Agents littéraires
Au cours du XXe siècle, le rôle de l’agent littéraire dans la circulation transatlantique des textes n...
A. A. Knopf, maison d'édition américaine fondée en 1915 par Alfred et Blanche Knopf, tire son prestige de ses 26 Prix Nobel de littérature, parmi lesquels Thomas Mann (1929), André Gide (1947), Albert Camus (1957), Jean-Paul Sartre (1964) et Gabriel Garcia Marquez (1982). Ces quelques noms reflètent le choix fait par la jeune maison de promouvoir les littératures étrangères sur le marché américain. D’abord tournés vers l'Europe dans l’entre-deux-guerres, les Knopf ouvrent leur catalogue aux auteurs d'Amérique latine dans les années 1940. Les archives de l'entreprise Knopf, conservées au Harry Ransom Center de l'université du Texas à Austin, montrent l’opportunité d'étudier les trajectoires atlantiques des deux éditeurs et des livres qu’ils contribuèrent à faire traduire, à faire voyager et à faire connaître en dehors de leur espace national.
L’espace atlantique entre la France et les États-Unis est le point de départ de l’histoire de la maison Knopf. Le premier livre publié en 1915 par la « firme au Borzoi » — en référence au lévrier russe emblème de la maison qui figure en couverture des ouvrages — est un recueil de pièces de théâtre du dramaturge français Émile Augier (1820-1889) traduit par Barrett H. Clark. Dans les années 1920, la francophilie de Blanche Knopf trouve à s’exprimer avec la parution en anglais de romans classiques comme Mme Bovary et Manon Lescaut et une anthologie de la littérature française, Contemporary French Literature (1924), éditée en France par René Lalou et traduite en anglais par l’agent littéraire William Bradley. Ces exemples illustrent un lien privilégié avec la France mais les trajectoires élargies entre Europe et Amérique du Nord sont tout aussi intéressantes. La première année complète de publications chez Knopf en 1916, on compte 29 livres parus dont 12 traduits du russe, deux de l’allemand, six achetés en Angleterre et seulement neuf d’auteurs états-uniens.
Bradley, fondateur en 1923 de la première agence littéraire en France avec sa femme Jenny Serruys Bradley, devient un médiateur essentiel dans les traversées éditoriales et permet de forger un lien privilégié entre les maisons Gallimard et Knopf, source de nombreuses publications croisées. Chaque année, lors du séjour en Europe des Knopf, les Bradley leur présentent des auteurs que ceux-ci vont publier en traduction anglaise et qui comptent parmi eux Jules Romains, André Gide, André Malraux, Paul Morand, Anatole France et, après la Seconde Guerre mondiale, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Albert Camus. La correspondance nourrie entre les agents littéraires franco-américains et le couple Knopf éclaire les processus de circulation transnationale. Deux cas retiennent l'attention.
Albert Camus est l’objet d’un dévouement tout particulier de la part de Blanche Knopf qui use de son entregent pour lever les réticences internes : L’Étranger paraît en 1946 (The Stranger) et La Peste en 1948 (The Plague), tous deux traduit par Stuart Gilbert (le traducteur de Tocqueville, Malraux et Sartre, entre autres, qui collabora aussi à la traduction d'Ulysse de James Joyce). Puis Blanche Knopf déploie son influence pour faire connaître Camus et promouvoir son œuvre auprès de l’Académie suédoise. Elle obtient gain de cause, pose à ses côtés à Stockholm lorsqu’il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1957 et contribue ainsi à transformer l’auteur français en une figure internationale.
Les correspondances conservées dans les archives Knopf du Harry Ransom Center renseignent également sur la fabrique de l'ouvrage de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949) lors de la traduction. Confiée à Howard M. Parshley, celle-ci paraît chez Knopf en 1953 et devient, dans les années 1980, l'objet de critiques en raison des coupes opérées dans le texte fondateur d'un féminisme ayant franchi les frontières. En effet, les éditeurs exercent une pression sans relâche sur le traducteur pour synthétiser la pensée de la philosophe, simplifier son style, et tout simplement abréger les quelques 1000 pages du Deuxième Sexe pour sacrifier à ce qu'ils estiment être les exigences du marché états-unien. Les archives Knopf donnent ainsi à voir les coulisses d'une profession et les négociations éditoriales qui président à la circulation littéraire et intellectuelle par les livres.
Des échanges de même nature, entre divers médiateurs tels que les agents littéraires, les éditeurs, les traducteurs et les auteurs eux-mêmes, existent aussi pour les circulations interaméricaines. Les premières publications d'auteurs latino-américains chez Knopf démarrent après un voyage personnel de Blanche qui parcourt la Colombie, le Chili, l’Argentine, l’Uruguay, et le Brésil en 1942. Elle en rapporte des contrats avec les Argentins Eduardo Mallea et William Henry Hudson, avec le Colombien Germán Arciniegas et avec les Brésiliens Jorge Amado et Gilberto Freyre. Comme pour le panorama de la littérature française (1924), Knopf lance aussi, en 1944, un ouvrage de référence : The Green Continent, a Comprehensive View of Latin America by Its Leading Writers. Il s’agit d'une anthologie confiée à Germán Arciniegas dont les textes sont traduits en anglais par Harriet de Onís, entre autres. L’année suivante Knopf publie Terras do sem-fim (1943) de Jorge Amado sous le titre The Violent Land (1946) et puis Casa-Grande e Senzala (1933) de Gilberto Freyre sous le titre Masters and Slaves (1946). Le traducteur, Samuel Putnam, est une figure du Paris des expatriés d’entre-deux-guerres1.
En une décennie, Knopf s’impose comme l'éditeur privilégié de la littérature d’Amérique latine tandis qu'émergent d’autres figures médiatrices, telle la traductrice Harriet de Onís. Richard Candida-Smith propose un bilan qui démontre la nette avance de Knopf. Sur les trois décennies 1940, 1950 et 1960, Knopf publie 42 livres d'auteurs latino-américains. Parmi ses concurrents, Macmillan en affiche 19 et Farrar Straus et Giroux en affiche 142. L’histoire des Knopf jette non seulement une lumière nouvelle sur l'histoire panaméricaine mais elle éclaire aussi des trajets qui sont en réalité transatlantiques.
Les Knopf acquièrent une place dans le marché du livre étatsunien grâce à leurs voyages annuels en Europe mais aussi à leurs réseaux sur place et à des formes de sociabilités associant réceptions mondaines et liens plus intimes. À bord des paquebots transatlantiques, Blanche Knopf donne des cocktails dès le départ de New York, comme le note une de ses biographes. On se divertit et on travaille donc durant la traversée. En France, Blanche Knopf reçoit au Ritz puis séjourne souvent sur la Côte d'Azur chez les Bradley, tandis que les correspondances mêlent conseils et ordre d'achat éditoriaux aux nouvelles personnelles. Ce modus operandi se répète lorsqu'au Brésil les Knopf séjournent chez Jorge Amado et Zélia Gattai ou chez Gilberto Freyre et nouent une proximité amicale avec les auteurs qu'ils publient. Ils sont parrain et marraine de la première petite-fille de Freyre. Comme pour l'Europe, ils prennent le pli de voyages annuels ou bisannuels, échangent des lettres entre les séjours.
Les Knopf demeurent surtout au cœur d'un réseau transatlantique de circulation des livres qui fait jouer à la France le rôle de repère pour la publication d'auteurs latino-américains. Ils s'appuient, rappelle Richard Candida-Smith, sur les choix opérés par Roger Caillois pour la collection La Croix du Sud chez Gallimard, qui publie entre autres, Borges, Cortázar et Vargas Llosa, et sur le succès en France d'auteurs comme le Cubain Alejo Carpentier. En ce sens, Knopf suit les prescriptions du marché français et, à la suite de Gallimard, fait traduire son Los Pasos Perditas (1953) sous le titre The Lost Steps (1956) par Harriet de Onís, puis Gabriela, Cravo e Canela (1958) d'Amado sous le titre Gabriela, Clove and Cinnamon (1962) ; ce dernier sera sélectionné par le Book-of-the-Month Club. Le trajet des livres semble suivre celui des auteurs qui furent tous deux parisiens le temps d’un exil, avant-guerre pour Carpentier et à la fin des années 1940 pour Amado et Zélia Gattai. Mais il se comprend surtout au sein du réseau de circulation propre aux Knopf.
Les archives Knopf retracent l’émergence d’une maison d’édition auréolée du prestige des littératures étrangères qui construit son modèle sur trois continents. Ces archives donnent encore à voir des réseaux et des sociabilités, et à travers eux, des dynamiques culturelles transnationales qui s’opèrent dans un espace atlantique triangulaire articulant l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Amérique latine.
Samuel Putnam, Paris Was our Mistress: Memoirs of a Lost and Found Generation (New York: The Viking Press, 1947).
Richard Cándida-Smith, Improvised Continent: Pan-Americanism and Cultural Exchange (Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2017), 278.