Peut-on « jazzer » la langue française?
La préface du recueil de Paul Morand Magie noire (1929) a fait couler beaucoup d’encre dont celle de...
Fort bien informé de tout ce que la culture américaine exportait d'abondance à la Libération, via ses GI's démobilisés, ses émissions de radio, du jazz aux polars et bientôt à la science-fiction, Boris Vian (1920-1959) s'est rapidement imposé comme un grand connaisseur en ces matières encore peu connues de l'ensemble des Français, privés d'Amérique durant toute l'Occupation1. Puisant une grande partie de ses ressources artistiques dans la culture de ce qu'il appelait les uhessa, cet écrivain‑musicien‑traducteur avait, dès son adolescence, approché une Amérique, faute de n'y être jamais allé, à travers des romans, des films, des disques, des témoignages, des récits de voyages, des critiques de jazz et sans doute des essais, à charge ou à décharge. Appartenant aux deux catégories, récit de voyage et critique de jazz, Cinq mois à New York (1947) d'Hugues Panassié, ne lui était certainement pas inconnu2. Dans l'empilement des essais sur les excès de la civilisation américaine, il est probable que Vian ait pris connaissance du plus lu d'entre eux : Scènes de la vie future de Georges Duhamel (1930)3. D'où, chez lui, un ensemble de constructions établies sans grand souci d'exactitude, mais énoncées avec ferveur, conviction et imagination. D'où également un style, rapidement devenu sa marque personnelle, pleine de verve et d'humour. Mais plus encore qu'un « passeur », Boris Vian a été un « inventeur d'Amérique ». Une Amérique d'autant plus convaincante qu'il la connaissait par ouï-dire et la reconstruisait via un imaginaire poétique plus existentiel que politique.
Une Amérique fantasmée, mais pas idéalisée par Vian, qui de surcroît n'y a jamais mis les pieds. Tout en adulant plusieurs de ses productions artistiques, il ne s'intéresse pas particulièrement au quotidien des Américains, comme ont pu le faire Jean‑Paul Sartre et Simone de Beauvoir qui y ont passé plusieurs mois en 1945 et 1946. Il ne manque pas dans ses écrits de vilipender les tares qui leur sont traditionnellement accolées, racisme et puritanisme en tête. Du reste, il dispose en France de ce qui compte le plus pour lui : le jazz et le cinéma. Sa vie durant, il investit ces domaines auxquels il faut bien entendu ajouter la littérature. Ses œuvres en prose, son théâtre, ses chansons s'en trouvent, dans une certaine mesure, américanisés. Appropriation de biens culturels ? Américanisation ?
Sans être franchement américanophile, Vian exprime sans détour et toujours avec un humour décapant tout ce qu'il apprécie comme tout ce qui le repousse, ou du moins le rend dubitatif à l'égard de cette culture transatlantique qui a bénéficié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale d'un net regain d'estime, les Américains étant perçus comme les libérateurs du joug nazi et les dispensateurs de biens matériels. C'est ainsi qu'il se fait inventeur d'Amérique ; ou, comme le proposait Leslie Fiedler une dizaine d'années après sa disparition, un « Américain imaginaire4 ». Et ce dernier opère sur deux registres distincts et complémentaires : le jazz en tant que musicien et critique averti, et la littérature en tant que traducteur. Au lendemain de la guerre, Vian joue sur plusieurs tableaux sans souci apparent de cohérence intellectuelle. Il est tout à la fois le romancier avec le vent en poupe, le musicien de jazz et l'un des animateurs des fameuses caves de Saint-Germain‑des‑Prés, le chroniqueur de jazz et l'inventeur d'un auteur américain postiche, Vernon Sullivan, dont il se prétend le traducteur, et enfin le rédacteur de « Chroniques du menteur » aux Temps modernes (1946‑1947), avec l'adoubement provisoire, mais bienveillant de Sartre, alias Jean-Sol Partre dans L'Écume des jours (1947)5.
On sait la passion de Vian pour le jazz. C'est la sève qui lui permet de vivre en oubliant sa condition cardiaque. Élevé dans une famille bourgeoise baignée de musique de tous les styles, qui résonne dans la villa cossue de Ville-d'Avray, à proximité de Paris, c'est l'acquisition de sa première trompette à l'âge de quatorze ans qui détermine sa passion future ; et puis le jazz devient rapidement une affaire de famille, puisque les trois frères, Boris, Alain et Lélio, jouent souvent ensemble et animent les soirées dansantes d'une salle de bal construite sur la propriété familiale. On en est encore au swing d'avant-guerre. Avril 1939, Vian assiste à son premier concert de Duke Ellington au Palais de Chaillot : c'est le déclencheur irréversible. Le Duke va rapidement devenir son dieu vivant6. En juillet 1948, il l'accueille en personne à Paris. Celui-ci devient d'ailleurs le parrain de sa fille Carole, née le 12 avril de cette même année. On se souvient que Boris Vian avait donné à l'héroïne malheureuse de L'Écume des jours le nom de Chloé, en hommage au standard des années 1920, « Chloe, Song of the swamp ». C'est l'adaptation de ce morceau par Duke Ellington et Billy Strayhorn au début des années 1940 que Vian écoutait. En dépit de l'accueil triomphal réservé aux grands jazzmen américains sur le sol français, Vian est cependant effaré par l'ignorance du jazz chez les GI's américains avec lesquels il lui arrive de jouer. Ces expériences lui inspirent une nouvelle partiellement autobiographique intitulée « Martin m'a téléphoné », écrite en octobre 19457.
« Il était amoureux du jazz, il ne vivait que par le jazz, il entendait jazz, il s'exprimait en jazz8 ». Boris Vian contribue à importer le jazz en France de deux manières complémentaires : d'une part, en tant que trompettiste dans des groupes reconnus d'alors, d'autre part, et surtout, en tant que chroniqueur. Ses contributions au journal Combat, aux magazines Jazz Hot, La Gazette du Jazz et Jazz-News, parmi tant d'autres, se comptent par centaines, totalisant dans la publication des Œuvres complètes de Boris Vian trois volumes entiers9. Lucien Malson, collaborateur de Vian, d'André Hodeir et de Frank Ténot au comité de rédaction de Jazz Hot dès 1951, est le premier à avoir édité ses chroniques de jazz après sa disparition. Il dit de lui dans son avant-propos :
« Ce jazz était chez Boris Vian depuis longtemps — je veux dire depuis l'adolescence — la plus chère des préoccupations et si Vian romancier se désintéressera un jour des romans, Vian critique aimera le jazz jusqu'à sa mort10. »
C'est en janvier 1957 qu'il devient le directeur artistique pour le jazz et les variétés chez Philips, chez qui il a créé deux ans auparavant la collection « Jazz pour tous » d'albums 33 tours. Il rédige un grand nombre de textes pour figurer aux dos des pochettes de disques, sur des artistes tels que Miles Davis, Kid Ory, Mahalia Jackson (qu'il qualifie de plus grande chanteuse gospel du monde), Count Basie, Erroll Garner, Louis Armstrong et son quintette, et bien sûr Duke Ellington. Tous les grands noms du jazz de l'époque y figurent, tous les styles à la pointe, après le be-bop, le cool, et c'est sans compter tous les 45 tours qu'il édite dans la foulée.
Ce qui frappe dans la posture de Boris Vian par rapport à la cause des jazzmen noirs, c'est une forme de purisme racial. Il revendique leur cause en tant que peuple opprimé, comme l'avait naguère fait Mezz Mezzrow dans Really The Blues (1946). Ainsi a-t-il pu déclarer dans Combat en avril 1948 :
« Le problème est le suivant : la musique noire est, de plus en plus, encombrée par des éléments blancs souvent sympathiques mais toujours superflus, ou remplaçables du moins avec avantage par des éléments noirs. Devons-nous continuer à féliciter, critiquer, encourager ou exciter les Blancs en question ? Ou devons-nous simplement leur conseiller de se pendre à leurs bretelles ? [...] En principe, j'étais pour les mélanges. Mais je suis bien forcé de me rendre compte de l'égoïsme de cette opinion : bien sûr que c'est agréable de jouer avec des Noirs. Mais qui en tire profit ? Sûrement pas eux11. »
Et, quelques jours plus tard, dans Jazz Hot : « Je maintiens, puisque je suis raciste, que jamais les Blancs n'égaleront les Noirs en matière de jazz12. »
Certes, il reviendra sur cette prise de position radicale plus tard dans sa vie, mais il prend tant à cœur cette question qu'il qualifie de « trahison raciale » la traduction française du livre de Mezz Mezzrow, Really the Blues, réalisée par Madeleine Gautier et Marcel Duhamel et publiée sous le titre La Rage de vivre (1951) :
« Commentaire de la traduction de Madeleine Gautier, "l'impératrice du blues français"
Texte anglais : Now, when your hair drags the ground — bucks are flyin' around.
Texte Gautier : Quand tes cheveux pousseront à en traîner par terre, quand les dollars voleront comme des papillons.
Remarques (par exemple) : Où est "pousseront à en traîner" dans l'original ? [...] Quant aux papillons, c'est une addition poétique de mame [sic] Gautier. On aurait pu mettre aussi bien les ptérodactyles, puisque ce n'est pas dans le texte.
Non, madame, ce n'est pas du travail sérieux que de trahir ainsi la race noire13. »
On comprend bien que l'humour de cette remarque désamorce son caractère potentiellement sérieux, or Vian, tout en étalant sa largeur d'esprit, se met parfois dans des postures bancales, lui qui a pu déclarer :
« Art. 1. CETTE REVUE DE PRESSE N'EST PAS UNE CHAIRE DU HAUT DE LAQUELLE JE TONNE.
Art. 2. QUAND J'ENGUEULE VIOLEMMENT UN LECTEUR, C'EST ÉVIDEMMENT POUR DE RIRE14. »
Pourtant, ce « pour de rire » a pu prendre quelques années auparavant une autre signification, dans une réponse à un lecteur :
« "Je vous laisse ici, et sans vouloir vous donner de conseils, me permets encore de vous dire qu'ignorer cette lettre ou y répondre par la bande, comme vous faites la plupart du temps, serait une situation très gênante pour vous vis‑à‑vis de beaucoup des personnes [lesquelles grands dieux ?]. En tout cas cela permettrait de vous juger une fois de plus."
Cher Schauenberg, si vous saviez comme je m'en fous d'être jugé par les gens qui ne comprennent pas ce qu'ils lisent...15 »
Mais, quelles que soient ses postures polémiques par rapport au jazz, ses exécutants et ses fidèles auditeurs, Vian s'est ingénié à le programmer dans ses premiers écrits de fiction. C'est d'abord Vercoquin et le plancton (1946)16, roman repéré par Raymond Queneau qui lui ouvre les portes de chez Gallimard. Dans cette geste désopilante de son ami Jacques Loustalot, alias « le Major », devenu un truculent personnage de ses premières fictions, on peut lire un guide de confection des surprises‑parties telles que les prônaient les zazous d'alors. Ces fêtes occupent la moitié du roman, respectivement les première et quatrième parties : « Swing chez le Major » et « La passion des jitterbugs ». Mais c'est surtout dans L'Écume des jours que cette filiation fleurit. Ce roman que présentait Gilbert Pestureau dans l'édition Fayard comme « un chef-d'œuvre ellingtonien » : « C'est donc d'abord le jazz qui féconde à la fois le lyrisme de L'Écume des jours et la force poignante de l'histoire d'amour malheureuse mais éternelle17. » Et Boris Vian poursuit cette veine, mais d'une autre manière, dans Les Fourmis(1949), recueil de nouvelles traversé de jazz. Neuf de ces 11 nouvelles sont un hommage à des jazzmen : « Les Fourmis » à Sydney Bichet, par allusion à Didn't he ramble; « Les bons élèves » à Louis Armstrong, pour My Sweet; « Le Voyage à Khonostrov » à Billy Strayhorn en pensant à Clementine; « L'Écrevisse » à Rex Stewart dans Without a Song; « La route déserte » à Muggsy Spanier pour Lonesome Road; « Blues pour un chat noir » à Jack Teagarden (devenu Jacques Théjardin dans « L'Écrevisse ») ; « Le Brouillard » à Bix Beiderbecke « qui en est mort » (allusion à In a Mist) ; « L'Oie bleue » à Johnny Hodges dans Blue Goose ; et « Le Figurant » à Fats Waller pour Ain't Misbehavin'. Il y a donc jeu ici, mais plus subtil, car le lecteur ne peut découvrir l'allusion que par la traduction française du titre du morceau de jazz (In a Mist pour Le Brouillard) ou par l'adaptation française du nom de l'interprète (Jack Teagarden pour Jacques Théjardin). Notons toutefois que tous ces standards datent d'avant-guerre. Vian, ardent défenseur du be‑bop, accuse ici un certain effet de retard dans ses choix musicaux. Comment comprendre ce hiatus ? Une hypothèse est que Vian distingue alors volontairement le jazz en train de se créer de ses antécédents plus classiques, encore défendus par les tenants des styles New Orleans, Chicago et swing, qui seraient vus comme plus aptes à figurer dans ses fictions littéraires.
Le jazzologue américain Mike Zwerin, qui n'a pas hésité à classer Vian comme l'un des meilleurs critiques de jazz en son temps, allait même jusqu'à avancer que « Boris Vian [...] était d'une certaine façon un Américain vivant dans la peau d'un Français18 ». Retour d'ascenseur : il est justement édifiant de constater que Vian est choisi par une radio new-yorkaise, WNEW, pour présenter le jazz enregistré en France dans 1930 et 1940. Ce sont les textes écrits par Vian lui‑même, cocasses et drôles, qui constituent les quelque 45 émissions qu'il enregistre avec l'aide d'un animateur américain, Ned Brandt, que Gilbert Pestureau a regroupés, sur la base des manuscrits et dactylogrammes conservés dans les archives de la Fondation Boris Vian, sous le titre de Jazz in Paris (Pauvert, 1997). « No23. This is your old pal Boris Vian saying bonjour from Paris and bringing you more comic jazz from France.19 » Hélas aucun enregistrement ne subsiste de ces émissions, ni à Radio-France, ni à la National Public Radio, ni dans les archives de WNEW, selon le témoignage de Gilbert Pestureau.
1946 voit naître Vernon Sullivan et son sulfureux J'irai cracher sur vos tombes, écrit à la hâte en août et sorti en novembre, aux éditions du Scorpion20. Le roman est censément traduit par Vian à partir de I Shall Spit on Your Graves, polar noir d'un écrivain métis qu'aucun éditeur américain n'osait parrainer. Ce qui n'était au départ qu'un pari d'auteur destiné à faire mousser les ventes du Scorpion prend bientôt une dimension inattendue. Le scandale approche lentement, et il procure à ce titre une destinée qui ira bien au-delà du vivant de son auteur. Mais quels sont les enjeux textuels de ce pastiche de roman hard-boiled ? On sait que cette désignation renvoie à un type de polar dans lequel figurent des ingrédients obligés : dureté, violence, machisme, meurtre, sexe. Mais Vian-Sullivan prend à bras‑le‑corps la question raciale qui lui est chère. Le protagoniste, Lee Anderson, veut venger de manière éclatante, voire, sadique, le lynchage de son petit frère par des blancs. Il a l'avantage d'être blanc de peau, car il a « passé la ligne », sujet sur lequel Vian n'a pas manqué de se renseigner. On sait en effet qu'il a consulté au préalable la revue Collier's (août 1946) où un article substantiel intitulé « Who is a Negro ? » décrivait la situation de nombreux Américains issus de mariages mixtes qui avaient décidé de se déclarer comme Blancs. C'était d'ailleurs le cas de l'auteur présumé, Vernon Sullivan21. La prémisse était donc bien posée.
Lee Anderson peut alors s'immiscer sans difficulté dans la haute bourgeoisie de Buckton à la recherche de victimes expiatoires idéales. Il les trouve en les sœurs Asquith, qu'il viole et tue l'une après l'autre. Les descriptions de leur calvaire font littéralement lever le cœur : on est loin du côté fleur bleue de L'Écume des jours écrit seulement quelques mois auparavant. On assiste à une sorte de défoulement maladif de la part d'un narrateur qui s'est affranchi de toutes les règles de la bienséance. Le masque du faux traducteur lui permet tout, y compris des anglicismes loufoques qui revendiqueraient un original authentique (« Sûr ! dit-elle », « Vous me le ferez, Lee ? », « Sainte fumée ! »). On peut ainsi envisager le personnage de Lee Anderson comme une métaphore de la posture de Vian dans le monde des lettres d'alors, en tant que « nègre blanc ». Le terme est proposé par Sharon Monteith qui oppose Richard Wright et Boris Vian, ce dernier ayant lu Wright avant de créer le pseudonyme de Vernon Sullivan. Monteith soutient que « de bien des manières le roman de Vian de 1946 [J'irai cracher] annonçait la dialectique créative qui émergeait dans un échange transatlantique de romans d'aventures et de mélodrames caractérisés par un attrait prononcé de la culture populaire américaine22 ».
Car Vian est en même temps le traducteur de deux nouvelles de Richard Wright, « Là-bas près de la rivière » et « Claire étoile du matin », qui narrent de façon atroce l'ignoble sort réservé aux Noirs dans le Sud profond. Wright, petit-fils d'esclave, fut accueilli par Sartre dans Les Temps modernes au lendemain de la guerre. Notons que Vian/Sullivan mise déjà sur deux tableaux, vrai et faux traducteur, comme s'il s'agissait d'un jeu. N'oublions pas la répartie du père dans Les Bâtisseurs d'empire, créé en décembre 1959 au théâtre Récamier : « Car il y a des moments où je me demande si je ne suis pas en train de jouer avec les mots. [...] Et si les mots étaient faits pour cela ? » Mais ce jeu est dangereux, car l'écrivain postiche nommé Sullivan occulte le romancier Vian et ce dès après la parution de L'Écume des jours, qui tombe dans un oubli quasi total jusqu'à sa renaissance dans les années 1960, hélas trop tard pour que son auteur en récolte les fruits.
C'est donc aussi avec la création de Vernon Sullivan que Vian se fait inventeur d'Amérique, par le biais de la littérature, ou plutôt du pastiche. Car cet acte littéraire n'est pas étranger à la posture musicale : il prend la défense des Noirs, ici opprimés par un système ultra-raciste (c'est le thème de J'irai cracher), là soumis à tout un protocole ségrégationniste pour se produire en public. En février 1947, alors que le roman commence à faire parler de lui, Vian prépare la rétrotraduction de J'irai cracher en anglais, qui paraît sous le titre I Shall Spit on your Graves. Le roman est en fait traduit par son ami Milton Rosenthal, ex-GI et correspondant américain occasionnel des Temps modernes. Une fois rentré chez lui aux États-Unis, ce dernier a correspondu régulièrement avec Vian, lui livrant des chroniques détaillées de la vie quotidienne des Américains, ce qui a naturellement été une grande source d'informations pour Vian.
Le livre sort en avril 1948 chez Vendôme Press, double fantôme du Scorpion, qui arbore d'ailleurs à peu près la même couverture. Mais le plus cocasse est qu'en juin 1947, Hélène Maurice‑Bokanovski publie Le Grand Horloger de Kenneth Fearing, vraie traduction de The Big Clock (1946) réalisée par Vian. Celle‑ci lui a écrit dès le 3 décembre 1946, manifestement impressionnée par ses traductions :
« Monsieur, J'ai lu vos traductions avec le plus vif intérêt et en particulier celle de Vernon Sullivan et je viens vous demander si vous consentiriez à nous traduire un livre américain de Kenneth Fearing, The Big Clock que nous avons l'intention de sortir aux Éditions des Nourritures terrestres23. »
Dont acte. Il est remarquable, tout de même, que les carrières de Vian en tant que faux et vrai traducteur démarrent pratiquement en même temps, car cette dernière occupation s'avèrera particulièrement réussie. On lui doit en effet pas moins de 11 livres, 11 nouvelles et trois pièces de théâtre, tous traduits de l'anglais à l'exception de deux pièces de Strindberg. Suite au Grand Horloger, c'est deux romans importants de Raymond Chandler qu'il traduit avec la précieuse assistance de sa femme Michelle qui, au contraire de son mari, était véritablement angliciste : Le Grand sommeil et La Dame du lac (ce titre portant la mention « Traduit de l'américain par Boris et Michèle [sic] Vian »), qui paraissent tous deux dans la Série noire en 1948. Selon Michelle Vian, quand son mari passait chez Gallimard, Marcel Duhamel lui proposait de choisir un roman à traduire parmi quelques titres ; un mois plus tard il en recevait la traduction en bonne et due forme24. Dans les années 1950, Vian traduit des nouvelles de science‑fiction et deux romans devenus culte : Le Monde des non-A et Les Aventures des non-A d'Alfred Van Vogt, parus au Rayon fantastique en 1953 et 1957. Vian devient alors une référence en tant que connaisseur de la culture populaire américaine. Et c'est sans compter les trois romans postiches qui suivent J'irai cracher : Les Morts ont tous la même peau (1947), Et on tuera tous les affreux (1948) et Elles se rendent pas compte (1950), dont les tirages vont décroissant après le succès tapageur du premier.
Alors que la supercherie dénommée Vernon Sullivan commence à sérieusement s'effriter, Vian récidive et écrit donc son deuxième roman « noir », Les Morts ont tous la même peau, qui paraît au Scorpion en septembre 1947. Ce roman est en quelque sorte le miroir du premier. Lee Anderson était un Noir à la peau blanche, ici Dan Parker est un Blanc authentique qu'un petit maître-chanteur va tenter de convaincre qu'il a en fait du sang noir dans les veines. Vian, de plus en plus, s'enferme dans une posture délicate, où il continue de jouer le jeu du présumé traducteur. Dans une coruscante postface au deuxième Sullivan, il s'en prend à la critique qui s'est montrée incapable d'évaluer le texte de J'irai cracher pour ce qu'il était : « L'histoire elle‑même, les 200 pages imprimées, ils n'en disent rien. Ce n'est pas particulier à ce livre‑là. C'est général. C'est cela qu'on appelle faire la critique d'un livre. C'est confondant25. » Il prend même le risque de démasquer un lecteur pourtant bien avisé, qu'il invective avec virulence : « Un individu qui se prétend noir martiniquais a affirmé que jamais un Noir n'a écrit ce livre26. » Il rétorquait ainsi à Joseph Zobel, l'auteur de La Rue Case Nègres, qui avait publié dans Les Lettres françaises (25 juillet 1947) un article intitulé « Les nègres et l'obscénité en littérature », dans lequel il s'en prenait violemment à Vian, le soupçonnant de supercherie et de mauvaise foi : « J'irai cracher sur vos tombes n'est ni un roman nègre, ni un roman américain ; ni pornographique, ni obscène. Il y a mensonge, supercherie, démagogie27. »
Tout le monde cependant n'a pas eu la sagacité de Joseph Zobel, ainsi de Marcel Duhamel, le fondateur de la Série Noire, victime de la supercherie :
« Boris me remet un jour un manuscrit et me demande de lui dire si, à mon avis, il s'agit d'un original ou d'une traduction de l'américain.
Je le lis ; c'est censé se passer à Harlem et la violence systématique, une certaine attitude envers les Noirs me paraissent fabriquées et me rebutent un peu. Mais pour moi, Vernon Sullivan, l'auteur, est bien un Américain. Boris semble assez content et le livre paraît peu après aux Éditions du Scorpion. Gros succès : J'irai cracher sur vos tombes! Il m'a eu28. »
Curieusement pour cet épris du jazz, seul un titre traduit entre dans la catégorie musique : Le Jeune Homme à la trompette de Dorothy Baker (Gallimard, 1951), biographie romancée de Bix Beiderbecke, musicien phare pour Boris Vian qui s'était inspiré de son jeu à la trompette.
Vian se fait aussi inventeur d'Amérique en juin 1946 quand il propose aux Temps modernes une troisième « Chronique du menteur » intitulée « Impressions d'Amérique », qui est refusée par Merleau‑Ponty (que Boris trouvait un peu trop « pontyfiant »). Et pour cause. Le « menteur » frappe fort pour ce numéro spécial consacré aux États‑Unis, dont la sortie est prévue à l'automne. Dans cette chronique, il rencontre notamment André Breton réfugié à Harlem, qui s'est déguisé en Noir et parle le jive local : « C'est une perte pour le surréalisme » déclare Alexandre Astruc, son compagnon de voyage. Ses provocations allaient forcément détonner dans ce numéro censé synthétiser le long séjour que Sartre venait d'effectuer aux États-Unis : « Nous avons attendu toute la matinée devant la porte de l'hôtel, en espérant voir lyncher un nègre, mais les New-Yorkais sont décidément amorphes. Il paraît que dans le Nevada, on trouve encore des durs. Nous tâcherons d'y passer. Nos valises sont prêtes29. » Pourtant c'est cette même année qu'est publiée la traduction de Vian de la nouvelle de Wright, « Là-bas près de la rivière », dans L'Âge nouveau30. Apparemment cela ne le gêne pas de jouer sur deux tableaux antagonistes : ici la traduction sérieuse d'un écrivain Noir important, et là une pratique d'humour noir (sans jeu de mots) carrément irrévérencieux.
En inventant son Amérique, Vian affiche sa totale liberté par rapport aux normes culturelles de son temps. Ne perdons pas de vue que l'après-guerre connaît un regain de patriotisme et de moralité illustré par Daniel Parker et son Cartel d'action sociale et morale qui se saisit des autobiographies d'Henry Miller, puis des deux premiers romans signés Vernon Sullivan. Si l'Amérique fascinait les Français, elle pouvait aussi être perçue comme exportatrice d'obscénité (sinon de pornographie) et d'une musique dite « de sauvages ». Vian n'était pas dupe de ce climat social et ne se privait pas d'afficher son « américanité » pour ce qu'il estimait être la bonne cause, à savoir rien de moins que l'émancipation totale de l'individu. Farouchement antimilitariste, il écrit L'Équarrissage pour tous (1947), pièce qui moque le débarquement en Normandie, mais qui lui vaudra une entrée en fanfare au Collège de Pataphysique. En 1955, il chante « Le Déserteur » sur scène, ce qui provoque des remous dans quelques villes de province : dans son tour de chant, Vian est très mal reçu à Dinard, au point qu'il annule son passage prévu à Deauville. Il écrit une lettre ouverte à Paul Faber, alors conseiller municipal de la Seine, qui voulait censurer la chanson, ce qui aboutit finalement à son interdiction d'antenne. C'est dire le climat délétère que connait la France, empêtrée dans les guerres d'Indochine puis d'Algérie.
Alors que le rock'n'roll commence à faire fureur aux États-Unis, notamment grâce à Elvis Presley, Henri Salvador et Boris Vian, accompagnés de Michel Legrand, alias Big Mike, de retour d'Amérique, composent début juin 1956 quatre savoureuses parodies du genre : « Rock'n' roll mops », « Dis-moi qu'tu m'aimes rock », « Rock-hoquet » et « Va t'faire cuire un œuf, man »31. Vian ne tenait toutefois pas le genre en haute estime : « pour adapter un rock d'Elvis Presley, autant ne pas se gêner et confier le boulot à un illettré, ça aura l'avantage de respecter l'esprit du modèle32 ». Invention d'Amérique sur le mode d'une parodie dont l'original n'existe pas. Et c'est dans le même esprit que Salvador enregistre deux ans plus tard « Le Blouse du dentiste », avec des paroles de Boris Vian.
Lorsqu'il rédige la postface des Morts ont tous la même peau, non content de s'en prendre à une critique inepte, sinon pudibonde, ce qu'il clame haut et fort, avant tout, c'est sa liberté en tant qu'individu et artiste‑créateur. Avec les quatre romans signés Vernon Sullivan, il quadrille littéralement l'Amérique : le Sud, New York, la Californie et la capitale, Washington. Alors, à quoi bon s'y rendre lorsque, fidèle à un principe cher à Raymond Roussel : « chez moi l'imagination est tout ». Libre penseur, Boris Vian a joyeusement navigué dans une Amérique dont il avait à sa portée suffisamment d'éléments pour la reconstruire de toute pièce. Sa vision de l'Amérique était‑elle si fausse ?
Un grand merci à Philippe Gumplowicz pour sa relecture fructueuse de cet article.
Hugues Panassié, Cinq mois à New York (Paris : Corrêa, 1947).
Georges Duhamel, Scènes de la vie future (Paris : Mercure de France, 1930).
Sharon Monteith, « How bigger mutated: Richard Wright, Boris Vian and the "Bloody paths through which we pushed logic into dread" », 161. Dans Richard Gray, Waldemar Zacharasiewicz (ed.), Transatlantic Exchanges: The American South in Europe—Europe in the American South (Vienna: Verlag ÖAW, 2007). Sauf mention contraire, les traductions sont de l'auteur.
Boris Vian, L'Écume des jours (Paris : Gallimard, 1947)
Marc Lapprand, V comme Vian (Québec: Presses de l'Université Laval, 2006), 51-58.
Christelle Gonzalo, François Roulmann, Anatomie du Bison, chrono-bio-bibliographie de Boris Vian (Paris: Éditions des Cendres, 2018), 34.
Propos tenus par Henri Salvador peu de temps après sa mort et rapportés par Noël Arnaud dans « Les Vies parallèles de Boris Vian », Bizarre, no 39-40 (1966): 97.
Boris Vian, Œuvres complètes (Paris: Fayard, 1999-2003), tomes 6, 7, 8.
Boris Vian, Chroniques de jazz (Paris: Union Générale d'Editions, 1971[1967]), 8.
Boris Vian, « Le jazz : Faut-il zigouiller les Blancs ? », Combat, 1er avril 1948, repris dans Boris Vian, Œuvres complètes, tome 7, 73.
Jazz Hot, 22 avril 1948, repris dans Boris Vian, Œuvres complètes, tome 6, 94.
Jazz Hot, octobre 1954, repris dans Boris Vian, Œuvres complètes, tome 6, 439-440.
Jazz Hot, juillet-août 1958, repris dans Boris Vian, Œuvres complètes, tome 6, 604 (en capitales dans le texte original).
Jazz Hot, avril 1954, repris dans Boris Vian, Œuvres complètes, tome 6, 417.
Boris Vian, Vercoquin et le plancton (Paris : Gallimard, 1946).
Boris Vian, Œuvres complètes, tome 2, 14.
Boris Vian, Œuvres complètes, tome 7, 249.
Boris Vian, Œuvres complètes, tome 7, 316.
Boris Vian, J'irai cracher sur vos tombes (Paris : Éditions du Scorpion, 1946).
Boris Vian, Œuvres romanesques complètes (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010), tome 1, 1158-1159.
Monteith, « How bigger mutated », 161-162.
Cette lettre est reproduite en fac-similé dans Obliques, no 8-9 (1976): 291.
Communication personnelle à l'auteur.
Boris Vian, Œuvres romanesques, tome 1, 824-825.
Boris Vian, Œuvres romanesques, tome 1, 824.
Repris dans Noël Arnaud, Dossier de l'affaire « J'irai cracher sur vos tombes » (Paris: Christian Bourgois, 1974), 72.
Marcel Duhamel, Raconte pas ta vie (Paris: Mercure de France, 1972), 555. On notera que Duhamel a confondu le premier roman de Sullivan avec Les Morts ont tous la même peau, qui effectivement se passe à New York.
Boris Vian, Œuvres romanesques, tome 1, 1058.
Richard Wright, « Là-bas près de la rivière », traduction de Boris Vian, L'Âge nouveau, no 27 (1946), 6‑40.
Boris Vian, Œuvres complètes, tome 11, 26.
Boris Vian, En avant la zizique, repris dans Œuvres complètes, tome 12, 63.