Missions pédagogiques et circulation des idées pédagogiques dans l’espace transatlantique au...
Au XIXe siècle, les missions pédagogiques constituent l’un des vecteurs majeurs de la circulation des...
Né le 20 octobre 1859 dans le Vermont, John Dewey fut, jusqu'à sa mort le 1er juin 1952, un philosophe et pédagogue engagé dans la production d'une pensée originale, rattachée au courant pragmatiste. Philosophe de formation, il débute sa carrière en enseignant dans le primaire et le secondaire, puis à l'Université où il exerce jusqu'à sa retraite en 1929. Eclectique, son œuvre relève tant de la philosophie générale, de la philosophie politique, esthétique, morale et logique que de la philosophie de l'éducation. Notons par ailleurs que ses œuvres complètes rassemblent aujourd'hui trente-sept volumes1, dont seule une partie est traduite en français2.
Dans un premier temps, la réception de cette œuvre en France va osciller entre réception experte et réception pratique, depuis la philosophie universitaire puis au sein des pédagogues, avant d'être mise en lien avec les réflexions de réforme du système éducatif. Dans un second temps, cette référence nourrira certaines réflexions sur la réforme scolaire et la rénovation pédagogique tout en tombant progressivement dans l'oubli, avant de connaître une nouvelle période d'engouement.
Au sein du continent européen, la réception de la pensée de Dewey se présente de manière singulière dans le contexte français, où elle rencontre très tôt un intérêt. Familiarisé à la pensée pragmatiste, à travers les œuvres des deux autres grands fondateurs de ce courant philosophique que sont William James et Charles Sanders Peirce déjà traduites, le public français découvre tout d'abord en Dewey un penseur de l'éducation. Dès 19093, plusieurs textes sont traduits, à l'instar de L'école et l'enfant, Comment nous pensons ou Les écoles de demain4. Dewey trouve alors un écho favorable chez les promoteurs d'une Education nouvelle que sont Roger Cousinet, Célestin Freinet5, Ovide Decroly6, Edouard Claparède ou Adolphe Ferrière, qui voit en lui un « frère d'arme »7. En tant que philosophe, Dewey trouve une reconnaissance institutionnelle en France, étant fait docteur honoris causa de l'Université de Paris en novembre 1930 et reçu au sein de la Société Française de Philosophie afin d'y délivrer une conférence sur les « Trois facteurs indépendants en matière de morale » à cette même occasion.
Cette même période, allant de la Belle époque à la Seconde Guerre mondiale, voit également des contacts se nouer avec les acteurs éducatifs français, par l'entremise des proches de Dewey. Sa fille Evelyn parcourt l'Europe en 1913 afin d'aller à la rencontre de ceux qui cherchent à renouveler l'éducation : Maria Montessori à Rome ou Edouard Claparède à Genève. Ces contacts sont parfois l'œuvre des élèves de Dewey, à l'image d'Helen Bradford Thompson ou de Kate Gordon8, qui se rendent en France pour réaliser des séjours d'études au tournant du xixe et du xxe siècle. En sens inverse, c'est par le biais de bourses universitaires9 qu'une française, Marie-Anne Carroi, découvre au Bryn Mawr College la pensée de Dewey, dont elle traduira Expérience et éducation. L'ouvrage, paru en 1947 chez Bourrelier, éditeur de nombreux ouvrages de réflexion pédagogique, sera ensuite réédité en 1968 puis en 2011 par Armand Colin et demeure l'un des plus diffusés et des plus cités parmi les ouvrages de Dewey sur l'éducation. Dewey fait alors partie des différentes références que les enseignants se réapproprient pour envisager une conception de l'enseignement moins dualiste (l'enseignant et le savoir face à l'élève et son ignorance) en introduisant un milieu didactique entre l'enseignant et l'élève, ce qui permit d'autres situations concrètes : travail par enquête, prise d'appui sur l'environnement local, le quotidien, travail transdisciplinaire, par équipe.
Après 1945, la pensée de Dewey disparaît peu à peu du paysage intellectuel français. Elle peine à être reconnue comme une philosophie à part entière, malgré les efforts déployés par Gérard Deledalle, qui prépare et soutient une thèse d'Etat sur L'idée d'expérience dans la philosophie de John Dewey en 1967 à la Sorbonne, et dont la thèse complémentaire consiste en une traduction de la Logique - la théorie de l'enquête de Dewey. Il n'aura de cesse, tout au long de sa carrière universitaire, de poursuivre cette entreprise de traduction et de promotion de la philosophie américaine. Dans un contexte de guerre froide, la philosophie développée par Dewey sert également de cible pour les attaques dirigées par les intellectuels communistes, tels Georges Cogniot ou Georges Snyders, contre une pédagogie jugée « bourgeoise » et « impérialiste ». Pour autant, à l'heure de la reconstruction, la référence à Dewey reste mobilisée dans les réseaux pédagogiques engagés dans la réforme du système éducatif quand il s'agit pour les militants pédagogiques de faire des propositions pour faire évoluer la culture scolaire, la pédagogie, mais également la vie dans les établissements et le projet global d'une éducation à la citoyenneté formant de véritables démocrates.
Dans les premières années de l'institutionnalisation des Sciences de l'éducation dans l'Université française (à partir de 1967), les réflexions de Dewey sur l'éducation apparaissent relativement datées. Les manuels de l'époque le classent au panthéon des grands pédagogues du passé, associant son nom à l'idée d'« apprendre en faisant » (learning by doing) ainsi qu'au développement d'une pédagogie de projet, au centre de laquelle figurerait l'expérience de l'enfant, loin d'une actualité plus volontiers tournée vers la recherche expérimentale. La reconstruction, propre au paradigme deweyen, réapparaît d'une autre manière dans le cadre de la rénovation du système éducatif français, donnant lieu à une réception de Dewey déterminée par le contexte pédagogique et politique français, avec l'arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981. Cependant, si Louis Legrand, engagé dans la mise en place des collèges expérimentaux et auteur d'un rapport sur la rénovation des collèges en 1982, semble s'inspirer profondément du philosophe américain pour critiquer la théorie de la connaissance implicite à l'école traditionnelle10, les parutions en français de Logique - la théorie de l'enquête en 1967 et Démocratie et éducation en 1975 passent quasi inaperçues. Il faudra attendre les années 1990 pour que ces œuvres puissent être republiées et trouver enfin leur public.
Le début du 21ème siècle marque un progressif « retour à Dewey »11 avec la traduction de certaines de ces œuvres philosophiques, esthétiques, politiques et éducatives. La pensée de Dewey sur l'éducation n'apparaît plus uniquement alors comme l'œuvre d'un pédagogue mais bien plutôt comme l'œuvre d'un philosophe, plaçant l'éducation au cœur de son système de pensée. Les usages de la pensée de Dewey dans le champ des Sciences de l'éducation reflètent ce mouvement, le situant dorénavant au carrefour de la philosophie de l'éducation, comme de la didactique, de la formation d'adultes ou de l'histoire de l'éducation. La particularité de ce retour à Dewey est de se circonscrire de moins en moins à la question scolaire, mais de se diffuser dans les secteurs de la formation et du travail social, afin d'ouvrir sa pensée à une véritable formation tout au long de la vie.
John Dewey, Boydston Jo Ann (dir.), The Collected Works of John Dewey (Carbondale, Southern Illinois University Press, 1969-1990).
Jo Ann Boydston, Andresen Robert L. (dir.), John Dewey. A Checklist of Translations. 1900-1967 (Carbondale, Southern Illinois University Press, 1969).
John Dewey, « L'école et la vie de l'enfant », L'éducation n°2, (mars 1909).
John Dewey, L'école et l'enfant (Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. « Actualités pédagogiques », 1913). Trad. L.S. Pidoux ; Dewey John, Comment nous pensons, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque de philosophie scientifique », 1925. Trad. O. Decroly ; Dewey John, Dewey Evelyn, Les écoles de demain (Paris, Flammarion, coll. « Education », 1931). Trad. R. Duthil.
Pierre Gegout, Étude pragmatiste de la pédagogie d'Élise et Célestin Freinet à l'École Freinet de Vence : temps d'enquête et reconstruction de la forme scolaire d'enseignement, Thèse de doctorat, Université de Lorraine, 2017.
Samuel Renier, « Comment nous traduisons : la réception de l'œuvre de John Dewey par Ovide Decroly », La pensée et les hommes n°92 (2013): 273-294.
Adolphe Ferrière, « La démocratie et l'éducation selon John Dewey », L'éducation, février 1927.
Travail de recherche en cours de Debra Henning, à l'Université de Chicago.
Dans le cas Carroi, la bourse fut attribuée par l'Université de Paris. Elle obtient par la suite la Bourse David Weill pour aller étudier d'autres formes pédagogiques en Italie.
Pierre Kahn, « Les méthodes actives : une critique de la connaissance scolaire », in André D. Robert et Bruno Garnier (dir.), La pensée critique en éducation, Rouen, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, coll. « Penser les valeurs en éducation et en formation », 2015), 253-261.
Elie During, « Présentation », Critique, n°787 (2012/2): 1011.