Hispano-américanisme
Apparu dans les années 1880 et caractérisé par une grande longévité qui le fera parcourir tout le XXe...
La logique transnationale du projet Transatlantic Cultures ne doit pas amener à négliger le rôle actif des Etats. Au cours de la période contemporaine, un grand nombre de pays de l'espace atlantique ont tenté de favoriser leurs intérêts nationaux - politiques, économiques ou stratégiques - par l'intermédiaire d'actions culturelles diffusées dans l'ensemble de la région. Ces initiatives, de nature et de portée variables, ont pu être délibérées ou indirectes, ostensibles ou dissimulées, à courte vue ou à long terme. Cette diversité induit, pour l'analyse, un certain nombre de difficultés conceptuelles et sémantiques, au point que le terme « diplomatie culturelle » est parfois vu comme « l'un des plus confus (confusing)1» dans l'histoire moderne des relations internationales. Dans la foulée du 11 Septembre, le diplomate américain Richard Holbrooke écrivait que les expressions public diplomacy, public affairs ou « guerre psychologique », malgré d'infimes nuances, ne désignaient jamais autre chose que de la propagande. En France, on préfère depuis longtemps parler « d'action culturelle » ou de « diplomatie d'influence », adaptation approximative du soft power imposé dans le débat public par Joseph Nye après la fin de la Guerre froide. Un récent rapport pour le Parlement européen oscille entre « relations culturelles » et « diplomatie culturelle », notant que si le second est privilégié par les institutions politiques, le premier est utilisé plus fréquemment par les acteurs et institutions de la culture. Dans tous les cas, les actions relevant de près ou de loin de politiques culturelles délibérées visant à influer sur les valeurs et les idées circulant dans l'espace atlantique, ont joué un rôle majeur depuis la fin du XIXe siècle.
À cet égard, acteurs étatiques (diplomates, médias publics), semi-publics ou para-étatiques (instituts culturels, établissements scolaires), mais aussi intervenants privés (fondations, musées, producteurs de cinéma) agissent souvent de concert. Les politiques gouvernementales, rangées sous l'étiquette de « politique culturelle » ou cultural diplomacy, sont facilement accolées à la tradition française, qui naît en 1883 avec la création d'Alliances françaises largement animées par des fonctionnaires de l'éducation nationale, se renforce avec la multiplication des lycées français dans les années 1930 et 1940, et s'institutionnalise après la Seconde Guerre mondiale avec la création de la fonction d'attaché culturel, agent du soutien logistique et financier du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Culture à la promotion des musiciens français ou à la traduction d'ouvrages francophones.
Le terme « relations culturelles », défini comme l'ensemble des échanges « organiques et naturels2» entre les nations à travers leurs acteurs culturels et sociaux, est pourtant revendiqué par des institutions soumises à une tutelle gouvernementale, telles que la BBC ou le British Council au Royaume-Uni, par exemple. Ces interactions passent aussi par les réseaux scientifiques, universitaires ou intellectuels, longtemps favorisés par les nations d'Amérique latine pour renforcer leur coopération régionale et leur prestige international (Congrès Scientifique organisé à Buenos Aires en 1898, Congrès de médecine à Santiago du Chili en 1902, participation active du Brésil à l'Institut International de Coopération Intellectuelle dès 1924).
Dans la plupart des cas, l'intérêt national (prestige, influence, coopération) est promu de manière plus ou moins explicite, sous différente formes, par des acteurs et des institutions variés, gouvernementales, semi-gouvernementales ou privées. Cette convergence d'initiatives est caractéristique des actions diplomatiques états-uniennes : en 1948, l'Union Panaméricaine, le Museum of Modern Art de New York et le ministère de l'Éducation du nouveau président vénézuélien, l'écrivain Romulo Gallegos, s'appuyèrent sur des financements de la famille Rockefeller pour organiser une Exposición Interamericana de Pintura Moderna à Caracas. C'est ensuite la multinationale United Fruit qui permit de la faire voyager dans le reste de l'Amérique Latine. Les articles proposés dans le cadre de cette rubrique s'attachent à élucider les conditions, les modalités et les objectifs des interactions culturelles, notamment l'articulation entre action publique et acteurs privés. Il s'agit aussi de rendre compte de la circulation effective des messages, des œuvres et des idées ainsi promues, ainsi que des publics visés, sinon effectivement atteints.
La chronologie module évidemment l'importance accordée à tel ou tel pays. Considérée comme pionnière de « l'action culturelle » à travers ses Alliances et le concept de francophonie, la France n'a jamais cessé de croire en la culture comme outil d'influence et de coopération, malgré des moyens en baisse au cours des dernières décennies. Comme le Canada, elle conçoit aussi la culture comme une ligne de défense stratégique : « l'exception culturelle » qu'elle a souvent tenté d'imposer dans les négociations commerciales transatlantiques rejoint la cultural exemption négociée par le Canada lors des accords de l'ALENA, qui ont entraîné des conflits avec les États-Unis à propos de médias aussi divers qu'une chaîne de télévision dédiée à la musique « country », un hebdomadaire sportif et un réseau de librairies. La Convention de l'Unesco sur la protection et la promotion de la diversité culturelle, adoptée en 2005, reflète cette logique et, au-delà, le sentiment, largement diffusé dans l'espace atlantique, de la nécessité de contrer une mondialisation parfois assimilée à une américanisation forcée. Une partie non négligeable de l'histoire culturelle du XXe siècle touche aux conséquences et aux réactions nées d'une standardisation nord-américaine de la culture par une propagande délibérée aussi bien que par l'économie de marché. Cette problématique est l'un des fils rouges reliant les articles de cette rubrique.
S'agit-il « d'impérialisme culturel » ou « d'empire informel » ? En 1941, le patron de presse nord-américain Henry Luce enjoignait ses compatriotes à s'engager dans la Seconde Guerre mondiale pour assumer le rôle prédominant des États-Unis sur la scène internationale. Selon lui, « le jazz américain, les films hollywoodiens, l'argot américain, les machines et les brevets américains [étaient] en réalité les seules choses que toutes les sociétés du monde, de Zanzibar à Hambourg, [avaient] en commun3.» Il décrivait ainsi un processus entamé sans doute dès les années 1910, celui d'un siècle américain dont l'idée s'est imposée avec force dans la culture et la diplomatie états-uniennes.
En réalité, ces velléités d'américanisation prennent forme bien avant la Seconde Guerre mondiale et se concentrent d'abord sur « l'hémisphère » (i.e. le continent américain) pour s'opposer aux influences européennes, qu'elles soient « latines » ou « ibériques » (rappelées en force lors de l'Exposition ibéro-américaine de Séville en 1929), voire aux initiatives de l'Allemagne, très active dans les années 1930 dans les pays ayant accueilli une importante communauté germanique (Brésil, Argentine, Chili ou Colombie). Ces discours concurrents sur la race, la nation et l'identité proposent des configurations culturelles et idéologiques de l'espace atlantique. L'ibéro-américanisme et le latino-américanisme sont transocéaniques et linguistiques, ils repoussent les rives de l'Atlantique jusqu'à Paris et Madrid. Le panaméricanisme de Washington est continental et vise à transformer l'Atlantique en frontière culturelle. Dans le même temps, des pays comme l'Argentine, le Brésil et le Chili bâtissent leur propre diplomatie culturelle, tentant de tourner à leur avantage les différentes initiatives dont ils sont l'objet de part et d'autre de l'Atlantique, pour définir et projeter une certaine image d'eux-mêmes sur la scène internationale. Puissance émergente du continent américain, le Mexique de José Vasconcelos, terre d'une raza cosmique et universelle4, fait de la culture un outil diplomatique dès les années 1910.
À ce schéma se superpose évidemment, pendant plusieurs décennies, la stratégie culturelle d'une Union Soviétique qui comprend dès les années 1920 la puissance des médias de masse. Pourtant, la « Guerre froide culturelle5 » permet aussi d'esquisser, à l'occasion, les conditions d'un rapprochement. En 1958, l'accord « Lacy-Zarubin », premier traité signé entre l'URSS et les États-Unis pendant cette période, porte précisément sur les questions culturelles et éducatives dans le contexte d'un « dégel » des relations entre les deux puissances. Un an plus tard, le nouveau régime cubain crée la Casa de las Américas (inaugurée, non sans humour, un 4 juillet), destinée à renforcer les liens entre La Havane et le reste de l'Amérique Latine, mais aussi à diffuser la littérature et les arts cubains dans le reste du monde. Son action contribue à atténuer l'isolement diplomatique de l'île sous la pression de Washington. On peut y voir aussi l'une des premières initiatives de diplomatie culturelle Sud-Sud.
Au lendemain des décolonisations africaines, le Festival Mondial des Arts Nègres organisé à Dakar en 1966, le Festival panafricain d'Alger en 1969 et le World Black and African Festival of Arts and Culture (FESTAC) de Lagos en 1977 accueillent d'importantes délégations africaines, mais aussi états-uniennes et latino-américaines. Celle que le Brésil envoie à Dakar en 1966 marque la volonté du ministère brésilien des Relations extérieures de faire de l'Afrique une nouvelle cible de sa diplomatie culturelle. Dans les décennies comprises entre la révolution russe et la fin du XXe siècle, tous les grands acteurs nationaux de l'espace atlantique consacrent donc une partie de leurs efforts à l'influence diplomatique à travers la culture.
En démantelant sa principale agence de public diplomacy en 1999, les États-Unis semblent momentanément considérer que la fin de la Guerre Froide rendait la propagande inutile. En ce qui concerne l'espace atlantique, les principaux acteurs de l'influence sont sans doute devenus les industries de la culture. La « diplomatie » et la culture relèvent désormais des traités commerciaux et de questions sur la régulation des géants de l'internet et la logique du libre-échange. C'est d'ailleurs sous le concept de « nation branding » que de nombreux pays (Espagne, Angleterre ou Afrique du Sud par exemple) sont tentés de définir leur diplomatie d'influence. Dans ce processus de marchandisation de la culture de masse, « l'identité » des nations est un argument de vente à destination d'opinions publiques conçues comme touristes potentiels.
Jessica Gienow-Hecht, "What Are We Searching For? Culture, Diplomacy, Agents, and the State," in Searching For a Cultural Diplomacy, eds. Jessica Gienow-Hecht, Mark C. Donfried (New York, Oxford: Berghahn Books, 2013), 3.
Richard T. Arndt, The First Resort of Kings: American Cultural Diplomacy in the Twentieth Century (Washington D.C.: Potomac Books, 2005), xviii.
Henry Luce, "The American Century," Life, 17 février 1941, 61-65.
José Vasconcelos, La Raza Cósmica. Misión de la raza iberoamericana. Notas de viajes a la América del Sur (Madrid: Agencia Mundial de Librería, 1925).
Giles Scott-Smith and Hans Krabbendam, eds, The Cultural Cold War in Western Europe 1945-1960 (Londres: Frank Cass, 2003); Patrick Justus Iber, Neither Peace nor Freedom: The Cultural Cold War in Latin America (Cambridge: Harvard University Press, 2015).