L’orientalisme hispano-américain
L’orientalisme hispano-américain est une dimension de la production littéraire hispanique depuis 1810....
Si un écrivain latino-américain a incarné la fécondité des échanges intellectuels et esthétiques entre son pays et l’Europe, mais aussi avec d’autres parties du monde, c’est bien le Mexicain Octavio Paz. Né à Mexico en 1914 et mort dans la même ville en 1998, il a fait siens les tourments du xxe siècle en tant que spectateur engagé, poète, critique, fondateur de revues et infatigable éveilleur d’idées.
Son existence de poète-journaliste et d’écrivain-diplomate est faite d’une série d’allers-retours entre le Mexique et l’Europe, en passant par les États-Unis et par plusieurs pays d’Asie. Son premier grand voyage, décisif, a lieu en Espagne entre juillet et septembre 1937, lorsque Rafael Alberti et Pablo Neruda invitent le jeune poète au iie Congrès international des intellectuels antifascistes, à Valence. Avec sa première femme, Elena Garro, future romancière, ils y rencontrent tout ce que la gauche européenne compte alors de talents. C’est aussi une première « épreuve » de conscience pour Paz, jusque-là compagnon de route du communisme, et qui touche du doigt en Espagne la division du camp républicain et ce qu’il considère comme la perversité du stalinisme. Cette blessure intime - cette « scission », dira-t-il - s’accentue dans les années suivantes à Mexico, où il se lie d’amitié avec des militants antistaliniens en exil, les révolutionnaires russes Victor Serge et Jean Malaquais, ou encore le poète surréaliste Benjamin Perret. Au début des années 1940, plus de 20 000 Républicains espagnols trouvent refuge au Mexique, parmi lesquels de nombreux intellectuels (José Gaos, José Bergamín, Joaquín Xirau, María Zambrano, entre autres). Dans les revues qu’il fonde et qu’il anime, dans les anthologies de poésie hispanique à l’édition desquelles il participe, Paz associe les deux hémisphères et fait dialoguer différentes traditions littéraires, publiant notamment les premières traductions espagnoles d’Une Saison en enfer de Rimbaud et de The Waste Land de T. S. Eliot. Cependant, le nationalisme culturel mexicain est étouffant et, fin 1943, Paz saisit l’occasion d’une Bourse Guggenheim pour s’échapper vers la Californie. À San Francisco, en 1945, il couvre pour la presse mexicaine la conférence internationale qui donne naissance à l’ONU, en même temps qu’il lit dans le texte la poésie états-unienne la plus contemporaine (Ezra Pound, T. S. Eliot, William Carlos Williams, e.e. cummings). « C’est là que j’ai commencé mon chemin en poésie », dira-t-il plus tard - comme si les nombreux poèmes publiés jusque-là ne lui avaient pas encore permis de tracer sa voie, où allaient se mêler de façon inédite les alluvions les plus diverses. Publié dans sa première version en 1949, Liberté sur parole [Libertad bajo palabra], constitue, à en croire l’auteur, « [s]on véritable premier livre ».
Arrivant à Paris à la fin de l’année 1945 comme secrétaire d’ambassade, Paz, sous le coup de la nostalgie mais avec cette lucidité distanciée que confère l’expatriation, écrit Le Labyrinthe de la solitude [El laberinto de la soledad] (1re éd. 1950), son grand essai sur la mexicanité. Grâce à David Rousset, il découvre l’existence du système concentrationnaire soviétique et publie dans Sur, la grande revue intellectuelle de Buenos Aires, une sélection de témoignages et de documents recueillis par Rousset sur ce que l’on n’appelle pas encore le goulag. À Cannes en 1951, il prend la défense du film de Buñuel Los olvidados ; à Paris en 1953, il organise la première grande exposition d’art mexicain. Son amitié, à partir de 1949, avec André Breton, fut assez puissante pour transformer sa poésie (Aigle ou soleil ? 1951) et pour faire de lui, à son retour au Mexique en 1954, le principal porte-parole en Amérique latine d’un surréalisme élargi, conçu, par-delà les avant-gardes, comme « une attitude » fondamentale « de l’esprit humain ». Puisant ses racines dans la nuit des temps, ce courant sous-terrain, antirationaliste, resurgit selon Paz avec le Romantisme dans l’avènement de la modernité poétique, laquelle vise à « créer un nouveau sacré ». Nourrie d’une culture foisonnante, cette thèse donne lieu à deux livres fondamentaux de théorie, histoire littéraire et littérature comparée : L’Arc et la Lyre [El arco y la lira] (1re éd. 1956 - « le meilleur essai sur la poétique qui ait été écrit en Amérique », selon Julio Cortázar - et Point de convergence. Poésie et modernité [Los hijos del limo] (1974). Souvent, les essais d’Octavio Paz développent des intuitions déjà contenues dans ses poèmes, où Eliot, Breton, Apollinaire et Saint-John Perse se rencontrent (Pierre de soleil [Piedra de sol], 1957 ; La Saison violente [La estación violenta], 1958). Ce travail passionné de confrontation des langues et des traditions, Paz le poursuit en même temps comme traducteur (Versions et diversions [Versiones y diversiones], 1re éd. 1974) et comme initiateur d’expériences multilingues, tout particulièrement Renga (1972), écrit à Paris en collaboration avec Jacques Roubaud et Charles Tomlinson, sur un modèle japonais de poésie collective.
Car l’initiation décisive d’Octavio Paz, celle qui marque la plus grande ouverture, sous son impulsion, du champ littéraire hispanique, c’est bien la découverte de l’Orient. En 1952, déjà, Paz avait passé cinq mois en Inde et autant au Japon avant de revenir en Europe puis au Mexique, où il adapta le haïku (Pierres éparses [Piedras sueltas], 1955) et donna la première traduction en espagnol du chef-d’œuvre de Matsuo Bashô (Sendas de Oku, 1957 ; en français : La Sente étroite du Bout-du-Monde). Après un nouveau séjour à Paris (1959-1962), Paz est nommé ambassadeur du Mexique auprès de l’Inde et de l’Afghanistan. Ces années de nouvelle maturité constituent, au plan personnel mais aussi intellectuel et poétique, une « nouvelle naissance ». C’est là qu’il découvre l’hindouisme, le bouddhisme et le tantrisme, tissant des ponts audacieux avec la culture occidentale (Conjonctions et disjonctions [Conjunciones y disjunciones], 1969). C’est là aussi qu’il fait la connaissance de sa seconde épouse, la Française Marie-José Tramini, dont la figure juvénile habite mainte page où le rite poético-charnel rejoint « la transparence » (Blanc [Blanco], 1967 ; Versant Est [Ladera este], 1969 ; Le Singe grammairien [El mono gramático], 1972).
Mais cette parenthèse orientale se voit interrompue par le fracas de l’histoire. Suite au massacre des étudiants mexicains sur la Place des Trois-Cultures, à Mexico, le 2 octobre 1968, Paz démissionne de son poste diplomatique et commence une carrière de conférencier itinérant, en Angleterre et aux États-Unis. Il ne revient au Mexique qu’en 1972, non sans avoir offert un prolongement au Labyrinthe de la solitude. Traduit en français sous le titre de Critique de la pyramide, Posdata (1970) offre une analyse à la fois politique et anthropologique du drame qui avait précédé de quelques semaines les Jeux olympiques de Mexico.
Très vite, Paz occupe le centre de la vie culturelle de son pays, et ce pour un quart de siècle. Les deux revues qu’il fonde coup sur coup, Plural (1971-1976) et Vuelta (1976-1998), le haussent au rang de ce que son biographe, Christopher Domínguez Michael, appelle un « chef spirituel » - le seul, peut-être, dans le monde hispanique après Ortega y Gasset. De nature à la fois littéraire, artistique et politique, ces revues se proposent d’ouvrir le Mexique à la pluralité, au débat, à la polémique (Paz est redouté dans cet art, contre Carlos Monsiváis et la revue Nexos notamment), bref à la démocratie - laquelle ne s’imposera qu’en l’an 2000 avec la fin de 70 ans de domination du Parti révolutionnaire institutionnel. Dans ses revues, Paz publie des écrivains et des penseurs européens (Aron, Castoriadis, Cioran, Bonnefoy, Steiner), états-uniens (Ashton, Sontag), latino-américains (Borges, Traba, Rama, Rodríguez Monegal, Vitale, Vargas Llosa), ainsi que des dissidents cubains (Cabrera Infante, Sarduy) ou originaires du bloc soviétique (Kolakowski, Soljenitsyne). Certains d’entre eux se retrouvent à Mexico, en 1990, après la chute du mur de Berlin, pour une « Rencontre de la liberté ». Le Prix Nobel de littérature, qui est décerné à Octavio Paz la même année, vient couronner une œuvre « ouverte sur des vastes horizons, empreinte de sensuelle intelligence et d’humanisme intègre ».
Paz a finalement été, et à plusieurs titres, « un poète moderne ». Au sens historique, d’abord. Son livre Sor Juana Inés de la Cruz ou les pièges de la foi (1982) faisait de la religieuse mexicaine et poétesse baroque, finalement réduite au silence par ses supérieurs, la préfiguration de l’intellectuel du xxe siècle, victime plus ou moins consentante des idéologies qui finissent par l’écraser. L’indépendance et la liberté de parole d’Octavio Paz lui valurent d’être brûlé en effigie, à Mexico, en 1984, pour avoir critiqué le régime sandiniste ; n’avait-il pas déclaré, deux ans plus tôt : « Sor Juana, c’est moi » ? En un autre sens, Paz se voulut moderne par un constant travail critique, qui le conduisit à la fin de sa vie à éditer et préfacer chacun des volumes de ses œuvres complètes. Jusqu’au bout, il continua à réfléchir sur « le présent » sous de multiples formes : l’actualité la plus brûlante (le soulèvement néo-zapatiste au Chiapas, par exemple) ou la plus lointaine (Vislumbres de la India [Lueurs de l’Inde], 1995), mais aussi ce présent hors du temps que nous offrent l’amour et l’érotisme (La llama doble [La Flamme double], 1993) ou encore la philosophie - comme en témoigne ce bref poème dédié à Ptolémée et inspiré par l’anthologie palatine :
Soy hombre: duro poco
y es enorme la noche.
Pero miro hacia arriba:
las estrellas escriben.
Sin entender comprendo:
también soy escritura
y en este mismo instante
alguien me deletrea1.
« Hermandad » [« Fraternité »], in Árbol adentro [Arbre intérieur], 1990. Dans la traduction de Frédéric Magne : « Je suis homme : je dure peu / et la nuit est énorme. / Mais je regarde vers le haut : / les étoiles écrivent. / Sans comprendre je comprends : / je suis aussi écriture / et en ce même instant / quelqu’un m’épelle. »