Arts de la scène
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Apparue à New York à la fin des années 1940, la notion de théâtre « Off » désignait un ensemble de salles de théâtre à capacité réduite concentrées dans le secteur de downtown Manhattan, entre les quartiers d'East Village et de Greenwich Village. L'adjectif « Off » signalait une position alternative face à celle du théâtre « In » — lequel disposait de budgets importants et se jouait dans les grandes salles du Theater District, situé dans midtown autour de Broadway Street. Contrairement aux grandes scènes privées, ces salles off-Broadway, gérées par des associations à but non lucratif, accueillaient des propositions théâtrales d'avant-garde qui renouvelèrent le répertoire, avec une forte dimension expérimentale. Off-Broadway fut ainsi tout d'abord un marqueur géographique, car les salles ouvrirent à l'écart — mais pas très loin — des lumières de la célèbre « rue des théâtres », là où les loyers étaient moins chers. Ce fut aussi un marqueur politique, notamment à travers les prises de position des nouveaux artistes contre une vision trop marchande de l'activité théâtrale, celle perpétuée par les entrepreneurs du spectacle qui dominaient la scène new-yorkaise depuis le début du siècle. La dimension artistique fut également au centre des revendications : avec pour source d'inspiration les avant-gardes théâtrales européennes, l'objectif était de réinventer la scène d'outre-Atlantique grâce à de nouveaux langages urbains, portés par la singularité d'une ville ayant s'affirmant, à la mi-temps du xxe siècle, comme la nouvelle métropole culturelle de l'Occident.
Toutefois, ce qui, au départ, était un phénomène à fort ancrage local, produit par un réseau d'acteurs et par une configuration urbaine spécifique afin de faire face aux enjeux économiques du théâtre américain, devint une nomenclature attractive, qualifiant de nombreuses manifestations théâtrales, bien loin du Village. En effet, l'idée d'un « théâtre Off » a été reprise dans des contextes urbains, politiques et artistiques variés tout au long de la deuxième moitié du xxe siècle. Elle a d'abord accompagné l'apparition du phénomène des « théâtres régionaux » dans d'autres villes nord-américaines. Puis, une fois que certaines productions du Off américain eurent gagné en notoriété et commencé à voyager à l'étranger, le vocable fut repris en Europe pour dénommer les ramifications (off-shoots) de grands festivals de théâtre, dont Avignon est l'exemple le plus connu. À la fin du siècle, alors que l'effervescence du mythique Off newyorkais n'était plus qu'un lointain écho des Sixties et que le festival Off d'Avignon avait perdu le caractère contestataire de ses origines, de nouveaux circuits de théâtre alternatif apparurent en Amérique du Sud, recourant à l'autogestion pour faire face à l'austérité budgétaire — dans le contexte de politiques néolibérales, après la chute des dictatures militaires. Ce fut le cas de Buenos Aires, dont l'essor des salles Off-Corrientes entre les années 1980 et 2000 a permis aux artistes de survivre à la précarité économique et d'instituer un mode de production théâtrale indépendant. Le succès des œuvres créées fut tel que la capitale argentine, forte de son prolifique Off, est toujours aujourd'hui une référence internationale pour le théâtre.
Afin de retracer les cheminements transatlantiques du Off théâtral, nous analyserons trois usages de la notion à travers le temps. Tout d'abord, nous retracerons la naissance du circuit Off-Broadway à New York pendant la période d'après-guerre ainsi que l'apparition des salles Off-Off au cœur de la mouvance contre-culturelle américaine dans les années 1960. Nous examinerons ensuite les répercussions de cette nouvelle avant-garde théâtrale à l'international et notamment en Europe, avec le succès de compagnies comme le Living Theatre et la création du Festival Off d'Avignon en 1968. Puis, nous traverserons l'Atlantique à nouveau pour étudier l'émergence des circuits du théâtre Off au Sud de l'Amérique latine à partir des années 1980, fruits d'une inspiration new yorkaise et de dynamiques locales. C'est ainsi une cartographie complexe de l'Atlantique qui se dessine, dévoilant un subtil jeu d'échelles entre la dimension locale du phénomène Off (ancré au niveau d'une ville et très souvent d'un quartier) et sa diffusion internationale.
Les premières salles Off apparaissent à la fin des années 1940 hors du district théâtral connu sous le nom de Broadway Box, qui s'étend vers le Nord, de 40th Street à 54th Street, et, vers l'Ouest, de Sixth Avenue à la Eighth Avenue. Le Off-Broadway se veut alors une alternative à l'expansion de la logique marchande dans le monde du spectacle, qui interdit les propositions plus risquées ou expérimentales. Loin d'être un phénomène éphémère, les salles Off deviennent un circuit théâtral en soi. Ce phénomène se déploie en deux temps. Dans les années 1950, un premier réseau de salles se développe après le succès de la pièce Summer and Smoke de Tennessee Williams, mise en scène par le Panaméen José Quintero au théâtre Cercle in the Square (1951). Mais la popularité croissante des salles Off ainsi que leur insertion dans cette même logique de marché qu'elles combattaient à l'origine créa des conflits d'intérêts à l'intérieur du circuit. Les années 1960 marquent le début d'un deuxième moment, caractérisé par l'apparition de nouveaux lieux qui revendiquent leur caractère underground ou contre-culturel, et constituent le « Off-Off Broadway ». Ces nouveaux espaces souhaitent inventer d'autres pratiques de création et de réception, qui défient les conceptions plus classiques du théâtre.
L'emplacement des premières salles montre comment le théâtre Off est, au départ, un phénomène ancré géographiquement à l'échelle du quartier. D'après Stuart W. Little, ce réseau est le résultat de la dynamique propre à Greenwich Village : dès les premières décennies du xxe siècle s'est répandu dans ce quartier un « air général de révolte — littéraire, politique, sociale, théâtrale1 » grâce aux petites salles et aux cafés, aux artistes qui y circulent et y habitent, aux communautés d'immigrants, notamment européens, qui s'y installent. Certaines associations indépendantes d'écrivains et d'artistes, qui se créent à partir des années 1920, comme The Washington Square Players, The Provincetown Players ou encore The Theatre Guild, ont leur siège à Greenwich Village, ainsi que des salles comme The Neighborhood Playhouse située dans la Grand Street ou bien The Henry Street Settlement House dans le Lower East Side, précurseuses du futur circuit Off.
L'influence des flux migratoires dans la configuration du quartier est importante, celui-ci étant devenu un des lieux d'implantation des immigrants européens, notamment pendant la période de l'entre-deux-guerres, ainsi qu'un centre de socialisation des artistes latinos implantés à New York. Le réseau des émigrés juifs a joué un rôle important dans la socialisation des nouveaux artistes, ainsi que dans le développement d'un regard politique sur la pratique artistique. Julian Beck et Judith Malina, fondateurs de la compagnie du Living Theatre, l'une des plus renommées parmi toutes celles issues du Off new-yorkais, se sont rencontrés dans ces cercles. L'arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne et les tensions qui secouent le champ intellectuel dans le vieux continent ont contribué ainsi à la confluence d'intellectuels et artistes en provenance d'Europe qui se sont installés à New York. Malina, par exemple, fut élève du metteur en scène allemand Erwin Piscator, arrivé en 1933 aux États-Unis, qui avait fui le nazisme et apporté avec lui ses idées et sa pratique d'un « théâtre prolétarien », un théâtre explicitement politique conçu comme un outil de prise de conscience et de révolution culturelle pour et par les prolétariens. C'est Piscator qui donna l'idée aux futurs créateurs du Living Theater de quitter Broadway.
Le Circle in the Square (ouvert en 1951 au 5 Sheridan Square), le Cherry Lane Theatre (situé au 38 Commerce Street entre Barrow et Bedford Streets) ou bien le Phoenix Theatre (inauguré en 1953 dans les locaux de l'ancien Yiddish Art Theater, au croisement de 12th Street et Second Avenue) sont les lieux pionniers du circuit. Non loin, le Living Theatre Studio s'est installé au 530 Sixth Avenue, ainsi que les premiers workshops de Joseph Papp (futur directeur du festival Shakespeare in the Park, qui deviendra célèbre des années plus tard). Les centres de socialisation et de rencontre à proximité des théâtres contribuent également à irriguer ce circuit. Près du Cherry Lane, par exemple, le San Remo Café, siège des poètes beatniks, fut le lieu de rencontre entre Judith Malina, Julian Beck et Allen Ginsberg.
Le Cherry Lane Theatre est un lieu emblématique de ce nouveau circuit. D'abord par son histoire : c'est un ancien grenier construit en 1817, reconverti en entrepôt de tabac, puis investi par le groupe d'écrivains et d'artistes The Provincetown Players, qui le réaménage en théâtre en 1924. C'est donc un lieu qui n'était pas voué à l'art lors de sa construction. Cette dynamique deviendra une caractéristique du Off. Le Cherry Lane Theatre est également emblématique par sa programmation. Dès le début il a été associé aux recherches expérimentales de l'art dramatique. Pendant ses premières années, le théâtre programma plusieurs auteurs européens comme Luigi Pirandello (Henry IV en 1947), Samuel Beckett (Fin de partie en 1957), Jean Anouilh (Le Bal des voleurs en 1955) ou plus tard des pièces du jeune espagnol Fernando Arrabal, fondateur en France du mouvement actionniste « Panique » (Pique-nique en campagne en 1962). Il accueillit aussi les premières pièces du Living Theatre (The Thirteenth God en 1948, The Heroes en 1952, Ubu roi en 1952) ainsi que d'autres artistes américains d'avant-garde tels John Cage (Music of Changes en 1952), Sean O'Casey (Purple Dust en 1956), Edward Albee (The American Dream en 1961, The Sanbox en 1962...) ou encore Sam Shepard (Up to Thursday en 1965). Enfin, il était fréquenté par la bohème artistique du Greenwich Village de l'époque (des musiciens comme Bob Dylan ou Pete Seeger se sont produits au Cherry Lane pendant ces années avant de devenir célèbres).
Cette liste non exhaustive est le signe d'une programmation qui à la fois promeut de nouveaux artistes locaux et sert de passerelle artistique entre l'Europe et les États-Unis. D'une manière plus générale, le Off est un lieu d'accueil pour de jeunes écrivains nord-américains comme Edward Albee, Jack Richardson, Jack Gelber ou Sam Shepard. D'autre part, il permet la découverte outre-Atlantique des auteurs européens de l'après-guerre comme Samuel Beckett, Eugène Ionesco et Jean Genet, entre autres. Le Off-Broadway fut ainsi, dans les années 1950 et 1960, le principal centre des échanges et du foisonnement des tendances théâtrales d'avant-garde entre les États-Unis et l'Europe. Non seulement les grandes œuvres du théâtre européen de l'après-guerre ont pu être diffusées en Amérique du Nord, mais les jeunes artistes new-yorkais se les sont appropriées pour façonner à leur tour des pratiques théâtrales alternatives, qui feront plus tard le voyage inverse.
Toutefois, l'emplacement géographique et la programmation ne suffisent pas à définir le caractère « Off » des salles : leur indéfinition légale a été aussi déterminante. Du fait de leur caractère non conventionnel, ces théâtres étaient confrontés à des problèmes récurrents avec les pouvoirs publics, que cela soit pour obtenir des licences d'exploitation ou pour échapper aux contrôles de police (qui aboutissaient souvent à la fermeture des locaux). En outre, les salles Off se heurtèrent à plusieurs reprises au syndicat des artistes du spectacle, l'Actors' Equity Association (AEA). En effet, la taille réduite des salles, les budgets restreints des productions ainsi que le caractère expérimental des pièces empêchait de respecter les conventions salariales établies par le syndicat, pensées pour les grosses productions de Broadway. À partir de 1959, une association parallèle est créée à l'initiative de plusieurs groupes de théâtre Off, afin de négocier des conditions salariales adaptées aux productions indépendantes. C'est la naissance de la Ligue of Off-Broadway Theatres (OBLT), qui officialise du même coup le terme « Off ». Sont désormais considérées comme « Off » les salles comprenant moins de 299 sièges (un nombre qui sera porté à 499 en 1974).
Entre 1959 et 1963, le Off-Broadway vit une période d'expansion et devient un territoire et un concept reconnus par la critique théâtrale, influençant même les grosses productions de Broadway. Cette période d'expansion est favorisée par un contexte économique doublement favorable : d'une part, les théâtres sont souvent dirigés par des associations à but non lucratif et de ce fait, exonérés d'impôts ; d'autre part, l'attribution de fonds publics et de bourses contribue à la construction de salles modernes hors Broadway ainsi qu'au rayonnement des artistes. Ces fonds se tarissent toutefois à la fin de la décennie, provoquant une réorientation des théâtres vers des spectacles plus rentables. C'est alors qu'apparaît un nouveau circuit, le Off-Off Broadway, qui dénonce la commercialisation du théâtre Off et l'épuisement de sa créativité.
Même si elle suit une dynamique semblable à celle qui a permis l'émergence du Off, l'apparition du Off-Off pendant les années 1960 est un phénomène à part entière, qui accompagne la mouvance contre-culturelle propre aux Sixties. Les spectacles programmés dans le Off-Off défient les conventions théâtrales et remettent en question les caractéristiques des lieux de représentation. À la frontière de la salle et du café, de l'atelier d'expérimentation artistique et de la boîte de nuit, une série de nouvelles scènes voient le jour, accueillant les artistes les plus expérimentaux, mêlant pour la plupart les disciplines. Le Caffe Cino, ouvert par Joe Cino en 1958 au 31 Cornelia Street, est le lieu pionnier du Off-Off : c'est un café, avec une petite scène improvisée, qui devient le théâtre de performances non conventionnelles ainsi qu'un des premiers lieux de socialisation gay à New York.
L'emblématique La MaMa Experimental Theatre Club (ouvert en 1961, d'abord situé dans une cave du East 9th Street, puis transféré au 82 de la Second Avenue, avant de déménager encore au 74A de la East 4th Street), est issu de cette dynamique. Dirigé par l'afro-américaine Ellen Stewart, il donne la part belle aux minorités ethniques et favorise les échanges internationaux en accueillant de nombreuses troupes étrangères (notamment les premières représentations aux États-Unis de l'Anglais Peter Brook, du Polonais Tadeusz Kantor, du Roumain Andrei Serban ou du Japonais Kazuo Ōno ou Ohno, mythique danseur de buto). Le Theatre Genesis (ouvert en 1964 dans l'historique église St Mark's) et le Judson Poets' Theatre (inauguré en 1961 dans la Judson Memorial Church, lieu emblématique de l'activisme gay) participent également à la genèse du Off-Off. Au début des années 1970, la création de la Off-Off Broadway Alliance (OOBA) officialise ce nouveau circuit (retenant une fois encore le critère de la capacité d'accueil pour définir les salles, avec un plafond fixé à 99 sièges).
Les lieux du Off-Off se multiplient rapidement dans les années 1960 : églises, garages, lofts, cafés, centres sociaux, casernes de pompiers, appartements privés, chambres d'hôtels, parfois aussi dans la rue. L'investissement de ces espaces non conventionnels (lié à la précarité des productions, mais aussi à une quête de renouvellement esthétique) et l'ouverture d'une zone grise entre théâtre amateur et professionnel sont les principales caractéristiques de cette nouvelle conception du « Off ».
Ce sous-circuit, spontané et éphémère, est un territoire fertile pour le renouvellement du théâtre américain — non seulement à New York, mais aussi dans d'autres grandes villes du pays, où l'essor de la contre-culture nourrit un positionnement « anti-Broadway ».
Par ailleurs, l'idée du Off commence à circuler au-delà des frontières des États-Unis. En Europe, la présence du Living Theatre, les tournées organisées par La MaMa ETC, la diffusion des pièces de l'Open Theater et la fascination suscitée par les happenings essaiment la notion.
En Amérique latine, le Off-Off-Broadway rencontre aussi des admirateurs. Les jeunes artistes s'y réfèrent pour affirmer une position en rupture avec les traditions théâtrales locales, et promouvoir un théâtre plus réaliste, narratif et textuel. C'est le cas notamment entre 1964 et 1969 au Centre d'Expérimentation Audiovisuelle de l'Institut Di Tella de Buenos Aires. Inspiré tant par le Living Theatre que par les travaux du Polonais Jerzy Grotowskyl, ce théâtre est associé par la critique culturelle de l'époque à l'avant-garde new-yorkaise, ce qui, en pleine guerre froide, est considéré par certains artistes engagés comme un exemple de plus de la colonisation culturelle nord-américaine. Dans un article publié par la revue Primera Plana en 1968, un journaliste avance cependant : « Cela devait se produire, malgré les rejets, les avertissements et les autocensures : l'avant-garde théâtrale, qui vient surtout du Off-Off-Broadway nord-américain et de Londres, est arrivée à Buenos Aires pour y rester ».
Si le nouveau théâtre nord-américain des années 1950 s'inspire de l'avant-garde européenne de l'après-guerre pour se renouveler, les expériences du circuit Off-Off-Broadway à New York inspirent à leur tour toute une génération d'artistes européens. Le Living Theatre joue un rôle déterminant dans la circulation des pratiques théâtrales expérimentales. En 1964, la compagnie quitte New York et entame une existence nomade dans plusieurs villes européennes, se produisant en Italie, en Allemagne, en Suisse, en Belgique et en France. À New York, la situation était devenue difficile pour la compagnie, fortement endettée, suite à la fermeture de son théâtre de la Fourteenth Street en 1963.
La radicalisation des pièces et l'activisme politique du Living Theatre contre la guerre du Viêt Nam — The Brig, la pièce à l'affiche juste avant la fermeture du théâtre, dénonçait la violence militaire et mettait en cause l'armée américaine — sont désapprouvés par l'establishment nord-américain. Le départ en Europe de la troupe est ainsi largement motivé par des raisons politiques, mais il témoigne également de l'admiration de ces artistes new-yorkais envers la scène européenne. Antonin Artaud (dont la traduction américaine du Théâtre et son double était parue en 1958) était une référence majeure du Living Theatre, qui souhaitait, en traversant l'Atlantique, créer « un théâtre de la cruauté contemporain et postmoderne2 ».
Entre résidences de création et tournées, les artistes du Living Theatre passent plus de quatre années sur le continent européen. On ne vient pas tant voir une troupe qu'une sorte de mythe ambulant, associé à la bohème new-yorkaise mais également au mode de vie communautaire des hippies, à la prise de drogue et aux libertés sexuelles. C'est aussi pour ces raisons que leur invitation au xxiie Festival d'Avignon en 1968, à l'initiative de son directeur, Jean Vilar, suscite des réticences. La compagnie a déjà tissé des liens avec la France : invitée pour la première fois en 1961 par Claude Planson au Théâtre des Nations, elle a présenté The Brig à l'Odéon en 1966, puis s'est produite à Caen, invitée par Jean-Louis Barrault, Bordeaux et Nanterre en 1967. Paradise Now, la nouvelle création du Living Theatre en coproduction avec le Festival d'Avignon, approfondit la méthode du « théâtre vivant », fondée sur l'improvisation, les dynamiques rituelles, le travail des corps et l'appel à la participation du public. Elle se présente comme « un travail d'espoir, de joie, que le spectateur-participant peut atteindre » dans un monde « postrévolutionnaire »3.
L'esprit contestataire de la pièce rejoint celui du mai 68 français. Pendant la création de Paradise Now à Cefalu cette année-là, Julian Beck et Judith Malina se lient d'amitié avec l'artiste français Jean-Jacques Lebel. Le 15 mai 1968, ils se retrouvent à ses côtés à Paris, lors de l'occupation du Théâtre de l'Odéon. Pour les manifestants, l'Odéon était « le symbole de la culture institutionnalisée et bourgeoise, de l'industrie culturelle4 ». Les fondateurs du Living Theatre se rendent directement de l'Odéon à Avignon pour les répétitions, où le climat est également tendu du fait de la mobilisation des étudiants et des syndicats ouvriers. Le 18 mai, des personnalités reconnues du monde du cinéma, dont Jean-Luc Godard, réclament (et obtiennent un jour plus tard) la clôture du Festival de Cannes. Le 20, André Benedetto, directeur du Théâtre des Carmes d'Avignon, approuve publiquement l'occupation de l'Odéon et se joint à la contestation nationale.
Jean Vilar décide de maintenir le Festival deux mois plus tard, mais seules deux compagnies sont programmées, celle de Maurice Béjart (alors basée à Bruxelles) et le Living Theatre, les compagnies françaises ayant été empêchées de répéter du fait des grèves et de l'occupation des théâtres. Le climat n'est pas des plus favorable : des manifestants arrivent à Avignon en taxant le festival de « supermarché de la culture », des assemblées s'organisent dans la rue, les CRS interviennent. Les artistes du Living Theatre ne sont pas épargnés : l'un des comédiens est notamment traduit en justice après une interpellation en maillot de bain dans la rue et la frange conservatrice de la population locale proteste contre leur présence. Mais ce qui fait surtout polémique, c'est l'interdiction de la pièce La Paillasse aux seins nus, que la compagnie du Chêne noir dirigée par Gérard Gelas, devait jouer à Villeneuve-lès-Avignon. Cette interdiction provoque une forte réaction contre la direction du festival des artistes locaux, des manifestants déjà présents à Avignon et des membres du Living Theatre. Benedetto ouvre les portes du Théâtre des Carmes aux protestataires et devient le creuset du projet d'un Festival « Off » à Avignon.
La tension montante entre les manifestants, la direction du Festival et les forces de l'ordre, entraîne l'annulation des représentations du Living Theatre, des manifestations devant les lieux de représentation, des polémiques dans la presse, jusqu'au départ définitif de la compagnie nord-américaine. Une lettre signée par Julian Beck en explique les raisons soulignant la mésentente avec l'organisation du Festival ainsi que leur refus au climat de violence qui règne dans la ville. Le bref passage des New-yorkais à Avignon laisse toutefois une trace : l'implantation de la notion « Off » sur le sol français, qui sera rapidement associé à l'activité théâtrale que Benedetto menait depuis quelques années au Théâtre des Carmes.
À l'origine, le Théâtre des Carmes avait été créé par sa compagnie dans le bâtiment d'une ancienne paroisse avignonnaise — on retrouve ici une des caractéristiques du Off, qui émerge le plus souvent dans des lieux désaffectés et reconvertis en salles de représentation. Bien qu'une première mise en scène, en 1964, ait été présentée dans le cadre du festival d'Avignon, des mésententes avec l'organisation et la publication d'un manifeste critique marquent une prise de distance en 1966. Selon Olivier Neveux, le théâtre de Benedetto s'inspire de Brecht tout en le radicalisant, et rejoint Marx dans la vision d'un nouveau théâtre « matérialiste, historique, dialectique ». Dans son manifeste, Benedetto « stigmatisait la fonction du théâtre telle qu'elle s'était généralisée dans l'après-guerre. Entreprise de domestication ou d'évitement de la question politique5 », le théâtre de l'époque manquait à ses devoirs, il fallait donc lui opposer un théâtre « anti-conciliateur6 ». L'activité du Théâtre des Carmes commence alors à se développer en marge du Festival, les pièces profitant de l'affluence des spectateurs dans la ville. Encore une fois, ce mécanisme correspond à la conception du Off : en dehors du « In » mais pas très loin. Après la présentation de Statues (1966), les années suivantes confirment cette orientation vers un théâtre contestataire, avec notamment les pièces Napalm, essence solidifiée à l'aide de palmitate de sodium (1967), première pièce française sur la guerre du Viêt Nam, et Zone rouge. Feux interdits (1968).
Ainsi, bien qu'il y eût déjà une programmation « en dehors » du Festival d'Avignon depuis quelques années, ce n'est qu'après les événements du 1968 et le passage du Living Theatre à Avignon que le mot « Off » fut incorporé. Il a été employé pour la première fois l'été 1968, dans un article qui associe la démarche de Benedetto à celle des artistes du Off-Off-Broadway.
Le Festival Off se consolide les années suivantes comme un événement parallèle aux Festival officiel, désormais appelé « In ». Néanmoins, la programmation devient de plus en plus profuse et hétérogène, jusqu'à transformer complètement l'esprit d'origine. L'année 1982 marque un moment charnière du Festival Off avec la création, sous l'initiative du comédien Alain Léonard, de l'association Avignon Public Off (APO) qui obtient l'aval des organisateurs du « In » et un regard bienveillant de la part du Ministère de la Culture, déjà sous l'administration de Jack Lang. Le Festival « Off » gagne en amplitude, avec plus de 1 500 spectacles programmés, contraignant les compagnies à payer le prix fort pour y jouer et trouver, dans le meilleur des cas, des acheteurs qui leur assurent des représentations pendant l'année. Le succès du Off avignonnais impose à son tour une nouvelle définition du mot : celui de l'événement « en marge » des — ou plutôt « parallèle » aux — grands festivals de théâtre qui se multiplient à partir des années 1980. Ce nouveau « système festivalier »7 donne désormais le ton de la circulation théâtrale internationale. Ainsi, des festivals « Off » apparaissent un peu partout. Le Festival « Santiago Off », lié au Santiago A Mil, l'un des plus importants festivals latino-américains, est à ce titre exemplaire de la réappropriation latino-américaine de ce nouvel usage de la notion.
Le cas avignonnais montre bien les modifications de l'usage du vocable « Off » suite à son expédition outre-Atlantique : en France, la récupération se fait en référence explicite au Off-Broadway, représenté notamment par l'esprit contestataire et expérimental du Living Theatre pendant les années 1960. Or, dans ce transfert la notion a perdu sa dimension géographique, qui était l'une de ses principales caractéristiques à l'origine. Le Off Avignonnais se répand un peu partout dans la ville, d'autant plus qu'il est un événement saisonnier (presque 90% des lieux du Off avignonnais sont fermés pendant le reste de l'année). Par ailleurs, l'opposition au Off est de nature différente aux États-Unis et en France. Le « In » contre lequel le Off-Broadway s'est insurgé est le théâtre privé, qui conçoit le monde du spectacle suivant une logique marchande et capitaliste ; de l'autre côté de l'Atlantique, c'est le théâtre public qui est dénoncé pour avoir reconduit les codes de la culture bourgeoise et n'être pas parvenu à assurer sa mission de service public. Paradoxalement, le Off-Broadway recourt aux subventions publiques et au mécénat privé pour survivre, tandis que le Off français rentre progressivement dans une logique marchande de vente de spectacles.
En 2011, un article paru dans le journal français Le Monde parlait de Buenos Aires comme d'une « ville-théâtre unique au monde8 ». Cette scène « effervescente » est, pour la presse européenne, liée à l'arrivée d'une nouvelle génération d'artistes du théâtre indépendant se produisant dans un circuit alternatif, une « floraison qui a vu la capitale argentine, après la chute de la dictature en 1983, se couvrir de petites salles gagnées sur des appartements, des garages, des entrepôts ou des arrière-cours, et créées par les troupes sur leurs propres deniers9 ».
Une grande partie de ces théâtres indépendants constitue aujourd'hui le circuit « Off-Corrientes », un réseau de salles situées hors de l'Avenue Corrientes où, depuis les premières années du xxe siècle, sont implantées les grandes salles de théâtre privé.
Le Off argentin est né à la fin des années 1980 et se développe progressivement dans certains quartiers de la ville de Buenos Aires dans les années 1990 et 2000. Les échos du Off-Broadway, on l'a vu, s'étaient déjà fait entendre au sein de l'Institut Di Tella dans les années 1960, mais la succession des dictatures militaires (entre 1966 et 1973, puis entre 1976 et 1983) avait fortement limité le développement du théâtre expérimental argentin, contraignant de nombreux artistes à l'exil. Il faut attendre la fin du régime militaire pour voir refleurir l'activité culturelle et apparaître de nouveaux espaces. Ces lieux ne s'inspirent directement ni du Off new-yorkais ni du théâtre expérimental de l'Institut Di Tella. Pour les nouveaux artistes ce sont là des échos d'une génération passée ; un chemin plus singulier est à inventer. Pourtant, il est possible d'identifier plusieurs similitudes entre ces diverses expériences.
Les prémices du circuit Off-Corrientes sont sans doute à trouver dans la movida under, inspirée de la movida espagnole. Cette appellation désigne la mouvance contre-culturelle qui s'est constituée dans un cercle d'une soixantaine de bars, pubs, discothèques et salles de théâtre, ouverts dans les quartiers centraux de Buenos Aires pendant la transition démocratique. Ces lieux sont la prolongation de l'activité culturelle « souterraine » (under pour underground) qui s'est développée pendant la dictature militaire, en dépit de la censure. Ils proposent une programmation hétérogène, incluant des spectacles théâtraux, des concerts rock et punk, des performances et des expositions, et attirent une jeunesse urbaine en quête de nouvelles formes de socialisation. Ce phénomène a une temporalité bien marquée : il commence en 1982 avec l'ouverture du Café Einstein et se clôt en 1989, quand ferment deux de ses lieux emblématiques, le Centro Parakultural et le Medio Mundo Varieté.
Épicentre de la movida et du théâtre under, le Centro Parakultural reste une référence pour les artistes du Off des années suivantes. Ouvert en 1986 dans une cave du quartier Montserrat, fermé par arrêté municipal en 1989, le Parakultural a été le vivier de nombreux artistes du théâtre alternatif des années 1980, dont Vivi Tellas, Walter « Batato » Barea, Humberto Tortonese et Alejandro Urdapilleta, le duo Los Melli ou encore le quartet féminin Las Gambas al Ajillo, qui associe dans des numéros parodiques la danse, la musique et le jeu théâtral. Comme se souvient son fondateur Omar Viola, la programmation reposait sur « des comédiens et comédiennes en révolte ouverte, aux antipodes du théâtre conventionnel de type testimonial ou psychologique. Nous essayions de rompre avec tout ça. Le fameux quatrième mur n'existait pas ; on travaillait avec le public10 ». Le théâtre under utilisait l'humour et la parodie contre l'idée d'un théâtre « sérieux », donnait la priorité à la présence des comédiens plutôt qu'au texte, abolissait la séparation entre la salle et la scène. Ses propositions se situaient aux frontières des disciplines artistiques (théâtre, danse, musique, performance) et des genres (théâtre à texte, cirque, music-hall). À l'encontre des codes moraux hérités des années de dictature, déplaçant la tradition du théâtre engagé, il revendiquait une « politique festive » pour aborder les enjeux de la transition argentine vers la démocratie.
La constitution du circuit du théâtre Off à Buenos Aires est indissociable de ces premiers lieux under qui ont dû batailler pour ouvrir malgré les normes municipales en vigueur, puis pour instaurer de nouvelles formes de circulation artistique. À partir des années 1990, alors que l'effervescence under retombe, une multiplicité de lieux de théâtre ouvrent leurs portes, reprenant certaines des caractéristiques de la décennie précédente : des salles de taille réduite dans d'anciens bâtiments désaffectés, dans des quartiers péricentraux où les loyers sont moins chers, une programmation axée sur les nouveaux langages et le théâtre expérimental des nouvelles générations, enfin la création d'espaces mixtes (à la fois de spectacles, de création et de socialisation). Quelques salles-ateliers apparues pendant les années 1980 ouvrent la voie à cette nouvelle forme de production en dehors du circuit central. C'est le cas de El Exéntrico de la 18, ouvert en 1985 par la comédienne Cristina Banegas, du Sportivo Teatral de Buenos Aires, ouvert en 1986 par l'acteur et metteur en scène Ricardo Bartís, et du Caliban, ouvert en 1987 par un autre comédien et metteur en scène, icône du théâtre expérimental des années 1960, Norman Briski. Ces salles-ateliers deviennent une référence incontournable pour le nouveau théâtre indépendant. D'abord, elles jouissent de la réputation croissante des artistes qui les dirigent. Ensuite, en combinant salle de représentation et atelier de formation de comédiens, elles contribuent à la diffusion du « théâtre d'art » en dehors du circuit central, tout en offrant des espaces de socialisation à la nouvelle génération. Enfin, elles tissent une continuité subtile entre l'ancien modèle des salles indépendantes et les nouveaux lieux plus ouverts auxquels aspire le public des années post-dictature, tel le Babilonia, le Callejón de los Deseos, le Camarín de las Musas, ou Timbre 4 dans les années 2000.
Un autre exemple paradigmatique est celui de la salle du théâtre de la Discothèque Babilonia à l'Abasto. Figure de proue du Off-Corrientes, le Bablionia ouvre en 1990 dans un ancien dépôt de bananes situé au 3360 de la rue Guardia Vieja, à quelques rues de l'ancien marché en gros du quartier Abasto, il combine discothèque, bar et salle de théâtre. Ses fondateurs prennent appui sur la nouvelle vague de création théâtrale, à laquelle le Parakultural a donné une visibilité, pour attirer un public jeune. L'offre artistique du Babilonia n'est cependant pas aussi improvisée que celle du Parakultural. Au contraire, elle résulte d'une programmation très sélective, qui associe des noms déjà consacrés du circuit indépendant (Eduardo "Tato" Pavlovsky, Laura Yusem, Ruben Schumacher, Javier Margulis) et des artistes émergents (Daniel Veronese, Alejandro Tantanian, Rafael Spregelburd, Andrea Garrote, entre autres) ; du théâtre à texte, du théâtre d'objets et des performances.
Succès public, économique et artistique, le Babilonia devient un modèle de gestion et de programmation théâtrale pour les jeunes générations et, en même temps, se consolide comme un lieu incontournable pour les programmateurs étrangers, ouvrant le nouveau théâtre argentin vers le circuit international. Cette réussite incite d'autres artistes à investir des espaces du quartier Abasto laissés à l'abandon suite à la fermeture du marché, des anciennes usines et ateliers d'artisans. L'ouverture de nombreuses petites salles à proximité du Babilonia, associée au réaménagement de l'ancien marché en centre commercial et à la rénovation du quartier, crée un nouveau pôle théâtral.
Le nombre de ces salles, désormais appelés « Off », ne cesse de croître jusque dans les années 2000, renouvelant complètement la géographie théâtrale de Buenos Aires. La concentration des salles dans des quartiers péricentraux comme l'Abasto, mais également à Villa Crespo ou San Telmo, étend l'activité théâtrale bien au-delà de l'Avenue Corrientes, l'historique rue des théâtres11.
Ainsi, en se répandant dans la ville et investissant des nouveaux quartiers, le Off-Corrientes normalise l'under et s'adapte progressivement au marché de la culture. A partir de la mise en vigueur de la Loi nationale du théâtre en 1997, puis de la création de l'Institut Proteatro par la ville de Buenos Aires en 1999, des aides publiques ainsi que des dégrèvements d'impôts sont instituées pour ces espaces indépendant qui, en contrepartie, s'engagent à régulariser leur gestion auprès de la municipalité. Par ailleurs, les artistes du Off commencent à être invités sur les grandes scènes du théâtre public local, ainsi que dans des festivals internationaux (le Festival de Cadiz en Espagne, le Kunsten Festival des Arts en Belgique ou le Festival d'Avignon en France dont la rétrospective du collectif Periférico de Objetos en 1999 a été un point charnière de la consécration du théâtre argentin à l'étranger). La réception étrangère du théâtre argentin issu du circuit Off souligne souvent le caractère « marginale » et « indépendante » des modalités de production, rallumant le mythe de l'alternative théâtrale qui avait inauguré le Off Newyorkais12. Les aides de l'État ne sont pas suffisantes toutefois pour financer les salles et la politique culturelle argentine, très dépendante de la volonté politique du gouvernement en place, n'aide pas à pérenniser un budget. Le théâtre indépendant subit ainsi une réduction brutale des aides publiques à partir de 2015, causant la fermeture de plusieurs salles et suscitant une forte mobilisation du secteur13. C'est cette instabilité qui conduit les artistes du Off à diversifier leurs projets et à rechercher des modalités d'autofinancement. Et c'est peut-être pour cette raison que le Off-Corrientes, aujourd'hui encore, en dépit de son hétérogénéité et de sa consécration internationale, préserve un certain esprit d'expérimentation artistique hérité de la vieille histoire de l'indépendance théâtrale. C'est aussi la preuve faite de la capacité du Off argentin à surmonter plusieurs crises économiques et des politiques néolibérales de gestion culturelle qui fait de lui un modèle pour d'autres villes latino-américaines et européennes. À Madrid notamment, on assiste depuis 2009 à un essor de salles Off dans les quartiers de Lavapiés ou de Malasaña, suivant un processus similaire à celui de la capitale argentine des années auparavant14.
L'apparition du circuit Off-Corrientes à Buenos Aires présente de fortes similitudes d'un point de vue social et géographique avec celle du Off-new-yorkais, notamment : l'importance primordiale des lieux (soit par leur caractère « non conventionnel », soit par leur situation dans des quartiers périphériques et délaissés) ; la revendication d'une démarche artistique en opposition aux codes défendus par la tradition théâtrale ; l'accompagnement d'une mouvance contre-culturelle très active socialement et politiquement sur d'autres thématiques que le théâtre (l'activisme gay portègne par exemple, s'est renouvelé et a trouvé ancrage dans ces réseaux). De même que le Off-Broadway, le Off-Corrientes, loin d'être une mode passagère associée au retour des libertés individuelles dans l'après-dictature, est devenu un véritable circuit, inscrivant sa pratique dans le panorama théâtral préexistant et faisant office de pépinière artistique pour toute une génération. À l'égal de ce qu'ont dû affronter les artistes du Off nord-américain pendant les années 1960, ceux du Off argentin des années 1980 et 1990 ont vécu un rapport tendu avec les autorités, se traduisant par des fermetures de salles, des expulsions par la police, l'obligation de respecter des normes irréalistes pour des associations à faible budget. Paradoxalement, ces lieux alternatifs sont devenus des atouts pour la réputation culturelle des villes au moment de lancer des politiques de réaménagement urbain et ont même servi d'argument pour la spéculation foncière d'investisseurs privés une fois les quartiers de leur implantation engagés dans un processus de réhabilitation. Cela a été le cas pour East Village à New York et c'est le cas aujourd'hui des quartiers de Villa Crespo ou d'Almagro à Buenos Aires où se situe la zone de l'Abasto.
La notion de théâtre Off concentre ainsi en un seul mot trois dimensions : la dimension urbaine du phénomène théâtral, car il s'agit d'un réseau de petites salles alternatives à proximité les unes des autres, souvent à l'échelle d'un quartier ; la dimension politique de l'activité théâtrale, le désir d'indépendance étant une revendication des plus importantes portée par les acteurs du Off ; enfin la dimension esthétique, ce théâtre développant sa recherche autour de langages novateurs, hybrides ou délaissés par les grandes scènes privées et publiques. L'étude des transferts culturels transatlantiques montre que, loin d'être des phénomènes séparés, les différentes manifestations du théâtre Off se sont modelées à travers des échanges et des réappropriations de concepts et de pratiques dans des contextes différents. Cette perspective permet également d'identifier non pas tant les différences (ce qui distingue a priori le Off-Broadway du Festival Off à Avignon, par exemple) que les nombreuses convergences : des « passeurs » communs, c'est-à-dire des artistes ou des collectifs d'artistes qui ont tissé des liens d'un bord à l'autre de l'Atlantique ; des pratiques similaires pour faire face aux contraintes politiques et budgétaires nationales ; des stratégies semblables appliquées par les promoteurs culturels locaux afin de capitaliser sur la puissance d'un théâtre dissident une fois que celui-ci a obtenu un certain succès. Et l'histoire n'est pas finie... Des exemples récents montrent que le concept du théâtre Off est encore vivace et que, selon les contextes socio-politiques, ce dernier peut devenir (version pessimiste) une « marque » promotionnelle sur le marché du théâtre, ou demeurer (version optimiste) une revendication politique et artistique face au marché et à l'institutionnalisation trop encadrée des politiques culturelles.
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