L’éducation américaine à l'Exposition universelle de 1900
À l’Exposition universelle de 1900 à Paris, les autorités états-uniennes présentent au public parisien...
« Comparisons of our own school system with those of other States or of foreign countries are interesting and instructive, and afford us some means of determining the wisdom of our efforts to provide the best possible educational advantages for the children of the State1». Ainsi s'exprime Andrew S. Draper, directeur de l'Instruction publique de l'État de New York, au sujet d'une mission d'étude effectuée en France à l'été 1891 par l'un de ses inspecteurs, l'ancien consul américain à Aix-la-Chapelle James Russel Parsons. Les objectifs du séjour outre-Atlantique sont clairement énoncés : récolter toute information utile pour évaluer le bien-fondé des politiques nationales, voire des réformes qui y seraient à mener.
Cette citation est particulièrement représentative de la fonction remplie par les missions pédagogiques au cours du XIXe siècle. Dans le monde occidental, en effet, la mise en place des systèmes éducatifs modernes n'est pas un processus qui se déroule en vases clos, mais une dynamique collective qui se caractérise par des échanges et des observations mutuelles. De nombreux pédagogues, réformateurs et intellectuels partent étudier l'organisation scolaire des pays européens et d'Amérique du Nord, en visitent les établissements, discutent avec leurs homologues et récoltent une somme d'informations et de matériaux (statistiques, devoirs d'écoliers, textes législatifs) qui est ensuite mise à disposition d'un vaste public. Dans un contexte d'internationalisation croissante de la vie scientifique et culturelle, les missions constituent ainsi l'un des vecteurs qui permettent d'alimenter la circulation d'idées et de savoirs entre et par-delà les frontières nationales.
Ce type particulier de voyage d'étude est une pratique courante et largement répandue, y compris dans l'espace atlantique. Il est toutefois difficile de procéder avec précision à leur dénombrement, en raison de leur nature souvent informelle et peu codifiée. De manière générale, l'Allemagne est l'une des destinations les plus prisées. Elle incarne en effet un modèle pédagogique particulièrement renommé, grâce au prestige de ses universités, mais aussi à l'organisation de son enseignement primaire - rendu obligatoire en Prusse très précocement - et secondaire. Depuis les États-Unis, de nombreux pédagogues, journalistes et hommes de lettres américains visitent ainsi ce pays. La presse spécialisée y consacre d'innombrables articles, et d'imposants volumes relatant ces observations sont publiés. Si le rôle pivot de l'Allemagne émerge également dans le cas français et britannique, le modèle éducatif américain est lui-même scruté par les réformateurs européens. De nombreux pédagogues républicains s'intéressent de près aux réalisations éducatives d'outre-Atlantique, et plus particulièrement à l'organisation des écoles primaires. Ferdinand Buisson et son frère Benjamin dirigent les délégations qui visitent les sections scolaires des expositions universelles de Philadelphie (1876), de la Nouvelle-Orléans (1884-1885) et de Chicago (1893). Une expérience qu'ils restituent ensuite dans de volumineux rapports. Un nombre important de fonctionnaires, essayistes et intellectuels, comme Célestin Hippeau, Charles-Victor Langlois ou Paul Passy, rédigent aussi plusieurs articles ou ouvrages consacrés à différents aspects du système éducatif américain.
Si, dans l'espace atlantique, les États-Unis et l'Europe occidentale représentent le centre de gravité de ce vaste et hétéroclite système de circulations pédagogiques, l'Amérique latine n'est pas pour autant absente. Célestin Hippeau publie par exemple en 1879 un ouvrage sur l'instruction publique en Argentine (qui vient après plusieurs études sur les systèmes éducatifs états-unien, britannique, allemand, italien, scandinaves et russe). Il y affirme que les pays latino-américains considèrent « la diffusion des lumières et de l'éducation populaire comme le plus ferme appui de leur constitution démocratique2». Par ailleurs, le volume tiré par Hippeau de sa mission en Angleterre, paru en 1872 à Paris, est traduit deux ans plus tard dans le Diario oficial do Império do Brasil. Quant à eux, les réformateurs latino-américains, notamment au Brésil, trouvent dans l'organisation scolaire française des références utiles pour mener à bien les projets de construction d'un système scolaire national. Au Chili, en revanche, la présence d'émigrés allemands facilite la réception de la pédagogie germanique.
Dans la très grande majorité des cas, les missions pédagogiques mobilisent une élite d'experts composée d'universitaires, intellectuels, hommes de lettres et fonctionnaires des administrations scolaires. Elles répondent à une démarche proprement savante, mais aussi à des enjeux souvent très pragmatiques et fonctionnels aux débats nationaux. D'une part, l'expérience internationale renforce le statut de ces acteurs au sein des réseaux réformateurs ainsi que leur impact dans l'opinion publique. Fournissant un savoir rare, la mission peut même constituer un atout pour une carrière réussie au sein de l'appareil ministériel ou étatique. D'autre part, le savoir produit par les missions contribue à élargir les horizons réformateurs. La grille de vision des voyageurs étant « fondée par la comparaison toujours implicite entre ce qu'ils voient à l'étranger et ce qu'ils connaissent de leur pays3», elles fournissent le support matériel pour des dynamiques de transferts et d'appropriations de savoirs. Des deux côtés de l'Atlantique, les modèles étrangers sont pris tantôt comme des exemples à suivre, tantôt comme des repoussoirs, en fonction des contextes, des enjeux et des groupes sociaux qui les mobilisent. En France, l'exercice comparatif prend son essor dès les années 1830, avec par exemple les rapports de Victor Cousin sur le système éducatif en Prusse (1833) et en Hollande (1837) ou encore les analyses d'Eugène Rendu sur l'enseignement primaire à Londres (1851) et l'éducation populaire en Allemagne du Nord (1855). Les ministres Rouland puis Duruy multiplient ces missions, essentiellement vers le Royaume-Uni, les États germaniques et scandinaves. Cette pratique permet d'alimenter au cours des années 1870 un discours dénonçant un supposé « retard scolaire », qu'il s'agit notamment de rattraper en instaurant l'instruction obligatoire et gratuite ou encore en diversifiant la formation secondaire. Cependant, la référence étrangère demeure toujours soumise à un travail de réadaptation et d'adéquation aux spécificités nationales : comme le souligne Ferdinand Buisson de retour de Philadelphie, « eussions-nous vu en Amérique la perfection du système scolaire, il n'en serait pas moins chimérique de notre part de conclure à l'importation de ce système4».
À l'âge de la « première mondialisation », les missions pédagogiques contribuent finalement à consolider la conscience d'un monde de plus en plus interconnecté dans lequel, toutefois, chaque Nation doit tirer profit des expériences d'autrui pour renforcer sa place sur la scène économique et diplomatique internationale. Elles représentent ainsi un terrain d'étude idéal pour examiner l'émergence et l'évolution d'un régime circulatoire spécifique au champ de la réforme scolaire.
James Russel Parsons, French Schools through American Eyes (Syracuse : C. W. Bardeen, 1892), 9.
Célestin Hippeau, L'Instruction publique dans l'Amérique du Sud (République argentine), (Paris : Didier et Cie, 1879).
Pierre-Yves Saunier, « Les voyages municipaux américains en Europe 1900-1940. Une piste d'histoire transnationale » dans « Formation and transfer of municipal adimnistrative knowledge », éd. par Nico Randeraad, Jahrbuch für europäische Verwaltungsgeschichte, (Baden Baden : Nomos Verlagsgesellschaft, vol.15, 2003), 4.
Ferdinand Buisson, Rapport sur l'instruction primaire à l'Exposition universelle de Philadelphie en 1876, (Paris : Imprimerie nationale, 1878), 669.