Hitchcock, un Anglais à Hollywood
Toute la carrière d’Alfred Hitchcock est placée sous le signe du transatlantique. Rêvant très tôt des...
Du début des années 1930 aux années 1950, sous l'impulsion de compositeurs d'Europe centrale et orientale récemment émigrés aux États-Unis, se forge une nouvelle esthétique cinématographique, le symphonisme hollywoodien, dont l'âge d'or coïncide avec celui du cinéma classique américain (1930-1940). Les principaux représentants sont autrichiens - Max Steiner (1888-1971) et Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) -, allemand - Franz Waxman (1908-1967) -, hongrois - Miklós Rózsa (1907-1995) - et ukrainien - Dimitri Tiomkin (1894-1979). Seuls Alfred Newman (1901-1970) et Victor Young (1900-1956), autres grandes figures de ce courant, sont nés aux États-Unis ; mais la formation musicale de Young s'effectue en Pologne au Conservatoire impérial de Varsovie sous la houlette de Roman Statkowski, puis avec Isidor Philipp au Conservatoire de Paris, avant son retour à Chicago en 1920.
Si chaque compositeur est associé par contrat à un studio particulier et si chacun possède son style d'écriture, un certain nombre de traits communs cimente leurs productions autour d'une même approche de la composition pour l'image. Le mode de fonctionnement des partitions du cinéma classique est désormais bien connu et délimité par l'historiographie ; notre propos n'est pas d'y apporter de nouveaux développements. Rappelons-en simplement ici les grands principes : 1) la source musicale n'est pas présente dans le champ (hormis pour les musiques diégétiques1) et ses interprètes doivent rester invisibles pour le spectateur ; 2) pensée comme un accompagnement à l'action et aux dialogues, la musique ne doit pas susciter une attention consciente ; ses entrées et ses sorties se font de façon discrète. Le dialogue, qui occupe la première place dans la hiérarchie de la bande sonore, ne doit pas être noyé sous la partition ; 3) la musique agit comme un signifiant de l'émotion, qu'elle contribue à amplifier ; 4) la partition ponctue la narration, en en signalant les différentes étapes, en précisant le cadre géographique, le point de vue adopté, et recourt à des procédés d'illustration des actions ; 5) elle est un facteur de continuité, estompe les enchaînements parfois abrupts du montage et atténue l'aspect disparate de la bande-son ; 6) elle assure l'unité de la réalisation par un réseau thématique souvent dense, dont les principaux motifs sont repris et transformés au cours du film.
Plus largement, cette esthétique partagée s'inscrit dans une conception opératique des partitions de cinéma dans la lignée des musiques à programme (opéras, ballets, mélodrames, poèmes symphoniques, etc.) de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. L'objet du présent article est d'établir comment les circulations culturelles des compositeurs européens vers les États-Unis ont façonné le son hollywoodien des années 1930-1940. Il s'agira de voir comment ces transferts de répertoires, mais aussi de pratiques, se traduisent concrètement : que retiennent les compositeurs émigrés dans le cadre du cinéma classique américain ? De quelles manières l'idiome postromantique a-t-il été transformé et adapté au médium cinématographique hollywoodien, et comment le symphonisme hollywoodien a-t-il été reçu en Europe en retour ?
Le poids des facteurs politiques joue un rôle primordial dans les circulations transatlantiques des années 1910 à 1930 : la Première Guerre mondiale, la montée de l'antisémitisme, du nazisme et des régimes totalitaires contraignent nombre de compositeurs d'Europe de l'Est à émigrer aux États-Unis où, engagés par contrat par les grands studios californiens, ils fondent le nouveau courant musical du symphonisme hollywoodien. L'exil de Steiner, Korngold, Waxman, Rózsa et Tiomkin s'inscrit plus largement dans une vague générale de migrations de personnalités musicales, tels Arnold Schönberg, Hanns Eisler, Alexandre Tansman ou Igor Stravinsky, vers le continent américain. Pour ces artistes, l'immigration définitive aux États-Unis prend souvent place au sein de parcours européens déjà très itinérants. Le facteur idéologique forge des sentiments d'attachement très différents vis-à-vis d'une Europe perdue, du conservatisme de Schönberg et sa fidélité à la double-monarchie jusqu'à la rupture revendiquée par Stravinsky à l'égard de la Russie tsariste et le délitement de son attachement affectif à son pays natal à partir des années 1920 - Stravinsky deviendra citoyen américain en 1945, après avoir été naturalisé français en 1934. Ces éléments sont également fondamentaux dans le parcours de nombreux réalisateurs allemands, autrichiens et hongrois qui, comme Ernst Lubitsch, Michael Curtiz, Erich von Stroheim, Fritz Lang ou Billy Wilder, s'installent à Hollywood, où ils exercent une influence considérable sur la production cinématographique. Plusieurs d'entre eux sont d'ailleurs amenés à travailler avec les maîtres d'œuvre du symphonisme hollywoodien. Parmi ceux-ci, Max Steiner fait figure de père fondateur.
Max Steiner naît le 10 mai 1888 à Vienne dans une famille de confession juive, renommée tant dans le monde de la musique que dans le milieu du spectacle ; il a pour parrain Richard Strauss. Son grand-père, Maximilian Steiner, dirige de 1869 à 1880 le Theater an der Wien, haut lieu de la vie artistique viennoise, où il contribue fortement à promouvoir le genre de l'opérette, tandis que son père, Gabor, compte parmi les producteurs d'opérettes et de divertissements les plus importants de l'époque. Max Steiner affirme très tôt son goût pour la musique. Après l'apprentissage du piano, il reçoit un enseignement musical complet à l'Académie impériale de musique de Vienne jusqu'à l'âge de 13 ans. Parmi ses professeurs figurent Robert Fuchs, Hermann Graedener, Felix Weingartner et Gustav Mahler. Grâce à la notoriété de son père, il dirige un orchestre pour la première fois à 12 ans pour une opérette américaine signée par Gustav Kerker, The Belle of New York. Il compose aussi, dès son adolescence, plusieurs opérettes dont La Belle Grecque (1903), La Tasse de cristal (1906) et Le Veuf joyeux (1907, sur un livret de Julius Freund), pastiche de la célèbre opérette de Franz Lehár La Veuve joyeuse. Steiner acquiert par la suite une solide expérience en Grande-Bretagne où il écrit et dirige plusieurs ballets et divertissements éclectiques pour le théâtre. Au moment où éclate la Première Guerre mondiale, alors qu'il travaille à Londres, il est considéré comme ennemi étranger et reçoit l'ordre de se présenter dans un camp d'internement. Grâce à l'intervention du Duc de Westminster, avec qui il s'est lié d'amitié, il parvient toutefois à obtenir des papiers pour sortir d'Angleterre et gagne les États-Unis seul, à bord du paquebot Lapland reliant Liverpool à New York, où il arrive le 7 novembre 1914. Après plusieurs activités temporaires de copiste et de pianiste répétiteur, il débute sa carrière à Broadway en dirigeant les orchestres et en réalisant des orchestrations et des arrangements pour les opérettes, les comédies musicales et les spectacles de Rudolf Friml, Victor Herbert, Jerome Kern et George Gershwin, assimilant peu à peu leur manière de combiner les timbres orchestraux et de gérer la répartition des instrumentistes, acquérant une solide réputation dans le milieu du spectacle.
En 1929, il quitte New York pour Hollywood, où William LeBaron, à la tête de la société de production RKO Pictures, l'engage sur le film Rio Rita, adaptation cinématographique d'une comédie musicale qu'il avait orchestrée et dirigée à Broadway en 1927. Steiner est ensuite engagé comme orchestrateur par RKO ; et David O. Selznick, nouveau directeur de la société en 1931, lui confie la partition entière de L'Âme du ghetto, qui fait forte impression par son accompagnement symphonique quasi continu. Soutenu par le producteur, Steiner compose les musiques des Chasses du comte Zaroff (1932) puis de King Kong (1933), qui constituent un tournant dans sa carrière et dans l'histoire de la musique de cinéma : la vaste fresque symphonique de King Kong est l'acte de naissance du symphonisme hollywoodien, mené par Steiner à une forme d'aboutissement sur Autant en emporte le vent (1939).
De 1936 à 1965, Steiner œuvre au sein du studio Warner Bros, où il fait la connaissance de Korngold, autre compositeur autrichien exilé amené à devenir une figure majeure du symphonisme.
Erich Wolfgang Korngold naît à Brünn (aujourd'hui Brno), en Moravie, le 29 mai 1897, lui aussi dans une famille influente au sein du milieu musical. Son père, Julius Korngold, qui prend la suite d'Eduard Hanslick comme critique musical au sein du Neue freie Presse, est également musicologue et lui enseigne le solfège, l'harmonie et le piano. En 1901, sa famille s'installe à Vienne. Korngold commence à composer et reçoit les encouragements élogieux de Strauss et de Mahler, qui lui recommande de suivre des cours de composition auprès d'Alexander von Zemlinsky. Korngold se fait remarquer dès ses premières œuvres, des musiques de ballet, des partitions de musique de chambre et symphonique. Après l'opéra bouffe L'Anneau de Polycrate et l'opéra tragique Violanta (1916), La Ville morte (1920) lui vaut un immense succès. En 1927, il est nommé professeur à la Staatsakademie de Vienne (l'ancienne académie impériale où Steiner avait lui-même étudié), où il assure les enseignements en direction d'orchestre et théorie musicale.
Il jouit donc d'un prestige certain lorsqu'il part pour Hollywood en 1934 à l'invitation du metteur en scène autrichien Max Reinhardt, avec lequel il avait collaboré sur les opérettes La Chauve-Souris (1929) et La Belle Hélène (1931). Son départ n'est toutefois pas définitif : Korngold fait plusieurs allers-retours entre les États-Unis et l'Autriche jusqu'en 1938. Après avoir adapté Le Songe d'une nuit d'été de Felix Mendelssohn pour un long métrage de Warner Bros (1935), il est engagé sous contrat par le studio, pour lequel il écrit les partitions de 18 films jusqu'en 1946. Il acquiert une renommée particulière pour son association répétée avec Michael Curtiz sur des réalisations mettant en vedette Errol Flynn et sa relative spécialisation dans le cinéma de cape et d'épée (Capitaine Blood, 1935 ; Les Aventures de Robin des bois, 1938 ; L'Aigle des mers, 1940). Korngold partage son temps entre Hollywood et Vienne, où il dirige des opéras et prépare la création de sa dernière œuvre, Die Kathrin. En janvier 1938, il rentre en Californie pour composer la partition des Aventures de Robin des bois. Peu après son départ, l'Autriche est annexée par l'Allemagne hitlérienne ; sa maison est confisquée par les nazis ; et la première de son opéra Die Kathrin annulée en tant qu'« art dégénéré ». Conscient qu'Hollywood lui a probablement sauvé la vie ainsi que celle de sa famille, il accepte l'offre que lui propose Warner et décide de rester aux États-Unis jusqu'à la fin de la guerre, se consacrant entièrement à la création cinématographique.
À la fin des années 1950, les symphonistes hollywoodiens passent le flambeau à une deuxième génération de compositeurs pour l'image, nés sur le sol américain. Menés par Bernard Herrmann et Elmer Bernstein, ces derniers développent de façon extensive dans le cinéma hollywoodien certains idiomes musicaux proprement nationaux en se tournant vers les hymnes, les airs traditionnels, les musiques folkloriques américaines sur le modèle d'Aaron Copland, et en faisant de multiples références au jazz, sans toutefois renier les acquis de leurs aînés d'origine européenne.
Formés auprès des figures majeures de la production savante européenne de la deuxième moitié du XIXe siècle, aguerris dans l'écriture d'opéras, d'opérettes et de comédies musicales, les pionniers du symphonisme hollywoodien s'adaptent rapidement aux exigences de l'accompagnement filmique. Ils transposent au cinéma un certain nombre de pratiques et de styles d'écriture acquis avant leur émigration, élaborant une esthétique audiovisuelle appelée à devenir hégémonique dans le paysage musical hollywoodien. Dans le cadre de cette circulation transatlantique, quelles traces les musiques symphoniques européennes laissent-elles dans les œuvres filmiques de ces compositeurs ?
La perpétuation de l'idiome tonal, de types d'écriture et d'orchestration hérités du XIXe siècle est souvent soulignée dans la littérature comme un marqueur du symphonisme hollywoodien. Le langage harmonique se fait toutefois foisonnant, dépassant largement la sphère postromantique germanique : il intègre aussi bien les acquis de Brahms, Wagner, Mahler, Strauss que les apports de Tchaïkovski, Rachmaninov, Stravinski, Ravel, Debussy ou Bartók. Les partitions hollywoodiennes confrontent souvent harmonies statiques et parallélismes, créant une ambiguïté entre tonalité et modalité. Les accords simples, qui maintiennent un ancrage dans l'univers tonal ou une polarité identifiable, côtoient les accords complexes comportant de fréquentes notes ajoutées, septième, neuvième voire onzième, venant rendre la tonalité floue à l'image du thème d'ouverture d'Assurance sur la mort (1944) signé par le compositeur d'origine hongroise Miklós Rózsa.
Composé dans une couleur de fa mineur, il est dénué de toute stabilité tonale : la tonalité n'est jamais affirmée, minée par de nombreuses dissonances. Dans les ponctuations verticales aux cordes des sinistres appels cuivrés, Rózsa substitue le triton à la quinte juste de l'accord de dominante, puis enrichit la tonique de notes étrangères ; la plupart des accords comportent au moins quatre sons. L'accord dissonant de la fin de la mesure 6 est suivi d'un étagement de quartes (lab-ré-sol-do) puis, à la mesure suivante, d'un accord de lab en position de deuxième renversement, empêchant là encore tout sentiment de résolution. Il résulte de cette irrésolution perpétuelle une forte tension, appuyée par l'absence de carrure de ce thème de sept mesures et par sa répétition lancinante. La polarisation du motif dans le grave et les pesantes ponctuations de timbales l'apparentent à une marche funèbre. Cette musique sombre et oppressante met particulièrement en valeur l'image où une silhouette noire sans visage s'avance à pas lents et réguliers en s'appuyant sur ses béquilles dans une obstruction progressive du cadre. Cette frontalité étouffante renforce le sentiment de menace fatidique qui se dégage de l'ensemble, annonçant d'emblée cette image d'infirme comme un nœud dramatique essentiel du film.
Mettant à profit la diversité des époques explorées par les films historiques, de cape et d'épée ou les péplums, les symphonistes hollywoodiens se livrent à des recherches de couleurs singulières adaptées au contexte selon une recréation fantasmatique, tel le parallélisme d'accords et de l'emploi de structures en superposition de quartes et de quintes justes dans la fanfare introductive de Rózsa pour Ben-Hur (1959), dont les sonorités archaïques renvoient à l'imaginaire d'un passé lointain et mythique.
Au-delà des couleurs postromantiques, la palette harmonique des symphonistes inclut ainsi très souvent la modalité, notamment l'échelle pentatonique ou la gamme par tons, abondamment employée pour son symbolisme maléfique par Waxman sur La Fiancée de Frankenstein (1935) pour caractériser la nouvelle créature féminine.
Outre le genre et l'époque, le cadre géographique est aussi pris en charge musicalement par des tournures orientalisantes comportant degrés mobiles et secondes augmentées (Ben-Hur, 1959), par des touches exotiques (la « musique des îles » composée par Steiner pour L'Oiseau de paradis, 1932) ou dans les musiques « ethniques » stylisées, à l'image du thème tribal percussif associé aux indigènes de l'île du Crâne dans King Kong (1933), caractérisé par le primat des figures rythmiques enlevées et martelées, dans le sillon des secousses stravinskiennes, au sein d'une texture orchestrale dense où dominent cuivres et tambours.
L'intégration de motifs états-uniens (airs traditionnels, folklore, hymnes...) et les références au jazz, bien que généralement associées à la deuxième génération de compositeurs hollywoodiens, sont également présentes chez Steiner (Autant en emporte le vent, 1939) et Waxman (Face au crime, 1956). Mémoire musicale commune et mythifiée de l'Amérique, ces types de musiques font florès notamment dans le genre du western (La Charge fantastique, 1941 ; La Prisonnière du désert, 1956, signés par Steiner).
À partir des Chasses du comte Zaroff (1932), Steiner contribue à élargir les formations hollywoodiennes dans la lignée des imposantes masses orchestrales postromantiques, convenant particulièrement aux grands espaces, aux univers fantastiques, aux mondes lointains ou primitifs. Ainsi, dans l'ouverture de La Terre des pharaons (1955), la magnificence sonore portée par l'orchestration massive et colorée de Tiomkin, couplée à un rythme de marche allant sans cesse relancé vers l'avant et à une harmonie alternant accords riches et progressions parallèles, participe pleinement de l'esthétique du spectaculaire caractérisant le genre du péplum. Faisant appel à de larges sections de cuivres, de bois et de percussions, à des solistes vocaux et instrumentaux, la musique semble déborder les limites du cadre et fait écho aux décors monumentaux, aux figurants innombrables, au fourmillement d'activités saisis par le format large d'image.
L'effet de masse et la densité des textures sont rendus possibles par le savoir-faire des compositeurs en matière de combinaison de timbres et par la disposition des musiciens et des micros lors des sessions d'enregistrement, même lorsque l'effectif orchestral est assez restreint (40 instrumentistes seulement pour les pages les plus chargées de La Fiancée de Frankenstein, 46 sur King Kong). Sensibles aux apports de Claude Debussy et de Maurice Ravel, les symphonistes mettent en valeur des pupitres singuliers apportant des touches de couleur ou de transparence, à l'instar de la harpe, du glockenspiel, du célesta et du vibraphone (Casablanca de Steiner, 1942 ; Assurance sur la mort de Rózsa), des cordes pincées - guitare, banjo, mandoline, ukulélé, pizzicati - et des instruments électroniques comme le thérémine (La Chose d'un autre monde de Tiomkin, 1951 ; Le Poison et La Maison du docteur Edwardes de Rózsa, 1945) ou le violon amplifié électroniquement, utilisé par Waxman sur Rebecca (1940).
Les partitions de l'âge d'or hollywoodien assimilent nombre de procédés et de formes issues du ballet, de l'opéra, de l'opérette et du mélodrame. L'appropriation structurelle la plus saillante est certainement la migration de conventions liées aux ouvertures et préludes d'opéra vers les génériques des films hollywoodiens, où elles sont transformées, condensées et simplifiées pour répondre aux contraintes spécifiques de la temporalité filmique - la durée d'un générique dépassant rarement deux minutes.
Le générique de début de King Kong s'inscrit dans l'héritage des ouvertures pot-pourri du XIXe siècle : dans cette page orchestrale enlevée, les principaux thèmes du film, amenés à être réentendus et développés par la suite, sont juxtaposés selon un principe de contraste, donnant des indications sur le genre et le ton du long-métrage. Accompagnant le nom du studio, le motif chromatique descendant de trois notes, pesant et inquiétant, associé au gorille géant, est énoncé fff dans le grave par les cuivres sur trois octaves. Un grand crescendo amène l'exposé du thème tribal aux cuivres et aux percussions, contrepointé par des envolées de cordes puis développé alors que le rythme général s'accélère dans une progression chromatique vers l'aigu. Après un appel de cuivres menaçant sur l'intertitre « Et King Kong (la huitième merveille du monde) », un thème lent, lyrique et mélancolique est joué aux cordes et soutenu par des arpèges de harpe sur le proverbe arabe. Il est associé à l'amour que porte l'héroïne Ann Darrow au marin Jack Driscoll, mais aussi à la relation entre Ann et Kong - ce que suggère musicalement la tête similaire des deux motifs. Visuellement, le balayage vertical de l'écran par un faisceau lumineux renvoyant aux spectacles de Broadway annonce la capture du singe et son exposition comme bête de foire au public new-yorkais, tout en signalant « la présentation d'un film d'un genre nouveau au public. [...] Les salles de spectacles, dès le générique, sont prêtes à accueillir cette nouvelle attraction dont le nom parachève les crédits : "King Kong, la 8e merveille du monde" »2.
Un autre type de générique, fréquent dans les partitions de cette époque, renvoie plus spécifiquement aux ouvertures des opéras de Carl Maria von Weber sur le modèle du Freischütz (1821), condensant l'action à venir en une sorte de pré-scénario.
Casablanca est exemplaire : le cadre de l'action, le Maroc, est d'emblée dépeint par une mélodie orientalisante grandiose et tortueuse, colorée de secondes augmentées, par l'accompagnement en ostinato syncopé et accentué, et par l'orchestration faisant la part belle aux percussions et aux timbres chatoyants. La France des Alliés et des résistants est ensuite symbolisée par l'hymne national (la Marseillaise est l'un des thèmes principaux du film), qui se conclut de façon inattendue sur un accord tendu suggestif, indiquant l'issue incertaine de la lutte contre l'Allemagne nazie. Outre le contexte historique, Steiner installe l'atmosphère sombre de l'intrigue par un thème lyrique et plaintif, joué principalement par les cordes, sur les plans dépeignant l'exode harassant et désespéré des réfugiés (ce motif réapparaît peu après, lorsque la foule observe un avion passer au-dessus de la ville, symbolisant leur espoir de partir vers Lisbonne puis vers l'Amérique). Enfin, un thème oriental est joué au hautbois au moment où l'action commence, alors que la caméra plonge dans les ruelles de Casablanca.
Plus éloigné des pratiques opératiques, un dernier procédé relativement répandu dans le générique de début des films de l'âge d'or consiste à présenter exclusivement le motif du personnage principal.
C'est le cas par exemple dans Mildred Pierce (1945). Le thème de Mildred, formé de deux phrases lyriques et par une courbe mélodique ample, est énoncé en réb majeur par les cordes en synchronisation avec l'apparition du titre du film portant le nom de son héroïne, scellant d'emblée la musique à son référent. Le motif est ensuite développé puis énoncé une dernière fois avec emphase après un roulement de timbales et un coup de cymbales sur le nom de Jerry Wald, conformément à une convention appelant une mise en valeur musicale des producteurs. Dans la scène d'ouverture qui suit, il est énoncé à nouveau juste après que Monte ait prononcé le prénom de Mildred, achevant ainsi de sceller l'association thème/personnage.
Au-delà de ces codifications formelles, le fonctionnement même des partitions des symphonistes hollywoodiens puise ses racines dans les musiques à programme romantiques et postromantiques. Le rôle émotionnel, dramatique et narratif dévolu à l'orchestre s'inscrit dans la lignée directe des conceptions des partisans de cette « musique de l'Avenir », défendue notamment par Liszt, Wagner et Berlioz. La partition exprime aussi bien l'intériorité des personnages, singularisant leur identité et leur caractère, que le cadre géographique et temporel, tout en renforçant l'atmosphère des scènes et en mettant en valeur certaines actions ou répliques, dans un souci de correspondances musique/image partagé par l'ensemble des symphonistes. Steiner insiste souvent sur sa volonté de suivre musicalement les inflexions de l'image par une approche très synchrone, son idéal étant que la musique « aille à la scène comme un gant »3. Sa pratique est ainsi résumée par Pierre Berthomieu :
Le compositeur adapte au cinéma la notion du drame total, dont la musique est un personnage à part entière. [...] De même que l'opéra de Wagner conçoit une constante interaction entre la musique, le mouvement des personnages et le texte, avec ses allitérations, ses exclamations, Steiner écrit des drames musicaux en interaction avec les éléments de l'image, du décor et le placement des dialogues4.
À petite échelle, dans une optique de mise en relief du détail, les symphonistes reprennent à leur compte les figures employées depuis longtemps dans la musique savante :
Exactement comme chez Wagner ou Ravel (sans parler du Sacre du printemps !), certains thèmes musicaux sont écrits pour être synchrones avec des actions dramatiques d'une importance symbolique particulière : serments, sauts, chute, coup mortel, soubresauts d'un combat5.
Ce soulignement ponctuel de certaines actions par la musique, prenant au cinéma le nom de mickey-mousing en référence aux dessins animés de Walt Disney où le procédé était particulièrement répandu, est souvent critiqué et réduit à la légende tenace d'une redondance musique/image. Or, la musique n'imite pas, mais complète et rehausse l'image par un processus de stylisation. Par ailleurs, le mickey-mousing peut n'être que ponctuel ou être porteur de développements thématiques et symboliques ; ainsi, l'accentuation musicale du pas pesant de Kong se fait par son motif chromatique descendant énoncé dès le générique6. Les Chasses du comte Zaroff s'ouvre sur un appel plaintif de cors (tierce mineure descendante) devant la porte close d'une forteresse, suivi d'une montée chromatique en trémolos et entrecoupé par trois fois du son du heurtoir qu'une main actionne.
Au-delà de cette évocation conjointe d'un appel par les bruits et la musique, l'accompagnement souligne l'importance cruciale du propriétaire des lieux - un comte devenu fou, attirant les marins jusqu'à son île où il cultive sa nouvelle passion, la chasse à l'homme - et de ce qui se trouve derrière la porte (Rainsford et Ève devront pousser la porte en fer de la salle des trophées pour découvrir le macabre passe-temps du comte), tout en renvoyant à l'univers de la chasse, présenté sous un jour sinistre et diabolique. Le centaure blessé d'une flèche sur le heurtoir, portant une femme inconsciente, figure également sur une tapisserie du château et anticipe la blessure mortelle de Zaroff. L'appel de cors devient non seulement le motif récurrent de la chasse au sein du film, mais génère également le thème principal, une valse russe associée au comte.
À plus grande échelle, la recherche d'une symbiose entre musique et image se traduit, comme dans les ballets, les opéras, les mélodrames ou les poèmes symphoniques de la fin du XIXe siècle, par flux et reflux orchestraux, changements de caractère et de couleurs harmoniques, transitions, passage d'un motif à l'autre, retours et transformations thématiques, qui génèrent en outre une sensation de continuité en « lissant » le montage. Dans la scène de création à la fin de La Fiancée de Frankenstein, « première partition importante entièrement composée pour un film Universal »7, le tissu orchestral dense et ininterrompu juxtapose différents motifs et sections de transition de façon à guider la narration, donnant corps musicalement à la Fiancée, dont le thème circule à différents pupitres et registres, avant sa visualisation réelle. Depuis le générique, la créature est musicalement identifiée, mais son dévoilement à l'image est retardé selon un procédé caractéristique du cinéma fantastique.
L'abaissement du conducteur géant est dramatisé par une succession de chromatismes descendants de cordes, tandis que Waxman propose plusieurs équivalents musicaux aux crépitements électriques et au déchaînement de l'orage. L'arrivée du monstre (Boris Karloff) est soulignée par l'énoncé de son motif acide et dissonant aux cuivres, un agrégat accompagne la chute mortelle de Karl, jeté du haut de la tour par le monstre, avant que le thème de la Fiancée ne soit énoncé triomphalement lorsque son corps est redescendu dans le laboratoire.
Le rythme régulier et martelé de timbales, présent tout au long de la scène à la manière d'une marche funèbre annonçant l'éveil inéluctable de la créature, est le dernier élément musical à se faire entendre lorsque la Fiancée est libérée de ses entraves, suggérant un pouls avant le premier geste de la créature.
Il n'est pas rare que la musique prenne aussi de l'avance sur le récit ou sur l'action immédiate, créant alors des effets d'annonce. Au début de Rebecca par exemple, alors que Maxim de Winter s'emporte contre la naïveté de la jeune fille (Joan Fontaine) pendant une promenade en voiture, le lyrisme marqué de la musique de Waxman laisse entendre l'amorce de la romance entre les deux personnages, qui se concrétise quelques scènes plus loin, venant ainsi adoucir la brusquerie de Maxim et les pleurs de la jeune fille8.
Mais c'est peut-être la notion de leitmotiv et son importation au cinéma qui a le plus fait couler d'encre.
L'expression même de « drame musical hollywoodien »9 est révélatrice par sa référence directe au drame wagnérien, dont la musique de cinéma américain paraît indissociable. Le leitmotiv est étroitement lié à Wagner, qui n'en est pourtant pas l'inventeur : le terme est diffusé par le critique et théoricien allemand Hans von Wolzogen. Aujourd'hui encore, il reste entouré d'un flou définitionnel et ses acceptions variant selon les auteurs. On peut résumer ainsi les caractéristiques essentielles du leitmotiv, qui permettront de lever le voile sur nombre de malentendus quant à son intégration au système hollywoodien : 1) il s'agit d'un motif court et récurrent d'essence mélodique, rythmique, timbrale ou harmonique, associé à un référent extra-musical concret ou abstrait ; 2) il peut être exploité dans une optique narrative et représentationnelle tout en s'inscrivant au sein d'une large structure musicale où il est intimement lié à l'essence symbolique du drame ; 3) transformé au cours de ses retours, le procédé exclut quasiment toute répétition littérale ; 4) l'ensemble des leitmotive sont liés organiquement et peuvent être superposés ou entremêlés.
À l'écran, le procédé ne peut évidemment fonctionner de la même façon que dans les vastes drames wagnériens, ne serait-ce qu'en raison de la restriction temporelle propre au cadre cinématographique. Par ailleurs, dans la mesure où la trame narrative filmique est le plus souvent constituée d'un ensemble d'inserts musicaux successifs, elle est incompatible avec le leitmotiv au sens plein, qui est fondamentalement lié au mouvement continu et simultané du drame et de la musique : au cinéma, l'accompagnement musical et le déploiement des thèmes sont définis d'abord et avant tout par l'image, le montage et la narration. Par ailleurs, il faut rappeler le rôle crucial des monteurs musique qui peuvent couper, supprimer et disposer autrement les sections de la partition, intervenant alors sur l'architecture musicale du film à grande échelle. Cela a donné lieu à une conception parfois étroite et stéréotypée de l'usage du leitmotiv dans les films hollywoodiens, souvent réduit à une étiquette sémantique et illustrative.
Le choix de ce terme par les symphonistes eux-mêmes pour qualifier leur approche est problématique, car ils réduisent essentiellement le leitmotiv à un thème de personnage. Cette vision étroite ne rend d'ailleurs guère justice à leur propre pratique, qui évolue considérablement au fil des ans dans le cas de Steiner. Les propos tenus par les compositeurs doivent être interrogés : ils procèdent, d'une part, d'une vulgarisation musicale et d'autopromotion et, d'autre part, d'un processus de légitimation culturelle. Le rapprochement avec l'opéra et l'évocation du nom de Wagner - notamment par Steiner - au moment où se concrétise le symphonisme hollywoodien ne sont pas anodins : ils s'inscrivent dans une quête de prestige et de reconnaissance pour la musique de film, qu'il s'agit d'élever au statut d'art.
À la suite des compositeurs, le mot leitmotiv a été relativement galvaudé sous la plume de nombreux chercheurs, théoriciens et critiques dans une acception en réalité peu adéquate, comme un synonyme de « thème récurrent » avec lequel il est souvent confondu. Or, la dénomination de leitmotiv est loin de s'appliquer à tous les principaux matériaux thématiques d'un film, comme l'ont montré de récents travaux. Dans Une femme cherche son destin (1942) par exemple, seuls le thème renvoyant aux sentiments et à la transformation de Charlotte et celui associé à la relation mère/fille sont de véritables leitmotive, tandis que les cinq autres motifs, simples et récurrents, servent essentiellement à guider le spectateur en offrant une identification musicale claire - en cela, ils sont plus proches des traditions de la musique de scène et du cinéma muet que du procédé wagnérien.
Lorsque le leitmotiv est bien présent, il contribue à enrichir la narration par ses métamorphoses successives selon les circonstances du récit et des nouveaux contextes émotionnels et dramatiques, qu'il reflète et contribue à générer tout à la fois. Ses retours sous des formes toujours différentes éclairent son référent sous de multiples facettes, tandis que les dérivations thématiques et les liens organiques entretenus par les leitmotive créent « un entrelacs dramatique supplémentaire, qui densifie le film »10.
Ces diverses formes d'appropriation, d'adaptation du langage et des techniques d'écriture des musiques européennes du tournant des XIXe et XXe siècles s'expliquent par plusieurs facteurs. L'origine, la formation et la production antérieure des compositeurs majeurs qui ont façonné le modèle influent du symphonisme hollywoodien jouent évidemment un rôle non négligeable. Korngold, notamment, dont la carrière est très tôt tournée vers les musiques de scène, conçoit ses bandes originales comme des « opéras sans chant » ou des « symphonies dramatiques appropriées au film »11 ; valses viennoises et marches jalonnent toute sa production, comme celle de Steiner. Les symphonistes perpétuent par ailleurs des pratiques déjà largement répandues depuis le cinéma muet, où les « catalogues d'incidentaux » conçus pour accompagner les films regroupaient des partitions célèbres de musique savante et populaire principalement issues des XVIIIe et XIXe siècles, destinées à une utilisation dramatique spécifique, réduites au piano ou jouées en direct par un orchestre qui, dès les années 1920 n'est plus l'apanage des plus grandes salles, mais tend à se généraliser.
Mais ce facteur biographique n'explique pas seul l'importation d'une certaine tradition symphonique européenne, savante et populaire, au cinéma. Si elle est assimilée dans les années d'émergence du cinéma sonore, c'est surtout parce qu'elle répond aux exigences du cinéma classique hollywoodien en matière de fonctionnement narratif et de recherche de continuité dans l'agencement des images, du dialogue et des sons. Elle est par ailleurs étroitement liée à plusieurs améliorations techniques en matière d'enregistrement et de montage (procédé du Vitaphone où la musique est enregistrée sur disque et synchronisée avec le projecteur, puis inscrite sur le bord de la pellicule avec l'avènement du son « optique ») qui permettent des effets de synchronisme relativement précis. Cette esthétique audiovisuelle s'impose comme une véritable norme dans la musique hollywoodienne pendant plus de 25 ans, suscitant polémiques et critiques de l'autre côté de l'Atlantique.
Le positionnement des compositeurs et théoriciens par rapport au symphonisme hollywoodien cristallise les rapports de force dans un domaine lié à l'industrie de masse et la volonté d'affirmer une identité spécifique à travers une autre vision de l'accompagnement cinématographique, en particulier en France.
Maurice Jaubert, considéré comme le père de la musique de film française et associé à l'esthétique du « réalisme poétique », est l'un des premiers musiciens européens à exprimer une résistance à l'égard de cette forme d'hégémonie culturelle hollywoodienne. Dans une célèbre conférence prononcée à Londres en 1936, il fustige la pratique du synchronisme et la longueur des compositions du classicisme américain. Citant quelques scènes de La Patrouille perdue (1934) et du Mouchard de Steiner, il dénonce la réduction de la partition à une explicitation redondante des images et la prévalence d'usages stéréotypés de la musique tel le mickey-mousing. À ses yeux, le lyrisme exacerbé du symphonisme hollywoodien n'est qu'un « redoutable pathos » ; les partitions hollywoodiennes allient « les moins recommandables des recettes wagnériennes [...] aux suavités pseudo-debussystes ». Le choix des termes est révélateur.
Refuser le modèle hollywoodien est un moyen pour Jaubert de « s'évader d'Allemagne »12 selon le mot de Jean Cocteau. Jaubert rejoint ainsi les craintes partagées par nombre de compositeurs français dans le premier tiers du XXe siècle, où l'influence germanique, notamment de Wagner, fait craindre une perte d'identité française. Mais Jaubert défend aussi une approche originale de la composition cinématographique fondée sur l'idée d'une distanciation poétique par la musique, conçue comme un discours parallèle à celui du film, venant « approfondir une impression visuelle » sans chercher à « expliquer les images »13. Loin des développements thématiques hollywoodiens, le compositeur recherche concision, brièveté et sobriété, privilégiant les formations instrumentales réduites. De manière révélatrice, il fait du rythme - et non de la mélodie - le fondement de son esthétique ; ce rythme musical, autonome, peut rencontrer celui des mouvements à l'image, du montage ou d'un élément de bruitage. Le compositeur tente d'ailleurs d'englober dans une même logique bruits et musique en réalisant des fondus enchaînés sons-musique. Par ces revendications, Jaubert pose les jalons d'un modèle « français » de la composition pour l'écran dans lequel se reconnaissent les générations suivantes, en particulier les compositeurs associés à la Nouvelle Vague tel Georges Delerue, pour lequel il devient un véritable maître à penser.
La position des compositeurs français vis-à-vis de la musique hollywoodienne n'est toutefois pas dénuée d'ambiguïté. Dans les années 1960, les jeunes réalisateurs associés à la Nouvelle Vague développent une réelle admiration pour le cinéma américain d'Alfred Hitchcock, Howard Hawks et Nicholas Ray, encourageant parfois leurs musiciens à réaliser des pastiches de partitions hollywoodiennes pour leurs propres films. L'enthousiasme de François Truffaut pour Bernard Herrmann est bien connu : il fait appel au compositeur américain pour la musique de Fahrenheit 451 (1966) et La Mariée était en noir (1968). Dans son dernier film, Vivement dimanche ! (1983), il demande également à Delerue de prendre pour modèles Steiner et Waxman afin de « restituer l'ambiance nocturne, mystérieuse et brillante des comédies américaines policières qui, autrefois, nous enchantaient »14 et l'atmosphère propre aux films noirs comme Le Grand Sommeil (1946). Cette apparente contradiction illustre peut-être, dans certains cas, une forme de décalage entre les convictions personnelles des compositeurs et la nécessité de se démarquer de façon tranchée de la musique de film américaine dans un discours esthétique commun, nationaliste et engagé.
D'autres intellectuels européens influents ont exprimé une forte défiance à l'égard des partitions hollywoodiennes, jugées conservatrices par leur assimilation d'un langage considéré comme daté à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, en décalage vis-à-vis des voies explorées par la production savante depuis l'émergence de la seconde école de Vienne, et leur intégration modérée des techniques d'écriture d'avant-garde. Dans leur essai engagé de 1944, qui est aussi l'un des premiers ouvrages majeurs sur la musique de cinéma, Theodor W. Adorno et Hanns Eisler critiquent avec virulence l'usage du leitmotiv dans les films, qui ne pourrait parvenir à dépasser une valeur indicative : dans la mesure où il ne peut se développer ni sur la longueur ni au sein d'une vaste forme musicale en raison de la discontinuité du montage et des changements de plans parfois abrupts entraînant des interruptions incessantes du flux musical, le leitmotiv deviendrait une simple caractérisation de son référent, un « valet de chambre musical » en somme, peinant à atteindre la dimension symbolique et métaphysique qu'il acquiert dans le drame wagnérien. Les auteurs dénoncent aussi dans la musique hollywoodienne le recours majoritaire à un langage « préfabriqué » hérité des musiques romantiques. Selon eux, ce type de langage véhicule des références préétablies et figées, des clichés et des « associations automatisées »15, confinant alors l'accompagnement musical à un rôle descriptif et imitatif.
La condamnation du modèle hollywoodien conduit surtout Adorno et Eisler à valoriser l'utilisation de la musique « moderne » (atonale et sérielle) : dans la mesure où elle permet d'éviter l'écueil de la redondance et de l'illustration musicales, elle seule semble être en mesure de susciter de nouvelles relations entre la musique et les images, dans une optique de distanciation. Ce rejet catégorique de la musique de film - en particulier hollywoodienne, dont le langage est jugé conventionnel - est partagé par la plupart des figures majeures des mouvements d'avant-garde.
La fin de la carrière de Korngold exprime mieux que toute autre cette crispation. Après la Seconde Guerre mondiale, le musicien autrichien tente en effet de rentrer en Europe, mais il n'y retrouve guère la renommée de ses œuvres de jeunesse. Après le triomphe de La Ville morte, son opéra Le Miracle d'Héliane (1927) et son opérette La Sérénade muette (1946) reçoivent des critiques médiocres voire calamiteuses. Déjà dénigré en Allemagne - où Berlin devient le centre de la modernité musicale - avant son installation aux États-Unis, le style de ses œuvres symphoniques paraît d'autant plus conservateur, démodé et « plat » en Autriche et en Allemagne après-guerre, et trop étroitement associé à la musique de film hollywoodienne. L'appréciation d'Otto Klemperer à l'égard du compositeur est particulièrement révélatrice lorsqu'il estime qu'en réalité, « Korngold a toujours travaillé pour Warner Bros ; simplement, il n'en avait pas conscience »16. Après plusieurs échecs européens, Korngold retourne à Hollywood où il meurt à l'âge de 60 ans.
Au tournant des années 2000, une nouvelle esthétique musicale voit le jour dans le cinéma français, dans des films comme Sur mes lèvres (2001), Swimming Pool (2003), Confidences trop intimes (2004) ou La Tourneuse de pages (2006). Théorisé par Cécile Carayol, le « symphonisme intimiste » opère une synthèse tout à fait singulière entre les principes fondamentaux du symphonisme hollywoodien - orchestre symphonique, écriture postromantique, musique narrative et empathique - repensés et réappropriés par les compositeurs français, une approche plus directement inscrite dans l'héritage de la musique de film française - timbres transparents, interventions musicales ponctuelles, lyrisme peu expansif - et le minimalisme américain des années 1960. Cette nouvelle forme de symphonisme, dépassant les clivages nationaux et idéologiques évoqués plus haut, est peut-être l'incarnation la plus éclatante de la réexportation et de la réappropriation européenne du modèle hollywoodien, lui-même façonné à sa naissance en grande partie par les musiques du Vieux Continent.
Musique dont la source existe concrètement dans l'univers fictionnel du film, et que les personnages peuvent entendre ou qu'ils interprètent eux-mêmes.
Gérard Dastugue, Le corps du cinéma. Musique de film et réception spectatorielle dans le cinéma hollywoodien classique, (Lille: ANRT, 2006),157.
Cité dans James Buhler, David Neumeyer et Rob Deemer, Hearing the Movies. Music and Sound in Film History, New York, Oxford University Press, 2010, p. 105.
Pierre Berthomieu, Hollywood classique. Le temps des géants, (Pertuis: Rouge Profond, 2009) 161.
Michel Chion, La musique au cinéma, (Paris: Fayard, 1995), 123-124.
Voir Berthomieu, Hollywood classique, 170, évoquant des exemples similaires dans L'Emprise (1934), Le Mouchard (1935) et Les Trois Mousquetaires (1935).
Dastugue, Le corps du cinéma, 169.
Pour une analyse plus détaillée du fonctionnement de la partition de Rebecca, voir Buhler, Neumeyer et Deemer, Hearing the Movies, 244-247 et 266-269.
Berthomieu, Hollywood classique, 159.
Berthomieu, Hollywood classique, 173.
Voir Anna G. Piotrowska, « "Vienna Touch" in Hollywood : Viennese-Born/Educated Composers and Early Film Scores », dans Joshua Parker et Ralph J. Poole (dir.), Austria and America : Cross-Cultural Encounters 1865-1933, (Berlin: LIT, 2014), 104.
Jean Cocteau, Le Coq et L'Arlequin. Notes autour de la musique, (Paris: La sirène, 1918), 42.
Toutes les citations proviennent de Maurice Jaubert, « Les Arts. Le Cinéma. Petite école du spectateur (suite). La Musique », Esprit, no 43, (avril 1936): 114-119.
Lettre de François Truffaut à Gérard Lebovici datée du 9 septembre 1982, citée dans Chloé Huvet, « Vivement Dimanche ! de Georges Delerue (1983) : un hommage distancié aux films classiques américains », dans Jérôme Rossi (dir.), La musique de film en France : courants, spécificités, évolutions, (Lyon: Symétrie, 2016), 139.
Theodor W. Adorno et Hanns Eisler, Musique de cinéma [1944], (Paris: L'Arche, 1972), 15, 42 et 44.
Cité dans Sullivan, New World Symphonies, 165.