Le théâtre communautaire argentin : réseaux et circulations
Le mouvement du théâtre communautaire argentin, né dans les années 1980, est aujourd’hui une référence...
Le théâtre de l'opprimé est une méthode de théâtre élaborée et théorisée par le metteur en scène brésilien Augusto Boal. Destinée à des non-professionnels — des « non-acteurs » —, elle doit permettre aux opprimés de s'emparer du théâtre dans leurs luttes, de l'utiliser comme outil de conscientisation, de débat, d'anticipation et d'entraînement à l'action collective. Si l'acte de naissance officiel du théâtre de l'opprimé correspond à la publication de l'ouvrage Teatro del oprimido y otras poéticas y politicas en 1974, sa poétique est en réalité le fruit d'un long cheminement, qui s'étend sur plusieurs décennies et dans plusieurs pays d'Amérique latine. L'exil auquel est contraint Augusto Boal a par la suite accéléré sa diffusion vers l'Europe. À la toute fin des années 1970, cette méthode se professionnalise et se diffuse en France grâce à des stages de formation et à la publication des ouvrages de Boal. À l'aube des années 1990, alors que le théâtre de l'opprimé est déjà largement répandu en Europe et dans les Amériques, avec des centres dédiés dans plusieurs villes (Paris, Rio de Janeiro...), il se développe en Afrique, mais aussi en Inde, dans la région du Bengale-Occidental, où il atteint une ampleur inédite.
La dimension internationale est au cœur de la poétique du théâtre de l'opprimé, qui s'est élaboré et n'a cessé d'évoluer au rythme des échanges transnationaux et intercontinentaux — dans des rapports tantôt d'opposition, tantôt de porosité voire d'adaptation. Sans prétendre à l'exhaustivité, cet article souhaite analyser les enjeux artistiques, théoriques et politiques du théâtre de l'opprimé au prisme des trajectoires et des échanges, en suivant chronologiquement les étapes de son développement dans l'espace atlantique, ainsi que son évolution sur différents territoires.
Né en 1931 à Rio de Janeiro, Augusto Boal s'initie dans sa jeunesse au théâtre, une discipline pour laquelle il se passionne rapidement. Ses références sont alors principalement européennes et russophones. L'approche théorique du théâtre de Stanislavski exerce une influence durable sur sa vision du jeu dramatique, que l'on retrouvera par la suite au sein du théâtre de l'opprimé. Après l'obtention d'un diplôme de chimie, il poursuit ses études (de chimie... et de théâtre) aux États-Unis, à l'université Columbia. Il y suit notamment l'enseignement de John Gassner et élargit ses connaissances théâtrales, tout en s'exerçant à la dramaturgie ainsi qu'à la mise en scène.
De retour au Brésil il entre, en 1956, au Teatro de Arena de São Paulo, une compagnie modeste dont il contribue à renouveler le répertoire comme l'esthétique, aux côtés de jeunes comédiens et dramaturges issus du théâtre universitaire, tous engagés dans une même volonté politique progressiste, voire militante, qui s'exprime pendant la présidence de João Goulart (1961-1964), marquée par de profondes réformes sociales. Les membres du Teatro de Arena sont principalement mus par un désir de s'inscrire dans une démarche de théâtre populaire, c'est-à-dire un théâtre destiné au peuple brésilien (la notion de peuple se rapportant moins à l'acception nationale qu'aux classes sociales populaires, au prolétariat)1.
Dans un premier temps, la troupe adopte une esthétique réaliste, le répertoire reste globalement européen (Mirbeau, Feydeau, Sean O'Casey) et nord-américain (Steinbeck), tandis que les méthodes de l'Actor's Studio guident le travail des comédiens. Assez vite toutefois, le Teatro de Arena prend ses distances avec ces modèles. La première rupture est esthétique et concerne plus particulièrement le jeu et la diction des comédiens. Alors que les grandes institutions théâtrales, telles que le Teatro Brasileiro de Comédia, adoptent traditionnellement la prosodie européenne (tendant à s'approcher de la diction portugaise), le Teatro de Arena remet en question cet héritage colonial, stigmate d'un théâtre « bourgeois ». En 1958, la rupture est consommée. Les tensions politiques qui traversent le Teatro de Arena et la radicalisation de plusieurs des membres de la troupe conduisent à l'abandon total (pour quelques années du moins) du répertoire européen et états-unien. La production se concentre désormais autour de textes portant sur la réalité quotidienne brésilienne (du football aux grèves) et écrits par des dramaturges brésiliens. Un séminaire de dramaturgie est mis en place, dirigé par Augusto Boal, pour faire éclore une nouvelle génération d'auteurs dramatiques répondant à ce double impératif artistique et politique. Car il s'agit de s'affranchir à la fois du modèle européen et du théâtre bourgeois brésilien — qui emprunte du reste beaucoup au théâtre européen.
Le Teatro de Arena monte ainsi des pièces de Gianfrancesco Guarnieri, Oduvaldo Vianna Filho, Roberto Freire, Augusto Boal, tout en conservant son esthétique réaliste, s'appuyant sur les techniques de Stanislavski. Là encore, la langue elle-même est affectée : on entend dorénavant sur scène le portugais du Brésil, dont les accents populaires ne sont plus camouflés. Sur les planches, des comédiens noirs et métis font leur entrée, témoignant de la diversité ethnique de la population brésilienne et contestant les hiérarchies socio-raciales issues de la colonisation.
Après cette période de rejet, le Teatro de Arena renoue avec les classiques européens, mais en les nationalisant. À partir de 1962, Machiavel et Lope de Vega sont montés et adaptés à la situation brésilienne. L'influence de Bertolt Brecht prend alors davantage d'importance dans le travail de Boal. Le coup d'État de 1964 et l'instauration de la dictature militaire bouleversent toutefois les conditions de production et de diffusion des spectacles — d'autant plus en ce qui concerne les compagnies fortement marquées « à gauche », comme le Teatro de Arena. Des pièces en réaction à l'actualité politique sont créées, entraînant des heurts avec la police et les services gouvernementaux de censure. La compagnie se lance alors dans la production de spectacles musicaux. À partir de 1965, plusieurs pièces sont montées en hommage à des héros noirs et révolutionnaires de l'histoire brésilienne, sur le modèle « Arena raconte... » (Arena conta) : Arena conta Zumbi, Arena conta Bahia, Arena conta Tiradentes et Arena conta Bolívar.
Augusto Boal expérimente alors une forme théâtrale collective et développe ce qu'il nomme le « système du joker » (sistema coringa), qui deviendra par la suite central dans le théâtre de l'opprimé. Les acteurs interprètent à tour de rôle de nombreux personnages, mettant fin à un jeu fondé sur l'identification. Le masque social du personnage (inspiré du gestus social brechtien) assure la continuité dans une dramaturgie collective volontairement fragmentée, mêlant des esthétiques éclectiques. Les pièces rencontrent un grand succès, permettant au Teatro de Arena de partir en tournée internationale — aux États-Unis (New-York puis Berkeley), ainsi qu'au Mexique, au Venezuela, au Pérou et en Argentine —, mais attisant aussi la suspicion des autorités.
Entre 1956 et 1964, le travail du Teatro de Arena s'est ainsi articulé autour d'un rapport dialectique de refus et d'appropriation vis-à-vis des formes théâtrales et des modèles artistiques européens et nord-américains. Sous l'égide de Boal, la compagnie s'est forgée une identité esthétique et politique singulière dans le paysage théâtral brésilien, empruntant certains aspects esthétiques et théoriques à la dramaturgie européenne (Brecht, Stanislavski, sans compter un certain nombre d'auteurs), s'adossant à ceux-ci pour faire émerger une nouvelle génération théâtrale brésilienne (de l'écriture au jeu, en passant par les thématiques abordées). Pendant la dictature militaire, ce sont toutefois des auteurs européens qui accompagnent Boal : en 1964, c'est avec le Tartuffe de Molière qu'il dénonce l'implication de la branche conservatrice de l'Église catholique brésilienne dans le coup d'État et, en 1970, c'est avec La Résistible Ascension d'Arturo Ui de Brecht qu'il signe sa dernière mise en scène avec le Teatro de Arena.
À la fin des années 1960, un virage s'amorce dans la pratique du Teatro de Arena : celui du transfert de la production théâtrale des mains des artistes à celles du peuple. Sans rompre pour autant avec le théâtre professionnel, Augusto Boal développe, en parallèle de l'activité de création de la compagnie, des ateliers avec des acteurs non-professionnels, dans des usines et des quartiers de São Paulo. L'une des techniques utilisées dans ce cadre, en 1970, est celle du théâtre-journal (teatro jornal), qui consiste à monter chaque jour de nouvelles saynètes à partir des informations contenues dans les journaux (contrôlés et censurés par le gouvernement militaire) afin de démystifier l'information et de donner à voir ce que la presse tait. La technique, en elle-même, n'est pas nouvelle (le « journal vivant » était déjà utilisé, dans un but de transmission de l'information et d'éducation, dans la toute jeune Russie soviétique à la fin des années 1910), mais Boal l'adapte aux impératifs brésiliens et notamment à la censure s'appliquant tant aux médias qu'au théâtre. Cette pratique théâtrale d'intervention politique menée avec des non-acteurs constituera quelques années plus tard la pierre angulaire du théâtre de l'opprimé.
Alors que l'idée même du théâtre de l'opprimé germe progressivement dans l'esprit d'Augusto Boal — ce théâtre est né de la pratique avant tout, sa théorisation a été ultérieure —, ses racines possèdent donc un caractère intercontinental. Entre 1956 (date à laquelle Boal entre au Teatro de Arena) et 1971 (début de l'exil), il n'y a jamais eu de rupture totale et définitive avec l'Europe et les États-Unis. Même dans les périodes de rejet des textes et des esthétiques européennes, des liens ont toujours subsisté, particulièrement avec la France. Liens théoriques tout d'abord, avec l'influence permanente de Stanislavski (depuis la formation théâtrale de Boal) ou encore de Brecht quelques années plus tard. Liens humains aussi. À partir de 1968, Augusto Boal est en contact avec Émile Copfermann, qui fait paraître plusieurs de ses articles dans la revue Travail théâtral, introduisant sa pensée et sa méthode en France. Liens artistiques enfin, puisque le Teatro de Arena vient présenter son spectacle Arena conta Zumbi ainsi que la technique du théâtre-journal au Festival mondial du théâtre de Nancy en 1971. Avant l'exil, les créations du Teatro de Arena amènent Boal à se faire connaître sur l'ensemble du continent américain et au-delà, préparant le terrain à une réception favorable du théâtre de l'opprimé.
Suspecté d'activités subversives, de rébellion, d'être l'auteur de textes hostiles au gouvernement diffusés à l'étranger (sans qu'aucun chef d'accusation fondé ne soit clairement formulé à son encontre), Boal est kidnappé en février 1971 par la police de l'État dictatorial en raison de sa pratique artistique ostensiblement engagée et des relations qu'il a nouées à l'étranger. Sur la base de fausses accusations, il est emprisonné plusieurs mois durant au Département de l'Ordre Politique et Social, pendant lesquelles il est torturé. En prison, il rédige sa propre version du Torquemada de Victor Hugo pour y raconter la réalité du milieu carcéral. Son incarcération compromet d'ailleurs la venue du Teatro de Arena au Festival mondial de théâtre de Nancy. Néanmoins, le metteur en scène bénéficie de la solide réputation internationale qu'il s'est déjà forgée et le président du festival, Jack Lang, parvient à lancer rapidement une large campagne de solidarité internationale en sa faveur, réunissant les signatures de nombreux artistes et intellectuels européens et américains, dont Richard Schechner, Arthur Miller, Bernard Dort, Jean-Louis Barrault, Jean-Paul Sartre, Ariane Mnouchkine, Antoine Vitez, Peter Brook et bien d'autres. Cette mobilisation internationale a sans doute contribué à son acquittement, le régime étant soucieux de maintenir une façade magnanime face au reste du monde. Boal est libéré au printemps, mais contraint à l'exil.
À sa sortie de prison, Boal s'envole pour la France, afin de rejoindre sa compagnie et de faire la démonstration de l'originalité de son travail à Nancy et à Paris. Si le Teatro de Arena revient ensuite au Brésil, une page se tourne pour Boal, qui n'est pas autorisé à rentrer, sous peine d'y voir sa vie menacée. Avec sa femme, la comédienne Cécilia Thumin, il s'installe en Argentine, à Buenos Aires. Une décennie d'exil commence alors. Boal ne retournera pas sur sa terre natale avant 1979 et la promulgation d'une loi d'amnistie.
C'est au cœur de son exil latino-américain (durant lequel Boal, bien qu'installé en Argentine, travaille également au Pérou, en Colombie, au Venezuela et au Mexique) que naît le théâtre de l'opprimé. Avec des étudiants de Buenos Aires, il travaille à partir de la technique du « théâtre invisible », qu'il utilise pour amorcer des débats politiques dans l'espace public — tout en protégeant son identité, potentiellement menacée. L'idée de faire du théâtre dans l'espace public sans avouer aux « spectateurs » qu'il s'agit de théâtre n'échoit pas nécessairement à Boal. C'est son inscription dans un arsenal plus complet, sous-tendu par un argumentaire théorique (théâtral et politique) qui en fait l'une des techniques phares du théâtre de l'opprimé, associant durablement le théâtre-invisible au nom de Boal.
Ce sont des ateliers menés au Pérou en 1973 dans le cadre de la campagne nationale d'alphabétisation initiée par le gouvernement de Velasco Avarado qui donnent l'impulsion décisive à l'élaboration de la poétique de l'opprimé. Avec des non-acteurs péruviens, issus des classes défavorisées et ne partageant pas toujours la même langue, Boal développe les autres branches (elles-mêmes constituées de plusieurs techniques et de multiples exercices) qui constituent le théâtre de l'opprimé: « théâtre-image » et dramaturgie simultanée, qui préfigure le fameux « théâtre-forum ». Ces ateliers marquent l'aboutissement d'années de recherches théâtrales menées dans plusieurs pays d'Amérique latine, autour de l'idée d'un théâtre populaire, permettant à des non-acteurs de le pratiquer, dans le cadre d'une démarche de conscientisation ou de mobilisation collective (à caractère politique ou social). La figure du « spect-acteur » vient se placer au cœur d'un processus dans lequel les opprimés, jusque-là maintenus dans une posture spectatrice, passive vis-à-vis du système politique les opprimant, peuvent s'aider d'outils théâtraux pour s'organiser collectivement et entrer en action, monter sur la scène de l'histoire et bouleverser l'ordre politique. Cet aboutissement (temporaire, car en réalité le théâtre de l'opprimé est une pratique en constante évolution) se concrétise avec la publication en 1974 de la somme théorique de Boal : Teatro del oprimido y otras poéticas y politicas, édité en français aux éditions Maspero en 1977 sous le titre Théâtre de l'opprimé. Le titre fait volontairement référence à la (très populaire) Pédagogie des opprimés de Paulo Freire, plaçant ostensiblement la méthode de Boal dans le sillage du pédagogue brésilien. L'ouvrage synthétise des articles rédigés sur de nombreuses années, traçant un lien, une cohérence, entre la démarche entreprise par Boal comme metteur en scène au sein du Teatro de Arena et les ateliers conduits au Pérou. L'année suivante, il publie un deuxième livre , chez Maspero, dialoguant avec le précédent et le complétant : Jeux pour acteurs et non-acteurs. Le premier donne les assises théoriques du théâtre de l'opprimé; le second se présente ouvertement comme une méthode, permettant de pratiquer ce théâtre. Ce corpus synthétise les différentes phases artistiques par lesquelles est passé Augusto Boal. On y retrouve l'influence de Stanislavski, ses démêlés avec Aristote et Brecht, autant que les ateliers menés avec des non-acteurs. Théâtre de l'opprimé constitue ainsi la synthèse d'un parcours artistique, qui est en même temps un parcours politique. À ce titre, on peut voir la poétique de l'opprimé comme se trouvant au confluent de multiples expériences réunies par Boal autour d'un principe politique conducteur : mettre le théâtre au service des opprimés afin qu'ils puissent l'utiliser comme un outil de lutte, comme un espace de « répétition de la révolution »2.
En 1977 commence l'exil européen de la famille Boal, fuyant la menace d'un coup d'État en Argentine. Boal s'installe d'abord au Portugal, tout en poursuivant l'objectif de poser ses valises (pour un temps du moins) en France, grâce aux relations amicales et théoriques qu'il a nouées au cours des années précédentes, notamment avec Bernard Dort avec lequel il entretient une correspondance. La venue du Teatro de Arena à Nancy (1971), la publication de plusieurs articles dans Travail théâtral (1972, 1975, 1977), ainsi que la traduction de ses deux premiers ouvrages en français (en 1977 et 1978) popularisent son nom et sa méthode dans l'hexagone, lui ouvrent des perspectives et lui permettent, en 1978, de s'installer à Paris.
Les conditions sont alors réunies pour que le théâtre de l'opprimé prenne réellement de l'essor, tout en devenant une pratique professionnelle à part entière, à la croisée du théâtre, de l'éducation populaire3 et de l'intervention politique et sociale. Avec l'aide d'Émile Copfermann, Augusto Boal fonde le « groupe Boal » — qui devient en 1979 le Centre d'entraînement et de diffusion des techniques actives d'expression (Céditade) et se transforme, en 1985, en Centre du théâtre de l'opprimé (CTO) — entièrement dédié au développement, à la pratique et à la diffusion du théâtre de l'opprimé.
Les praticiens qui entourent Boal, venus de divers horizons socio-professionnels (enseignants, travailleurs sociaux, artistes, étudiants...), se consacrent à l'étude des techniques du théâtre de l'opprimé, à leur adaptation au contexte français, ainsi qu'à la diffusion de cette méthode à travers des stages. Des ateliers et interventions sont mis en place, principalement à l'aide du théâtre-forum (qui en devient rapidement la technique phare), à l'initiative du groupe ou à la demande de différents secteurs (professionnels, syndicats, militants, associations, etc.). Le milieu éducatif se montre lui aussi très intéressé par ces techniques et le théâtre de l'opprimé fait une première entrée dans les salles de classe. Le Céditade monte ses propres théâtres-forum sur diverses thématiques (du couple au chômage en passant par les difficultés sociopolitiques relatives à la maternité), ainsi que quelques spectacles-forum qui, à la différence du théâtre-forum, sont destinés à être diffusés dans des théâtres auprès d'un public fortement hétérogène. Le Céditade donne ainsi une série de représentations au Théâtre Présent, à Paris en 1982-1983, sous le titre Enjeux la vie ; un spectacle composé de quatre pièces créées par le Céditade, dont une adaptation d'un texte de Brecht. De son côté, Boal poursuit sa carrière de metteur en scène en France et en Allemagne — en collaboration avec le Céditade ou en parfaite autonomie selon les projets — montant ses propres textes (Coup de poing sur la pointe du couteau) ainsi que des auteurs latino-américains tels que Júlio Cortázar et Griselda Gambaro. Cependant, passé l'engouement initial tant des artistes que des milieux militant et universitaire — accentué par la réputation de Boal sur les scènes internationales et son statut de réfugié politique — le théâtre de l'opprimé, tout comme les mises en scène plus traditionnelles de Boal, ne trouve plus guère d'écho dans le milieu théâtral. Les portes des théâtres se referment progressivement sur ce théâtre jugé trop militant, pas assez professionnel ou trop socioculturel aux yeux de beaucoup et notamment du ministère de la Culture. L'époque ne semble plus être à la « répétition » théâtrale de la révolution... C'est sous d'autres auspices que le Théâtre de l'opprimé va véritablement prendre de l'essor, en tant que pratique socioculturelle, en tissant des liens étroits avec les secteurs de l'éducation, de la prévention ou encore de la politique de la ville.
En Europe, le public concerné ou attiré par cette pratique et les usages de cette méthode — issue d'un travail très ancré dans la réalité politique, sociale et artistique latino-américaine — s'avèrent relativement différents de ce qu'a pu expérimenter Boal auparavant. Cela l'amène à faire évoluer les techniques, le cadre d'analyse ainsi qu'à développer de nouvelles branches du théâtre de l'opprimé, qui viennent l'ancrer dans le contexte européen, comme « l'arc-en-ciel du désir » au milieu des années 1980, résultat d'un travail mené en direction du secteur de la psychiatrie. Au croisement de la psychothérapie (dialoguant avec le psychodrame humaniste de Jacob Moreno) et de l'activisme, les techniques de l'arc-en-ciel du désir visent à débusquer les « flics dans la tête » des participants, afin de les libérer des blocages internes qui résultent de l'intériorisation de l'oppression et empêchent l'individu de se s'engager dans des luttes collectives.
Bien que le Théâtre de l'opprimé ait indéniablement connu une période d'expansion à partir de la fondation d'un groupe permanent parisien, peut-on réellement parler d'une « période française » de Boal, tant son parcours et sa carrière (comme metteur en scène plus « traditionnel » aussi) sont internationaux ? La France, terre des débuts de la professionnalisation du théâtre de l'opprimé et de son institutionnalisation, semble en effet n'avoir été qu'un tremplin à la diffusion massive des techniques de ce théâtre.
Si le théâtre de l'opprimé conquiert rapidement l'Europe, offrant à Augusto Boal une incontestable notoriété, l'amnistie décrétée par le gouvernement brésilien en 1979 lui permet d'organiser une tournée avec son groupe parisien dans son pays natal — dans lequel sa réputation est restée intacte — et ainsi d'y présenter les techniques et la poétique du théâtre de l'opprimé. Augusto Boal quitte Paris pour s'installer définitivement à Rio de Janeiro au milieu des années 1980, lorsque la situation politique brésilienne lui permet d'y développer son théâtre, dans le cadre de politiques d'éducation populaire. Les liens avec la France ne se sont cependant jamais rompus : il a conservé jusqu'au milieu des années 1990 des rapports étroits avec le CTO parisien (dont il est resté président pendant quelques années).
Boal fait également dialoguer théâtre de l'opprimé et politique institutionnelle en mettant sa pratique au service du Parti des Travailleurs, dont il est l'un des élus municipaux (Vereador) à Rio de Janeiro, de 1992 à 1996. Il utilise sa méthode afin de consulter des fractions de la population sur des thématiques les concernant au quotidien (santé, éducation, etc.), pour ensuite s'appuyer sur les propositions issues des séances de théâtre-forum afin de formuler des projets de loi qu'en tant qu'élu, il défend et dont il œuvre à leur promulgation. Cette branche du théâtre de l'opprimé qu'est le théâtre-législatif, dépendant étroitement du mandat de Boal (qui n'a pas été renouvelé), a été réinvestie par d'autres groupes au Brésil à la fin des années 1990 et on rencontre des expériences s'appuyant sur cette démarche dans différents pays, comme au Royaume-Uni afin d'améliorer le système de soins dans le comté du Sussex de l'Est en 1999, mais aussi aux Pays-Bas ou encore au Canada. Le théâtre-législatif a été plus récemment remis en œuvre au Portugal par le sociologue José Soeiro, élu en 2005 à l'Assembleia da República portugaise.
Jusqu'à son décès en 2009, Augusto Boal est resté une figure internationale, voyageant par le monde pour donner des conférences et animer des stages et dont les livres, traduits dans de nombreuses langues, sont régulièrement réimprimés. Il a reçu en 1994 la médaille Picasso de l'UNESCO en reconnaissance de sa contribution aux arts et à la culture.
Le théâtre de l'opprimé est conçu comme une méthode, qu'est chargé de transmettre le joker, cette figure centrale de la poétique boalienne, aux opprimés, à ces non-acteurs qui deviennent alors des « spect-acteurs » à même d'utiliser les techniques théâtrales dans leurs luttes émancipatrices. La transmission est au cœur du projet, à tel point que le premier travail de Boal après la fondation d'un groupe pérenne à Paris est de former une équipe de jokers qui, à leur tour, vont transmettre la méthode à d'autres. Dès la fin des années 1970, le théâtre de l'opprimé s'est développé dans différents pays (Belgique, Danemark, Québec, République Fédérale d'Allemagne, Suède, Mexique, États-Unis, Tunisie, Brésil et certainement d'autres encore, bien que les informations à ce sujet n'aient pas été centralisées à l'époque), par des groupes restés, pour la plupart, tout à fait autonomes de la structure parisienne, qui a joué un rôle davantage centralisateur que directif ou surplombant. Si le Céditade a bien tenté, à ses débuts, de fédérer un réseau du théâtre de l'opprimé, cette ambition a rapidement été abandonnée. Le groupe parisien a néanmoins joué un rôle crucial dans la transmission de la méthode Boal, à travers des stages, dispensés un peu partout en Europe pour des publics très divers.
Le théâtre de l'opprimé a ainsi essaimé dans le monde entier, la méthode voyageant au gré des déplacements de Boal, mais aussi de la traduction de ses deux ouvrages fondateurs. C'était en effet la volonté du metteur en scène que de laisser quiconque s'approprier librement sa méthode pour la mettre au service de luttes inscrites dans des contextes forts divers. Boal s'est toujours refusé à déposer officiellement le nom « théâtre de l'opprimé » afin de permettre cette propagation et de se ternir à distance de toute entreprise de commercialisation d'une méthode fondamentalement militante. Un choix qui se comprend aisément à l'aune de son projet initial, qui était justement de permettre à des non-acteurs de s'emparer du théâtre pour l'utiliser à des fins sociales ou politiques, sans avoir à se placer sous la houlette d'un professionnel — potentiellement étranger à leurs luttes et à leurs intérêts. Le mouvement a ainsi rapidement échappé à toute maîtrise, les techniques du théâtre de l'opprimé étant utilisées dans des cadres et à des fins tout à fait diverses, voire contradictoires. Augusto Boal a d'ailleurs par la suite ouvertement critiqué certains usages du théâtre-forum allant objectivement à rebours de toute démarche émancipatrice.
Élaboré après des expérimentations motivées en grande partie par un rejet des modèles européens et états-uniens, tout en entretenant des rapports ambivalents, dans un jeu de distance et de réappropriation, à cet héritage théâtral ; développé par la suite en Europe sous forme professionnelle par un groupe pérenne cherchant la reconnaissance par les pouvoirs publics, le milieu artistique et militant, tout en se diffusant progressivement dans de nombreux pays, le théâtre de l'opprimé est une pratique intrinsèquement internationale, née de l'exil et ancrée dans des réseaux de solidarités qui ne connaissent pas de frontières. S'il existe un mouvement international du théâtre de l'opprimé, celui-ci n'est pas clairement structuré et la pratique reste relativement éclatée et hétérogène. Certaines figures peuvent aujourd'hui faire autorité au sein de ce mouvement informel (Julian Boal, Sanjoy Ganguly, Bárbara Santos, José Soeiro...), mais sans pour autant exercer ouvertement de leadership à l'échelle internationale. Si une Association internationale du théâtre de l'opprimé (AITO) a été fondée en 1983, c'est davantage par réseaux nationaux et internationaux affinitaires (sur des bases politiques, artistiques, de confiance...) que fonctionnent aujourd'hui les groupes professionnels et non-professionnels qui pratiquent le théâtre de l'opprimé. L'organisation de rencontres et de festivals internationaux de théâtre de l'opprimé (en Amérique latine, en Europe ou en Inde) semble bien constituer la base fondamentale des dialogues et coopérations internationales. Certains points restent d'ailleurs flous autour de l'AITO, tant au niveau du nombre de pays membres que de l'officialisation de son existence. Néanmoins, il semble qu'en 1991, l'AITO ait regroupé 44 compagnies ainsi qu'une centaine d'individus (écrivains, universitaires, responsables culturels, praticiens), issus de 22 pays : Inde, Gabon, Brésil, Cuba, Estonie, Israël, Canada et Québec, Porto Rico, Guadeloupe, Singapour, USA, Suède, Angleterre, Allemagne, Suisse, Belgique, Grèce, Italie, Espagne, Portugal et France. L'objectif de cette association étant le développement d'actions interculturelles Nord-Sud autour du théâtre de l'opprimé, permettant ainsi des échanges théoriques et pratiques entre les groupes issus de divers pays. Des Centres du Théâtre de l'opprimé (CTO) existent aujourd'hui dans plusieurs pays, de Rio de Janeiro à Calcutta, en passant par Omaha.
Si le théâtre de l'opprimé a pendant longtemps été associé à l'Amérique latine et à l'Europe (principalement la France, en raison de l'installation de Boal à Paris), l'un des principaux centres névralgiques vers lequel convergent les regards depuis plusieurs années se trouve en Inde, dans la région du Bengale-Occidental. C'est là qu'au début des années 1990, Sanjoy Ganguly, fondateur en 1985 du Jana Sanskriti (culture du peuple en bengali), ouvre un nouveau chapitre de l'histoire du théâtre de l'opprimé. Praticien indien découvrant avec enthousiasme ce théâtre par la lecture de la traduction anglaise de Théâtre de l'opprimé, Sanjoy Ganguly entre en contact avec Augusto Boal et développe par la suite des rapports privilégiés avec ce dernier, marquant ainsi un tournant décisif au sein du Jana Sanskriti4, qui repense dès lors son activité à l'aune de cette méthode-ci, étroitement mêlée aux pratiques artistiques indiennes traditionnelles. Des liens forts existent entre le mouvement indien et les groupes d'autres pays, notamment français — des membres du CTO de Paris ont contribué, au début des années 1990, à la formation des praticiens indiens et ces derniers ont participé à la rencontre internationale des pratiques du théâtre de l'opprimé en France en 1991 —, et des échanges autour de leurs pratiques respectives, des formations conjointes sont régulièrement mis en place, d'un continent à l'autre, depuis les années 1990 — actuellement, ce sont particulièrement les praticiens européens qui sont en demande de formation de la part de leurs camarades indiens. Fonctionnant sous forme de mouvement, avec quelques acteurs permanents formant les nouvelles recrues non-professionnelles, le Jana Sanskriti intervient dans les zones rurales du Bengale-Occidental, en poursuivant des objectifs ouvertement politiques, visant à agir localement avec les habitants des villages, à transformer certaines pratiques profondément ancrées, à infléchir des politiques publiques voire à construire de véritables mouvements de contestation. Aujourd'hui, le Jana Sanskriti apparaît souvent comme un modèle pour les praticiens d'autres pays, en raison de sa structure et de son fonctionnement très proche de la poétique originelle du théâtre de l'opprimé, ainsi que de l'ampleur des campagnes théâtrales mises en œuvre. Née en Amérique latine, développée professionnellement en Europe, terre de rebond, pour se diffuser internationalement et notamment s'ancrer (en retour) au Brésil, cette pratique a ainsi également trouvé à s'épanouir pleinement en Inde.
Au-delà de l'exemple indien, il existe, dans de nombreux pays, une multitude de troupes, professionnelles ou non, plus ou moins militantes, travaillant à partir de la méthode et du corpus boaliens, réparties sur tous les continents. Ce théâtre s'est ainsi intégré au paysage théâtral militant et d'action sociale aux États-Unis, où les professionnels mélangent souvent les techniques de cet arsenal avec d'autres, opérant ainsi un métissage artistique qui tend à fondre le théâtre de l'opprimé dans un vaste répertoire de pratiques théâtrales participatives centrées autour des exclus, des « sans-voix ». On retrouve également de nombreuses troupes de théâtre de l'opprimé — ou, du moins, pour qui les techniques issues de ce théâtre constituent un outil parmi d'autres — en Amérique latine (où des rencontres internationales sont régulièrement organisées) et dans plusieurs pays d'Afrique, où cette pratique est particulièrement vivace. C'est le cas notamment au Burkina Faso, où Prosper Kompaoré a fondé l'Atelier théâtre burkinabé en 1978 (subventionné par le gouvernement burkinabé ainsi que par des ONG pour monter des spectacles sur la santé, la condition des femmes, etc.) pour promouvoir un théâtre pour le développement, participatif et intégrant pleinement les formes d'expression culturelle et artistique populaire africaine. S'appuyant sur les livres de Boal, Kompaoré a intégré à son activité les techniques du théâtre de l'opprimé et principalement le théâtre-forum, qu'il mêle à la forme théâtrale traditionnelle du Kotéba. En 1989, se sont ainsi tenues à Ouagadougou des rencontres théâtrales francophones auxquelles Boal a participé. Les techniques ont également été utilisées dans d'autres pays d'Afrique, comme en Éthiopie ou en Érythrée, bien que la méthode du théâtre de l'opprimé n'y ait pas toujours fonctionné, faute d'avoir été adaptée au contexte sociopolitique et aux pratiques spectaculaires propres aux groupes opprimés auxquels s'adressaient les artistes, jetant ainsi le trouble sur une prétendue universalité de ce théâtre. Par ailleurs, des partenariats ont pu être instaurés entre plusieurs pays, à l'instar d'un programme international de diffusion du théâtre de l'opprimé et de formation des praticiens, dirigé par Bárbara Santos au Brésil, en Guinée-Bissau, au Mozambique, en Angola et au Sénégal (chaque année, à Dakar, la compagnie Kàddu Yarrax organise un festival de théâtre-forum).
Ainsi, même en l'absence d'un bureau mondial ou d'une structure centralisatrice, nombreux sont les praticiens qui collaborent régulièrement, à l'échelle internationale, voire intercontinentale, et qui tendent à se structurer en réseaux, plus ou moins formels. Plusieurs festivals internationaux de théâtre de l'opprimé ont eu lieu au cours des dernières décennies et, en 2009, une première conférence internationale de théâtre de l'opprimé s'est tenue à Rio de Janeiro, réunissant des praticiens venus de 28 pays.
Bien que le théâtre de l'opprimé puisse sembler appartenir à une autre époque, celle des luttes internationales et des révolutions, elle n'a pas connu le déclin de tant de troupes théâtrales militantes. Dans les années 2000, de nombreuses jeunes compagnies fondées par des praticiens et praticiennes n'ayant pas toujours suivi les enseignements d'Augusto Boal lui-même ont repris le flambeau, ouvrant la voie à une nouvelle génération du théâtre de l'opprimé, renouvelant certains de ses aspects artistiques et l'appliquant aux luttes politiques actuelles. La poétique de l'opprimé, conçue comme une méthode, permet en effet son appropriation, mais aussi son adaptation à des contextes divers, admettant une diversité des pratiques et usages (parfois controversés), mais surtout l'évolution constante de celles-ci (et donc sa survie), expliquant la vivacité de ce théâtre plus de 40 ans après la publication de l'ouvrage fondateur de Boal. C'est sans doute parce qu'il est né au creux d'une forme d'internationalisme et à une époque où ce mot avait une signification politique très forte que le théâtre de l'opprimé est aujourd'hui présent sur tous les continents, qu'il ouvre des espaces de dialogue d'un pays à l'autre, mais qu'il est également à même d'être utilisé pour répondre aux besoins et intérêts de groupes opprimés spécifiques.
Augusto Boal, "Sur le théâtre populaire en Amérique latine," Périodes, 5 mars 2015.
Sophie Coudray, "La radicalité politique du théâtre de l'opprimé, " Périodes, 30 avril 2018.
Sophie Coudray, " Le théâtre de l'opprimé," Recherches & éducations 16 (2016): 65-77.
Sanjoy Ganguly, "Repenser l'interaction sur le hors scène. L'expérience du Jana Sanskriti," Contretemps. Revue de critique communiste, 4 janvier 2017.