Les Vacances de monsieur Hulot où l'on ne voit au mieux que le travail des employés de l'hôtel, il est toujours présent. Il fait partie de la modernisation de la société, il est le vecteur majeur des observations de Tati et de ses interprétations des changements en cours. Or, dans ses premières œuvres, le réalisateur met en cause l'ombre portée des États-Unis dans le déploiement de forces modernistes. De l'esquisse que constitue L'École des facteurs à l'aboutissement de Jour de fête, Tati passe d'une satire de l'administration à la mise en question des préconisations inspirées du modèle américain. Celui-ci est aussi impérieux qu'extérieur à la société française, vue à travers sa composante rurale. Dix ans plus tard, le cinéaste installe sa caméra en ville et confronte deux modes de vie. Tati critique la vacuité du travail où se dissocient la prescription de règles et l'exécution de tâches ; et vitupère la propension des grandes organisations à fonctionner à vide. De façon plus originale, il souligne la fragilité des activités régies par les principes de rationalisation empruntés au modernisme d'outre-Atlantique. Après une autre décennie, la messe semble être dite dans Playtime et Trafic. La modernité étatsunienne est devenue la nouvelle normalité. Au terme d'un processus d'acculturation, son caractère étranger s'est évaporé. Dans les deux films, le scénario laisse une place à la résilience d'une vie sociale fondée sur les rapports personnels et l'accomplissement de tâches utiles. À l'aube des années 1970, la confrontation des modèles ne recoupe plus un face-à-face transatlantique.
Au-delà de l'évolution du regard du cinéaste sur les rapports entre l'Amérique et la France, entre la rationalité et l'expérience de la vie, entre les différences conceptions de la valeur du travail, cet examen amène à se demander de quelle façon ces perspectives peuvent être mises en correspondance avec d'autres représentations diffusées sur les écrans français.
Rapporter la filmographie de Jacques Tati à d'autres productions audiovisuelles conduit à constituer un corpus porteur de perspectives différentes. L'examen des fonds de l'INA, qui regroupent les films projetés à la télévision, permet de s'appuyer sur le filtrage institutionnel effectué par la RTF, puis par l'ORTF à partir de 1964. Dans cet ensemble, on se limite ici au genre documentaire lié à l'essor du reportage télévisuel et à l'avènement de grands magazines à l'audience considérable au cours des années 1960-1970 ; le fonds de la BnF permet d'y ajouter quelques films à finalité pédagogique.
La constitution de ce corpus s'est faite à partir de quelques mots clés et de deux pôles : travail, rationalisation, productivité d'un côté, Amérique ou États-Unis de l'autre, dans l'objectif de trouver des œuvres à l'intersection de deux thématiques. Le tri fait ressortir différents types de films, près d'une vingtaine pour la période visée. Le premier réunit de rares séquences d'actualités. On y trouve un brûlot communiste antiaméricain, « Les Américains, en Amérique ! » et, lui faisant face, la présentation du montage, à Cherbourg, d'un wagon américain destiné à faciliter les acheminements de matériels liés au Plan Marshall, tous deux datant de 1950. En 1962, une minute de journal télévisé rend compte d'une grève d'ouvrières chez Ford. Un deuxième type de films, eux aussi peu nombreux ici, sont des supports de formation. Une troisième catégorie de films, plus tardive, est la plus importante. Elle se compose d'une dizaine d'œuvres dont une partie est signée par de grands noms : François Reichenbach, Pierre Dumayet, Emmanuel de la Taille, Jacqueline Baudrier ou encore Éric Rohmer qui coopère avec Anne Gaillard, autre personnalité de la télévision. Certains de ces films, réalisés entre 1958 et 1976, portent sur le travail en France, d'autres sur les États-Unis.
Une partie des documentaires porte donc sur le travail en France. On n'y trouve pas directement de réflexion sur l'influence américaine. Le service cinématographique des armées donne même dans le déni en produisant en 1955 des films destinés à « illustrer le cours d'organisation du travail professé dans les établissements d'enseignement de l'armée de l'Air ». Dans l'un d'eux, intitulé Analyse méthodique du travail15, la caméra, fixe, montre durant de longues minutes une démonstratrice rivée à sa chaise répétant quelques gestes selon un enchaînement supposé mauvais, puis selon un séquençage rationalisé. Le commentaire évoque différents « ingénieurs français [qui] ont étudié depuis longtemps ces méthodes d'analyse », en citant des officiers ayant rationalisé le travail dans les arsenaux dès la fin du xixe siècle. Il ajoute que « tout récemment s'est développée aux États-Unis une méthode pratique inspirée des mêmes principes » ; autrement dit, la rationalisation née en France aurait été transplantée aux États-Unis. Toutefois, la majeure partie des films est réalisée après l'époque des missions de productivité et des discours sur l'efficacité américaine. La rationalisation n'a pas disparu des débats, mais elle appartient, comme chez Tati à la même époque, aux questions soulevées par les évolutions de la société française. Ainsi en 1962, sous le titre À quoi rêvent les jeunes filles ? Celles qui travaillent16, un film offre une série de portraits de jeunes femmes occupant des emplois d'ouvrière, coiffeuse, secrétaire ou technicienne en électronique. Elles parlent de leur travail, de la façon dont elles le vivent, des déceptions qu'elles éprouvent et des façons dont elles y répondent. À la même époque, un film réalisé par Colette Thiriet à l'intention de publics scolaires a pour titre un film Le Travail à la chaîne17. Sur un ton très pédagogique, un animateur prescrit de prendre des notes sur les séquences qui vont être proposées, selon trois grands principes « qui régissent toute l'activité moderne : la réduction du temps mis à produire - notez le temps ; la réduction de la consommation de matières ; la réduction de la peine des hommes pour fournir un travail, de la peine physique - il n'y a absolument aucun doute là-dessus... ». Après une séquence montrant comment le principe s'applique à une famille dont tous les membres coopèrent pour faire la vaisselle, le documentaire décortique une série de modes de fabrication propres à des branches industrielles variées : chimie pharmaceutique, confection, chaussure, embouteillage, camions, machines à écrire. Le commentateur sature la bande‑son d'explications faisant valoir la division du travail et ses variantes, l'utilité de sa préparation et les différents stades de sa mécanisation pouvant aller jusqu'à l'éviction du travail manuel.
C'est un film autrement plus fin que réalise en 1967 Éric Rohmer avec Anne Gaillard pour la télévision suisse sur le même thème de la mécanisation du travail. L'Homme et la machine18 met en question l'impact social des évolutions techniques dans l'industrie textile. Il confronte deux situations. D'un côté, de vieux ouvriers ont repris d'anciennes machines pour perpétuer une production de niche et de qualité traditionnelle afin de se procurer des revenus d'appoint à leur retraite ; ils racontent la dureté du travail d'antan, le déclin de l'activité, les faillites. De l'autre côté, on voit une entreprise de bonneterie dont le patron a opté pour la modernité : automatisation des machines vouées au tricotage industriel, taylorisation du travail ouvrier selon la méthode la plus avancée des standards du temps, gains considérables de productivité. Interrogé sur l'emploi de femmes aux tâches déqualifiées, le jeune patron répond sur l'aptitude féminine aux travaux répétitifs : « Leurs nerfs supportent mieux les gestes rapides et répétitifs, et leur vitesse est supérieure. » A priori, en quoi la monotonie des gestes pourrait susciter de la fatigue ? Entre les deux voies examinées, l'arbitrage est laissé au spectateur.
Dans l'ensemble, dès lors qu'au cours des années 1960, ces films s'emploient non plus à prescrire, mais à décrire le travail en France, ils ne mentionnent plus guère une empreinte américaine sur les évolutions techniques et managériales qu'ils présentent. Faut-il penser à une « désaméricanisation » des enjeux de production et de productivité ? Sans doute plutôt, comme pour les films de Tati, à une banalisation des techniques et méthodes d'origine américaine, souvent à leur hybridation, de sorte que c'est par un autre vocabulaire que les films rendent compte des enjeux de modernité au travail. Au demeurant, les États-Unis restent une référence sur ces sujets, comme le montre l'examen des documentaires de l'époque consacrés à ce pays, selon des représentations qui évoluent.
Au cours des années 1950, de rares images d'actualité évoquent brièvement la puissance industrielle des États-Unis. Mais la fin de la décennie voit déjà apparaître des discours discordants. En 1958 sort L'Amérique insolite19, réalisé par François Reichenbach, documentariste au début de sa carrière. Passionné d'Amérique, il est salué par Jean Cocteau pour l'aptitude à faire surgir « des surprises, des excès, des désordres merveilleux » malgré le robotisme, la dépersonnalisation, l'encasernement, termes par lesquels le poète dessine la figure dominante des États-Unis. L'image de puissance est prise dans l'agriculture, le travail de type industriel est montré dans une prison. La majeure partie du film s'attache à des marques d'une culture états-unienne particulière, à travers les rites alimentaires, les défilés de majorettes ou les cérémonies de mariage. À travers ces situations, Reichenbach montre la mise en scène des corps et des figures sociales singulières. La représentation de type anthropologique, ici, n'a rien de la présentation d'un modèle.
Le modèle résiste pourtant, comme en témoignent deux productions. La première est un reportage présenté en 1965 au grand magazine Cinq Colonnes à la une qui porte le titre évocateur de General Motors : le budget de la France20. Puissance, productivité, concurrence interne, avantages sociaux et promotions dressent un tableau impressionnant que les journalistes présentent à quelques patrons européens pour leur demander si cela ne les effraie pas. Un autre film, Notre Oncle d'Amérique21, tourné en 1964, dresse le portrait d'un Français devenu entrepreneur aux États‑Unis, qui expose la force des valeurs américaines : travailler dur, prendre des risques, vouloir l'excellence, savoir se relever après une chute.
Les perspectives évoluent néanmoins à la fin des années 1960. Des films engagés traitent des mouvements contestataires qui ébranlent la société américaine, évoquent les droits civiques, la condition noire, les mouvements étudiants ou la guerre du Vietnam. Le travail donne lieu à quelques films à la tonalité critique. En 1971, une série de trois documentaires met en scène un jeune ouvrier français : La Société de mes rêves22, réalisé par Danielle Hunebelle, Jacqueline Baudrier et René Marchand. Laurent Piccolo, travailleur de l'aéronautique, visite Cuba, le Japon, les USA. Là, il fait la connaissance d'un ingénieur informaticien qui lui parle de hauts salaires et d'insécurité de l'emploi, il discute avec des Afro-Américains, de jeunes étudiants, des chômeurs, des Indiens dans leur réserve, un patron, etc. Impressionné par le niveau technologique et l'opulence de la société américaine, il souligne la liberté individuelle qui y règne, mais exprime sa réticence devant l'absence de lien social et la précarité de l'emploi. Ce n'est pas la société de ses rêves. Dans un registre proche, un documentaire, Le Rêve américain : l'argent (1971)23, montre, à côté de biographies de self‑made men, plusieurs facettes de la condition ouvrière américaine : hauts salaires et précarité, plafond de verre pour des couturières portoricaines, dureté de la pauvreté qui frappe 13 millions d'habitants.
La même année, Emmanuel de la Taille, figure du documentaire à contenu économique, signe une enquête qui a pour titre Les Derniers Serfs de l’Amérique ou Californie : les Mexicains américains24. Le reportage accompagne le premier mouvement de travailleurs clandestins de l’agriculture en lutte pour leur régularisation. Il les suit dans différentes situations, notamment une grande marche et des meetings, interroge plusieurs d'entre eux et interprète leur lutte comme le dernier des mouvements émancipateurs qui bousculent alors la société américaine.
Plus sobre, une émission réalisée en 1976, à l'occasion du bicentenaire de la Déclaration d'indépendance, présente un intérêt particulier. Sous le titre Happy birthday America ou l'Amérique par elle-même25, elle propose trois extraits de documentaires américains : Work, de Fred Wardenburg ; Undelivered : no Such Country, de Ralph Arlyck ; Living off the Land, de Bruce Davidson. Les extraits présentent trois mondes du travail. Tout d’abord, accompagnant les images d'ouvriers travaillant sur les chaînes d'assemblage d'une usine automobile, lieu devenu en France emblématique de la condition ouvrière, une voix off disserte sur le machinisme et l'aliénation. La seconde séquence montre un centre de tri postal, qu’on ne peut s'empêcher de rapporter à l’image mythique des Postes américaines présentée dans Jour de fête. Mais ici, la caméra montre les efforts de manutention de postiers, en écho à la déclaration d’un ouvrier afro‑américain âgé : « La façade ici est très belle, mais à l'intérieur ce n’est pas la même chose. Tous les jours, c'est un peu plus difficile, on est un peu comme des esclaves. Moi aussi, ça me fatigue. Ça me fatigue dès que j'arrive. » Des entretiens mettent en lumière les dispositifs de surveillance permanente des salariés et l’autoritarisme des chefs. Enfin, la troisième séquence montre un chiffonnier‑ferrailleur new‑yorkais pauvre qui se démène pour faire survivre sa famille. Sous trois formes, ces extraits soulignent la dureté de la condition ouvrière, la face sombre de la prospérité américaine.
Sans surprise, ces productions sont loin d'exprimer la teneur des échanges intenses entre les milieux d'entreprises et les services américains et français. Cet écart entre représentations filmiques et pratique technique offre une diversité de perspectives.
Concernant les représentations du travail dans les décennies d'après‑guerre, sa modernisation et le rôle que jouent les standards américains en la matière, la teneur des documentaires diffère notablement de la filmographie de Jacques Tati. Pour les documentaires télévisés, le décalage est en grande partie d'ordre chronologique. Les années 1950 correspondent à un développement très progressif de la programmation de la télévision française, en diversité des contenus et en volume horaire. L'émission phare en la matière, Cinq Colonnes à la Une, naît en 1959, nettement après la fin de l'aide américaine et des missions de productivité de 1952-1953. En outre, les films relevant d'autres fonctions, telles que les films pédagogiques sur la rationalisation du travail, font silence sur l'influence américaine en la matière, comme le fait le ministère des Armées. Il existe aussi à cette époque des films documentaires, projetés en première partie de séance dans les salles de cinéma. Mais une part importante d'entre eux sont des reprises à peine aménagées de films d'entreprise ou institutionnels et expriment le point de vue des commanditaires. On ne trouve donc pas, pour cette première période, de documentaire susceptible d'entrer en résonance avec Jour de fête sur la critique d'une transformation à l'américaine de la société française.
La donne change à la fin des années 1950. Le modernisme que moque Tati dans Mon Oncle n'est plus qu'implicitement lié à l'Amérique. Ses partisans se distinguent par leur condition sociale de cadres. À la même époque, la modernisation du travail et la quête de productivité en France font l'objet de plusieurs documentaires télévisuels, dont certains sont nuancés, sinon réservés. Là aussi, c'est de façon allusive qu'elles sont rattachées à une empreinte américaine. Cependant, l'image des États-Unis reste très marquée par le productivisme. C'est à elle qu'entend faire pièce le film de François Reichenbach. Puis, les regards cinéastes accordent une part croissante à une vision critique de la société et de l'économie américaine. Toutefois, cette critique diffère de celle de Tati : la déraison du progrès présenté comme désormais hégémonique dans le monde occidental. Les documentaires télévisés soulignent les coûts sociaux du modèle américain : pauvreté de certains groupes sociaux, dureté des conditions de travail pour une partie des salariés, situation fragile des immigrés, insécurité générale de l'emploi. Dans cette mise à mal du mythe américain, la critique voisine avec celle de la société française. Qu'il s'agisse des films de Tati ou des documentaires télévisuels, l'étrangeté radicale d'après 1945 a fait place, en matière de travail, à une comparaison nuancée des deux mondes.
En 1972, à l'époque des derniers films évoqués plus haut, Louis Malle tourne ce qui devient Humain, trop humain, film envisagé comme élément d'un polyptyque documentaire sur la société française. Il montre avec une richesse exceptionnelle le travail qui s'effectue dans une grande usine automobile régie par la rationalité à la fois taylorienne et fordienne. La critique radicale, menée dans une perspective humaniste, rejoint à bien des égards celles des films de Chaplin et de Tati, le comique en moins. Malle ne fait aucunement référence aux États-Unis qu'il connaît bien et qui l'intéressent beaucoup, mais considère l'usine Citroën de Rennes comme un archétype de la modernité occidentale. Comme les documentaires télévisés contemporains, mais avec l'acuité critique que permet la création artistique, le film referme l'époque de la fascination pour la modernité industrielle que les États-Unis suscitaient dans une grande partie de la société française.
Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975 (Paris: Fayard, 1979).
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L'Amérique insolite, réalisation François Reichenbach, production Films de la Pléiade, 86mn, 1960. Un montage d'extraits est présenté dans l'émission Cinq colonnes à la une, 6mn, le 15 janvier 1960, INA, CAF93010092.
General Motors : le budget de la France, réalisation Jacques Chattard, Jacques Cornu, Pierre Dumayet pour l'émission Cinq colonnes à la une, production ORTF, 25mn, diffusion 1re chaîne le 05 mars 1965, notice INA CAF90039106.
Notre Oncle d'Amérique, réalisation Jean-Claude Bringuier, Hubert Knapp pour la série Croquis d'Amérique, production ORTF, 27mn, diffusion télévisuelle 1re chaîne le 27 avril 1964, INA, CPF86657723.
La Société de mes rêves : USA, réalisation Danielle Hunebelle, avec Jacqueline Baudrier et René Marchand, production ORTF, 33mn, diffusion télévisuelle 2e chaîne le 24 avril 1971, INA, CAF91044773.
Le Rêve américain : l'argent, réalisation François Ribeadeau-Dumas, Philippe Halphen, production ORTF, 1h35mn, diffusion télévisuelle 1re chaîne le 26 avril 1971, INA, CAF93022218.
Les Derniers Serfs de l'Amérique. Californie : les Mexicains, réalisation Emmanuel de la Taille, production ORTF, 19mn, diffusion télévisuelle 1re chaîne le 23 juillet 1971, INA, CAF93022341.
Happy birthday America ou l'Amérique par elle-même, production Agence Sygma pour Antenne 2, 27mn, diffusion A2 le 30 juillet 1976, INA, CPB7605277901.