Francophonie : histoire d’un mot, actualité d'un projet
La francophonie est un mot forgé à la fin du XIXe siècle dans le contexte de la colonisation par la...
Fondée en 1883, l'Alliance française, faute d'avoir pu se développer aisément dans les colonies, prit très vite un tournant mondial afin de diffuser la langue et la culture françaises le plus largement possible. L'expansion territoriale de l'Alliance fut d'emblée centrée sur l'Atlantique, Amérique du Nord avant 1914 puis Amérique du Sud. Sur plus de 130 ans, la présence ininterrompue de cette multinationale francophone (partout dans le monde, les Alliances sont de droit local) au sein de l'espace transatlantique permet de penser sur le long terme les modalités évolutives de la présence culturelle française dans cette région du monde où deux « impérialismes de l'universel », selon l'expression de Pierre Bourdieu1, se retrouvent directement face à face. Si l'on peut schématiser quelque peu l'évolution générale des Alliances, elles furent surtout des clubs mondains jusqu'en 1940 et devinrent après 1945 des centres d'enseignement qui servirent aussi, à partir surtout des années 1980, de vitrine culturelle fortement volontariste. Au-delà de cette évolution, les Alliances s'ouvrirent de plus en plus, à la fin du xxe siècle, sur leur environnement culturel local. Leur action qui, historiquement, s'apparentait à une démarche de diffusion assez unilatérale de la culture française, a acquis de plus en plus une orientation interculturelle où prôner une certaine réciprocité dans l'échange est devenue de mise.
L'Alliance française connut d'abord une forte expansion aux États-Unis (comité de Los Angeles fondé en 1888, celui de San Francisco en 1889, celui de New York en 1898), un développement sans cesse croissant en Amérique latine entre 1920 et 1990 (même si le comité de l'Alliance de Buenos Aires fut fondé dès 1893) et, enfin, un nouvel essor à la fin du xxe siècle à nos jours au sein de l'espace africain. Les couleurs nord-américaines prises d'emblée par l'association indiquent le prestige dont jouissait la culture française au sein des élites nord-américaines des années 1900. On passe de 66 comités en 1910 à 104 en 1913 et 271 en 1931, sous la houlette un peu centralisatrice d'une fédération des États-Unis créée en 1902. Cette dernière était chargée d'harmoniser le bon fonctionnement de l'ensemble, notamment par la gestion annuelle d'une tournée de deux conférenciers à travers tout le territoire (80 à 100 conférences chacun) ou par l'organisation d'activités dont, en 1913, la tenue du premier Congrès des professeurs de français.
Après la Première Guerre mondiale, et pour longtemps, l'Alliance se centra surtout sur l'Amérique latine avec deux pays atlantiques majeurs, l'Argentine (avec un premier apogée de 10 000 élèves en 1929) et le Brésil. L'Amérique du Sud, avec certes aussi une composante pacifique (Pérou et Chili), représentait 50 % des effectifs en 1980 et encore 34 % en 2007.
Quant à l'Afrique, bien que son premier comité fût très ancien (Saint-Louis du Sénégal en 1884), son ascension fut tardive (9 000 élèves seulement en 1956). Elle représentait tout de même 18 % des effectifs en 2007, avec d'abord des pays tels le Nigéria, l'Angola ou l'Afrique du Sud. Récemment, le développement s'est avéré de plus en plus dynamique, mais sur la partie orientale du continent (Kenya, Ethiopie). Ainsi en 2013, 124 Alliances regroupaient un peu plus de 70 000 élèves.
Ces dernières années le déclin du bloc américain s'est fait sentir avec, en 2013, 145 232 étudiants pour l'Amérique latine (31 % de l'effectif total de 464 316 élèves) et 36 404 étudiants pour l'Amérique du Nord (15,2 %). En dépit de ce recul, l'Alliance Française au Brésil reste aujourd'hui la composante démographique la plus fournie de tout le réseau.
L'Alliance prit le parti de diffuser principalement la culture française par le biais de l'enseignement de la langue. Jusqu'en 1940, elle fut d'abord une vaste entreprise qui subventionnait des établissements qui proposaient l'enseignement du français. Après 1945, elle créa ses propres établissements dirigés le plus souvent par un directeur français au statut de fonctionnaire, « détaché » de l'Éducation nationale et payé par le ministère des Affaires étrangères. Cette nouvelle maîtrise des locaux, achetés le plus souvent grâce aux finances des comités locaux, lui permit aussi de proposer dans un même établissement des conférences, des projections de films ou des expositions temporaires.
L'Alliance française fut donc au cœur d'intenses circulations d'hommes et d'œuvres. Parmi tous les individus qui traversèrent l'Atlantique on peut répertorier, d'un côté, les Français qui gagnent les Amériques (professeurs français de l'Alliance après 1945, conférenciers français dès le début du xixe siècle et, de l'autre, tous les ressortissants nord et sud-Américains qui se rendaient en France avec un projet linguistique (boursiers de l'Alliance ou personnes qui gagnaient Paris et profitaient des cours, très réputés, dispensés par l'Alliance dans la capitale depuis 1894).
Quant à la grande modernisation des Alliances française après 1945, elle doit tout à la professionnalisation de l'enseignement qui fut alors permise par le détachement de contingents d'instituteurs (bacheliers depuis les réformes du régime de Vichy), de licenciés et de capésiens2 de l'Éducation nationale. En Argentine, on comptait 11 « détachés » en 1951 et 37 en 1978 ; le Brésil en abritait 48 en 1963 et 16 en 1991. Par ailleurs, les conférenciers invités à parler devant tel ou tel comité représentent l'autre grande catégorie de Français amenés à rentrer en contact avec les élites locales. Publicistes, écrivains (André Maurois se rend aux États-Unis en 1927) et universitaires (par exemple le seul conférencier venu de France en Argentine en 1951 fut le spécialiste d'histoire littéraire René Jasinski) en composent le personnel habituel.
En Amérique latine, où l'Alliance reste pendant tout le xxe siècle la principale structure culturelle française, les conférenciers invités s'avèrent le plus souvent d'un haut niveau. L'Alliance de Recife reçoit en juillet 1949 Albert Camus et, en août suivant, les historiens Lucien Febvre et Germain Bazin. En août 1950, le philosophe existentialiste Gabriel Marcel se présente à l'Alliance de Porto Alegre devant un auditoire de 800 personnes. Les Alliances brésiliennes reçoivent en 1986, Paule Thévenin, qui vient parler d'Artaud ; en 1987-1988, elles accueillent Jean Malaurie (le directeur de la célèbre collection « Terre humaine » chez Plon), le traducteur de la Bible André Chouraqui, Gérard Pommier (psychanalyste) et l'écrivain Michel Tournier. Aux États-Unis, où le prestige des conférenciers est un facteur déterminant, l'année 1996 voit défiler certains des universitaires les plus renommés dans leur domaine dont l'historien Maurice Agulhon, le paléontologue Yves Coppens et le spécialiste de préhistoire Jean Clottes.
Mais un mouvement en sens inverse se produit quand des professeurs de français locaux ou des étudiants partent des Amériques et viennent suivre à Paris les cours de l'École de langue de l'Alliance (les étudiants nord-Américains y sont longtemps les plus nombreux après 1945). Une petite minorité profite à ce titre d'un financement versé par un comité local pour un séjour en France : ainsi en 1951, l'Alliance argentine crée un concours de français dont les lauréats gagnent une bourse de voyage.
Les circulations sont aussi celles d'objets (livres, films à partir des années 1950, photos) et d'œuvres : en 1979, l'Alliance de São Paulo propose ainsi 30 séances de cinéma, 11 conférences, dix représentations théâtrales et cinq expositions. Bien que la présence de bibliothèques fût parfois significative avant 1940 (le comité de l'Alliance de Chicago possédait 9 000 volumes en 1914), la possession de locaux propres après 1945 permit d'organiser de façon plus ambitieuse ce type de structure. Le siège parisien, par des dons propres ou par des aides du ministère des Affaires étrangères, envoie, entre 1945-1975, deux millions d'ouvrages au sein de ces différents comités (le futur prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa s'est formé en partie dans la bibliothèque de l'Alliance française de Lima). Il faut attendre cependant les années 1990-2000 pour qu'une modernisation des bibliothèques soit opérée avec, parfois, la nomination de bibliothécaires à temps plein, comme à l'Alliance de Buenos Aires à la fin des années 1990. La bibliothèque est alors reliée directement à des activités de conférences et de séminaires. La séance de cinéma s'imposa dans les années 1950 et 1960 au sein de beaucoup d'Alliance sud-américaines ; l'Alliance de La Plata organisait dès 1952 un ciné-club avec un public de 600 abonnés. L'écrivain cubain Eduardo Manet se souvient, dans les années 1950, du bonheur procuré par la vision de ces films français dans un pays où les films hollywoodiens dominaient tout le marché classique.
À partir des années 1980, les Alliances se sont muées en centre culturel ouvert aux concerts et aux expositions de toutes sortes. En 1992, la tournée du Cargo 92 amène en Amérique latine plusieurs compagnies théâtrales qui assurent un grand succès public à l'ensemble des manifestations supervisées par les Alliances locales.
Un premier trait notable de cette présence francophone dans l'espace transatlantique touche au temps long des échanges ; dans le domaine de l'action culturelle extérieure rien ne remplace en effet la solidité des engagements de long terme. Dans un monde où la compétition entre les écoles de langue et instituts culturels est devenue intense à la fin du xxe siècle (plus d'une trentaine d'instituts Confucius en Afrique aujourd'hui), l'Alliance a ainsi offert à ses interlocuteurs locaux la garantie du sérieux des responsables : celle d'une expérience du terrain et donc la possibilité d'un dialogue fructueux avec les acteurs locaux. Ceux-ci, via le comité local, restent les maîtres juridiques des destinées d'une Alliance. Ainsi certains comités sud-américains sont dirigés par des personnalités dont les familles sont engagées depuis deux ou trois générations au sein de l'Alliance locale. Ceux qui dirigent les comités (8 000 administrateurs bénévoles au total dans l'ensemble du réseau en 2007) ne sont pas des acteurs passifs aux ordres de Paris, mais des membres autonomes qui ont aussi leur propre agenda quant aux stratégies de bon développement de leur Alliance. Les comités sont des organismes qui incarnent de fait une relation que l'on pourrait qualifier d'interculturelle. Cette caractéristique s'est renforcée depuis les années 1980 quand, pour des raisons d'économie budgétaire, le progressif tarissement de la filière des fonctionnaires de l'Éducation nationale (les « détachés ») obligea à recruter de plus en plus de professeurs de l'Alliance au sein du vivier local. Par ailleurs, conformément aux directives du rapport sur Les Relations culturelles extérieures rédigé par Jacques Rigaud pour le ministère des Affaires étrangères en 1979, le dispositif culturel français extérieur s'est ouvert de plus en plus aux acteurs culturels et économiques locaux et à la nécessité de l'échange avec les universités, les associations culturelles, les entreprises. Dans la décennie 1990, dans certaines villes d'Argentine et de Colombie, c'est l'Alliance qui assure les cours de français dans l'enseignement supérieur local privé ou public.
Cette capacité à entrer dans une collaboration avec les acteurs du terrain pour trouver des co-financements et des collaborations multiples explique que l'Alliance française, avec moins de moyens qu'un centre du Goethe-Institut ou qu'un établissement du British Council, aboutisse à des résultats souvent meilleurs en termes d'insertion locale. En Amérique latine surtout, elle bénéficie donc toujours d'une aura particulière qui tient encore autant au prestige traditionnel de la culture française qu'à son excellente insertion au sein du milieu local (et pas seulement dans les villes capitales) due à une relation respectueuse nouée avec celui-ci.
À ce titre, les Alliances ont su dépasser leur ancienne conception d'une action culturelle française fondée sur la notion, unilatérale, du « rayonnement », pour embrasser une approche plus interculturelle, telle que la formulait de ses vœux le rapport Rigaud. Pour l'Amérique latine, « le chemin de Palenque [ne] passe [plus] par Paris3» ainsi que le formulait Ortega y Gasset au début du xxe siècle, mais il s'explore directement, sur place, dans une relation devenue plus égalitaire entre la culture locale et la culture francophone, et dont les Alliances sont devenues le symbole. Dans ce monde atlantique mondialisé, l'accès à la culture française a cessé dès lors d'être pensé en termes de « rattrapage », aux États-Unis depuis le début du xxe siècle et en Amérique latine depuis les années 1980. La référence culturelle francophone représente désormais seulement une ressource dont peuvent s'emparer les locaux et non un modèle clos sur lui-même. Selon l'hommage rendu par la Colombienne Angelica Uribe Gaviria en 2013, les Alliances de Colombie ont ainsi porté le débat d'idées dans un pays trop accoutumé à la violence et à l'absence de dialogue.
Ce modèle culturel défendu par l'Alliance française, étrange mélange d'aristocratisme (une civilisation du bien-vivre) et d'inclinaisons démocratiques puissantes (les valeurs de la Révolution française), et qui s'est voulu un universalisme aussi séducteur que celui incarné par les États-Unis (si présents dans toute l'Amérique latine à partir de 1920), ne s'en trouve pas moins aujourd'hui relativisé parmi toutes les autres références culturelles facilement accessibles aujourd'hui. Cependant, le point fort de ce réseau mondial des Alliances, au-delà du contenu incarné par cette culture francophone, tient, semble-t-il, à la méthode de l'échange culturel privilégié : les acteurs locaux transatlantiques sont les moteurs du réseau et celui-ci dispose du temps long de l'échange interculturel. À l'heure des informations instantanées, l'Alliance française privilégie une autre temporalité, celle, patiente et quotidienne, de la communication relationnelle.
Cette orientation paraît décisive et contribue à placer les Alliances au cœur du jeu des échanges intellectuels et linguistiques mondiaux en dépit de toutes les imperfections propres à un réseau associatif qui a toujours vécu selon des moyens financiers et administratif limités.
Pierre Bourdieu, "Deux impérialismes de l'universel," in L'Amérique des Français, ed. Christine Fauré and Tom Bishop (Paris: François Bourin, 1992), 149-155.
Lauréats du concours organisant le recrutement des enseignants dans les établissements d'enseignement secondaire en France. La procédure de détachement permet à ces personnels de garder leur statut tout en travaillant au sein d'une autre administration, comme le ministère des Affaires étrangères.
José Ortega y Gasset, Historia como sistema y otros ensayos de filosofía (Madrid: Revista de Occidente, Alianza Editorial, 2003), 48.