La Maison de l’Afrique à la Cité internationale universitaire de Paris
Créée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la Maison de la France d’Outre-mer, devenue Maison de l...
« La France se trouve aujourd’hui dans la même situation que Long Island il y a 50 ans », constatait William J. Levitt lors d’une conférence de presse à Paris en 1964. Ce promoteur immobilier américain avait créé après-guerre les Levittowns, vastes lotissements de maisons quasi identiques, produites en nombre grâce à des composants standardisés et une stricte division du travail. La situation du logement en France lui semblait si arriérée que sa société ne pouvait pas se permettre « de ne pas y aller1 ».
Levitt visait juste quand il faisait référence à la carence de maisons individuelles dans la France de la reconstruction. Encore peu répandue avant 1940, la construction de maisons individuelles était demeurée relativement stable après la Seconde Guerre mondiale. Cet habitat se résumait souvent à des bâtiments précaires érigés par leurs propriétaires dans des zones pratiquement dépourvues d’infrastructures (routes, systèmes d’égouts, règles d’urbanisme, etc.)2. Cette précarité témoignait, malgré tout, du désir ardent des Français, toutes classes sociales confondues, d’habiter dans une maison individuelle plutôt qu’un appartement. De sondage en sondage, de l’immédiate après-guerre jusqu’à aujourd’hui, une préférence jamais démentie : 70 % à 80 % des Français plébiscitent la vie dans une maison individuelle entourée de verdure et de préférence non mitoyenne3.
Levitt avait néanmoins sous-estimé le secteur de la construction de la France d’après-guerre, persuadé que celui-ci était à la traîne par rapport à celui des États-Unis. À bien des égards, la construction française était plus mécanisée et plus moderne que son homologue américaine incarnée par Levitt. Afin de pallier la grave pénurie de logements après-guerre et d’offrir une alternative aux millions de logements insalubres, les dirigeants français avaient en effet opté pour des projets à grande échelle utilisant des éléments préfabriqués en usine. Pendant que les États-Unis construisaient des Levittowns, la France donnait la priorité à d’immenses complexes résidentiels érigés dans les banlieues de Paris et d’autres grandes villes.
Cette divergence reflétait les formes de capitalisme qui dominaient dans ces deux pays après la guerre et les missions dévolues à l’État : le gouvernement américain agissait indirectement le marché, tandis que le gouvernement français le façonnait par le biais de nationalisations, de planifications et d’autres formes d’implication directe. Dans le domaine de la construction de logements d’après-guerre, les États-Unis ont écarté les financements étatiques directs au profit d’assurances hypothécaires, de mesures incitatives aux banques, aux consommateurs et aux promoteurs lesquels, tel Levitt, ont pu construire des dizaines de milliers de logements et se sont par là même enrichis de manière exceptionnelle4.
Levitt et ses imitateurs ont construit des lotissements plutôt que des logements urbains, en partie parce que l’administration fédérale du logement (Federal Housing Administration, FHA), créée dans le cadre du New Deal de Roosevelt, refusait d’assurer les prêts dans de nombreuses zones urbaines, en particulier celles habitées par des Afro-Américains. La FHA privilégiait les maisons familiales et considérait qu’il était inapproprié de mélanger des « groupes raciaux ou nationaux inharmonieux5 ». Cette politique assurait que presque la totalité de logements construits dans l’après-guerre était destinés uniquement aux Blancs.
Les injustices raciales en France se sont surtout traduites, en raison de la grave pénurie de logements de l’après-guerre, par le fait que les personnes de couleur étaient plus susceptibles que les Blancs d’être sans-abri ou reléguées dans des bidonvilles sordides autour de Paris. Lorsque les autorités françaises se sont finalement tournées vers la construction de logements au milieu des années 1950 — après avoir donné la priorité à la réhabilitation des infrastructures de transport et au recouvrement des moyens de production —, elles ont rejeté le modèle de la maison individuelle, déconsidéré par la dissémination des maisons de qualité médiocre, construites au hasard par des ouvriers à la périphérie des villes6. Rejetant la maison individuelle par crainte de retrouver les lotissements défectueux d’avant-guerre, les élites françaises s’inspiraient aussi du modernisme architectural de Le Corbusier au nom de l’idéologie socialisante selon laquelle les travailleurs devraient être locataires, car l’accession à la propriété aurait pu faire d’eux des petits-bourgeois7. Levitt s’accordait avec ce raisonnement, mais dans une perspective politique opposée : à ses yeux, l’accession à la propriété était un rempart contre le communisme.
Le ministère français de la Reconstruction et de l’Urbanisme a donc planifié de grands ensembles de logements et sélectionné les bureaux d’études chargés de les construire. Il en est résulté d’énormes unités d’habitation en béton façonnées en barres, en tours et en dalles. L’illustration la plus significative de cette approche est le chemin de grue, un système de construction qui utilise des grues montées sur des voies ferrées pour empiler des appartements préfabriqués identiques les uns à côté des autres et les uns sur les autres le long des voies ferrées. Le résultat était ces grands ensembles qui semblaient construits à partir d’énormes briques de Lego creuses8.
Les fonctionnaires, les ingénieurs et les architectes qui ont conçu et mis en œuvre ces projets, les chercheurs en sciences sociales qui les ont suivis ont non seulement exprimé leur fierté à l’égard de ces réalisations, mais ils y ont vu un moyen d’améliorer les conditions de vie de la population. Comme le rappelait l’architecte Marcel Lods, l’objectif des concepteurs était d’« apprendre aux Français à vivre9 ». Bien que la plupart de ces projets aient été esthétiquement peu attrayants, ils ont pu être perçus, dans un premier temps, comme une grande réussite de la politique gouvernementale. Ne s’agissait-il pas de loger des Français ? Les unités de logement ont augmenté de 61 % et les nouvelles constructions offraient des équipements (eau courante, toilettes, baignoire ou douche) dont la plupart des habitations d’avant-guerre étaient dépourvues.
Ce progrès était notable, mais les résidents des grands ensembles le prirent rapidement comme allant de soi et focalisèrent leur attention sur les mauvais côtés de cet habitat. Il était laid, monotone, bruyant, surpeuplé, tous ces gens réunis dans un espace restreint condamnaient toute intimité. La désillusion ne fit qu’empirer au fil du temps. Au début, de grands espaces verts avaient rendu le béton des tours d’habitation et des immeubles moins oppressant. Un architecte, Émile Aillaud, avait mis un peu de fantaisie dans ses grands ensembles de La Grande Borne, avec une série de structures curvilignes de faible hauteur qui ondulaient autour de cours remplies de verdure. Mais au fur et à mesure que les projets se multipliaient, les espaces verts se raréfiaient, ce qui laissait peu de place pour les terrains de jeu.
Les récriminations des habitants ne cessaient de prendre de l’ampleur, relayés par des journalistes, notamment à propos de Sarcelles. Quantité d’écrivains et d’artistes s’insurgent contre, l’immense cité de 50 000 habitants, « vertige de technologie », « silo humain », « tas de termites » et le plus souvent une « cité dortoir ». En 1965, le chanteur Henri Gougaud assimile les habitants de Sarcelles en « hommes de nouvelles cavernes » dans sa chanson Béton armé.
« Béton armé soleil en berne Hommes de nouvelles cavernes Voilà ce que nous devenons Et pardonnez-moi si j’en tremble J’avais rêvé de grands ensembles Ensemble est un si joli nom… Sarcelles était un nom d’oiseau Aujourd’hui l’oiseau est en cage. »
L’année suivante, dans Vivre à Sarcelles, le démographe Jean Duquesne, fait parler des habitants de la cité qui tempêtent contre « cette grande caserne », « ce camp de concentration où nous sommes enfermés dans des cages à lapins10 ». Les psychologues inventèrent une affection mentale appelée « sarcellite » qui s’attaquerait en priorité aux femmes, rendues apathiques et déprimées par ce nouvel espace. « On leur rend visite à cinq heures de l’après-midi, écrit un critique, et les lits ne sont pas faits ».
En 1961, l’écrivain Christiane Rochefort, future lauréate du Prix Médicis, avait publié un roman, Les Petits Enfants du siècle. La narratrice Josyane, une adolescente, ironisait sur le matraquage publicitaire de l’État.
« Ça c’était de la Cité, de la vraie Cité de l’Avenir ! Sur des kilomètres et des kilomètres et des kilomètres, des maisons des maisons des maisons. Pareilles. Alignées. Blanches. Encore des maisons. Maisons maisons maisons maisons maisons maisons maisons maisons maisons maisons. Maisons. Maisons11 ».
Malgré toutes ces critiques, malgré la préférence maintes fois exprimée des Français pour la maison individuelle, les pouvoirs publics ont soutenu jusque dans les années 1970 que les habitants des grands ensembles avaient toutes les raisons de s’y sentir bien, en dépit de leurs déclarations. Mais dès l’érection des premiers ensembles, une voix d’édile prenait fait et cause pour les maisons individuelles. Raymond Berrurier, maire ambitieux et énergique du Mesnil Saint-Denis, une commune de 1 000 habitants située à 16 kilomètres au sud-ouest de Versailles manifesta maintes fois sa détestation des grands ensembles et les « villes nouvelles » qui commençaient à entourer Paris. Il défendait farouchement les communes rurales dont l’existence se voyait menacée, disait-il, par « la croissance désordonnée et monstrueuse des villes qui ne sont plus à la mesure de l’homme et où celui-ci est écrasé, sacrifié dans des casernes de dix, quinze ou vingt étages12 ». Malgré ses mises en garde apocalyptiques, Berrurier estimait que, pour la vitalité et la modernité de sa commune, il devait lui adjoindre des maisons individuelles en grand nombre et des bâtiments de taille modérée, à partir d’un plan directeur cohérent.
Les seuls moyens de Berrurier n’y suffisaient pas. Lorsqu’il apprit la venue de Levitt à Paris en 1962, le maire écrivit à l’Américain une longue lettre décousue pour solliciter son aide :
« Il ne s’agit pas seulement de construire des maisons, mais de mettre en place une cité véritable, une communauté où les hommes pourront être heureux en ayant les moyens de réaliser cette nécessité fondamentale qui est la leur et que j’appelle… l’alternance entre le contact social et la solitude13. »
Pour satisfaire le besoin de quant-à-soi et de vie sociale, écrivait-il, les gens doivent pouvoir jouir de maisons séparées dotées d’équipements collectifs comme des piscines et des courts de tennis. Exactement le type de lotissement que Levitt avait conçu aux États-Unis et qu’il souhaitait mettre en œuvre en France.
Levitt réagit avec enthousiasme et, en septembre 1963, il achète les 61 hectares (150 acres) de terres non construites du Mesnil, attenantes au château du xviiiesiècle qui domine la commune. Levitt promet de créer un lotissement que le maire pourra agréer, ce qui signifie que les maisons seront construites en ciment plutôt qu’en bois, comme aux États-Unis, et que le style architectural francilien sera respecté14. Levitt baptise son projet « Les Résidences du Château », et présente cinq maisons modèles en octobre 1965. À l’instar des Levittowns aux États-Unis, ces maisons sont promptement préemptées par des acheteurs. Le magazine Time rapporte que quelque « 60 000 Français quittent Paris pour admirer le lotissement à l’américaine récemment ouvert par Levitt dans la banlieue du Mesnil-Saint-Denis15 ». Au total, 600 logements sont prévus dont la plupart trouvent acquéreurs avant même qu’un seul ait été construit.
Malgré ces débuts prometteurs, Levitt ne délaisse pas la publicité. Il relie les « Résidences du Château » aux châteaux aristocratiques du passé entourés de forêts « où jadis chassaient les rois de France ». À l’en croire, les maisons Levitt sont « de vraies résidences dans toute leur noblesse. Non point blocs, mais demeures particulières entourées de jardins qui se prolongent par la forêt toute proche16 ».
En 1966, lors de l’inauguration de ce premier lotissement Levitt, le gouvernement français soutenait encore la construction de grands ensembles plutôt que celles de maisons individuelles. Mais cette politique se heurtait à une résistance croissante, les sondages d’opinion continuant à montrer que la plupart des Français souhaitaient disposer de leur propre maison. C’est particulièrement vrai pour les habitants des grands ensembles, dont 82 % déclaraient préférer une maison individuelle17. Si seules les classes aisées pouvaient s’offrir les maisons Levitt, la classe ouvrière y aspirait également.
Cette inclination pour la maison individuelle a incité une équipe de sociologues français, dirigée par Henri Raymond et Nicole Haumont, à tenter d’en comprendre les raisons. Selon Raymond et Haumont, les chercheurs en sciences sociales ne devaient plus considérer le désir d’une maison à soi comme un vestige anachronique ou comme la manifestation d’une aliénation petite-bourgeoise qu’il convenait de circonvenir18.
Les entretiens menés par Raymond et Haumont ont montré que la maison individuelle, contrairement à l’appartement en location, permet de s’approprier son espace de vie, ainsi que l’écrit Henri Lefebvre dans sa préface au livre tiré de leur recherche. Par « s’approprier », il faut entendre la capacité à façonner l’espace selon ses besoins et ses désirs, d’où il en ressort une sérénité inconnue des non-propriétaires. Cette recherche de sérénité incite les propriétaires en puissance à minimiser le poids des paiements hypothécaires, des impôts, des longs trajets et des coûts d’entretien, faisant de l’attachement des gens à la maison individuelle une forme de pensée « utopique ».
L’avantage le plus important attribué à la vie dans une maison individuelle tient au fait qu’elle est perçue comme un refuge contre un monde extérieur souvent menaçant. On y est « chez-soi », autonome et libre dans un espace que l’on contrôle. Au travail, ce sont les autres qui contrôlent et, dans un immeuble d’habitation, il faut obéir aux règles d’une vie collective. « Quand je reviens ici, dit une personne interrogée, j’en pleurerais de joie ! D’être chez moi dans mes affaires surtout.19 »
Raymond et Haumont ont mené leurs entretiens en 1965 et publié leurs résultats en 1967, un an après l’ouverture au public des Résidences du Château. Leur livre n’a jamais cessé d’être imprimé. Avant même sa parution, les responsables du Secrétaire au Logement et du ministère de l’Équipement ont compris son message et ont suivi de près le projet Le Mesnil de Levitt, soulignant son caractère de communauté planifiée, « parfaitement bien conçue20 ». La revue Tuiles et Briques s’est fait l’écho de cette évaluation positive et conclut que la « formule de regroupement de maisons individuelles » de Levitt au sein d’une communauté planifiée, une approche largement inconnue en France, « doit pouvoir s’adapter en France » et serait même « souhaitable »21. La politique française du logement reposait encore sur la planification de grands ensembles, ce qui rendait les « nouveaux villages » planifiés de Levitt particulièrement attrayants.
Les architectes professionnels les plus en vue de France exprimèrent leur désaccord avec ce projet. L’Architecture d’aujourd’hui, un magazine de luxe qui vantait les mérites du design moderne, vilipenda les maisons françaises proposées par Levitt, « symbole de mauvais goût, de la désuétude et d’où est absente la moindre qualité architecturale22 ». Sans se laisser démonter par cette critique, les fonctionnaires du ministère, ainsi que les acheteurs, adhéraient de plus en plus au projet de Levitt. En 1966, le Secrétariat d’État au Logement invita Levitt à fournir deux maisons pour son Villagexpo, une exposition de sept semaines comprenant 87 maisons individuelles destinées à présenter des techniques de construction modernes et rentables23.
Une fois de plus, d’éminents architectes refusent de présenter des projets pour ce « nouveau village » et dénoncent l’idée même de maisons individuelles produites en masse et entourées de gazon. Ce type d’habitation, disaient-ils avec une certaine justesse, divise ce qui a longtemps été des fermes, des forêts et des terres ouvertes en petits morceaux d’espaces privés identiques, séparés les uns des autres et fermés au public non-propriétaire. Ces architectes ne parlaient pas encore des préoccupations environnementales qui se profilaient à l’horizon, mais, en tout état de cause, ils nageaient à contre-courant. Au début des années 1970, plus de 40 lotissements de type Levitt parsemaient le paysage de la banlieue parisienne ; les gouvernements français post-gaullistes réorientèrent la politique du logement et les subventions au détriment des grands ensembles en faveur des maisons individuelles. Le gouvernement annonça officiellement la fin de la construction des grands ensembles au milieu des années 1970.
Ce changement radical a suscité, dans certains milieux, une réaction dystopique presque risible. Selon L’Architecture d’aujourd’hui, « dans ce tissu [de résidences de style Levitt] indéfiniment semblable à lui-même, meurt la vie, et même l’ennui [puisque] la monotonie n’est plus qu’un aspect de la mort24 ».
Une critique plus pertinente et moins dystopique, bien que personne ne l’ait formulée à la fin des années 1960 ni dans les années 1970, aurait été que le mouvement vers des banlieues composées d’unités familiales ne ferait qu’aggraver la ségrégation résidentielle de la France par classe et par race. Ce sont surtout les familles blanches de la classe moyenne qui se sont installées dans les lotissements inspirés par Levitt. Les classes populaires sont restées dans les HLM de banlieue ou ont élu domicile dans les villes nouvelles25. À mesure que les Blancs abandonnaient les grands ensembles, les populations d’origine africaine s’y installaient. L’incurie des pouvoirs publics s’est installée et la suite de l’histoire est trop connue pour être racontée ici. Les nouveaux habitants de ces HLM, comme la plupart des Français, auraient préféré des maisons individuelles.
Mais, malgré la préférence persistante des Français pour la maison individuelle, la vision dystopique de la banlieue à l’américaine élaborée dans les années 1950 et 1960 a continué de façonner les attitudes des élites en France, qui persistent à minimiser la question de la ségrégation raciale. Prenons l’exemple du roman multiprimé de Fanny Taillandier publié en 2016, Les États et empires du lotissement grand siècle. Archéologie d’une utopie26. Le livre commence par une courte préface présentant Levitt comme le « promoteur-constructeur [...] à l’origine de l’invention, puis de la transplantation en Europe et en France, d’un modèle nord-américain d’urbanisme, celui du nouveau village ». Il s’agit d’un ensemble de logements construit sur « des surfaces vierges de plusieurs hectares, lui permettant de concevoir l’ensemble du village d’un coup ». Levitt a adapté « les grands principes du fordisme aux dimensions plus modestes des territoires européens, tout en conservant leurs affinités physiques et symboliques avec la société de consommation d’outre-Atlantique ». Fanny Taillandier a rebaptisé Le Mesnil-Saint-Denis « Grand Siècle », jouant de sa proximité avec Versailles comme l’avaient fait les campagnes publicitaires de Levitt, qui clamaient que le « nouveau village » de Louis XIV était la première vraie banlieue de Paris.
L’intrigue se déroule dans un lointain futur postapocalyptique où les résidences fixes n’existent plus et où les nomades parcourent la terre. Le narrateur est un nomade qui tombe par hasard sur un lotissement français de Levitt abandonné depuis longtemps. Il ou elle (nous ne savons rien de son identité) remarque que, bien que personne n’ait vécu là depuis des lustres, les maisons sont pour la plupart intactes et se dressent « l’une après l’autre, [… ] identiques, figées, envoûtantes ».
Qu’une grande partie des lotissements de Levitt se retrouve dans un futur postapocalyptique permet au narrateur-nomade de mener une enquête archéologique sur ce type d’habitat. « Rarement, s’écrie le narrateur, les restes du monde sédentaire ne nous étaient apparus si cohérents ». Ce Levittown représente le chant du cygne de « cette étrange époque où l’humanité fut, pendant quelques siècles, sédentaire, pacifique et consommatrice ». Le but de ce lotissement à l’américaine était d’offrir de nouvelles racines à une bourgeoisie hors-sol, une classe rendue mobile par les voitures, les téléphones et les télévisions, à même de s’éloigner de la ville, de passer d’un emploi à l’autre, d’une maison à l’autre, de se débarrasser au passage de biens de consommation obsolètes. Mais le projet était condamné d’avance. Les gens devaient passer tellement de temps dans leur voiture qu’habiter dans ce village les avait rendus quasi-nomades durant la plus grande partie de leur existence. Plutôt que de plonger de nouvelles racines dans un sol vierge, le village de Levitt laissait présager un avenir dans lequel les gens seraient définitivement déracinés, et pour de bon.
Un autre portrait dystopique d’une Levitttown, cette fois située à Mennecy, apparaît dans le film réalisé par Alain Berliner en 1997, Ma vie en rose, un portrait sensible d’un jeune garçon qui veut être — et croit être — une fille. Le lotissement Levitt a clairement été choisi pour souligner la pression du conformisme et les démons de l’intolérance, comme si ces problèmes n’existaient pas ailleurs. Le scénario du film est structuré autour des barbecues entre voisins et de la réaction des voisins d’Hanna et Pierre quand leur troisième enfant, Ludovic, se présente vêtu d’une robe à l’un de ces barbecues. Ludovic séquestre ensuite une jeune fille qui joue la belle au bois dormant dans une représentation de théâtre à l’école, pour lui emprunter son costume et que le voisin gay, Jérôme, l’embrasse. Ludovic est renvoyé de l’école. Peu après, son père, Pierre est renvoyé de son travail par son « voisin-patron » et la famille est bannie du lotissement. Pierre trouve un nouveau travail, moins bien payé, loin de Mennecy. Leur nouvelle maison est un dépotoir et le nouveau quartier n’a rien du charme extérieur de Levitt-Mennecy. Mais Ludovic y rencontre une fille (Chris/Christine) qui est en réalité un garçon. Libéré de la haine et de l’intolérance de Levitt-France, il se fait accepter dans cette « ville nouvelle » aux loyers aussi modestes que ses habitants.
Ces fictions vont au-delà des critiques américaines les plus sévères des Levittowns mais, comme aux États-Unis, leur influence fut nulle au regard du désir d’accession à la propriété individuelle. Le lotissement représentait un compromis acceptable entre la propriété isolée et le quartier à forte densité urbaine.
Le succès du Villagexpo ainsi que l’abondance d’acheteurs pour Mesnil-Saint-Denis, ont convaincu Levitt de se lancer dans deux autres projets de lotissements de maisons individuelles en région parisienne (le premier à Lésigny, le second à Mennecy) ainsi qu’un autre lotissement de maisons en bande (une disposition de maisons mitoyennes et presque identiques les unes aux autres) près du Mesnil. Les projets de Lésigny et de maisons en bande ont connu un grand succès, mais celui de Mennecy s’est heurté au choc pétrolier, à la stagflation et à la récession des années 1970. Il a fallu près d’une décennie pour vendre les maisons. Cette lenteur a contribué à la faillite de Levitt-France en 1981, parallèle à son effondrement aux États-Unis. Malgré la chute de Levitt-France, le style Levitt s’est doublement enraciné en France, comme un modèle à imiter par les promoteurs immobiliers et comme mode de vie à rejeter par des élites culturelles.
« The Levittown Look Takes on a French Style », Business Week, October, 23, 1965, 65. Voir également, « Pourquoi Levitt vient-il construire en France », Entreprise, 3 mars 1966.
Benoît Pouvreau, « Des “maisons nouvelles” pour en finir avec les “pavillons de banlieue” », in Désirs de toit. Le logement entre désir et contrainte depuis la fin du xixe siècle, Danièle Voldman (dir.) (Paris : Editions Créaphis, 2010), 98.
Désirs des Français en matière d’habitation urbaine. Une enquête par sondage de 1945 (Paris : Institut national d’études démographiques, 1947).
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Lettre de Berrurier à Levitt, 22 décembre 1962 (AM, LMSD).
Contrat entre SAFI et Gretima, 7 juin 1963 (AM, LMSD).
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Voir, par exemple, Le Monde, 14 mai et 30 septembre 1966.
Henri Raymond, Nicole Haumont, Marie-Geneviève Dezès, Antoine Haumont, L’Habitat Pavillonnaire (Paris : Institut de sociologie urbaine, Centre de recherche d’urbanisme, 1967).
Magri, « Pavillon stigmatisé » ; Raymond et al., Habitat pavillonnaire, 48-52, conclusion.
Raymond et al., Habitat pavillonnaire, 86.
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« Préfabrication mais diversité », La Maison française, mai 1967, 200 ; Jean Lafenechere, « Visite au village du meilleur et du pire », Bois d’Aujourd’hui, décembre 1966.
L’Architecture d’aujourd’hui, février-mars 1968, 8.
Cartier, Marie, Isabelle Coutant, and Olivier Masclet, La France des « petits-moyens » : enquête sur la banlieue pavillonnaire (Paris : La Découverte, 2008).
Taillandier, Fanny, Les états et empires du lotissement Grand Siècle : archéologie d’une utopie (Paris : Presses universitaires de France, 2016), Kindle édition loc. 12, 48, 74, 127.