Diplomatie culturelle : entre propagande et soft power
Directement ou à travers des institutions et acteurs non gouvernementaux, les États ont aussi eu leur...
Apparu dans les années 1880, l'hispano-américanisme se déploya en Espagne et en Amérique latine au tournant des xixe et xxe siècles. Ce courant était l'héritier des conceptions développées par le mouvement panhispaniste des années 1840-1860, qui avait vu le jour à un moment où l'Espagne prétendait surmonter la phase de rupture avec ses anciennes colonies américaines et construire avec les jeunes républiques une relation adaptée aux nouvelles réalités géopolitiques. Toutefois, on peut délimiter sa période d'essor et de plus grand déploiement aux années 1880-1936, qui correspondent à la montée en puissance de l'hispano-américanisme et à l'instauration d'échanges transatlantiques durables sur les plans intellectuel, économique et diplomatique. Paradoxalement, le terme hispanoamericanismo ne fit son entrée qu'en 1936 dans le dictionnaire de la Real Academia Española1, précisément au moment où prenait fin cette première phase et où l'idéal américaniste se retrouva prisonnier de la polarisation idéologique et de la tragique confrontation devant conduire à la Guerre civile.
Surgi dans le contexte fin-de-siècle marqué par le retrait de l'Espagne de la scène internationale et par un phénomène d'introspection sur la conscience nationale, l'hispano-américanisme prônait un rapprochement de l'Espagne avec les républiques hispano-américaines, fondé sur le partage d'un héritage commun et sur un projet de modernisation reposant sur les échanges économiques et intellectuels. Les premiers organes qui portèrent le projet américaniste (associations, revues spécialisées, etc.) apparurent dans la décennie 1880, alors que l'Espagne se retrouvait en marge du processus par lequel les grandes puissances européennes constituaient de vastes empires coloniaux, notamment en Afrique. Avec les trois possessions ultramarines ayant survécu à la dissolution de son empire américain entre 1810-1825, l'Espagne faisait alors figure de puissance de second rang marquée par une forme de déclin, un statut que certains milieux disposant de connexions avec l'étranger souhaitaient compenser par une politique de rayonnement prioritairement orientée vers les pays hispanophones. La proximité culturelle, la persistance de liens économiques et la présence croissante de migrants venus de la Péninsule devaient assurer à l'Espagne une relation privilégiée avec les territoires qu'elle avait colonisés pendant quelque trois siècles.
Initialement, l'hispano-américanisme émergea comme un courant de pensée porté par des universitaires, des hommes politiques, des diplomates, des émigrés et des hommes d'affaires désireux de resserrer les liens distendus entre l'Espagne et ses anciennes colonies. Ce courant s'appuyait sur différentes associations qui s'implantèrent peu à peu à travers le territoire espagnol, depuis les provinces les plus liées au passé colonial ou les plus intéressées au développement des relations hispano-américaines. Certaines surgirent avant tout comme des lieux de sociabilités locales, à l'instar de la Real Sociedad Colombina Onubense, fondée en 1880 autour du monastère de La Rábida pour commémorer annuellement l'expédition de Christophe Colomb ayant conduit à la « Découverte » de l'Amérique, partie le 3 août 1492 du port de Palos dans la province andalouse de Huelva. D'autres, en revanche, articulèrent un véritable projet politique par le biais d'une campagne d'opinion menée de part et d'autre de l'Atlantique. C'est le cas de l'Unión Ibero-Americana, créée en 1885 à Madrid, une association reconnue d'utilité publique rassemblant d'éminentes personnalités de l'élite intellectuelle et politique de la capitale et qui, de ce fait, devint rapidement et jusqu'en 1936 l'agence semi-officielle de diffusion de l'américanisme espagnol. Progressivement, l'Unión Ibero-Americana disposa par ailleurs de nombreuses antennes réparties à travers toute l'Amérique latine, où se retrouvaient des figures influentes des différentes républiques et des représentants des communautés espagnoles s'y étant établies. D'autres associations suivront dans les années 1910 : après l'Unión Ibero-Americana en Biscaye (1906), les milieux d'affaires proches du parti catalaniste de la Lliga et de l'association patronale Fomento del Trabajo Nacional (Frederic Rahola, José Puigdollers, Rafael Vehils) fondèrent la Casa de América à Barcelone (1911), dont l'activité se centra sur la promotion du commerce transatlantique afin de trouver des débouchés aux produits manufacturés catalans. À Madrid, la même année, le Centro de Cultura Hispano-Americana vit le jour, tandis qu'à Cadix c'est la Real Academia Hispano Americana de Ciencias y Artes qui apparut en 1910 et, à La Corogne, la Casa América-Galicia en 1920. Toutes ces associations disposaient de revues spécialisées, la presse constituant l'un des principaux vecteurs de diffusion de l'idéal américaniste dans l'opinion et celle-ci permettant très tôt l'émergence d'un espace d'échanges transatlantiques auquel participèrent des écrivains, diplomates, hommes d'affaires et intellectuels en vue des deux rives : citons parmi elles La Rábida. Revista Colombina Iberoamericana (1911-1933), l'Unión Ibero-Americana (1886-1926) devenue ensuite la Revista de las Españas (publiée jusqu'en 1936) ou encore Mercurio. Revista comercial hispano-americana (1901-1938).
L'Unión Ibero-Americana fut notamment chargée d'organiser les célébrations du ive Centenaire de la Découverte (1892), qui symbolisa pour l'Espagne la réconciliation historique avec ses anciennes colonies, après un long et sinueux processus de négociation de traités d'amitié et de reconnaissance mutuelle avec toutes les républiques entre 1836 et 1894. Cependant, le mouvement américaniste ne prit son essor qu'à la suite du « Désastre de 1898 » qui, après l'insurrection cubaine et la guerre éclair ayant opposé l'Espagne aux États-Unis, conduisit à la perte des dernières colonies d'outre-mer, Cuba, Porto Rico et les Philippines. La sévère défaite fit ressurgir les discours sur une Espagne « moribonde » et sur la prétendue décadence des pays latins face aux Anglo-Saxons, selon une grille d'interprétation culturaliste appliquée aux enjeux géopolitiques du moment. Dans le même temps, l'Espagne ayant perdu son statut de métropole coloniale en Amérique, la guerre hispano-américaine facilita la convergence d'intellectuels espagnols et latino-américains qui entendaient établir entre leurs pays une nouvelle relation fondée sur un lien d'égalité et tournée vers l'avenir. Parmi eux, mentionnons le philosophe Miguel de Unamuno, devenu en 1900 recteur de l'Université de Salamanque, qui soutint une correspondance nourrie avec de grandes figures des lettres latino-américaines, dont l'Uruguayen José Enrique Rodó, le Vénézuélien Rufino Blanco Fombona, les Argentins Manuel Ugarte et Paul Groussac ou le Péruvien Ricardo Palma, pour n'en citer que quelques-uns.
C'est en effet dans le contexte du « régénérationnisme » (regeneracionismo) fin-de-siècle que l'hispano-américanisme apparut comme l'une des voies possibles pour revitaliser l'Espagne en modernisant ses vieilles structures et en lui redonnant une certaine aura internationale. C'est ainsi qu'en 1900, l'Espagne profita de la présence en Europe de nombreuses personnalités américaines venues visiter l'Exposition universelle de Paris pour organiser à Madrid un grand Congrès social et économique hispano-américain visant à relancer les échanges transatlantiques dans tous les secteurs : commerce maritime, harmonisation des législations, droits d'auteur, accords postaux, régulations migratoires, échanges et coopération scientifiques, etc.2 Accueillant des délégations venues de 14 républiques, le congrès de 1900 constitua une nouvelle initiative pour créer un espace de discussion et de compréhension entre les deux rives, après le centenaire de 1892 qui avait déjà accueilli des congrès scientifiques hispano-américains ainsi que des conférences à l'Ateneo de Madrid.
À côté de certaines grandes figures politiques des années 1880-1890 (Emilio Castelar, Juan Valera, Rafael María de Labra, Antonio Cánovas del Castillo, Mariano Cancio Villaamil, entre autres), les milieux universitaires furent les pionniers de l'américanisme espagnol : fortement imprégné de l'œuvre du philosophe allemand Karl Krause et proche de la Institución Libre de Enseñanza, le groupe de l'université d'Oviedo lança une campagne active visant à resserrer les échanges intellectuels. L'un des résultats les plus probants de cet engagement furent les missions entreprises en 1909 et 1910 par les professeurs Rafael Altamira et Adolfo González Posada pour donner une série de conférences dans différentes républiques latino-américaines et faire ainsi connaître cette jeune Espagne ouverte et désireuse de retrouver une certaine influence en Amérique3. Si la réception de ces « ambassades » culturelles fut dans l'ensemble plutôt favorable, elle ne manqua pas de susciter aussi certaines polémiques, dont celle qui opposa le Cubain Fernando Ortiz à l'historien et juriste Rafael Altamira, accusé de prendre la tête d'une entreprise néocolonialiste de reconquête spirituelle des anciennes possessions4.
Les ambiguïtés inhérentes au projet américaniste expliquent pour partie ces dissensions. Du côté espagnol, ce courant s'insérait dans le contexte de discussions sur une identité collective perçue comme en crise et constitua un projet nationaliste porté par différents secteurs. L'américanisme libéral et réformiste incarné par ces milieux rejoignait les secteurs plus conservateurs dans sa volonté d'offrir à l'Espagne un idéal collectif fédérateur, censé dépasser les clivages idéologiques et les divisions territoriales alors croissantes dans la Péninsule. Plus que d'autres courants qui refirent surface au même moment tels que l'ibérisme — un projet minoritaire et généralement associé au milieux fédéralistes et catalanistes — ou l'africanisme — un courant dépourvu de véritable base sociale et qui deviendra bien vite impopulaire en raison des difficultés militaires rencontrées dans la campagne visant à établir un protectorat au Maroc (1909-1927) —, l'américanisme bénéficia d'une plus grande assise et se voulait a-partisan. En s'appuyant sur un récit supposé cohérent et consensuel autour de la projection américaine, il offrait à l'Espagne un véritable dessein post-impérial ouvrant la possibilité de lui redonner une influence dans le concert des nations à travers la vision utopique d'une Hispania Mater appelée à exercer le rôle de puissance tutélaire du monde hispanique.
Ce nouvel élan fut facilité par la préoccupation croissante de certaines élites latino-américaines devant la montée en puissance des États-Unis sur le continent américain, manifestée par son expansionnisme commercial, financier et diplomatique, ainsi que par son interventionnisme militaire, tout particulièrement dans les Caraïbes et en Amérique centrale. De part et d'autre de l'Atlantique, des intellectuels, hommes politiques et diplomates de l'aire hispanophone furent les premiers à percevoir le danger du processus de mondialisation dans les termes d'une menace de « nord-américanisation » : après le choc de 1898 et la prise de contrôle de la province colombienne du Panama en 1903, les États-Unis déployèrent leur puissance sur le sous-continent, accentuant la crainte dans les milieux hispanistes d'une « désespagnolisation », c'est-à-dire d'une perte identitaire des sociétés latino-américaine susceptible de remettre en cause l'hégémonie culturelle traditionnelle des élites criollas, au profit de nouveaux secteurs émergents et de la puissance « impérialiste » yankee.
C'est dans ce contexte que prit son essor le mythe de « la Raza », un concept aux contours imprécis qui désignait tout à la fois le fonds civilisationnel supposé commun aux pays hispaniques, une sorte d'ethos forgé par l'histoire, mais aussi un collectif, à savoir l'ensemble de ces peuples conçus comme les membres d'une famille humaine unis par l'héritage d'un passé commun, le partage de la langue, la religion, les traditions, etc. Bien qu'apparu dès les années 1840, ce mythe ne gagna en puissance que dans les premières décennies du siècle suivant, en lien avec l'effervescence nationaliste qui parcourut les républiques latino-américaines au moment de célébrer leur premiers centenaire. Sur les deux rives de l'Atlantique, l'imaginaire de la Raza constitua une réponse aux interrogations sur la place des pays hispaniques dans le concert international. Face au spectre de la « nation moribonde » qui hantait la génération espagnole de 1898 et qui s'accompagna de la diffusion des théories néodarwinistes sur la décadence des Latins, face à la peur du désagrègement de la nation ravivée par l'émergence des nationalismes périphériques, le discours sur la Raza — qu'elle fût caractérisée comme espagnole, hispanique ou hispano-américaine — proposait un imaginaire national élargi et valorisant. En tant que principe d'unité culturelle, l'invocation de la Raza fut le support d'un pan-nationalisme qui, à partir de la convergence linguistique, postulait l'existence d'une communauté culturelle porteuse d'une dynamique de convergence économique, politique et diplomatique. Concept globalisateur susceptible de fédérer en un seul ensemble « civilisationnel » les différents peuples de filiation hispanique, voire ibérique, cette construction métaphorique permit au nationalisme espagnol de prétendre à une certaine universalité et de représenter de façon fantasmée l'Espagne à la tête d'un espace culturel à portée intercontinentale. Dans le même temps, le mythe de la Raza trouva d'importants relais parmi les élites traditionnelles hispano-américaines qui, à l'instar de l'écrivain argentin Manuel Gálvez, auteur de l'essai El solar de la raza (1913), virent dans l'invocation d'un retour aux racines hispaniques un antidote à la perte de repères identitaires de jeunes nations alors confrontées à de profondes mutations.
La seconde mondialisation des années 1870-19305, avec le boom des circulations maritimes que permit la vapeur, s'accompagna en effet en Amérique latine de mutations sociologiques et économiques qui favorisèrent une immigration de masse de populations non hispanophones ainsi qu'une conversion de leurs économies vers l'exportation de matières premières et agricoles à destination de grandes puissances alors en pleine expansion. Ces bouleversements favorisèrent l'émergence d'un nouveau courant tournant le dos à l'hispanohobie traditionnelle du xixe siècle. Le phénomène migratoire et l'essor états-unien étant interprétés comme un risque de dilution nationale et/ou d'absorption culturelle, de nombreux secteurs du sous-continent réagirent en valorisant les racines hispaniques et en rejetant le modèle anglo-saxon, associé à un progrès exclusivement matériel et dépourvu de spiritualité.
Cette tendance, qui coïncidait avec la crise du positivisme et le rejet des théories sur une prétendue infériorité des peuples latins face aux Anglo-Saxons, prospéra dans toute l'Amérique latine à travers le courant du modernisme littéraire. Dans le sillage d'auteurs du tournant du siècle comme le Nicaraguayen Rubén Darío, l'Uruguayen José Enrique Rodó auteur du célèbre essai Ariel (1900) et le Colombien José María Vargas Vila, le contexte d'exaltation nationaliste des premiers centenaires des Indépendances à partir de 1910 vit surgir une nouvelle génération d'écrivains hispanistes engagés contre l'« impérialisme » nord-américain et en faveur d'un nouvel idéal « pan-hispanique » ou « pan-latin », que celui-ci prône l'unionisme latino-américain hérité d'un Bolivar ou qu'il associe ouvertement l'Espagne à son dessein supranational. On retrouve là des écrivains tels que l'Argentin Manuel Ugarte, qui entreprit dans les années 1910 une campagne latino-américaniste à travers tout le continent, le penseur socialiste costaricain Vicente Sáenz, mais aussi des auteurs qui séjournèrent ensuite en Espagne comme le Vénézuélien Rufino Blanco Fombona ou le Mexicain Carlos Pereyra.
L'émergence de cet espace intellectuel hispano-américain fut favorisée par l'intensification des échanges de part et d'autre de l'Atlantique à une époque où les voyages se firent plus fréquents. On assiste ainsi à une rétro-alimentation à partir des conceptions développées par les secteurs hispanophiles latino-américains, dont nombre d'écrivains envoyés à Madrid ou à Paris pour occuper des fonctions consulaires ou diplomatiques ou intégrant désormais l'Espagne dans leur voyage de formation en Europe. Opérant une réversion de la vision pessimiste attribuant le déclin de l'Espagne aux atavismes de la « Raza », ces auteurs procédèrent à une valorisation du caractère hispanique, fondé sur la spiritualité, l'idéalisme, la fidélité historique et le détachement pour les choses matérielles. Ils postulaient donc une supériorité morale face à une civilisation anglo-saxonne supposée matérialiste et utilitariste, synonyme d'une nouvelle forme de barbarie bien éloignée du paradigme qui leur avait été affublé tout au long du xixe siècle.
Dans le même temps, les associations américanistes et les secteurs hispanophiles des deux rives développèrent peu à peu des politiques culturelles encourageant la coopération transatlantique et l'émergence d'une conscience commune. Ainsi, la Junta para Ampliación de Estudios créée en 1907 favorisa l'envoi de boursiers et de conférenciers espagnols outre-Atlantique. Les communautés émigrées relayèrent ces efforts, comme la Institución Cultural Española de Buenos Aires, qui prit en charge la chaire Menéndez Pelayo de l'Université de La Plata, où furent invités de prestigieux professeurs espagnols tels que Ramón Menéndez Pidal, Vicente Gay, José Ortega y Gasset, Julio Rey Pastor, Eugenio D'Ors, Claudio Sánchez Albornoz, etc. Ces coopérations scientifiques favorisèrent l'émergence d'un espace de compréhension et de meilleure connaissance réciproque, et permirent la création dans toute l'Amérique latine de départements et de chaires universitaires consacrés à la langue, à l'histoire et à la civilisation espagnoles.
Ces initiatives s'accompagnèrent de politiques de la mémoire activement promues par les gouvernements espagnols et latino-américains alors engagés dans des programmes nationalisateurs qui passaient par l'inculcation d'une conscience historique par le biais de l'éducation et de rituels publics. Cela fut particulièrement le cas sous la Restauration des Bourbons, à partir de 1874, et pendant la dictature du général Miguel Primo de Rivera (1923-1930). L'hispano-américanisme constitua en effet l'un des piliers du programme nationalisateur que les élites du régime mirent en place pour contrer la contestation croissante de l'oligarchie au pouvoir et du modèle centralisé imposé depuis Madrid. Dans un contexte de fièvre historiciste, le passé colonial américain offrait de nombreux motifs pour mettre en scène une communauté nationale unie autour d'un passé prestigieux et tournée vers l'Amérique. Après 1892, de nombreuses commémorations furent promues, comme le centenaire des Cortès de Cadix (1912), où la participation américaine fut mise à l'honneur, ou les célébrations du quatrième centenaire de la découverte de la Mer du Sud par Balboa (1913) et de la première circumnavigation réalisée par Juan Sebastián Elcano (1919-1922). Ce fut aussi vrai, quoique de façon plus variable, dans les républiques latino-américaines, où l'Espagne fut souvent mise à l'honneur au moment des centenaires et de célébrations liées au passé colonial commémorant, par exemple, la fondation de villes telles que Panamá Vieja ou La Havane (1919).
Ces anniversaires furent l'occasion pour les autorités de déployer une forme de diplomatie culturelle à l'attention des républiques latino-américaines, qui fut déjà convoquée à l'occasion des centenaires des Indépendances, au cours desquels l'Espagne d'Alphonse XIII dépêcha de prestigieuses ambassades : après l'infante Isabel de Bourbon en Argentine en 1910, ce fut le général Polavieja qui se rendit au Mexique, toujours en 1910, et le comte de la Viñaza au Pérou en 1921. Au cours de ces mêmes années, les commémorations liées au passé colonial furent l'occasion d'inaugurer de part et d'autre de l'Atlantique des monuments censés graver dans la pierre la confraternité hispano-américaine et la fierté retrouvée du passé impérial hispanique.
Elles s'accompagnèrent d'un discours apologétique tendant à réhabiliter — voire à exalter — la colonisation espagnole. Cette orientation nationaliste et révisionniste gagna une partie de l'historiographie, engagée, aussi bien en Espagne qu'en Amérique, dans une ardente campagne contre la « légende noire » antiespagnole, dont l'origine était attribuée aux nations rivales de l'Espagne accusées de chercher ainsi à disqualifier son modèle de civilisation et, par là, sa capacité d'influence6.
Ce discours hispaniste prit une tournure particulière pendant la Première Guerre mondiale, pendant laquelle les nations belligérantes cherchèrent à gagner les sympathies de l'Amérique latine. Au cours de ces années, l'hispano-américanisme fit face au redoublement de la propagande menée par la France et l'Italie autour de la latinité, à travers le Comité France-Amérique, par exemple, mais aussi à l'essor du panaméricanisme promu depuis 1889 par Washington. Quand les États-Unis entrèrent en guerre contre les Empires centraux, en 1917, la pression de Washington et des nations alliées se fit plus pressante et seules six républiques hispano-américaines maintinrent leur position de neutralité, rejoignant en cela l'Espagne. Parmi elles, on retrouve des pays désireux de marquer l'autonomie de leur politique étrangère vis-à-vis du puissant voisin du Nord. Tel est le cas du Mexique, qui avait fait les frais de l'interventionnisme états-unien en 1914, ou de la Colombie, dont le différend lié à la sécession du Panama n'était toujours pas résolu, ou encore de l'Argentine, qui entendait assumer une forme de leadership sud-américain face à un Brésil entré en guerre aux côtés de Washington.
Là encore, les politiques symboliques accompagnèrent les reconfigurations géopolitiques. C'est dans le contexte de la Grande Guerre que fut officiellement instituée la célébration du 12 octobre — jour anniversaire de la « Découverte » — en tant que fête devant réunir l'ensemble des peuples ibéro-américains autour du culte de leurs communes origines hispaniques et non pas seulement comme le Jour de Colomb (Columbus Day), un symbole à valeur panaméricaine. Soucieux de se démarquer des États-Unis quand ceux-ci accentuèrent leurs pressions pour obtenir l'entrée en guerre de son pays, le président argentin Yrigoyen joua la carte de l'hispanisme et promut la date du 12 octobre comme fête civique en hommage explicite à l'Espagne en 1917. Déjà célébrée depuis quelques années en Espagne et ayant reçu cette année-là le soutien appuyé du roi Alphonse XIII, la commémoration annuelle fut officialisée en juin 1918 en Espagne sous le nom de « Fiesta de la Raza » (fête de la race), venant à symboliser la convergence solidaire des pays hispaniques autour des valeurs de paix et de fraternité, face à des grandes puissances engagées dans une lutte sans merci pour asseoir leur domination7.
Dans ce contexte, l'Espagne espérait saisir l'opportunité que représentait la guerre pour pousser son avantage sur les marchés latino-américains et gagner en rayonnement diplomatique8. Même si la fenêtre fut de courte durée, les exportations espagnoles à destination de l'Amérique latine firent un bond, passant de 13,8 % à 22,7 % du total entre 1914 et 1920. Quelques mesures visant à pérenniser ces bénéfices furent prises, mais elles demeurèrent marginales. En 1917 fut ainsi créée la première Chambre du Livre espagnol, destinée à préserver l'hégémonie des éditeurs espagnols sur le marché éditorial hispano-américain, bientôt concurrencés par Buenos Aires et Mexico. La présence de fortes communautés d'émigrés espagnols outre-Atlantique était un atout qu'entendait valoriser l'Espagne : elle disposait là d'un capital humain susceptible de favoriser les échanges avec la Péninsule, d'autant que ces communautés étaient organisées en associations patriotiques ou régionales (basque, asturienne, galicienne, etc.) particulièrement actives dans les républiques. En 1923, fut organisé le premier Congrès national du Commerce espagnol en Outre-mer, qui déboucha sur la constitution du Conseil national du Commerce en Outre-mer, destiné à fédérer les chambres de commerce espagnoles à l'international, en particulier en Amérique latine. D'autres initiatives suivront, comme la création en 1928 de la Banque extérieure de l'Espagne, afin d'accompagner les investissements à l'étranger.
Cependant, étant donné les ressources publiques limitées, les efforts les plus significatifs des autorités espagnoles se concentrèrent sur la sphère culturelle, où l'Espagne pensait pouvoir tirer les plus grands bénéfices de cette politique d'influence. À l'initiative du philologue Américo Castro, le gouvernement créa ainsi en 1921 au sein du ministère des Affaires étrangères le Bureau espagnol des Relations culturelles, une agence qui fut remplacée sous la dictature par le Conseil des Relations culturelles, lequel disposait d'une large autonomie d'action et d'un budget renforcé.
Au cours des années 1920, les efforts de rayonnement et l'hispano-américanisme furent ainsi étroitement associé à cette politique d'État noyautée par le pouvoir. Le roi Alphonse XVIII s'impliqua particulièrement dans le déploiement de cette politique américaniste, lui qui avait même annoncé son intention de se rendre un jour dans l'Amérique hispanique en tant que « Rey de la Raza ».
À partir de la fin des années 1910, l'idéal américaniste fut peu à peu investi voire confisqué par les secteurs conservateurs et catholiques et, sous la dictature, par les milieux proches du régime. De nouvelles figures imposèrent leur propre interprétation de l'hispano-américanisme et des liens devant prévaloir entre l'Espagne et les républiques de filiation hispanique : c'est le cas de l'intellectuelle catholique Blanca de los Ríos, héritière des postulats conservateurs de Menéndez Pelayo, qui publia la revue Raza Española (1919-1930) à Madrid, ou du journaliste Ramiro de Maeztu, nommé ambassadeur de l'Espagne en Argentine en 1928 et qui développa à son retour une théorie de l'hispanité dans les colonnes de la revue Acción Española (1931-1937).
D'autres figures incarnèrent ce tournant, comme l'écrivain José María Pemán ou le diplomate José María de Yanguas Messía, nommé à la tête du ministère des Affaires étrangères à partir de 1926. Dès lors, les manifestations de l'américanisme espagnol servirent un discours fortement castillano-centré, favorable à une conception autoritaire, voire militariste, du pouvoir et fortement emprunt de nostalgie coloniale, comme le prouve la scénographie des célébrations du 12 octobre : sévèrement encadrées et organisées autour de processions civiques suivant un modèle martial imprégné de religiosité, les célébrations annuelles en l'honneur de la « Raza » mettaient en avant la hiérarchie ecclésiastique, militaire et gouvernementale aux côtés des diplomates étrangers, convertissant la fête nationale en une démonstration du pouvoir dépourvue de ferveur populaire.
Les échos de cette offensive en direction des pays latino-américains en termes d'image et de rayonnement ne furent pas négligeables, même si cette campagne ne déboucha pas sur une véritable convergence d'intérêts, sur le plan diplomatique notamment. Ainsi, la volonté espagnole de constituer, au sein de la Société des Nations, un front uni ibéro-américain dont elle aurait pris la tête se solda par un échec. Les tentatives répétées de Madrid en vue d'obtenir un siège permanent au Conseil se heurtèrent au jeu des grandes puissances et aux divisions des pays latino-américains au sein de l'institution genevoise, une situation d'incapacité qui aboutit au retrait de l'Espagne de la SdN entre 1926 et 1928. Pourtant, la campagne hispano-américaniste orchestrée par le régime de Miguel Primo de Rivera avait enregistré certains succès en termes d'image, comme lors du vol transatlantique de l'hydravion espagnol Plus Ultra, en 1926, véritable « Santa María de los aires » qui, plus de quatre siècles après, semblait reproduire l'exploit de Colomb, démontrant les capacités renouvelées de l'Espagne à projeter ses énergies par-delà les limites du possible.
La couverture médiatique du raid aérien et la réception des aviateurs par une foule en liesse à chacune de leurs étapes, et tout particulièrement lors de leur arrivée à Buenos Aires, eurent un énorme retentissement populaire et servirent bien plus la cause hispano-américaniste que bien des discours à caractère officiel.
Cette même année, le régime constitua d'ailleurs une agence de presse baptisée Plus Ultra, prioritairement orientée vers « les pays du tronc ibérique » et chargée d'assurer une propagande favorable à l'Espagne, à ses institutions et à ses intérêts économiques.
Cette politique d'influence et de prestige fut couronnée par l'organisation en grande pompe de l'Exposition ibéro-américaine de Séville, en 1929.
Calquée sur le modèle des grandes expositions universelles et coloniales ayant alors cours à travers le monde, elle visait à montrer l'Espagne à la tête d'une famille de nations souveraines unies par leur passé et par les intérêts bien compris de la Raza, un ensemble de pays relégués à une position périphérique dans le jeu des grandes puissances. La dénomination retenue, en lieu et place du nom d'exposition « hispano-américaine » initialement prévu, traduisait la volonté d'inclure le Portugal et le Brésil dans la campagne d'influence menée par l'Espagne. Avec la participation de 15 républiques et l'édification d'un ensemble monumental de plus d'une centaine de pavillons et de galeries, l'investissement fut à la hauteur des ambitions affichées par l'Espagne. Cependant, la configuration et la nature même de cette exposition reflétèrent la conception passéiste et paternaliste de la relation hispano-américaine promue par les cercles officiels. Malgré un certain succès en termes d'affluence, ses résultats furent limités, d'autant que sa clôture coïncida avec l'affaissement de la dictature et la proclamation, quelques mois plus tard, de la Seconde République.
Au cours des années précédant la Guerre civile espagnole de 1936-1939, l'hispano-américanisme se retrouva fortement polarisé entre un courant libéral et progressiste désireux de promouvoir les échanges scientifiques et culturels avec l'Amérique latine autant que les valeurs du multilatéralisme et du pacifisme chères à la gauche républicaine, d'un côté, et la montée en puissance de la rhétorique de l'empire spirituel et de l'hispanité promue avec force par les milieux des droites autoritaire et catholique. Les difficultés économiques liées à la crise, l'instabilité chronique et les fortes divisions ayant secoué les cinq années de la République empêchèrent le déploiement d'une véritable politique américaniste cohérente et suivie. Ce courant se retrouva dès lors pris au piège de la bataille idéologique et instrumentalisé à des fins de propagande par les différents camps qui finirent par s'affronter par les armes. L'option qui sortit victorieuse de cette confrontation recourra au mythe de l'Empire comme un élément structurant de la propagande du régime franquiste, que ce soit dans sa version impérialiste d'inspiration phalangiste ou dans sa version nationale-catholique autour de l'idéologie de l'hispanité9.
Pour conclure, on soulignera le décalage entre les ambitions affichées par l'hispano-américanisme et la réalité des moyens dont il disposa pour se déployer, et ce depuis ses origines : malgré certains efforts réalisés par l'Espagne, en particulier dans les années 1926-1929, ce courant fut desservi par les moyens limités mis à sa disposition et par le retard des pouvoirs publics à seconder les efforts et initiatives réclamés par ses diplomates ou lancés par la société civile, qu'il s'agisse des milieux d'affaires proches du catalanisme, des milieux scientifiques et universitaires ou des communautés migrantes. À la fois par compensation symbolique mais aussi parce qu'il reposait largement sur une lecture irréaliste des évolutions géopolitiques, l'hispano-américanisme évolua vers une forme de verbalisme nostalgique et de sentimentalisme gagnant tous les discours, mais dépourvu de réalisations concrètes. Les célébrations de la Fiesta de la Raza, consécration d'initiatives institutionnelles nourries d'une rhétorique verbeuse et ankylosée, en sont le meilleur exemple et c'est ce qui explique la faible adhésion populaire aux rituels et commémorations américanistes officielles, malgré l'émergence au cours de ces mêmes décennies d'un véritable espace hispano-américain fait d'échanges et de circulations humaines, culturelles, économiques, etc. Du côté latino-américain, l'hispano-américanisme eut surtout une valeur instrumentale, destinée à compenser l'influence grandissante des États-Unis et à légitimer le pouvoir des élites traditionnelles et des populations blanches criollas. On relèvera toutefois pour finir l'étonnante longévité de l'hispano-américanisme, qui sut s'adapter aux différents changements de régime que connut l'Espagne au cours du xxe siècle. Ce courant démontra ainsi la grande plasticité qui le caractérise et la place centrale de l'Amérique dans la culture et le nationalisme espagnols, à la fois comme espace de projection et comme source inépuisable d'images, de récits et de mythes.
La définition qu'en donne alors ce dictionnaire est la suivante : « Doctrine qui vise à l'union spirituelle de tous les peuples hispano-américains ».
Congreso Social y Económico Hispano-Americano reunido en Madrid el año 1900 (Madrid, s. e., 1902).
Rafael Altamira, Mi viaje a América (libro de documentos) (Madrid: G. López del Horno, 1911) et Adolfo González Posada, En América. Una campaña: relaciones científicas con América, Argentina, Chile, Paraguay y Uruguay, En la Plata, en Buenos Aires (Madrid: Libraria Francisco Beltrán, 1911).
Fernando Ortiz, La reconquista de América. Reflexiones sobre el panhispanismo (Paris: Paul Ollendorff, 1911).
Selon cette conceptualisation, la « première » mondialisation renvoie aux explorations maritimes et aux processus de colonisation entrepris par les Ibériques aux xve et xvie siècles.
Julián Juderías, La leyenda negra y la verdad histórica: Contribución al estudio del concepto de España en Europa, de las causas de este concepto y de la tolerancia religiosa y política en los países civilizados (Madrid: Tip. de la Rev. de Arqueólogos, Bibliotecarios y Museos, 1914).
José María González, El día de Colón y de la Paz (12 de octubre de 1492-12 de octubre de 1918), Oviedo, Imprenta La Cruz, 1933 [1930].
Federico Rahola , Programa americanista: post-guerra, Barcelona, Casa de América, 1918, et Rafael Altamira, España y el programa americanista, Madrid, Editorial-América, 1917.
Ramiro de Maeztu, Defensa de la Hispanidad, Madrid, Gráf. Universal, 1934.