Les Collégiens de Ray Ventura, de l’imitation à l’hybridation
Les disques enregistrés par Ray Ventura et ses Collégiens à Paris au début des années 1930 interrogent...
Au sortir d'une décennie de succès (1930-1940), Ray Ventura (1908-1979) devient un modèle fondateur de la chanson à la française, tandis qu'il est perçu outre-Atlantique comme un succédané des grands noms américains de la direction d'orchestre : « The Glenn Miller of France » selon Downbeat en 1955 puis, vingt plus tard dans le même magazine « The French equivalent of Paul Whiteman ». Français et Américains, un paradoxe consubstantiel à une formation dont le nom, Les Collégiens – inspiré de la chanson Collegiate des Waring's Pennsylvanians, l'un des premiers tubes enregistrés électriquement, le 4 avril 1925 –, est marqué du sceau de l'Amérique. Mais c'est par la façon d'assortir pour la scène des musiques dépareillées que les Collégiens imposent, par-delà la provenance américaine ou française des titres de leur programme – et malgré des patronymes exposés à un stigmate de cosmopolitisme que la presse du temps ne dédaigne pas toujours d'alimenter –, une manière rapidement perçue comme spécifiquement française de faire de la musique populaire. Après une période amateure (1928-1931) où dominent nettement les airs à succès américains, la proportion s'inverse rapidement au fil de la professionnalisation de l'orchestre.
Le programme de leur premier concert professionnel (salle Gaveau, 24 mars 1931) est introduit par un prologue parlé devant le rideau qui revendique l'empreinte états-unienne du jazz. Il est frappé par la provenance quasi homogène du répertoire : sur onze chansons états-uniennes, une seule ne vient pas d'un film sorti l'année précédente mais d'un musical de Broadway. Le canal d'approvisionnement américain est le cinéma, souvent relayé entretemps par des disques : ceux des orchestres de Paul Whiteman et du britannique Jack Hylton ; ceux aussi de Ted Weems (dont les costumes blancs rappellent ceux des futurs Collégiens), de Ben Bernie, réalisateur de l'un des tout premiers Phonofilms, en 1925 et auteur de Sweet Georgia Brown; ou encore ceux de Gus Arnheim, l'un des orchestres ayant tourné les premiers films Vitaphone à usage promotionnel en 1928-1929.
En-dehors des airs américains, on trouve quelques rares titres du répertoire chansonnier français : Je sais que vous êtes jolie écrite par Henri Christiné en 1913, des extraits de Véronique (1898), opérette d'André Messager. Puis, des pots-pourris patrimoniaux (tels Malbrough, Il pleut bergère), des collages évocateurs, et des « impressions de » (impressions du music-hall, de l'Exposition coloniale). Enfin, deux chansons originales, dont une fournit le prototype de la chanson à sketch selon les Collégiens : Suzanne. À quoi il faut ajouter deux pièces de violon (un extrait de concerto de Mozart et une pièce du violoniste de l'orchestre Georges Effrosse) destinées à satisfaire le goût « classique » du public et à reposer les lèvres des soufflants de l'orchestre.
Bric-à-brac d'abord états-unien, donc, mais programme dominé par une esthétique du medley qui prolonge sur la scène du music-hall ce qu'avait été l'opérette américaine des années 1920, telle que décrite après-coup dans cet article de presse, à la reprise de No, no, Nanette en 1935 :
« Aux temps où apparut No, No, Nanette – deux lustres à peine se sont enfuis – jazz et fox-trot semblaient indispensables à l'expression de notre joie. Ce goût impérieux de la danse, cette frénésie du rythme, à nous inoculés par les Américains, s'accordaient au mieux avec notre besoin d'extérioriser un bonheur fraîchement reconquis. Si grande était notre hâte de vivre que le goût des mélanges s'ajoutait à celui des plaisirs simultanés ; on fumait dès le potage et l'on dansait entre les plats. [...] De ce genre qui symbolise toute une époque, No, No, Nanette fut le modèle. [...] Il s'agit ici d'un spectacle bien plus encore que d'une pièce, et dont l'attrait ne vise guère que la minute présente ; laissez-vous distraire, sans nul souci de l'avenir. Car le livret n'a d'autre but que de lier des scènes dont le disparate devient un attrait ; n'y cherchez donc point la logique ou la vraisemblance dont il a dédaigné de se faire un mérite1. »
« Distraire » et « lier des scènes dont le disparate devient un attrait », c'est la recette de la revue de music-hall. Une recette qu'unifie chez les Collégiens, si l'on en croit la presse, le sens du gag. Sur le pot-pourri de vieilles chansons françaises, le critique de Candide écrit :
« Malbrough paraît avec son chapeau à plumes et un sabre, disparaît, ne revient pas, la trompette bouchée le pleure ; sur le pont d'Avignon, le saxophone fait "comme ça" ou la clarinette "comme ça". La pluie tombe sur un écran pendant Il pleut Bergère ; chacun de nos bons vieux airs prend une saveur et un comique nouveaux2. »
Sur Sing you Sinners (« Chantez pauvres pécheurs »), « Coco » Arslanian, transformé provisoirement en un pasteur à l'aspect sévère, profère d'un air sombre des exhortations aux pêcheurs, tenant sous son bras un annuaire téléphonique en guise de Bible3 », nous dit Hugues Panassié. Suzanne commence par un appel téléphonique où Ventura décroche lui-même le combiné.
La promenade à l'exposition coloniale est le prétexte d'accessoires assez stéréotypés, comme les chapeaux indochinois.
Les Impressions de music-hall embarquent une imitation de Maurice Chevalier par Pierre Mingand.
Le critique de Candide Jean Fayard est l'un des premiers à faire de cette dimension spectaculaire le nœud de l'américanisation « réussie » ou « acceptable » des Collégiens :
« On a beau n'être pas, en ces matières, d'un nationalisme extravagant, on est cependant fort heureux de constater enfin un beau jour « que nos compatriotes peuvent en faire autant » et que la qualité de britannique ou de yankee n'est pas indispensable pour savoir jouer du jazz. Il y a mieux encore, Ray Ventura a compris ce qui, au music-hall, faisait le succès des Américains. C'est bien de faire de la bonne musique légère ; mais il est mieux encore de divertir le spectateur par tous les moyens, de ne pas le laisser une seconde en repos, de le faire rire, [...] d'introduire au milieu d'un air un sketch ingénieux4. »
Au début des années 1930, l'idée même d'un « jazz français » n'allait pourtant pas encore de soi, comme le rappelle un journaliste à la veille du premier grand concert des Collégiens à l'Empire (temple du music-hall où Ventura triomphe du 26 juin au 10 juillet 1931) :
« On n'imaginait pas qu'un orchestre de cette espèce pût être français. Il semblait y avoir là un non-sens flagrant : quelque chose comme si l'on apprenait un beau jour qu'il y a des « corridas » en Suisse... Ce non-sens a cessé d'exister, et nous allons entendre, sous la direction de M. Ray Ventura, un jazz composé de jeunes gens de chez nous5. »
Mais tout paraît basculer avec Ventura, dont le compositeur Louis Aubert (qui fut son professeur) déclare au lendemain du concert de Gaveau en mars 1931 que « la discipline rythmique [...] est de la qualité qu'on admire dans les grands jazz étrangers, et il s'y ajoute un je-ne-sais-quoi qui fleure bon la brise méditerranéenne6 ». Après le succès fou de l'été 1931 à l'Empire, ce « je-ne-sais-quoi » méditerranéen devient tout bonnement français. Enfin les musiciens français échappent, aux yeux de la presse, à « l'imitation servile » (cliché lexical qui se répand comme une traînée de poudre) :
« Le jazz de Ray Ventura [...] est un jazz français. Ces deux mots, dont l'accouplement déconcerte tout d'abord, auront demain une signification très précise. Le jazz de Ray Ventura y aidera. S'il a subi l'influence américaine, il a su ne pas tomber dans l'imitation servile7. »
On ne sait jamais vraiment ce qui distingue les Collégiens de leurs homologues anglo-saxons, mais ils sont massivement entendus comme « une musique de jazz que l'on sent française ». Pour Émile Vuillermoz, le particularisme de ce « jazz de scène » français se situe dans régions quasi subliminales ;
« Ce que Ray Ventura nous donne avec ses « dix-neuf collégiens espiègles », c'est une formule de gaieté qui est essentiellement de chez nous, une joie de vivre qui jaillit de notre sol et des traits d'humour qui ne doivent rien à l'importation. Tout en respectant les grandes traditions des Paul Whiteman, des Ted Lewis et des Jack Hylton, il a inventé toutes sortes d'espiègleries spécifiquement françaises8. »
Dans cette réception, les arrangements de vieilles chansons de France par Misraki, marginaux mais éclipsant presque tout le reste, sont au centre de l'attention des critiques, comme ici dans Le Figaro :
« L'enregistrement de Ray Ventura [Vieilles chansons de France, Odéon, 1931] est une vraie nouveauté, qui laisse une lueur d'espoir dans la décadence actuelle du jazz. Il est gai et s'accorde avec notre sensibilité. Nous avons assez prêté au jazz américain pour qu'il nous le rende par un « produit » de marque bien français9. »
Jack Hylton possède pourtant à la même époque un pot-pourri de vieux airs français à son catalogue, ce qui pourrait indiquer un effet de mode comme il y en a tant sur le marché du disque. Le critique du Figaro distingue cependant dans l'initiative de Misraki une authenticité qui fait défaut à Hylton :
« Celui de Jack Hylton s'intitule Nos bons vieux airs (Gramo), mais je m'empresse de dire qu'il est une erreur et qu'un musicien français n'aurait pu confondre les rengaines triviales du caf'conc' : La Tonkinoise, Le long du Missouri, la Valse brune, etc., avec les bonnes chansons d'autrefois Malbrough, II pleut bergère, Frère Jacques, La Marjolaine, qui composent comme un frais bouquet le disque de Ventura Vieilles Chansons de France (Odéon). »
Ce qui identifie donc la qualité française, c'est cette qualité intemporelle des « chansons de jadis », c'est-à-dire de ce patrimoine de mélodies qui ne porte le stigmate d'aucune époque caractéristique. Il pleut bergère est une chanson folklorique, alors que La petite Tonkinoise est une chanson récente, associée à une époque récente, et à des chanteurs tels que Polin, Fragson, Chevalier et Mistinguett. À travers Ray Ventura, la presse célèbre une idée de France, et cette idée répond bien plus à ses présupposés identitaires qu'à la subtilité d'une différence qu'elle est incapable de formuler entre les Collégiens et ses homologues anglo-saxons. Les Collégiens deviennent l'expression même de ce que français veut dire ; ils en incarnent les valeurs supposées. C'est un jazz « qui correspond bien à notre esprit et à notre goût10 », un jazz « du plus pur ton de France » qui a « transposé la discipline et l'humour à la française11 ». Au gré des tournées des Collégiens dans toutes les grandes et petites villes de France en 1933, la presse régionale emboîte le pas et loue la « savoureuse union de l'humour britannique, de la trépidation américaine et de la saine gaité, nuancée du charme de l'esprit français12 ».
À mesure que le jazz hot, après le straight, s'implante dans une France qui découvre Duke Ellington, Louis Armstrong ou Cab Calloway, un critique voit même en 1935 dans les Collégiens une sorte de garde-fou contre la trivialité américaine :
« Leurs dissonances discrètes et savamment dosées se terminant en accords mélodieux à peine imprévus, une fantaisie tempérée, une turbulence de bon goût, semblent avoir créé un style académique du jazz. Après la douche écossaise d'un Cab Calloway ou d'un Louis Armstrong, le concert de Ray Ventura nous a fait l'effet d'une oasis rafraîchissante13. »
Dans les premiers mois du Front populaire, les Collégiens sont loués comme des garants de l'appropriation ayant « remis en honneur la vieille gaîté française en l'adaptant avec tact au jazz américain qu'ils ont ainsi francisé14 ». Ce topos n'a donc pas faibli d'une décennie et est encore d'actualité quelques mois avant le début de la guerre.
Ce « jazz de scène » parisien, parangon d'identité musicale française, avait pourtant été initié avec quelques mois d'avance par Grégor et ses Grégoriens, selon un scénario identique. Enfin un jazz français, s'écrie déjà la presse, oubliant au passage Fred Melé, Léo Poll, le jazz Roger Berson et tant d'autres orchestres qui ont incarné le jazz en France – sans parler de Fragson, Maurice Chevalier, Mistinguett, des opérettes, de Willemetz, de Bastia ou d'Yvain, qui ont installé avec succès le goût américain dans la culture française des années 1920. Le prologue de Grégor à l'Empire le 16 mai 1930 (« la musique de jazz a évolué dans le sens de l'Harmonie ») annonce celui de Ventura à Gaveau le 13 mars 1931 (« le jazz ne meurt pas il évolue »), tout comme sa Fantaisie sur Ay ay ay, medley évoquant les couleurs « américaine, espagnole, hongroise, russe, allemande, juive ou française un soir de 14 juillet », et semblable goût du pot-pourri qui deviendront une spécialité des Collégiens – les Souvenirs de l'exposition coloniale et les Impressions de music-hall (1931), les Impressions de phono et de T.S.F, les Impressions d'opéra, La danse à travers les âges (1934), la Tournée de Music-Hall en Province et les Actualités sonores (1935), ou encore de La Marquise voyage (1937). Premières adaptations en français du modèle de la bluette sentimentale à l'Américaine, en 1930 chez Grégor avec Pour un peu d'amour, et chez Ventura avec C'est un chant d'amour. Même les initiatives encensées par la presse comme des innovations sont copiées dans une course entre les deux orchestres : les Rondes enfantines sont à peine enregistrées par Grégor en décembre 1930 que Misraki écrit pour Ventura une suite de chansons enfantines (Odéon, avril 1931). En mai 1932, Ventura enregistre un pot-pourri intitulé Les Chansons de Fragson ; Grégor reprend la recette et en septembre 1933 avec Quelques succès de Jean Tranchant. Chacun copie donc l'autre, et ce qui vaut entre Grégor et Ventura vaut en réalité dans tout le circuit de la chanson, en France comme à l'échelle transatlantique. Vuillermoz repère bien cette standardisation à l'œuvre dans l'industrie du disque :
« La production de nos grands éditeurs tend à se stabiliser de la façon suivante. [...] Pour le jazz, aucun progrès. La « série » dans toute sa rigueur. Il n'y a pas une exécution sur cent digne d'être signalée par son originalité. Les danses sont interchangeables. Les tangos superposables. Les fox stéréotypés15. »
En somme, l'intense circulation de toutes ces musiques qui, autour de la colonne vertébrale des « airs-scies », sont à l'intersection de la scène, du music-hall et des musiques de danses américaines, n'est pas spécifiquement le fait d'une trajectoire États-Unis – Europe, qu'on appellerait « américanisation ». Elle est surtout le fait d'une standardisation des mélodies populaires à succès à l'intérieur d'une aire culturelle au moins triangulaire (États-Unis, Grande-Bretagne, France) déjà relativement homogène au sortir des années 1920, même si les points d'amorçage sont le plus souvent états-uniens.
Comment expliquer que des chansons hautement standardisées de part et d'autre de l'Atlantique (et de la Manche) continuent d'être saisies en termes identitaires et nationaux ? Il y a bien sûr l'incompétence ou le suivisme cocardier de la presse. Il y a l'indifférence d'un Robert Desnos, pourfendeur de la critique musicale qu'il appelle « esthète16 », et qui ne juge que par la façon dont un « orchestre populaire [...] touche la foule ». Enfin, il y a un moyen terme : l'américanisation comme écrémage salutaire d'une chanson française moribonde :
« Lorsqu'on veut qu'une forêt de pins n'ait que des arbres bien droits dont on puisse faire des mâts, on plante les jeunes arbres les-uns tout près des autres ; ainsi une partie des arbres périssent étouffés, et seuls les meilleurs, ceux qui pointent droit vers 1e ciel, deviennent immenses. [...]. Il en est de même dans tous les domaines de l'activité humaine. Après la guerre, la France était envahie par la musique de jazz. C'était une révélation et une révolution. Le jazz bruyant et déchaîné, le jazz doux aux nostalgiques voix des nègres et au son du saxophone, au rythme hallucinant, ne nous lâchait plus. Devant cette invasion, la chanson française semblait morte, disparue ; puis, nous avons été ravis par la charmante musique des films américains. Et voilà que dans cette lutte pour l'existence et grâce à cette lutte, la chanson française s'est magnifiquement épanouie, tels les beaux pins du Nord. Il est certain que la chanson française actuelle est meilleure que celle d'avant-guerre17. »
Entre la mégalomanie cocardière de Grégor qui vend ses Grégoriens comme « le premier jazz français » et l'engouement identitaire que la presse plaque unanimement sur les Collégiens, s'organise de toute évidence une fabrique collective du succès, fondée sur un discours que l'on pourrait résumer ainsi : la frivolité américaine d'un jazz mal dégrossi nous avait autrefois séduit ; notre goût bien français l'a domestiqué, débarbouillé, réhaussé. Reste la question qu'aucun critique du temps n'aborde : quels sont les éléments qui, dans la musique des Collégiens, prêtent le flanc à une perception d'américanité ou de francité ?
La forme des chansons, d'abord, mérite quelques commentaires. Si l'on s'en tient aux succès les plus connus de Ray Ventura, on observe deux grandes tendances susceptibles d'être perçues l'une comme française l'autre comme états-unienne. La première, ancrée dans les habitudes chansonnières françaises, c'est la forme couplet-refrain à couplet variant, qu'illustrent Tout va très bien Madame la Marquise, des Chemises de l'archiduchesse, ou encore de Ça vaut mieux que d'attraper la scarlatine. Beaucoup d'autres chansons, en revanche, sont d'une forme marquée explicitement par l'influence américaine. C'est le modèle verse (unique) chorus (multiples, avec plusieurs strophes) du song américain, dans lequel un verse n'est pas tout à fait un couplet, ni le chorus un refrain.
On s'en aperçoit très bien en confrontant l'enregistrement de Tiens ! Tiens ! Tiens ! à la partition déposée. La partition de ce grand succès de l'année 1939, tiré du film Tourbillon de Paris indique « couplet » et « refrain » mais à l'évidence, il n'y a pas de couplet ni de refrain au sens que ces termes prennent généralement dans la chanson française, c'est-à-dire au sens où l'un comme l'autre reviennent, l'un avec un texte chaque fois différent, l'autre avec un texte le plus souvent identique (ou partiellement varié).
Ici, le « couplet » n'a qu'une seule strophe. Sa mélodie ne revient jamais, tandis que le « refrain » présente bien deux lignes de texte sous la portée, correspondant aux deux strophes chantées sur la même mélodie. Tiens ! Tiens ! Tiens ! n'est donc pas, contrairement à ce que la partition indique, une forme couplet-refrain, mais une forme verse-chorus.
Le verse, en effet, dans la grande tradition du song américain est une sorte de récitatif avant l'air que l'on n'entend qu'une seule fois. Le chorus, lui, est un refrain dépourvu de toute fonction de ritournelle (comme généralement dans le refrain des chansons françaises), puisqu'il revient chaque fois avec des strophes textuellement différentes, en quoi il est quasiment une chanson en lui-même, aussi détachable du verse qu'un air d'opéra l'est de son récitatif. Anything goes de Cole Porter nous en fournit un archétype : un verse en une strophe servant d'introduction (dont la mélodie ne réapparaîtra jamais), puis un chorus (ici de forme AABA) répété mélodiquement trois fois sur un texte différent, à l'exception de la redite « anything goes » à la chute des phrases A.
De ce point de vue, Tiens ! Tiens ! Tiens ! est typiquement états-unienne.
À l'échelle micro-structurelle également, puisque la forme du chorus de cette chanson est un AABA de 32 mesures avec une queue de 2 mesures, format installé depuis au moins 1930 par le prototype de I Got Rhythm de Gershwin. Beaucoup de tubes de Ventura obéissent à ce modèle formel. On peut citer Le Nez de Cléopâtre, Vivent les bananes, C'est gentil quand on y passe (AABA) ou encore Chez moi (ABA'C), par exemple. L'importance de ce chorus est si centrale que bien des chansons ont tendance à minimiser tout autre élément (introduction, interludes, codas, couplets), certaines s'y réduisant comme le fameux Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux, un 32 mesures rallongé à 36, qui montre que contrairement à une chanson française type, une chanson « américanisée » ou « américanisante » peut désormais se contenter d'un chorus. Pourtant, la partition déposée à la Sacem le 28 mai 1938 nous présente la chanson pourvue d'un couplet (à deux strophes).
Sa disparition dans toutes les versions enregistrées est en quelque sorte un procédé d'américanisation objectif par effacement de ce qui subsistait de trop français. Or ce procédé est loin d'être une exception. Semblable aventure était arrivée au premier grand tube de Misraki, Fantastique, un 32 mesures rallongé à 34. La partition publiée, en 1935, possède étrangement un couplet (avec deux strophes aux paroles distinctes). Or sur les deux enregistrements de 1931 et 1932, il est clair que la seule trace de ce soi-disant couplet est un verse à peine esquissé, joué instrumentalement un peu comme un interlude entre deux chorus.
Le plan (identique) des deux versions de 1931 (avec l'actrice Andrée Spinelly) et de 1932 (avec l'américain Russel Goudey) montre que, contrairement à la forme couplet-refrain que suggère la partition publiée, la chanson se résume quasiment intégralement à un chorus.
Un dernier type d'exemple nous est offert par Chez moi. Cette chanson, sur un texte de Jean Féline, possède trois couplets et trois refrains (textuellement différents) – ce dont la partition déposée atteste bien. C'est d'ailleurs ainsi que la vedette de la chanson Lucienne Boyer la crée le 30 septembre 1935 au disque.
Mais un mois plus tard, lorsque les Collégiens la gravent à leur tour (31 octobre), le couplet s'est transformé en verse. Une seule strophe (la première) est conservée et sa fonction est purement introductive. Ce qui était censé revenir et faire avancer la narration n'est plus qu'un vestibule anecdotique faisant patienter l'auditeur avant de lui servir le chorus. Il a également tout perdu de ce caractère « hors-tempo » qu'ont souvent les couplets des chansons françaises de la même époque, couplets qui sont le terrain d'expression par excellence des chanteuses réalistes (puisqu'elles y ont toute latitude pour façonner le style déclamatoire qui fait toute leur saveur). Misraki, lui, chante le couplet (devenu verse) a tempo. À partir d'un même matériau, on a bel et bien changé de monde sensible : de Boyer à Misraki, la chanson française Chez moi est devenue une chanson américaine.
Le pianiste de jazz Stéphane Mougin, membre épisodique des Collégiens entre 1929 et 1932, collaborateur occasionnel des Grégoriens, avait parfois la plume sévère. Il écrivait ainsi en 1930 dans Jazz-Tango :
« En dehors de ses rythmes, de ses mélodies monogénétiques et des accords obsédants, il [le jazz] n'a aucun attrait supérieur, soit intellectuel soit artistique. Il ne permet pas de s'élever plus haut que ce que le peuple peut aisément comprendre et directement admettre. Il est né pour être la musique du peuple, des foules, et ne saurait, après avoir vaincu ce critérium, vaincre quoi que ce fût18. »
Le peu d'« attrait supérieur » qu'il accorde à ces « mélodies monogénétiques » n'empêche pas que le fond de son diagnostic comporte une part de vérité. Il existe bien un mélos du song américain, qui façonne d'autant mieux le goût du temps qu'il circule d'une façon assez standardisée à travers la chanson états-unienne, britannique et française. Facture mélodique semblable, coupe des mélodies standardisée autour de quelques formats, rapport mélodie-harmonie également normalisé, goût de certaines tournures, comme les appuis sur les neuvièmes ajoutées à l'accord de dominante qui se résolvent sur la sixte ajoutée à l'accord de tonique. Mélos qui s'enrichit ou s'hybride, dans les formes informées par le jazz, de tournures idiomatiques venues du blues.
À ce petit jeu, les Collégiens incarnent parfois une forme d'américanité plus avancée et plus jazzifiée que celle de leurs modèles états-uniens. L'introduction de leur premier enregistrement en français (C'est un chant d'amour, 1930) est à cet égard une sorte d'aveu ostentatoire d'américanité. Adaptation du tube de Rudy Vallee, Lonely Troubadour (1929), elle pose en effet un décor fait de ces « accords obsédants » dont parle Mougin et qu'on ne trouve pas dans la chanson française patrimoniale d'un Bruant, d'un Mayol, d'un Polin ou d'un Fragson, ni même de cette façon-là chez Mistinguett, Maurice Chevalier ou Joséphine Baker. Accord de tonique avec sixte et septième majeure ajoutée, accord de dominante avec neuvième et treizième (naturelle, puis altérée), raccordés par une tournure idiomatique du blues : un signe d'américanité musicale affirmée et maîtrisée.
Des deux introductions en écoute aveugle, il est probable que celle de Ventura soit plus sûrement que celle de Vallee assignée à l'Amérique, tant elle fait ostentation d'un langage jusqu'ici absent de la chanson française (ou timidement présent). Comme pour Boris Vian, l'américanisation apparaît ici comme un processus de concentration de traits identifiés comme états-uniens.
L'assimilation de l'américanité par les Collégiens est d'emblée innovante autant que mimétique : l'orchestre s'est très tôt approprié les réflexes de la musique populaire américaine. Sur le plan de la facture des mélodies, la méthode Misraki n'est pas moins originale dans son processus d'assimilation. Plutôt qu'importer l'existant (la méthode des premiers Collégiens), façonner ses propres mélodies, pétries de souvenirs et d'emprunts quasi indétectables du mélos américain, mais autonomes, nouvelles. Chez moi est typique de ce procédé. Chanson originale, indiscutablement du cru de Misraki, elle porte pourtant la trace évidente d'un air américain que les jeunes Collégiens ont probablement entendu dans un cinéma parisien en 1929 ou 1930, grâce au petit film Vitaphone où l'orchestre de Gus Arnheim joue There's something about a rose (that reminds me of you) – musique de Sammy Fain.
Insérée dans ce film de 1928 qui constitue un probable modèle scénique pour les Collégiens, There's something about a rose offre un outil de compréhension idéal de l'américanisation du mélos par imprégnation et souvenir diffus. Paraphrasant le titre de la chanson source, on peut dire qu'il y a quelque chose du thème de Something about a Rose qui rappelle Chez moi. Ce quelque chose se saisit parfaitement lorsque l'on transcrit les deux thèmes. Loin de prétendre ici que Misraki aurait plagié cette chanson, il s'agit plutôt de soutenir l'hypothèse que « le Gershwin français », comme l'appelle un journaliste19, porte l'empreinte d'un mélos américain dont la source peut à l'occasion se démontrer de façon concrète, comme ici.
La trace américaine n'est cependant pas toujours aussi flagrante que dans Chez moi. Elle est même souvent beaucoup plus ambiguë, au point qu'on peut avancer l'hypothèse qu'elle est en quelque sorte « à double entente ».
Revenons pour cela à l'exemple de Tiens ! Tiens ! Tiens !. L'analyse musicale montre que la mélodie, diatonique, conjointe, très « comptine française » sur le papier, est en fait marquée par un goût incontestablement états-unien de la relation mélodie-harmonie (ou, avec les mots de Stéphane Mougin, de la relation entre « mélodies monogénétiques » et « accords obsédants »). La plupart de ses appuis se font sur des septièmes ou onzièmes de degrés mineurs, sur des sixtes ajoutées sur la tonique, des neuvièmes ou treizièmes sur la dominante, soit des notes qui « signifient » le mélos américain – à quoi il faut ajouter la tournure cadentielle finale, marquée par l'inflexion du blues (avec sa tierce caractéristique).
Le diatonisme élémentaire de la mélodie de la phrase A, tout à fait exempt d'américanisme mélodique, est américanisé par l'harmonisation. Ce qui signifie qu'en ne s'attachant guère qu'à la mélodie, on entendra plus volontiers une mélodie française, tandis qu'en se rendant sensible à la relation mélodie-harmonie, on découvrira plutôt une mélodie américanisante (et l'hypothèse que l'on peut faire est précisément que les chansons des Collégiens jouent intensément sur cette double entente). La mélodie du pont, plus encore, est impensable dans une chanson française des années 1920 et 1930 qui ne serait pas profondément américanisée.
Si la trace américaine dans la facture des chansons se démontre par l'analyse, la question épineuse reste de savoir comment elle est perçue (par ceux qui la font comme par ceux qui l'écoutent). Un bon exemple se rencontre avec la mélodie de Fantastique, première grande réussite de Misraki, dont la phrase initiale est un détournement américanisé de La Valse de Ravel (avec ses accentuations de charleston omniprésentes en 3-3-2). La trace du mélos américain n'y fait guère de doute. Pourtant les deux versions de Fantastique (1931 et 1932) nous permettent de comprendre que cette trace est un potentiel d'américanité plus ou moins perçu et plus ou moins activé selon qui écoute ou qui chante. En comparant les deux versions de Fantastique, on peut dire que l'une efface son potentiel d'américanité quand l'autre le valorise au contraire. La comédienne Spinelly théâtralise en effet plus qu'elle ne chante la mélodie. Or ce qu'elle gomme ou ce qu'elle contourne, est ce qui, sur le plan du mélos, marque le plus l'américanité. Les seuls appuis qu'elle chante effectivement sont la sensible (mi), la tierce (la), la dominante (do). Neuvième et sixte, si caractéristiques de la mélodie, sont purement et simplement escamotées, comme si Spinelly ne les entendait pas. Une seule phrase complète est chantée conformément à la partition, et significativement il s'agit d'un arpège de dominante (do-mi-sol-sib) dont le ré final semble n'être entonné proprement que parce qu'à cet endroit-là, il n'est pas une sixte ni une neuvième comme il l'aurait été si l'accord de C7 ne cédait la place à un D7.
En théâtralisant son interprétation de Fantastique, Spinelly ne retient donc comme mélodiquement pertinent que ce qui est le moins américain ; elle fait en cela la preuve de son peu de sensibilité à la part la plus américaine de la chanson de Misraki. Or il suffit d'écouter la version de l'année suivante, chantée par l'américain Russel Goudey (Collégien crucial de Ventura en 1932), pour mesurer combien une conscience nette du potentiel d'américanité contenu dans Fantastique peut rendre le thème bien plus ostensiblement américain. L'américanité enfouie par l'interprétation de Spinelly nous saute alors à la figure parce qu'elle est prise en charge par quelqu'un qui, tout simplement, l'entend lui-même. Il y a même fort à parier que ce soit Goudey qui ait réécrit les sparoles lesquelles gomment à un endroit-clé ce qu'on pourrait appeler une « lacune en américanité » de la première version. Celle-ci renonçait mesure 15 à l'accentuation charleston sur la quatrième noire à cause d'une syllabe surnuméraire (« bril-lent en chan-tant » remplacé par « fête en chantant ») – c'est d'ailleurs significativement la seule note « sensible » de tout le morceau que Spinelly parvenait à chanter, comme si la « droiture » du rythme (5 noires dont la dernière sur un 1er temps) avait compensé l'incongruité de la couleur mélodique de la neuvième.
Ceci nous amène tout droit au nœud du problème : la question de ce qu'un critique ramasse pompeusement par « les rythmes fébrigènes du jazz20 ». Et là encore, l'analyse permet d'interroger plus en détail les sensibilités qui cohabitent dans la musique des Collégiens, et l'ambiguïté permanente entre temps musical « français » et « états-unien ».
La question du rythme redouble l'ambiguïté de la perception qu'on peut avoir de la musique des Collégiens. La plupart des partitions déposées sont écrites en C-barré, ce qui signifie qu'elles sont orthographiées comme si elles étaient pensées dans des mesures à 2 pulsations. Or pour qu'il y ait la sensation d'afterbeat propre au swing, il faut 4 pulsations (peu importe qu'elles soient jouées en four-beat ou en two-beat – c'est-à-dire avec la basse ne jouant qu'un temps sur deux). À la première écoute, ce C-barré permanent est presque toujours démenti par la section rythmique, et en particulier par la pompe de la guitare, qui fait entendre aux oreilles de l'amateur de jazz une incontestable mesure à 4 temps appelant à convoquer l'afterbeat– soit l'une des expressions les plus spécifiquement américaines du temps américain de l'époque. Cette contradiction n'est pas seulement un effet d'orthographe musicale ou de choix de convention d'écriture au moment de l'édition des partitions (même si elle l'est sans doute aussi). Il y a bien une tension réelle entre deux sensibilités rythmiques, entre deux mondes de perception de la vie rythmique, entre deux temps musicaux, entre une horloge américaine et une horloge française. Tiens ! Tiens ! Tiens ! nous en fournit un parfait exemple.
Le motif principal de trois noires, d'abord (le « tiens, tiens, tiens »), est lui-même ambigu. Compte-tenu de la pompe puissante de la guitare, tout amateur de jazz ne peut manquer d'entendre ce motif comme la prononciation type de la pulsation à la noire qui identifie le swing d'un Louis Armstrong ou d'un Bix Beiderbecke :
Motif de trois noires par Louis Armstrong dans Big Butter and Eggman (1927).
Motif de trois noires par Bix Beiderbecke dans Singin' the blues (1927).
L'articulation de ce même motif sur chaque « tiens, tiens, tiens » est très ambiguë.
Compilation de tous les motifs « tiens, tiens, tiens » dans le disque des Collégiens.
Si elle éveille la saveur rythmique du jazz hot aux oreilles des connaisseurs, il n'est pas du tout exclu qu'un auditeur français de 1939 y entende un motif « brève-brève-longue », c'est-à-dire un anapeste tout à fait classique. Ce qui change tout, car le principe de l'anapeste est que les deux brèves sont sur le temps fort (ou première partie du pied métrique) et la longue sur le temps faible (ou deuxième partie du pied). Ce n'est pas le cas du même motif prononcé comme 3 noires (à la manière swing américaine, donc), où il n'y a pas d'appui sur temps faible (le 1 et le 3 étant des temps forts), et par conséquent pas de sensation d'anapeste. Avec le motif « tiens, tiens, tiens », on ne peut en l'occurrence pas répondre à la question « comment faut-il l'entendre ? », parce qu'il n'y a pas de bonne ni de mauvaise réponse.
On peut d'autant moins y répondre que les Collégiens n'y répondent pas eux-mêmes de façon stable. C'est ce que montre la version qu'ils enregistrent l'année suivante à Zurich, lors de leur exil en Suisse. L'arrangement, complètement différent, y inscrit à plusieurs reprises la mélodie dans une infrastructure métrique objectivement à 2 pulsations. Alors, pour ainsi dire, la « francité » de la mélodie et de son rythme nous crève les yeux. On découvre d'une part qu'elle pouvait parfaitement s'entendre non pas comme du swing mais comme du two-step ou du fox-trot (c'est-à-dire sans aucune sensation d'afterbeat) – mais ça, c'est toujours entendre l'Amérique. On découvre surtout que la mélodie peut parfaitement s'entendre comme une polka en bonne et due forme (l'interlude qui suit, d'ailleurs, est une citation de La Polka du roi de Trenet, paru deux ans plus tôt), et alors elle perd toute identité rythmique américaine.
On découvre en somme la double entente qu'il faut probablement prêter à la plupart des chansons des Collégiens : en dépit d'une section rythmique dont l'horloge est systématiquement américaine, en dépit des sonorités orchestrales souvent jazz de la plupart des arrangements, en dépit de la phraséologie américaine des principaux solistes de l'orchestre, la facture des mélodies reste suffisamment ambiguë pour permettre une écoute « française » qui impose la sensibilité de son temps musical à l'horloge américaine d'un monde rythmique qu'elle n'entend tout simplement pas.
Il est bien sûr impossible de savoir comment un Français de 1940 entendait, ressentait et fredonnait lui-même une chanson de Ray Ventura, mais on a parfois des exemples de surdité frappante au temps américain des Collégiens lorsqu'une vedette de l'opérette est invitée dans l'orchestre. C'est le cas de Serge Reval dans la séance de Zurich. La façon dont il chante, en effet (le pont d'abord, mais surtout le dernier A) montre à quel point il n'entend pas la même chose que les Collégiens, à quel point son monde de sensations, sa vie rythmique intérieure, est exclusivement française, quand celle des Collégiens est en partie américanisée.
Entre rythmique swing, polka, citation de Trenet, style vocal d'opérette, souvenirs du jazz symphonique et de ses cordes omniprésentes, solo de trompette bouchée hot et arrangement de big band, ce Tiens ! Tiens ! Tiens ! de 1940 illustre à merveille combien l'hybridation collégienne est complexe, et combien l'américanisation à première vue objective des chansons de Ventura-Misraki est probablement perçue de façon beaucoup moins univoquement américaine qu'on ne le croit.
André Hodeir avait façonné dans Les Mondes du jazz un terme fort utile : cécité organique. Dans une scène du livre, Boulez et lui sont autour d'un électrophone, écoutant un disque de Charlier Parker. Hodeir demande : « Peut-on affirmer sans risque d'erreur qu'ils entendent la même musique » ? Non, répond-il, car Boulez l'entend avec son propre « système de coordonnées » et il est nécessairement incapable d'en apprécier la « cohérence organique » (la relation entre le timbre, le phrasé, l'accentuation et tous les paramètres qui font qu'une phrase n'est pas seulement une suite de hauteurs sur une successions d'accords). Il est frappé de « cécité organique ». Cette « cécité organique », c'est peu ou prou ce que Ventura décrit lui‑même en 1941 lorsqu'il explique pourquoi les Collégiens modèrent délibérément leur propension « aux interprétations les plus swing » :
« Peut-être vous intéresserait-il de savoir que les publics les plus compréhensifs de notre spécialité sont, outre ceux de France, les Anglais et les Belges. Le spectateur des pays latins, tels que l'Espagne, l'Italie surtout, est plus froid, moins disposé à nos partitions. Faut-il attribuer cela à leurs attaches traditionalistes du " Bel canto " dont ils ne voudraient pas se départir ? Chez nous, le public est insuffisamment éduqué en ce qui concerne le swing. Le jour où il comprendra mieux les sentiments qui s'expriment à travers les chansons populaires américaines, ce jour-là, peut-être, pourrons-nous nous livrer sans contrainte aux interprétations les plus " swing " ou les plus " hot "...21. »
La puissance d'américanisation qu'ont pu avoir les chansons des Collégiens reste éminemment paradoxale pour cette raison-là : pétries de signes d'américanité musicale, elles demeurent suffisamment ambigües dans leur facture pour être aimées en-dehors de toute perception de ces signes d'américanité, par des auditeurs frappés de « cécité organique » qui les interprètent dans le cadre mental d'un mélos et d'un temps musical exclusivement français – avec d'autant de plus de facilité qu'ils baignent dans des discours imprégnés d'obsessions identitaires.
Madeleine Portier, " La vie du spectacle. La reprise de No, No, Nanette au Théâtre Mogador", Comoedia, 17 mai 1935, 2.
Jean Fayard, "Le music-hall. Ray Ventura", Candide, 9 juillet 1931, 15.
Hugues Panassié, "Ray Ventura et ses collégiens", Jazz-Tango no 7, avril 1931, 8.
Fayard, " Le music-hall."
Roger Régent, "L'esprit français dans le jazz", L'Intransigeant, 21 juin 1931.
Louis Aubert, " La semaine musicale," Le Journal, 24 mars 1931.
L.-R. Dauven, " Le music-hall. À l'Empire. Le jazz de Ray Ventura," L'Ami du peuple (éd. du soir), 29 juin 1931.
Émile Vuillermoz, "La musique mécanique, Quelques bons disques", Excelsior, 5 juillet 1931.
Velletaz, B.-F. Velletza, " Auditions par disque," "Musique légère - disques primés", Le Figaro, 10 août 1931.
Édouard Beaudu, "Music-hall. Le jazz Ray Ventura à l'Olympia", Le Petit Journal, 8 août 1931.
Legrand-Chabrier, A., " Panorama des pistes et plateau," La Rampe 24 (mars 1932).
"Théâtre d'Amiens. Ray Ventura et ses collégiens." Le Progrès de la Somme, 9 mai 1933.
« Concerts et récitals. Ray Ventura », Le Jour, 21 mai 1935.
« Courrier des théâtres. Music-halls », Le Petit Journal, 7 octobre 1936.
Émile Vuillermoz, « Les bons disques du mois », Comoedia, 23 octobre 1931.
Robert Desnos, « Les disques », Ce soir, 4 mai 1937. Et citation suivante : « Les disques », Ce soir, 28 avril 1937.
André-G. Block, « Variétés. La renaissance de la chanson est de bon augure pour le cinéma français », Ciné-Comoedia, 14 avril 1935.
Stéphane Mougin, « Voyage en Amérique du Sud », Jazz-Tango, no 2, 15 novembre 1930, 9.
« Cinéma. Tourbillon de Paris », Le Petit Journal, 28 août 1939.
Charles Cornet Tenroc, « À l'Opéra-Comique, Angélique et l'opérette », Comoedia, 25 juin 1934. Par « fébrigène », entendre « qui engendre la fièvre ».
René Monduel, « Je suis toujours un Collégien... entretien avec Ray Ventura », Artistica, 25 janvier 1941, 1.