Ray Ventura, le jazz et la chanson française: une américanisation à double entente
Dans les années 1930, Ray Ventura et ses Collégiens s'imposent comme un modèle de chanson française...
À partir de l’arrivée des troupes états-uniennes en 1917, le jazz s’implante dans les music-halls, dancings, cabarets et casinos où des orchestres venus d’outre-Atlantique interprètent de la musique syncopée. Une poignée de musiciens français prêtent une oreille attentive à cette nouvelle musique et choisissent de se l’approprier en intégrant des jazz-bands et en fréquentant les lieux de diffusion de cette nouvelle musique venue d'Amérique. Mais il a fallu attendre les années 1930 pour que le jazz devienne partie intégrante du monde du divertissement en France. Influencés par le jazz symphonique de Paul Whiteman (États-Unis) et de Jack Hylton (Angleterre), qui se produisent dès le milieu des années 1920 en Europe, des « jazz français » se constituent et transforment peu à peu le paysage des orchestres. Après que Fred Mélé a ouvert la voie dès 1923 au Casino de Paris, l’orchestre de Ray Ventura (1908-1979) et ses Collégiens, ainsi que celui de Krikor Kelekian (1898-1973), dit Grégor, marquent profondément la décennie 1930, tant par leur succès et la qualité des musiciens que par leur manière d’intégrer le jazz aux variétés. Afin de marquer leur différence avec leurs homologues américain et anglais, Ventura et Grégor montent un répertoire à la française, avec des airs américains et des compositions originales chantées en français, le tout parsemé de sketches musicaux où les instrumentistes laissent libre cours à leur virtuosité et à leur humour.
Entre jazz et chanson, ces formations qui s'affirment au cours des années 1930 constituent un objet hybride pour la musicologie et l’histoire des spectacles, que chacune place en dehors de son champ d'études. Le premier enregistrement des Collégiens en 1928 donne la part belle aux improvisations instrumentales syncopées sur les succès américains Sweet Ella May et I'm Afraid of You 1. Six ans plus tard à peine, les mêmes musiciens enregistrent Tout va très bien, Madame la Marquise2, succès mondial dont le compositeur Paul Misraki (1908-1998) dit avec fierté qu'il est entré dans le « folklore français3 ». Le succès de l'orchestre de Ventura dans le monde de la chanson survient au terme d'un processus d’hybridation caractéristique des orchestres de jazz français. Chaînons essentiels de l'importation et de la popularisation du jazz en France, ceux-ci participent en retour à l'évolution du paysage chansonnier national vers le swing en ouvrant la voie à Charles Trénet, Johnny Hess, Henri Salvador, Mireille ou encore Jean Sablon. La carrière des Collégiens en ce début des années 1930 soulève ainsi plusieurs problématiques propres au phénomène d'américanisation entendu comme appropriation, qui se déploie en plusieurs étapes.
L’étape initiale est celle de l'imitation. Les premiers disques des Collégiens reprennent ainsi les succès des films américains, parfois quelques mois seulement après leur sortie aux États-Unis. La séance d’enregistrement qu’ils réalisent pour Columbia en octobre 1928 est en ce sens exemplaire : I’m Afraid of You a été enregistré la même année par Paul Whiteman et son orchestre, mais aussi par les Ben Selvin’s Harmonians, Jack Smith & the Whispering Orchestra, ou encore le George Fisher’s Kit Kat Band. Pour restituer l'identité américaine de ces titres déjà bien connus en France, c’est le chanteur Lou Abelardo et son parfait accent britannique qui est choisi pour Sweet Ella May et, sur la face B, le trio vocal mené par Coco Aslan dans la tradition des Rhythm Boys de Whiteman chante le refrain de I’m Afraid of You. Pour l’année 1929 seulement, parmi les 14 titres enregistrés par l’orchestre chez Odéon, 12 sont issus de comédies musicales créées à Broadway ou de films américains, une source essentielle pour tous les orchestres de jazz de l'époque.
Les États-Unis ne s’invitent pas uniquement dans les répertoires. Sur scène, les pratiques s’inspirent de Jack Hylton, lui-même un passeur des modes américaines au niveau européen. Ce sont aussi les normes de l’entertainment qui se diffusent : la polyvalence des musiciens qui chantent, dansent, improvisent et jouent dans des sketches musicaux est désormais exigée. Le groupe bénéficie des conseils de Léo Vauchant (1904-1991), tromboniste et arrangeur dans différents orchestres au cours des années 1920, dont celui de Hylton. On l’entend avec les Collégiens sur leur premier enregistrement pour la firme Odéon sur lequel sont gravés les titres You're the Cream in my Coffee et Let’s Do It4. De même, Serge Glykson, saxophoniste de l’orchestre de Lud Gluskin à partir de 1928, joue avec les Collégiens sur Louise5, I Want to Be Bad6, I’m Doing what I’m Doing for Love7. Philippe Brun, trompettiste de Gregor puis de Hylton, enregistre lui aussi avec les Collégiens dès 1929. La circulation des pratiques passe par la circulation des musiciens d'un orchestre à l’autre.
Les Collegians, rebaptisés Collégiens en 1931, se mettent toutefois à traduire les titres américains en français et montent peu à peu leur propre répertoire de compositions originales. Cette nouvelle politique discographique est très claire si on analyse leur production chez Odéon puis Decca, maison de disques avec laquelle ils signent en 1931. En 1930, sur les 8 faces enregistrées par l'orchestre, 3 sont en français. L’année suivante, la proportion est de 24 titres français sur 37. En 1932, 35 sur 46 ; en 1933, année moins productive, ils sont tout de même 24 sur 26 ; en 1934, il y en a 41 sur 44.
L’artisan de cette transformation est Paul Misraki, pianiste puis arrangeur attitré des Collégiens. Son répertoire francophone compte des reprises de chansons traditionnelles françaises, des traductions de chansons américaines en français (Vivons nos rêves8, traduction par Saint-Granier de Love is a Dreamer du film Lucky in Love), des reprises de grands succès de la génération précédente (Je sais que vous êtes jolie, Reviens9...), mais surtout des succès du moment popularisés par le film sonore naissant, notamment les chansons des films de Maurice Chevalier (Dans la Vie quand on tient le coup, Mon Idéal10, Déjeuner d'amoureux, Le Taratata...11). En bref, les Collégiens transposent le processus initial d'imitation transatlantique à l'intérieur du territoire national : ce qu’ils imitent cette fois, de manière moins directe, c’est le schéma qu'ils voient à l’œuvre aux États-Unis et qui repose sur la transversalité de la chanson à travers le monde du spectacle vivant, depuis les variétés de music-hall et le film jusqu’à l'orchestre et les clubs de jazz. Ce faisant, ils s’autonomisent de la production américaine tout en reprenant ses codes.
Le tour de force de Ventura est d’opérer un retour à la chanson sans pour autant quitter le monde du jazz ; les deux ne sont pas incompatibles, au contraire, c'est l’histoire du jazz elle-même vue par Ventura qui lui permet de se justifier de s'éloigner des standards américains pour revenir vers le répertoire national. Ainsi peut-on lire l’analyse qu’il signe dans L’Édition musicale vivante en 1931 :
« On commença à danser beaucoup. Il fallut renouveler le répertoire et l’augmenter. Les compositeurs de mélodies commencèrent à fabriquer des fox-trot, d’inspiration anglaise très souvent... tout à fait le type de la petite chanson anglaise bébête et sentimentale. De ce jour, le jazz pur était mort. Lorsqu’un Louis Armstrong [...] improvise pendant des heures sur Saint-Louis Blues, sur Saint-James Infirmary ou sur Tiger Rag, vous avez l’occasion alors d'entendre du jazz. Mais lorsqu’il improvise sur Confessin’, Dinah ou tout autre morceau d’origine judéoaméricaine, vous n'entendez déjà plus du véritable jazz. À l’heure actuelle, tous les grands orchestres dits de jazz jouent simplement la musique populaire de leur pays12. » [Il souligne]
Pointant l’hypocrisie des défenseurs d’un jazz pur quand le jazz naît justement des métissages et évolue avec la musique de son temps, Ventura met aussi le doigt sur les parentés qui existent entre jazz et chanson dans les années 1930 : réappropriation d’un thème ou d’un texte par différents artistes, importance de l'arrangement et de l’interprétation sont des traits communs aux deux genres qui se retrouvent d’ailleurs sur les mêmes scènes, à commencer par le music-hall. À ceux qui opposent chanson et jazz sur le modèle de l’opposition France / États-Unis ou bien sur le modèle de l’opposition tradition / modernité, Ventura répond par l’argument de l’hybridation, de l’échange, en considérant le jazz non plus comme un répertoire figé à imiter tel quel, mais comme une méthode, une manière de penser, presque, qui peut alors être appropriée, remaniée selon les contextes nationaux. La stratégie marche : le nouveau spectacle des Collégiens fait un triomphe, leurs disques se vendent et l’accueil de la presse est enthousiaste : « Il y a longtemps qu'on attendait cela, s'exclame le chroniqueur René Bizet ; un jazz français qui présentât au public un numéro de music-hall français13 ».
Sans se départir d’une influence assumée de la musique américaine dont ils conservent les rythmes syncopés et les sonorités propres au jazz (mise en valeur des cuivres, importance de la section rythmique...), les Collégiens poursuivent leur carrière à la scène puis à l’écran. Paul Misraki devient leur compositeur attitré au moment où ils signent un nouveau contrat discographique avec Pathé, en 1935. Tout va très bien Madame la Marquise14 est le premier titre qu’ils gravent pour la firme française.
Initialement prévue pour la scène, la chanson est un succès qui dépasse les espérances de l'orchestre : le disque se vend à plus de 600 000 exemplaires et décide les Collégiens à commercialiser un répertoire de compositions originales, sur le modèle de la Marquise en reprenant l’idée de mettre en scène musicalement des paroles comiques. Jusqu'en 1940, on dénombre 21 titres des Collégiens que l’étiquette discographique ou l’édition imprimée qualifie de « fox-trot humoristique », dont Les Trois Mandarins15, Quand un Vicomte rencontre un autre Vicomte16ou Les Chemises de l’Archiduchesse17.
Enfin, les Collégiens intègrent eux-mêmes l’industrie du film musical, en parfaite continuité avec l’identité de l'orchestre qui avait tant puisé dans les succès du cinéma américain puis français. Aux États-Unis, les modèles des Collégiens avaient montré la voie : King of Jazz, dont Paul Whiteman et son orchestre sont les vedettes, est diffusé dès décembre 1930 à l’Olympia sous le titre La Féerie du jazz. Outre-Manche, Jack Hylton joue son propre rôle dans She Shall Have Music (1935). Après avoir enregistré des chansons de Paul Misraki destinées au cinéma dès le début des années 1930, les Collégiens sont à l’affiche de Feux de joie (1938) puis de Tourbillon de Paris (1939).
À cette occasion sont gravés de grands succès, comme la chanson Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux18, qui fait ensuite l’objet d'une reprise en anglais : I Love to Sing, chantée par Vera Lynn en 1943 dans le film britannique Rhythm Serenade. Si ce phénomène n'est pas nouveau, en témoignent les multiples reprises de la chanson française Mon Homme aux États-Unis dès le début des années 1920, il s’agit d’un accomplissement pour Ray Ventura et son orchestre qui bouclent ainsi une trajectoire d'américanisation initiée une décennie plus tôt.
L’appropriation est achevée et dépassée : en seulement dix ans, les Collégiens gagnent le devant de la scène avec l'invention d'une nouvelle forme musicale hybride qui emprunte au jazz dans l'usage du rythme et de l'orchestration, ainsi qu’à la chanson française comique dans le travail du texte et de la mise en scène. Bien que ce modèle s’essouffle après la guerre, les nombreuses carrières lancées au sein de l'orchestre de Ventura (Raymond Legrand, Jacques Hélian, Henri Salvador, Loulou Gasté...) héritent de cette vitalité des échanges musicaux entre les styles et les genres, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique.
Columbia D 19146, 78 rpm, 1928.
Pathé PA 624, 78 rpm, 1953.
« Le Jeu de l’ouïe - Paul Misraki », 11 mars 1991, archives INA.
Odéon 165.529, 78 rpm, 1929.
Odéon 165.625, 78 rpm, 1929.
Odéon 165.624, 78 rpm, 1929.
Odéon 165.775, 78 rpm, 1929.
Odéon 238.176, 78 rpm, 1930.
Odéon 238.440, 78 rpm, 1931.
Odéon 238.343, 78 rpm, 1931.
Odéon 238.897, 78 rpm, 1931.
Ray Ventura, "Non... Le Jazz ne meurt pas ! Il évolue....", L’Édition Musicale Vivante, septembre, 1931, 9.
René Bizet, "Spectacles. Music-Hall. Empire," L’Intransigeant, juillet, 1931, 7.
Pathé PA 624, 78 rpm, 1935.
Pathé PA 752, 78 rpm, 1935.
Pathé PA 729, 78 rpm, 1935.
Pathé PA 1181, 78 rpm, 1937.
Pathé PA 1651, 78 rpm, 1938.