De l’Europe à Hollywood, et retour. Le symphonisme hollywoodien
Comment les circulations de compositeurs d’Europe centrale et orientale vers les États-Unis ont-elles...
« Hollywood : impressionnante avec ses constructions, ses lumières, ses publicités et, je dirais, sa puissance oppressante, tout comme Los Angeles : que se cache-t-il derrière tout cela ? Qui veut, qui utilise et qui opprime les autres avec un tel pouvoir ?1 ». S'il est injuste de réduire le compositeur italien Luigi Nono (1924-1990) à la figure d'un artiste engagé, sa musique – particulièrement celle qu'il compose entre les années 1950 et 1970 – s'est forgée dans un dialogue profond avec le marxisme, les écrits d'Antonio Gramsci et les expériences révolutionnaires latino-américaines. L'œuvre de Nono, qu'il s'agisse de ses azioni sceniche ou de ses principales pièces électroacoustiques, tout en constituant un jalon de l'avant-garde postsérielle européenne, décline une réflexion sur le pouvoir, sur la domination – fasciste, colonialiste ou capitaliste – et sur la possibilité d'une connexion des luttes révolutionnaires. Outre l'URSS et le bloc de l'Est (République Démocratique Allemande, Tchécoslovaquie, Pologne), Nono réalise, à travers l'Atlantique, des voyages décisifs (aux États-Unis en 1965, en Amérique Latine en 1967, 1968 et 1971) et tisse un réseau dense et fécond d'amitiés politiques et musicales. Membre actif du Parti Communiste Italien (PCI) depuis 1952, il a été accueilli « en camarade » à Cuba ou dans le Chili d'Allende. La teneur souvent critique de ses prises de position impose toutefois de nuancer l'idée selon laquelle il interviendrait (comme le suggère notamment Carola Nielinger-Vakil) en « ambassadeur culturel du Parti »2.
Issu d'une famille de la bourgeoisie vénitienne, cultivée et antifasciste, Nono a été l'élève des compositeurs Gian Francesco Malipiero (1882-1973) et Bruno Maderna (1920-1973), puis du chef d'orchestre de la Seconde École de Vienne, Herman Scherchen (1891-1966). Ce dernier l'introduit aux cours d'été Darmstadt et y crée, en 1950, les Variazioni canoniche sulla serie dell'op. 41 di Arnold Schoenberg. La renommée et l'influence internationale du maître berlinois lui permet également de rencontrer la pianiste et compositrice brésilienne Eunice Katunda (1915-1990), membre du groupe d'avant-garde Musica Viva, fondé en 1939 à Rio de Janeiro par Hans-Joachim Koellreutter (1915-2005). Katunda initie ses compagnons italiens aux chants traditionnels et aux rythmes du Mato Grosso. Réunis par une commune passion pour Federico García Lorca, ils étudient ensemble les rythmes brésiliens, arabes et andalous. L'influence d'Eunice Katunda affleure, dès 1951, dans la pièce pour six instruments et percussions Polifonica-Monodia-Ritmica, créée à Darmstadt sous la direction de Scherchen. L'œuvre est dédiée à Katunda et sa structure est fondée sur les intervalles et les motifs rythmiques du chant « Yemanja » (du nom de la déesse de la mer dans les cultes afro-brésiliens), que la pianiste brésilienne a fait découvrir à Nono (ainsi, la partie allegro en ¾, mesures 59 et sq.3).
C'est à Darmstadt, également, que Nono rencontre Edgard Varèse (1883-1965), dont il reconnait l'influence considérable sur sa propre technique de composition. Nono souligne à la fois le lien entre nature et musique chez Varèse, son analyse pionnière du rôle des évolutions technologiques dans l'affinement des perceptions auditives et l'importance qu'il accordait aux percussions africaines dans le processus compositionnel :
« Varèse connaissait ces orchestres de tambours dans lesquels les peaux des deux parties opposées du tambour sont accordées de différentes manières. Ces tambours que l'on joue avec les doigts, avec l'ongle, avec la paume, en faisant des gammes avec une main, et en percutant simplement avec l'autre. La dernière fois que je suis allé chez Varèse à New York, il m'a montré ces nouveaux tambours qu'il avait reçus d'Afrique. Ce n'est pas un hasard, je crois, si Ionisation de Varèse a été exécuté pour la première fois à La Havane en 1931*4. »
Cette « leçon fondamentale de Varèse » a fécondé certaines de ses grandes partitions des années 1950, parmi lesquelles Il Canto Sospeso VIII pour vents, cuivres et percussions (1955-1956)5. Au cours de cette décennie, qui culmine avec la création houleuse, en avril 1961, de l'action scénique Intolleranza 1960 à la Biennale de Venise, Nono s'impose comme une figure de proue de l'avant-garde musicale. Dans ses œuvres au substrat idéologique très affirmé, il condamne les exactions et les réflexes fascisants de l'État policier, tout comme il dénonce la corruption de la démocratie chrétienne italienne ou allemande. Les « flics » de la quatrième scène du Premier temps d'Intolleranza sont dépeints sous les traits de tortionnaires, les cris des manifestants renvoyant, quant à eux, à des contextes historiques de luttes que le compositeur associe par juxtaposition (« Nie wieder ! », « No pasaran ! », « Morte al fascismo ! Libertà ai popoli ! », « Down with discrimination! », « La sale guerre ! »). Dans sa composition en triptyque, Canti di Vita e d'Amore (1962), Nono s'en prend aux exactions de l'armée française en Algérie. La partie centrale de l'œuvre est une monodie de soprano intitulée « Djamila Boupacha », en référence à la jeune femme torturée par l'armée française, devenue emblème et martyre de la résistance algérienne.
À Darmstadt, ces convictions contribuent à l'isoler. Ainsi, dans les conférences « Geschichte und Gegenwart in der Musik von heute » (1959)6 et « Text – Musik – Gesang » (1960)7, Nono critique la conception anhistorique de la musique de l'Américain John Cage (1912-1992) et la compromission de l'allemand Karlheinz Stockhausen (1928-2007) avec le système capitaliste. En d'autres termes, Nono oppose une conception gramscienne de l'intervention du compositeur au sein du corps social, dans un rapport dialectique à l'histoire et aux contextes socioéconomiques de création, aux tenant d'une tabula rasa reposant sur la sclérose abstraite du sérialisme intégral ou sur l'introduction du hasard et de l'aléa dans l'œuvre musicale. Quant à Stockhausen, il lui reproche d'être fasciné par la technologie et de passer sous silence le processus de production capitaliste des outils et des instruments électroniques, au point de devenir un faire-valoir de l'impérialisme états-unien.
Cette charge contre le capitalisme nord-américain n'exclut pas toutefois de s'y confronter. Lors du séjour de Nono aux États-Unis en 1965, Intolleranza 1960 est montée à l'opéra de Boston avec Sarah Caldwell (1924-2006). Nono, qui s'était vu refuser l'obtention de son visa par le consulat américain de Trieste en raison de son adhésion au PCI, parvient finalement à se rendre aux États-Unis suite à une pétition lancée par le Boston Philharmony Orchestra. Dans sa « Lettre de Los Angeles »8, publiée dans Rinascita le 17 avril 1965, Nono décrit le fonctionnement de l'institution comme un « exemple de non organisation et de non expérience pratique, dépourvu de toute intelligence créative, une entreprise privée basée exclusivement sur le dollar et sa sainteté : le temps et les possibilités de représentation sont limitées en ce sens ». Le compositeur considère qu'on exerce sur son équipe et sur lui-même des pressions, en particulier d'ordre politique. Ainsi, le scénographe tchèque Josef Svoboda (1920-2002), qui souhaitait projeter sur écrans des slogans militants, tels que « Cuba yes, yankees no! » ou « Down with discrimination », a rencontré de nombreuses difficultés : de toute évidence, les choix esthético-politiques de l'équipe de Luigi Nono ne pouvaient qu'embarrasser les responsables du théâtre. Caldwell, selon Nono, aurait œuvré pour arranger le texte et en adoucir l'impact sur le public9. La création d'Intolleranza s'accompagne de manifestations anticommunistes. Nono rapporte ainsi les protestations de réfugiés polonais : « Camarade Nono, rentre à Moscou, reste de l'autre côté du rideau de fer. Sénateur Kennedy, Intolleranza est une propagande rouge de ceux qui veulent détruire les USA ».
La dimension subversive de la musique de Nono mérite toutefois d'être nuancée. Selon le critique de théâtre du Boston Globe, Kevin Kelly, « le succès du décor de Josef Svoboda pour Intolleranza réside en ceci que, même si la musique atonale de Nono vous laisse froid, le contrepoint optique de Svoboda vous hante l'esprit ». De plus, si le compositeur est assez rarement programmé aux États-Unis, il n'est pas ostracisé : entre 1964 et 1973, trois de ses œuvres sont interprétées au festival de Tanglewood : Polifonica-monodia-Ritmica et Il Canto Sospeso, II dirigées par Gunther Schuller (en 1964 et 1970) et Sarà dolce tacere (en 1973). Les Canti de vita e d'amore sont, par ailleurs, inscrits par Leonard Bernstein au programme de l'Orchestre Philharmonique de New York les 14 et 18 octobre 1971.
Pour Nono, les limites de l'art produit aux États-Unis sont moins esthétiques qu'idéologiques : la musique américaine relève d'un « jdanovisme inversé »; elle incarne une nouvelle forme de propagande, menée par les instances fédérales, image en miroir du réalisme soviétique. Les nouveaux courants de création typiquement américains sont, à ses yeux, révélateurs d'une tendance à la simplification, voire au divertissement hypnotique, qui tend à éloigner l'auditeur de ses responsabilités politiques. A contrario, il décèle dans l'œuvre de l'ingénieur et compositeur John Chowning (né en 1934), rencontré à Los Angeles, une possibilité d'usage de la technologie affranchie de l'académisme ou de la fascination acritique d'un Stockhausen. Professeur à l'Université de Stanford, directeur du Center for Computer Research and Musical Acoustics (C.C.R.M.A.) dès 1975, Chowning est l'un des pionniers de l'informatique musicale et Nono considère que son travail peut contribuer au renouvellement des institutions européennes vieillissantes, telles que le studio de phonologie musicale de la RAI à Milan.
En mettant en évidence les travers communs des États-Unis et de l'URSS, Nono cherche à montrer les limites de la culture américaine et son potentiel d'endoctrinement. À propos de l'intelligentsia new- yorkaise, il parle de « rebelles intégrés ». Quant aux étudiants de la gauche radicale rencontrés à Harvard, Nono ne cache pas sa tristesse devant leurs modestes initiatives (« de temps en temps une manifestation »).
Cet ensemble de critiques que le compositeur nourrit vis-à-vis des États-Unis alimente son processus compositionnel. Comme l'a montré le musicologue Laurent Feneyrou, ses œuvres se caractérisent alors par l'usage fréquent de matériaux extra-musicaux (tracts, poèmes, discours politiques enregistrés sur disques vinyles) et par un travail électroacoustique sur la voix chantée ou parlée, notamment réalisé dans le studio de phonologie musicale de la RAI à Milan. Deux compositions témoignent tout particulièrement de cette esthétique de lutte : A Floresta é jovem e cheja de vida (1966) et Siamo la gioventù del Vietnam (1970).
À travers le livret établi par Giovanni Pirelli (1918-1973), A Floresta – dédiée au Front national de Libération, le Viêt-Cong – met en relation plusieurs textes de combattants pour la liberté, sans aucune logique d'ordre géographique : aux extraits de discours de Fidel Castro10, en succèdent d'autres, tirés des dernières lettres de Patrice Lumumba11 et du partisan sud-vietnamien Nguyen van Troi12, rédigées avant leurs exécutions à l'intention de leurs compagnes. À cela s'ajoutent les mots d'un partisan angolais (« Ils ne peuvent pas mettre le feu à la forêt parce qu'elle est jeune et pleine de vie13 »), d'un ouvrier de Detroit (« Si la lutte ne commence pas ici, dans les mines de charbon, dans les industries électriques, sidérurgiques, automobiles, il n'y aura pas de liberté14. »), d'un étudiant de Berkeley (« Est-ce là tout ce que nous pouvons faire ? »). Nono y dénonce également la barbarie des pratiques américaines, comme dans cet extrait où il cite l'appel du Comité américain pour l'arrêt de la guerre au Viêtnam (16 octobre 1965) : « L'Amérique bombarde, brûle et torture. Son monde est fait de mensonge, devient la vérité, où la guerre est liberté, la douleur est paix, le meurtre est honneur15. »
Rarement cantonné à un problème particulier, le discours de Nono s'évertue ici à relier le problème de l'impérialisme américain aux dysfonctionnements sociaux au sein même de l'État fédéral, et à placer, enfin, les Américains en face de leurs propres responsabilités. Nono utilise d'ailleurs l'article de Herman Kahn (1922-1983), paru en avril 1965, exposant la théorie de l'escalation (processus d'escalade de la violence dans le contexte de guerre froide entre les deux superpuissances nucléaires, qui pourrait conduire à la guerre totale).
En 1968, les combats des Afro-Américains inspirent à Nono la pièce électroacoustique, Contrappunto dialettico alla mente, composée à partir d'une comédie madrigalesque d'Adriano Banchieri (1568-1634).
Réflexion musicale fondée sur l'utilisation de la voix et l'intervention de sons concrets (ainsi, les cris des poissonniers du marché du Rialto de Venise), l'œuvre est amarrée à l'actualité par le choix des textes : outre les écrits de Nanni Balestrini, un poème de l'auteure afro-américaine Sonia Sanchez (née en 1934) sur la mort de Malcolm X et un tract du Harlem Progressive Labor Club, « Uncle sam wants you nigger ». Par surcroît, le Contrepoint est dédié à Douglas Bravo (né en 1932), chef de la guérilla vénézuélienne Forces Armées de Libération Nationale (FALN).
Les références se confrontent ainsi, dans le tramage complexe de cette œuvre, comme pour signifier qu'un combat politique n'est jamais isolé du reste du monde, compris comme une entité abstraite, coupé de la vie. L'intrusion bruyante des cris du marché du Rialto n'est pas anecdotique, mais permet d'intégrer les luttes évoquées dans la quotidienneté et l'ordinaire. Nono s'en justifie ainsi :
« Mon matériel de départ : voix et bruits du marché aux poissons et légumes du Rialto de Venise. Par l'élaboration et la composition électronique, le naturalisme initial est transformé aussi sémantiquement en voix et bruits du peuple – un aspect populaire de l'assassinat de Malcolm X (premier épisode) ou bien de l'agression impérialiste au Viêt-Nam (quatrième épisode).16»
Bien au-delà d'un simple pamphlet contre la condition des Afro-américains, le travail de Nono vise à une mise en relation (dialectique) de différentes situations de luttes et de vie. Ceci est particulièrement manifeste dans le dernier épisode, qui utilise le tract du Harlem Progressive Labor Club, dont voici le contenu :
« L'ONCLE SAM "TE" VEUT NOIR
Rentre dans l'armée des mercenaires noirs avec la solde la plus élevée du monde !
Soutiens la Puissance Blanche fait un voyage au Viêt-nam, tu peux gagner une médaille
Combat pour la liberté ... (au Viêt-nam)
Va et exerce-toi dans l'art d'anéantir d'autres peuples opprimés !
Tu provoques trop d'ennuis dans ton ghetto
L'oncle Sam veut que tu meures au Viêt-nam
C'est le plan des « whiteys » de vous faire mourir au Viêt-nam
Restez ici et combattez ici pour votre dignité humaine17.»
Nono n'opère pas de différence entre le Black power (slogan rassembleur) et le Black Panthers Party ; il ne semble pas davantage souhaiter s'encombrer du détail des luttes de clans et de factions internes, ne faisant aucune allusion à ses leaders, tels que Eldridge Cleaver ou Stokely Carmichael. Ce qui importe, c'est que ce Black power aux aspérités oubliées puisse constituer un substitut à la classe ouvrière (politiquement désactivée) en tant que moteur de la révolution contre l'hégémonie de la bourgeoisie capitaliste.
En 1967, le premier voyage de Nono en Amérique latine – long périple de trois mois, avec son épouse Nuria (la fille d'Arnold Schoenberg) et leurs deux filles, Silvia et Bastiana – lui a permis d'appréhender la situation politique et culturelle d'un certain nombre de pays traversés : l'Argentine, l'Uruguay, le Chili, le Pérou, le Panama, le Mexique et Cuba. À l'automne 1967, Nono est invité à Buenos Aires, comme de nombreux autres compositeurs européens et nord-américains, pour enseigner au Centro Latinoamericano de Altos Estudios Musicales (CLAEM), hébergé entre 1961 et 1971 à l'Instituto di Tella. Son cours porte sur « La réalité du mot, du texte et de la musique dans l'électronique ». Nono y rencontre notamment l'ingénieur Fernando von Reichenbach (1931-2005) au laboratoire de musique électronique dirigé par le compositeur Francisco Kröpfl (1931-2021). Confronté à la violence du contexte politique argentin, un an après le coup d'État qui a instauré la dictature militaire de Juan Carlos Onganía, Nono met en doute la légitimité d'enseigner les mutations récentes du langage et des techniques musicales venues d'Europe (influencée par la seconde école de Vienne, par Varèse, par l'école de Darmstadt) à de jeunes étudiants, porteurs d'une culture autonome et d'un rapport spécifique à leur propre histoire.
« Ces jeunes s'intéressent vivement à une union d'une part de l'apprentissage technique indispensable et des possibilités de la vie et du travail musical dans leurs pays, où les conséquences du pouvoir colonial, de l'exploitation et de la violence impérialiste d'hier entraînent aujourd'hui des problèmes et des difficultés de vie, et d'autre part du combat et des difficultés objectives d'une nouvelle organisation musicale (et pas seulement de l'organisation de la musique électronique). Liées aux difficultés historiques de l'évolution sociale du pays, ces difficultés sont précisément causées par l'exploitation impérialiste, la toute-puissance d'une culture donnée à son service, et des conditions de vie effroyables qui oppressent le peuple sous le joug de généraux meurtriers, simples outils aux mains du gouvernement actuel des États-Unis. [...] Ensemble, nous avons trouvé une nouvelle relation sociale, où l'analyse de la partition, les discussions théoriques sur l'acoustique, la technique électronique et l'esthétique recoupent des conversations sur la responsabilité des compositeurs dans la situation latino-américaine actuelle.18»
Or, il s'avère que l'enthousiasme de Nono et sa confiance dans la détermination de ses étudiants latino-américains à s'insurger contre « l'exploitation impérialiste » des États-Unis trouve une limite lorsqu'il appelle à la révolte contre Onganía. Si le public semble avoir ovationné l'exécution des œuvres de Nono, dédiées pour la circonstance, à Ernesto « Che » Guevara, les étudiants du CLAEM – financé par la Fondation Rockefeller – n'ont pas suivi l'appel au soulèvement du compositeur italien.
À l'automne 1968, Nono est l'invité du premier festival international de musique de Caracas, organisé par le département culturel de l'Université des Andes à Mérida. Pour Nono, qui soutien à la fois le Parti Communiste du Venezuela (PCV) et la guérilla du FALN, le Venezuela est « un pays exploité et opprimé par le néo-colonialisme nord-américain, mais dans lequel l'opposition et la lutte de libération sont bien présentes et vivantes, à différents niveaux ». À l'invitation de l'Instituto nacional de cultura y bellas artes (INCIBA), Nono participe à des tables rondes aux côtés du musicologue vénézuélien Eduardo Lira Espejo (1912-1980) et des compositeurs polonais Krzysztof Penderecki (1933-2020) et chilien Leon Schidlowsky (né en 1931). Le festival de musique était organisé conjointement avec le Premier Festival du film documentaire latino-américain, au cours duquel il a notamment rencontré l'une des figures du nuevo cine argentino Fernando Solanas (né en 1933). Nono témoigne, dans son texte « Le Che vit à Caracas19 », du climat politique des semaines précédant les élections des instances représentatives universitaires, marquées par la constitution d'une liste d'union rassemblant les gauches révolutionnaire (Movimiento de Izquierda Revoluionaria) et chrétienne au slogan de « Chrétiens et marxistes, ensemble, nous vaincrons ». Dans la description qu'il fait de la capitale vénézuélienne, Nono dénonce la double influence économique et culturelle du capitalisme américain, investissant à la fois dans l'exploitation pétrolière et dans la création culturelle :
« Caracas, ville monstrueuse qui incarne, parmi les capitales latino-américaines, le violent contraste entre oppression nord-américaine et vie locale inhumaine. Deux millions d'habitants environ, dont 700000 au moins vivent dans des baraques en carton, des taudis autour de la ville et à quelques centaines de mètres de constructions d'un luxe arrogant, comme l'Hôtel Hilton, les banques nationales et nord-américaines, et les centres Rockfeller (sic.), Esso ou Creole: un élément socio-économique que Caracas partage avec d'autres capitales, Lima ou Buenos Aires. Le capital américain place au Venezuela plus de 60% du total de ses investissements en Amérique latine, avec une mention spéciale au « libéral » Rockfeller (sic.), principal exploiteur du pétrole vénézuélien (le groupe Creole). On dit que le butin du pillage américain ne se limite cependant pas au pétrole, mais englobe aussi le fer, l'or, le sel, le cuivre et la bauxite. Il s'agit donc d'une domination économique et culturelle qui passe par un gouvernement oligarchique caractéristique, authentique marionnette dont les fils sont tirés à Wall Street, au Pentagone, dans les camps de formation antiguérilla au Panama et en Floride20. »
Lors du troisième voyage de 1971, du 8 au 22 décembre, Nono est invité à Piriápolis par la société uruguayenne de musique contemporaine, notamment représentée par le pianiste et compositeur Héctor Tosar (1923-2002), par le compositeur Coriún Aharonián (1940-2017), élève de Tosar et de Nono, et par la pianiste María Teresa Sande. Si le CLEAM de Buenos Aires ne participe pas officiellement à l'événement, des compositeurs argentins de la jeune génération Eduardo Bértola (1939-1996) et Mariano Etkin (1943-2016) y discutent l'apport de l'électroacoustique dans la création musicale contemporaine en Amérique latine et le compositeur uruguayen Conrado Silva de Marco (1940-2014) évoque l'apport de John Cage. La présence de musiciens n'appartenant pas à l'avant-garde expérimentale, tel que le guitariste et pédagogue uruguayen Abel Carlevaro (1916-2001), souligne la volonté de décloisonnement entre pratiques et répertoires traditionnels, modernistes et contemporains, tout en s'affranchissant des rigueurs du nouvel académisme européen, dénoncé par Nono :
« Tout le contraire des cours de musique européens, académiques et autoritaires, dont les Cours d'été de Darmstadt constituent le pire exemple, car se basant sur la 'personnalité' individuelle et unilatérale de certains musiciens qui se limitent à imposer leur propre vision esthétique et technique, selon le 'mythe de la technicisation comme progrès', et correspondant à la position de la musique officielle et gouvernementale, européenne et nord-américaine, véritable instrument culturel qui soutient la domination capitaliste et impérialiste actuelle21. »
Les enjeux de ces rencontres sont à la fois créatifs et compositionnels, mais également philosophiques et politiques selon Nono. Il s'agit de décoloniser la musique :
« tous se rendirent compte de la nécessité d'analyser, de dépasser et de rompre la pénétration, la domination culturelle européenne et nord- américaine, la colonisation impérialiste, pour donner vie, dans la musique aussi, à une pratique créative propre et originale : détruire la superstructure culturelle imposée depuis des siècles par la domination étrangère, reconnaître sa propre pratique autochtone (en elle, se reconnaître à soi-même sa propre origine)22. »
Ainsi, l'enjeu de ces débats serait de concevoir une nouvelle approche du legs technique et culturel occidental, en ne considérant plus cette pénétration européenne comme faisant inexorablement partie du processus historique de développement sud-américain, mais comme un moyen de faire progresser la lutte émancipatrice. Dans cette prise de conscience, la dimension culturelle de la révolution cubaine et la figure de Castro jouent un rôle décisif.
Nono découvre Cuba au cours du voyage de 1967 : à La Havane, il rencontre pour la première fois Fidel Castro, qui lui fait forte impression, ainsi que les écrivains Gabriel García Márquez (1927-2014) et Alejo Carpentier (1904-1980), ami d'Edgard Varèse. Au tournant des années 1960 et 1970, un sentiment complexe d'admiration physique et d'empathie pour le modèle de société qui se construit à Cuba affleure des articles que Nono publie dans la presse de gauche italienne (L'Unità, Rinascita ou L'Astrolabio) ou parfois latino-américaine (Música, revue de la Casa de las Americas à La Havane, Il Siglo à Santiago du Chili).
Ainsi, dans un article de Rinascita, de décembre 1968, intitulé « Le Che vit à Caracas », Nono se réjouit de l'impact du souvenir et de l'exemple du guérillero sur la jeunesse vénézuélienne. Dans un autre article de Rinascita23, il rapporte les propos d'un ouvrier italien, immigré en Allemagne : « Che Guevara vit, et moi aussi ». La mort doit avoir une utilité, doit servir la lutte qui survit à ses héros tombés. Succédant aux œuvres-épitaphes antifranquistes composées à la mémoire de Federico Garcia Lorca dans les années 1950, Luigi Nono érige, dans les compositions des années 1960-1970, des mémoriaux symboliques pour les combattants par le biais de dédicaces au « Che » comme à Luciano Cruz, leader du mouvement de la gauche révolutionnaire chilienne, le MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria), mort mystérieusement en 1971, les lieux de mémoire que le compositeur veut vivants, générateurs d'un nouvel élan pour combattre. Ainsi, l'œuvre pour soprano, piano, orchestre et bande magnétique, Como una Ola de Fuerza y Luz (1971-1972), reçoit la dédicace suivante : « à Luciano Cruz, pour vivre ». Comme le précise Michael Struck-Schloen24, Nono concevait la mort « en marxiste convaincu non comme un moment de résignation passive, mais comme une situation dans une évolution bien plus grande ».
Par ailleurs, dans les premières lignes d'un article de quatre pages publié dans L'Astrolabio le 20 juin 1971, « Nella Sierra e in parlamento » (Dans la Sierra et au parlement)25, le compositeur explique :
« Écrire sur Cuba, sur le processus révolutionnaire continu, sur le militantisme continental continu, signifie, aujourd'hui plus que jamais, écrire sur la lutte de libération armée [...], lutte qui se déroule dans les pays latino-américains, contre l'impérialisme et le néo-capitalisme des U.S.A, contre la présence de la CIA, contre les oligarchies nationales qui leur sont étroitement liées ».
Ces propos énoncent deux certitudes, que l'on retrouve souvent dans ses textes, exprimés explicitement ou en filigrane : en premier lieu, l'ennemi à abattre est l'impérialisme socio-économique nord-américain, et en second lieu, les luttes d'affranchissement par rapport à cette forme de néo-colonialisme ne peuvent s'effectuer qu'à l'aune de l'exemple cubain.
Le contexte politique et diplomatique hémisphérique n'est toutefois pas, ou peu, abordé par le compositeur. Pour Nono, nul ne semble être besoin de revenir sur la situation d'avant 1959 : seuls comptent le présent socialiste de l'île et le processus révolutionnaire. L'aventure castriste, de la première tentative d'assaut échouée de la Moncada (le 26 juillet 1953) à l'entrée à la Havane aux côtés d'Ernesto « Che » Guevara, le 4 janvier 1959, est ainsi présentée d'un point de vue à la fois partiel et partial, confinant parfois à la légende dorée. Ainsi, en juin 1971, toujours dans l'article de L'Astrolabio, Nono écrit :
« Cuba avance, révolutionnaire et socialiste, dans une unité continue entre ses peuples, gouvernement et parti, dans un approfondissement continu de ses caractéristiques, en communauté exemplaire et en correspondance continue avec les luttes politiques et culturelles de l'Amérique latine26. »
Nono, en parlant de « communauté exemplaire » entre Cuba et le reste de l'Amérique latine, ne tient toutefois pas compte des problèmes relationnels grandissants entre les dirigeants communistes et les dirigeants cubains ; et, au sein même des gouvernants de l'île, des dissensions persistantes entre les opportunistes, favorables à un rapprochement avec l'URSS et les autonomistes, qui s'y refusent, croyant à la pureté de la voie cubaine vers le communisme.
L'article « Dans la Sierra et au parlement » met en évidence l'enjeu fondamental, selon Nono, des guérillas qui ont lieu sur le continent, à savoir la nécessaire unité du processus révolutionnaire, au-delà des spécificités nationales. À défaut, le risque d'échec des guérillas communistes est double. D'une part, le danger d'un pronunciamento golpiste plane sur le continent, en particulier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; d'autre part, le risque de voir se réaliser ce que Nono appelle la « restructuration capitaliste », c'est-à-dire la résolution des problème par la logique capitaliste, soutenue par la majorité des gouvernements (au sein de l'OEA).
Dès le début de l'article, il cite le communiste chilien Volodia Teitelboim (1916-2008), s'exprimant à la Havane le 19 avril 1971, aux côtés de Fidel Castro pour le dixième anniversaire de la victoire de la baie de Cochons : « l'Amérique vit un moment, une période explosive et volcanique, qui confirme la direction historique prise il y a maintenant douze ans par la glorieuse Cuba. » Plus avant dans son discours, le militant chilien affirmait le lien qui existait entre la victoire castriste de 1959 et l'accession de Salvador Allende en novembre 1970. Dans son article, Nono exalte cette solidarité des révolutionnaires et des guérilleros sud-américains. Il gomme les divergences de fonds entre dirigeants communistes au sein de la Conférence Tricontinentale, notamment sur la nécessité du recours à la lutte armée, pour mettre en exergue les propos du « Che ». Ceux-là même qu'il cite dans la composition Y Entonces comprendió (1970).
« Où que la mort nous surprenne, qu'elle soit bienvenue si notre cri de combat atteint une oreille réceptive et si une autre main se tend pour saisir nos armes et d'autres hommes s'apprêtent, sous le crépitement des fusils, à entonner des chants funèbres ainsi que de nouveaux appels au combat et à la victoire27. »
Ce passage du cinquième épisode de l'œuvre, chanté live par le chœur, introduit une nouveauté dans le discours de Luigi Nono. Après l'optimisme dans la lutte, il prône l'optimisme dans l'échec et appelle à une sorte d'opiniâtreté qui permettrait de dépasser la mort, ou de la sublimer en utilisant les erreurs commises pour progresser dans la lutte. Et l'on retrouve alors la figure sacrificielle du martyr, déjà présente notamment dans le travail sur les textes de Federico Garcia Lorca. Guevara est sanctifié par Nono : sa mort n'est pas vaine, mais doit permettre aux guérilleros de trouver un second souffle dans leur combat.
L'affaire politico-culturelle qui se noue autour de l'écrivain cubain Heberto Padilla (1932-2000) en 1971 est révélatrice de l'ambiguïté du rapport de Nono au pouvoir castriste. Déjà placé au ban du régime en 1968, après la publication de son anthologie Fuera del Juego (Hors-jeu), Padilla est arrêté le 20 mars 1971, soupçonné de trahison, d'espionnage au profit de la CIA et de visées contre-révolutionnaires. Une lettre de protestation, signée par des intellectuels américains et européens, parmi lesquels Simone de Beauvoir, Italo Calvino, Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Gabriel Garcia Márquez, Alberto Moravia, Jean-Paul Sartre, Mario Vargas Llosa est envoyée à Castro peu après la condamnation de Padilla. Luigi Nono, alors en séjour au Chili, adhère formellement à la protestation des intellectuels occidentaux. Castro considère, quant à lui, que les réactions internationales au sort de Padilla permettent de distinguer les amis inconditionnels de Cuba, de ceux qui ne lui offrent leur amitié qu'en échange de garanties. Après que l'autocritique de Padilla, rédigée en prison, a été lue solennellement devant l'Union des Écrivains et des Artistes, le 24 avril 1971, une seconde lettre est envoyée à Castro, plus véhémente et indignée, parafée cette fois-ci – en plus des précédents – par Pier-Paolo Pasolini, Marguerite Duras, Alain Resnais et Jorge Semprún. Luigi Nono et Gabriel García Márquez ont choisi de retirer leurs noms de cette seconde lettre. Nono, dont l'attachement à Castro et plus encore à l'esprit de Cuba est de notoriété publique, fait paraître à son tour un mea culpa dans le journal chilien El Siglo, daté du 9 mai 1971. Il y clarifie ses prises de positions et précise sa conception du rôle de l'intellectuel européen dans le contexte de lutte révolutionnaire sud- américaine. Il insiste en particulier sur la nécessité de « dépasser cette impulsion 'libertaire' euro-centrique et retardataire, par une nouvelle réalité de lutte de perspectives nécessaires, dans le cadre d'une dimension historique révolutionnaire, à laquelle tous les pays en lutte pour leur libération et toute la classe ouvrière et paysanne sont en train de contribuer28 ». Nono dépeint l'intellectuel européen comme un individu soumis à un certain « conditionnement », à un déterminisme socio-historique, dont il lui est difficile, sinon impossible de faire abstraction. Comme beaucoup d'intellectuels européens, Nono dit avoir été victime de cette cécité « euro-centrique », mais contrairement à beaucoup d'entre eux, il estime nécessaire de la dépasser.
L'attachement que Luigi Nono affiche à l'endroit de Fidel Castro remonte à leur rencontre de 1967, à la Havane, lors de son premier voyage en Amérique latine. Loin d'être affectée par l'affaire Padilla, cette admiration est encore bien présente dans l'autobiographie du compositeur racontée par Enzo Restagno en 198129. Nono évoque Castro de manière répétée dans ses œuvres : en citant ses discours (A Floresta é jovem e cheja de vida, Ein Gespendt geht um in der Welt – 1971, Al Gran Sole Carico d'amore – 1974) ou par un travail musical opéré sur sa voix par le biais de l'électronique.
Comme l'a montré le musicologue Luis Velasco-Pufleau pour l'œuvre Für Dessau (1974), dédiée au compositeur allemand Paul Dessau (1894-1979), Nono utilise des discours de Castro enregistrés sur vinyle pour les retravailler dans le studio de phonologie musicale de la RAI à Milan. Le rythme du discours, les intervalles des éclats de voix deviennent autant de paramètres musicaux qui structurent l'œuvre. Quelques années plus tôt, dans sa composition électroacoustique Y Entonces comprendió (1969-1970), dédiée à « Ernesto 'Che' Guevara et aux camarades de toutes les Sierras Maestras du monde », Nono utilise déjà la voix du leader cubain, lisant la dernière lettre que lui a envoyé Guevara en 1965. Par ce procédé, Nono dresse le portrait de Castro en tant qu'héritier spirituel du « Che ». Castro devient la voix de Guevara. Par ailleurs, le « Castro » de Luigi Nono est débarrassé de toute forme de real politik, passant sous silence son ralliement tardif et opportuniste à la doctrine marxiste-léniniste comme sa proposition de cesser la propagande anti- américaine en échange de la rupture des liens que les États-Unis entretenaient avec les contre-révolutionnaires (entretien donné au New York Times du 6 juillet 1964).
Chez Nono, les références à la révolution cubaine et à Guevara sont poétiquement assimilées, par syncrétisme, aux rituels magiques de l'île : ainsi, le premier épisode de Y Entonces Comprendió, est consacré au « cheval en tant que personnification de la magie30», ou encore, pour le quatrième, Nono parle de « magie nocturne de la nature ».
Pour les communistes italiens, l'expérience chilienne revêt une double importance : par l'espoir qu'elle a suscité, au moment de l'accession de Salvador Allende en 1970 et par le changement de stratégie politique, dit « compromis historique », initié par Enrico Berlinguer à la suite du coup d'État de l'armée en septembre 1973. Pour Luigi Nono, au retour de son troisième voyage sur le continent sud-américain en 1971, le Chili est avant tout un formidable exemple de solidarité (incarnée par le gouvernement d'unité populaire autour d'Allende) et de résistance à toutes les velléités de déstabilisation de ce régime. La mobilisation de la classe ouvrière et des syndicats dans la gestion des mines, la lutte active des paysans de Temuco et Valdivia pour la récupération des terres aux propriétaires latifundiaires, la mobilisation estudiantine et leur position d'ouverture vis à vis des travailleurs, tout ceci participe, pour Nono, à l'espoir de voir se réaliser une seconde république socialiste sud-américaine.
Néanmoins, l'instabilité politique croissante à Santiago, puis la perte du pouvoir par Salvador Allende le 22 août, et enfin sa mort le 11 septembre 1973, après la prise de pouvoir par Augusto Pinochet, mettent un terme à cette période optimiste de construction du socialisme. Place est faite aux différentes formes de résistance. L'œuvre qui suit la mort d'Allende, Al Gran Sole Carico d'Amore (1974), met l'accent sur la difficulté à agir et sur le dénouement tragique des tentatives révolutionnaires : les moments historiques sont ceux de la Commune de Paris et de la répression des Versaillais, de la révolution russe de 1905, des sanglantes batailles de la Moncada, les personnages de Guevara, Louise Michel, Ulricke Meinhof sont martyrs ou sacrifiés. La figure de Victor Jara (1932-1973), si elle n'apparaît pas dans cette œuvre, compte parmi ces sacrifiés.
Nono a rencontré Jara lors du voyage de 1967, à Santiago du Chili, puis à nouveau en septembre 1972, un an avant sa mort, à la rencontre de musique latino-américaine de La Havane. Le compositeur s'est lié d'amitié avec le chanteur et le considérait comme l'antidote au « néo-folklore industrialisé des maisons de disques, utilisé par la bourgeoisie réactionnaire ». Pour Nono, en effet, la Nueva Canción Chilena participait de la dynamique de transformation sociale, culturelle et politique emmenée par Allende, tout en dénonçant « la pénétration culturelle de l'impérialisme et son colonialisme culturel ». Quelques mois après sa mort, Nono a publié un hommage posthume dans L'unità, se terminant ainsi :
« De Victor Jara, on dit que, prisonnier dans le stade national de Santiago, il se mit à chanter. Immédiatement, ils lui brisèrent les poignets, le frappèrent à la tête et le laissèrent en sang, un long moment. Puis ils l'assassinèrent. Mais ses chants continuent. Aujourd'hui plus encore qu'avant, ce sont de vrais hymnes de lutte pour les travailleurs du salpêtre, du charbon et du cuivre ; en somme, de tous ceux qui organisent actuellement la résistance unitaire pour libérer le Chili des criminels usurpateurs de la liberté – que ce soit dans le pays (militaires et civils) et à l'étranger (USA, CIA et le capital nord-américain) –, et pour reprendre, plus résolument encore, le chemin vers le socialisme31. »
Les articles de Nono consécutifs à la mort d'Allende témoignent ainsi de cette nouvelle phase dans l'engagement du musicien, davantage axé sur l'action face à la réaction, que sur un projet de construction sociale. Le 9 octobre 1973, Nono lance ainsi, dans Paese Sera32, un appel à la mobilisation contre les traitements réservés aux révolutionnaires Tupamaros emprisonnés par l'armée uruguayenne. Il insiste sur les dangers concomitants de « la criminalité nazie des généraux golpistes » après le coup d'État militaire chilien et de « l'intensification d'une dure répression jusqu'à la mort dans d'autres pays, comme en Uruguay, au Brésil, au Paraguay, en Bolivie, au Venezuela, en Colombie et dans d'autres pays d'Amérique latine ».
De l'amitié féconde au début de sa carrière avec Eunice Katunda aux leçon de Varèse sur les percussions afro-américaines ou sur la nature de l'écoute, à travers les liens tissés avec les musiciens-ingénieurs John Chowning et Fernando von Reichenbach, l'influence profonde qu'il a exercée sur les compositeurs latino-américains de la jeune génération tels que Coriún Aharonián ou Edouardo Bértola, Luigi Nono a contribué à façonner un réseau transatlantique de l'avant-garde musicale.
Dans cette géographie, l'Amérique Latine incarne à ses yeux, entre un modèle sociétal états-unien infâme par nature et un modèle soviétique en partie dysfonctionnel et vecteur d'une esthétique pauvre, une voie « jeune et pleine de vie » vers la réalisation effective du socialisme. Continent en balancement constant entre l'utopie et la réalité, terre d'une nouvelle religiosité, d'une foi païenne dans les nouveaux héros de la révolution, elle a également enfanté et vu mourir les combattants martyrs de sa libération. Perçue à travers le jugement de Nono, l'Amérique du Sud ressemble à un entrelacs complexe d'enjeux politiques fondamentaux (lutte contre le néocolonialisme occidental incarnée par la Cuba castriste, contre la menace militaire et « fasciste »), de réalisations pionnières, d'éveil des consciences et de mysticisme. Elle est figure maternelle et figure de mort, mais semble avant tout, incarner la vie, dans ce qu'elle a de plus opiniâtre et de plus persistant. « Ils ne peuvent pas détruire la forêt, parce qu'elle est jeune et pleine de vie », disait un partisan angolais cité par Nono dans A Floresta é jovem e cheja de vida (1966). Ainsi, la forêt, territoire de vie, de lutte et de mort des guérilleros, lieu magique des croyances de l'ancienne Cuba, évoque de manière métaphorique la nature des liens sentimentaux et politiques qui unissait Nono à l'Amérique Latine.
Après une période de remise en question créative et de crise intellectuelle à la fin des années 1970, Nono renouvelle son processus de composition en puisant dans de nouvelles sources d'inspiration, telles que la poésie d'Hölderlin, les écrits kabbalistiques ou l'amitié féconde avec le philosophe Massimo Cacciari. Les expérimentations sur le traitement du son en temps réel pour une exécution en direct au concert, au Studio expérimental Heinrich-Strobel du Südwestrundfunk de Fribourg-en-Brisgau, lui permettent de créer ses dernières œuvres, dont l'opéra Prometeo. Tragedia dell'ascolto et un triptyque inspiré d'un vers d'Antonio Machado et d'une inscription visible sur le mur d'un cloître de Tolède : « Caminantes, no hay caminos, hay que caminar ». La première de ces trois pièces, Caminantes... Ayacucho (1986-1987), constitue un nouvel hommage aux luttes d'Amérique latine, notamment celles du Sentier lumineux au Pérou. Ces dernières œuvres, toutefois, ne relèvent plus de « l'amourachement » des décennies précédentes mais d'une exploration du rapport dialectique entre l'espace et le son, de territoires musicaux parfois situés aux confins du silence.
Luigi Nono, “Lettera da Los Angeles,” Rinascita, April 17, 1965, in Écrits (Geneva: Éditions Contrechamps, 2007), 208-215.
Carola Nielinger-Vakil, Luigi Nono: A Composer in Context (New York: Cambridge University Press, 2015).
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Nono, “Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno,” in Écrits (Paris: Christian Bourgois Éditeur, 1993), 49-50.
Il Canto Sospeso (1955-1956), VIII – Orchestra, Claudio Abbado, dir., Berliner Philhamoniker, Sony Classical, SK 53360 (1993).
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Nono, A Floresta é jovem e cheja de vida, in Voices of Protest, ensemble Vox Nova, dir. Carol Thompson, Label Mode, 87, 7 64593 00872 9, 2000. 3’40 - 3’55. Texte extrait du discours du 28 septembre 1963 de Fidel Castro. « Sabemos que esta es una lucha entre pasado y futuro » (nous savons que cette lutte est une lutte entre passé et futur).
Nono,* A Floresta*, 9’17 - 9’34. Texte extrait de la dernière lettre de Patrice Lumumba à son épouse : « Ne me pleure pas ».
Nono, A Floresta, 21’50-22’05. Propos du partisan sud-vietnamien Nguyen van Troi. « Chung no sap giet chong em » (ils vont fusiller ton compagnon).
Nono, A Floresta, 34’42 - 35’23, propos de Gabriel, partisan angolais. « Não podem queimar a floresta pois ela é jovem e cheia de vida » (ils ne peuvent pas mettre le feu à la forêt parce qu’elle est jeune et pleine de vie).
Nono, A Floresta, 36’09 – 36’29, ouvrier anonyme d’une usine de Détroit, cite par Charles Denby, Workers Battle Automation, News and Letters, 1960. “If the struggle does not begin here in the coal mines in the auto steel electrical industries there shall be no freedom” (si la lutte ne commence pas ici, dans les mines de charbon, dans les industries électriques, sidérurgiques, automobiles, il n’y aura pas de liberté).
Nono,* A Floresta, 12’30 – 12’57, extrait de l’appel du Comité américain pour l’arrêt de la guerre au Viêtnam (16 octobre 1965). « *L’America bombarda brucia e tortura. Il suo è un mondo dove la menzogna diventa verità, dove la guerra è la libertà, il dolore è pace, l’assassinio è onore » (L’Amérique bombarde, brûle et torture. Son monde est un monde où le mensonge devient vérité, où la guerre est liberté, la douleur est paix, le meurtre est honneur).
Nono, “Contrappunto dialettico alla mente”, in Nono, Écrits (1993), 305.
“Uncle Sam Wants You”, Lowcountry Digital Library, Avery Research Center at the College of Charleston.
Nono, “Feuillets envoyés à la maison,” in Écrits (2007), 257.
Nono, “Le Che vit à Caracas,” in Écrits (2007), 288.
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Nono, “Cours latino-américain de musique contemporaine,” in Música. Casa de las Americas (Havana: Casa de las Americas, 1972), 1-3., in Nono, Écrits (1993), 406.
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Rinascita, July 18, 1969, in Nono, Écrits (1993), 391-395.
« Extérioriser l’intériorisé le plus extrême », notice du disque Coma una fuerza y luz, Epitaffio n°1/n°3, Berlin Classics, 1994.
“Nella Sierra e in parlamento,” L’astrolabio, June 20, 1971, in Nono, Écrits (2007), 349.
Nono,* Écrits* (2007), 357.
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« Lorsque l’on commet une erreur, il n’y a rien de plus grave que de ne pas l’admettre », publié originellement dans Il Siglo, Santiago du Chili, 9 mai 1971 – texte daté du 4 mai. Nono, Écrits (2007), 345.
Nono, Écrits (1993), 81.
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“Appello di Luigi Nono per i patrioti uruguayani,” Paese Sera, October 9, 1973, Nono, Écrits (2007), 374-375.