Sport
Pensé depuis le sport durant un long XXe siècle, l’espace atlantique donne à voir de multiples...
En 1973, dans son introduction au Dimanche de Bouvines, le médiéviste Georges Duby rappelait l'objectif premier de l'historien : « Établir d'abord ce qui s'était vraiment passé à cet endroit le 27 juillet 1214 ». Le lieu en question se situait en Flandres où les armées du roi de France, Philippe Auguste, remportèrent une victoire décisive qui permit ensuite au Capétien de se proclamer « empereur en son royaume ». « À vrai dire », ajoutait Duby, ce but est « inaccessible [...] puisque, nous le savons bien, tous ceux qui assistent à une bataille, fussent-ils en plus haute éminence [...] ne voient que bousculade confuse ; nul n'a jamais perçu, nul ne percevra jamais dans sa vérité totale, ce tourbillon de mille actes enchevêtrés qui, dans la plaine de Bouvines, se mêlèrent inextricablement ce jour-là, entre midi et cinq heures du soir »1. Les événements contemporains, dont les traces sont pourtant bien plus abondantes, n'échappent pas à la règle. Gérard Bosc, qui en tant que directeur technique national de la Fédération française de basket-ball assista à la finale du tournoi olympique de Munich opposant les États-Unis à l'URSS, le reconnaît par exemple sans ambages : tel Fabrice à Waterloo, il n'a alors « rien vu et encore moins compris quelque chose »2. Outre l'occasion ainsi fournie de faire le portrait de Gérard Bosc en héros stendhalien, que s'était-il donc passé à la Rudi-Sedlmayer-Halle de Munich dans la nuit du samedi 9 au dimanche 10 septembre 1972, entre 23h45 et 1h14 du matin.
Y survint un événement littéralement extraordinaire, et ce à double titre : d'une part, l'équipe de basket états-unienne y fut défaite par celle d'URSS et vit le titre olympique lui échapper pour la première fois ; d'autre part, le dénouement du match fut particulièrement confus. Alors que les basketteurs nord-américains menaient d'un point (50-49) à trois secondes de la fin de la rencontre, ces trois secondes furent données à rejouer à trois reprises, à l'issue desquelles les Soviétiques marquèrent dans les derniers dixièmes de seconde de la partie le panier décisif qui leur offrit la victoire (51-50). Cette défaite du maître face au meilleur élève pourrait être rapprochée de celle de l'équipe de football anglaise face à la Hongrie de Puskas en novembre 1953 à Wembley (6-3), la première de l'Angleterre sur son sol. Si l'on adopte un point de vue strictement technique, ces revers sont somme toute d'une extrême banalité, signalant l'uniformisation des niveaux de jeu au bout d'un processus de diffusion puis d'appropriation d'une pratique sportive à partir de son foyer originel. Cependant, les interprétations données à ces échecs peuvent les transformer en désastres ou en déroutes ; ce sont elles qui donnent sens à l'événement et l'insèrent dans un schéma explicatif permettant d'en rendre raison, de le justifier, de l'assumer ou de le dénoncer. Dans la société britannique des années 1950, la grille de lecture adoptée ne fut pas celle d'un affrontement Est/Ouest et l'on retint moins la victoire d'une équipe issue d'une démocratie populaire qu'une défaite synonyme de déclassement, fondamentale dans la prise de conscience d'un déclin plus général. En revanche, les récits tissés autour du match de 1972 de part et d'autre du rideau de fer contribuèrent à lui donner le statut d'un épisode important de la Guerre froide.
Deux facteurs furent décisifs en ce sens. Le premier était que la rencontre avait eu pour cadre les Jeux olympiques, auxquels l'URSS participait depuis 1952. On sait déjà comment, à chaque olympiade, le sport s'inscrivait dans les structures d'une Guerre froide culturelle. Du côté états-unien, la United States Information Agency, une agence d'État fondée en 1953 qui centralisait les divers programmes de propagande à l'étranger, considérait le sport comme un moyen privilégié pour gagner les cœurs et les esprits des masses. Elle diffusa largement un pamphlet promis à une belle postérité, Sport behind the Iron Curtain, qui fustigeait ce que l'on commençait à dénommer « the big red machine » – la machine sportive soviétique. De l'autre côté du rideau de fer, l'appareil d'État attachait une grande importance à triompher de l'adversaire au tableau des médailles, performance toujours réalisée sauf lors des Jeux de Mexico en 1968. Le second point important est qu'il s'agissait d'un match de basket-ball. Dans la géopolitique des sports collectifs, ce sport était en effet le seul parmi les plus médiatisés à permettre au xxe siècle des confrontations entre équipes américaines et soviétiques, le football demeurant marginal au sein de la culture de masse états-unienne et le hockey sur glace restant confidentiel à une échelle planétaire. À ce titre, la rencontre de Munich fit événement en ce qu'elle constitua l'aboutissement d'un processus qui construisait peu à peu le basket-ball comme une des modalités de l'antagonisme culturel et sportif entre deux pays, dont l'un avait vu l'invention du jeu en 1891 et sa diffusion grâce au prosélytisme de la Young Men's Christian Association (YMCA), et l'autre n'eut de cesse de parvenir à battre le premier sur les parquets, ce qu'il réussit lors de la finale des Jeux olympiques de 1972.
Rendre compte de l'affrontement munichois implique de le disséquer sous toutes ses coutures, en le considérant d'abord comme le révélateur de mécanismes qui s'inscrivaient dans une durée assez longue – deux décennies. On verra ensuite, seconde par seconde, comment s'est précisément déroulé le drame, dont le dénouement vira à la tragédie pour la partie vaincue, ce qui aura son importance au moment d'étudier, enfin, les conséquences de l'événement.
L'insertion du basket-ball dans les dynamiques de l'affrontement culturel qui marque la Guerre froide est tout d'abord le fait du revirement des autorités soviétiques en ce qui concerne le mouvement sportif occidental. Il se manifeste dans l'immédiat après-guerre lorsque l'URSS met fin à son isolement en rejoignant les organismes sportifs internationaux : les fédérations internationales de football et d'athlétisme en 1946, puis celle de basket-ball en 1947. Cette internationalisation semble la suite logique de la participation de l'Union soviétique, qui a joué un rôle déterminant dans la victoire des Alliés, à la définition du nouvel ordre mondial, avec par exemple la fondation des Nations unies en 1945. En réalité, les prémices de ce rapprochement remontent au milieu des années 1930 quand, au lendemain de l'abandon de la ligne « classe contre classe », l'URSS avait laissé dépérir puis, en 1937, dissous l'Internationale rouge du sport, créée à Moscou en juillet 1921. Il s'agissait dorénavant de favoriser les rencontres sportives avec les nations capitalistes, confrontations susceptibles de rehausser le prestige de la patrie du socialisme. C'est à ce moment que furent jetées les bases du système sportif soviétique, associant pratique de masse des hommes et des femmes – c'était là un trait exceptionnel – et formation d'une élite compétitive dans le cadre d'un amateurisme d'État. Tous les sports ou presque étaient concernés par cette politique volontariste, du moment qu'ils étaient inscrits au programme olympique, ce qui aurait facilité l'établissement de relations sportives3.
L'essor du basket-ball, présent pour la deuxième fois au Jeux olympiques à Berlin en 1936 (après une éphémère apparition à Saint-Louis en 1904), est ainsi favorisé. S'il ne jouit pas des faveurs des ouvriers dont la préférence va au football et au hockey sur glace, il se place néanmoins au troisième rang des sports collectifs les plus pratiqués en URSS, attirant notamment les classes moyennes urbaines en voie de constitution et les étudiants. Il n'était donc pas si étonnant que lorsque la Fédération internationale de basket-ball amateur (FIBA), fondée en 1932, convia des équipes soviétiques à participer aux championnats d'Europe masculin en 1947 et féminin en 1950, l'impétrant s'adjugeât les deux titres continentaux. Néanmoins, l'immédiate suprématie masculine, confirmée en 1951 et 1953, était en partie due à un autre facteur, géopolitique celui-là, à savoir l'intégration des joueurs originaires des pays Baltes. L'apport des Lettons, premiers champions d'Europe en 1935, et des Lituaniens, qui remportèrent le titre en 1937 et 1939, très habiles au tir, allié à la vitesse des Géorgiens et à la force physique des Russes, contribua à faire de l'équipe soviétique une formation multinationale à l'efficacité redoutable. Le basket-ball pouvait donc apporter sa pierre à l'objectif défini en décembre 1948 par le comité central du Parti communiste d'Union soviétique qui ne visait rien de moins que l'établissement d'une suprématie mondiale sur les sports majeurs. Aussi, à peine l'URSS eut-elle adhérée au Comité international olympique (CIO) en janvier 1952, qu'elle formula le vœu que fût organisé un tournoi féminin aux Jeux prévus à Helsinki – demande alors refusée car trop tardive, mais réitérée à chaque olympiade avant d'être acceptée pour les Jeux de Montréal en 19764.
En Finlande, les premières rencontres entre les équipes soviétique et états-unienne tournèrent à l'avantage de la seconde, d'abord en poule de qualification (86-58) puis en finale (36-25). Nulle trace d'une rhétorique de Guerre froide dans les récits des deux parties, les journalistes des deux bords se cantonnant à un compte rendu descriptif et technique alors que les observateurs neutres en louèrent l'atmosphère « sympathique » empreinte de fair-play. En ce sens, les Jeux olympiques d'Helsinki furent tout autant les premiers Jeux de la Guerre froide que ceux des premières manifestations de la politique de coexistence pacifique de la fin de l'ère stalinienne5. Les sportifs de l'Est se voulaient les meilleurs défenseurs de l'esprit olympique et n'eurent de cesse de se présenter comme « les ambassadeurs de l'amitié entre les peuples et de la paix ». En revanche, le déroulement des matchs eut une double conséquence sur le jeu lui-même. D'une part, les Soviétiques, se sachant largement inférieurs à leurs adversaires après la première confrontation, adoptèrent en finale une stratégie ultra défensive, faite de redoublements de passes, afin de confisquer la balle et d'encaisser le moins de points possible – leur possession la plus longue atteignit douze minutes ! Cette manœuvre dilatoire incita la FIBA à instaurer la règle de la limite des trente secondes avant un tir. D'autre part, l'encadrement soviétique attribua la défaite de son équipe non à une quelconque supériorité tactique ou technique des États-Unis mais uniquement à la taille de leurs joueurs. Les Soviétiques furent en effet opposés à des « géants » tels que Bob Kurland (2,13 m), Markus Freiberger (2,10 m) et Clyde Lovelett (2,09 m). Les années suivantes débuta ainsi en URSS la chasse aux grands dépassant le double mètre auxquels enseigner les rudiments du basket, tel Jan Kruminch, un bûcheron letton de 2,18 m repéré par l'entraîneur soviétique Alexander Gomelsky alors qu'il circulait à bicyclette dans la banlieue de Riga, et qui finit par participer aux Jeux de Melbourne en 1956. Dans les années 1950 et 1960, la sélection systématique d'un pivot imposant et à l'habileté inversement proportionnelle à la taille devint un trait caractéristique des équipes soviétiques masculines et féminines.
Ces efforts permirent à l'URSS de se hisser à la deuxième place lors des trois tournois olympiques suivants à Melbourne, Rome et Tokyo et d'obtenir la médaille de bronze à Mexico – elle fut alors battue en demi-finale par la Yougoslavie – mais jamais de battre les États-Unis, qui demeuraient les maîtres incontestés de leur sport. S'était ainsi établie une hiérarchie des valeurs, qui semblait intangible et relevait d'une évidence naturelle. Elle expliquait pourquoi les affrontements olympiques réguliers entre les équipes états-unienne et soviétique de basket ne s'inséraient pas pleinement dans les mécanismes d'opposition symbolique et culturelle entre les deux Grands propres à chaque olympiade. Ainsi, en URSS, les basketteurs occupaient une place marginale dans la hiérarchie des héros sportifs célébrés à leur retour des Jeux, bien après les gymnastes, les lutteurs, les haltérophiles, les athlètes et les champions de tir. Aux États-Unis, l'équipe nationale olympique était constituée sous l'autorité du Comité olympique (USOC - United States Olympic Committee), lui-même émanation de l'American Athletic Association (AAU), l'institution en charge du sport amateur. Celle-ci avait longtemps puisé dans ses propres championnats pour alimenter la sélection olympique. Y participaient les équipes militaires, celles de la YMCA et enfin les clubs affiliés à des entreprises. Toutefois, le succès du championnat universitaire de basket-ball de la National College Athletic Association (NCAA), créé en 1936, avait contraint l'AAU à progressivement accepter de faire une place aux meilleurs joueurs issus des universités. En 1952 par exemple, six places avaient été attribuées à l'AAU, le reste à la NCAA. Vingt ans plus tard, il était devenu évident que l'essentiel de l'équipe olympique serait composé de basketteurs de la NCAA, même si le comité de sélection, dominé par des représentants de l'AAU, imposerait un de ses éléments. Les onze autres seraient donc des étudiants dans l'attente d'être recrutés par les formations professionnelles de la National Basketball Association (NBA) et de la ligue concurrente apparue en 1967, l'American Basketball Association (ABA). Cette équipe olympique ne suscitait que peu d'engouement auprès du public. Le tournoi organisé dans le cadre des Jeux ne constituait presque qu'une tournée d'exhibition forcément triomphante contre les Européens, simple piqûre de rappel du juste ordre des choses. De fait le système sportif nord-américain fonctionnait de manière autarcique, le championnat de la NBA étant chose bien plus sérieuse puisqu'il désignait le « champion du monde » et non la meilleure équipe du pays. À la surprise générale, ce bel agencement prit fin à Munich.
Toutefois, la défaite en finale des Jeux olympiques ne peut pas être considérée comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Les dirigeants de l'AAU s'inquiétaient notamment des évolutions récentes du monde professionnel du basket-ball, agité par des tensions commerciales entre la NBA et l'ABA. Cette dernière, afin de prendre le dessus sur sa concurrente, avait par exemple engagé une politique agressive de recrutement des meilleurs étudiants avant la fin de leurs études. Mais elle venait surtout de briser le consensus qui voulait que, les années olympiques, la NBA ne fasse débuter ses contrats de travail qu'au mois de septembre afin de ne pas contrevenir aux dispositions du CIO sur l'amateurisme. Ainsi, au mois de mars 1972, à la fin de la saison universitaire, trois des stars du championnat NCAA étaient passées directement dans des franchises de l'ABA. Il s'agissait de Julius Erving, George McGinnis et Jim Chones, le pivot de l'Université de Marquette (Wisconsin), resté invaincu cette année-là ; tous trois auraient pu prétendre participer aux Jeux olympiques s'ils n'avaient cédé aux sirènes du professionnalisme. L'encadrement technique états-unien se méfiait également du niveau de jeu atteint par les Soviétiques et avait plusieurs fois averti que battre ces derniers ne serait pas une simple formalité. Aussi les 49 membres du comité de sélection avaient-il pris leurs précautions afin d'éviter toute bévue, ce qui à leurs yeux impliquait une préparation de type militaire. Le choix de l'entraîneur avait été guidé par ces considérations, ce qui dans un premier temps conduisit à écarter largement (38 voix contre 11) le plus prestigieux coach du pays, John Wooden, de l'UCLA. Si le palmarès de ce dernier en faisait le prétendant idéal, ses orientations politiques libérales – au sens nord-américain du terme – déplaisaient fortement à un aréopage représentant l'armée, les Églises et le patronat. On lui préféra Henry Iba, de l'université de l'Oklahoma, dont le dernier titre NCAA remontait certes à 1946, mais dont le « patriotisme », éprouvé lors des expéditions olympiques de 1964 et 1968, était éprouvé.
C'est donc sur une base aéronavale proche de Colorado Springs et du siège de l'AAU, que les épreuves de sélection de l'équipe olympique, les tryouts, réunirent une soixantaine des meilleurs amateurs et étudiants du pays dès le mois de juin. Parmi les douze joueurs retenus, un seul représentait l'AAU – Kenny Davis de la Marathon Oil Team –, qui fut promu capitaine. Les recrues passèrent ensuite l'été entre les bases navales de Pearl Harbor et de San Diego, avant de rejoindre un camp de la CIA situé à 75 km de Munich. Cet hébergement fut préféré au village olympique et à ses infrastructures d'entraînement car Henry Iba craignait que des espions soviétiques ne cherchent à connaître les combinaisons tactiques mises en place. Le second souhait émis par l'entraîneur états-unien était de disposer d'éléments obéissants, dont le « patriotisme » ne pouvait être mis en doute, et sans forte-tête, quitte pour cela à se priver du vivier constitué par l'UCLA. En 1972, l'équipe de l'université de Los Angeles remportait pourtant son sixième titre de champion NCAA d'affilée, mais, à l'acmé de la guerre du Vietnam, la plupart de ses joueurs étaient réticents à l'idée de représenter une nation dont ils désapprouvaient la politique extérieure. C'était notamment le cas du meilleur d'entre eux, le pivot Bill Walton, militant pacifiste et antimilitariste, qui préféra passer ses examens et prétexta une blessure à la cheville. « S'ils voulaient me faire vivre dans des baraques militaires, dormir sur des lits minuscules et manger à la cantine » précise-t-il dans son autobiographie publiée en 1994, « je n'étais pas intéressé »6. Il était en tout cas conforté dans son refus par les positions de son entraîneur, le populaire John Wooden, qui estimait que l'antisoviétisme avait perverti l'esprit des Jeux et avait refusé, quatre ans plus tôt, de sanctionner Kareem Abdul-Jabbar après que ce dernier avait boycotté ceux de Mexico7. Enfin, en ce qui concernait les joueurs noirs présents dans l'équipe de 1972 – au nombre de six, soit la moitié de l'effectif –, les sélectionneurs s'étaient auparavant assurés de leur « moralité », afin d'éviter toute manifestation de protestation à l'image du geste de Tommie Smith et John Carlos sur le podium du 200 m en 1968. Ils avaient même préféré écarter le meilleur pivot des épreuves de sélection, Marvin Barnes, de l'Université du Maryland, soupçonné d'être un militant de la cause noire.
Si l'équipe états-unienne envoyée à Munich n'était pas la meilleure possible, celle d'Union soviétique constituait en revanche un groupe très solide et multinational, comme à son habitude : aux ailiers Modestas Paulauskas, du Zalghiris de Kaunas, et Mikhail Korkia, du Dinamo de Tbilissi, s'ajoutaient notamment l'arrière Sergueï Belov et le meneur Ivan Edeshko, tous deux du CSKA de Moscou, ainsi que la vedette Alexander Belov, le pivot de 2,03 m du Spartak de Leningrad.
Les deux formations s'affrontèrent à une heure tardive, le match débutant peu avant minuit, afin de permettre à la chaîne ABC de le retransmettre en début de soirée aux États-Unis. Le procédé, inhabituel, n'avait pas été adopté pendant le reste de la quinzaine olympique, trois rencontres de la poule de qualification n'ayant pas été diffusées en Amérique du Nord, les cinq autres – y compris la demi-finale contre l'Italie – ayant seulement eu droit à un résumé des meilleurs moments. C'était dire l'importance symbolique que revêtait l'affrontement avec l'URSS, qui fut ainsi le premier match de basket-ball à bénéficier d'une diffusion télévisée sur une échelle planétaire, les Jeux de 1972 constituant, après la Coupe du monde mexicaine de 1970, le second événement sportif dont la couverture télévisuelle fut réellement mondiale. La finale retint devant leurs écrans entre dix et treize millions de personnes, ce qui constituait une audience très honorable, la plus élevée en ce qui concerne le basket-ball, qui arrivait toutefois loin derrière le football américain.
Les images du match peuvent donc être visionnées assez facilement, pour peu qu'on les recherche sur Internet avec un moteur de recherche quelconque, notamment la dernière minute restée controversée. Avant celle-ci, l'URSS menait confortablement au score. Henry Iba avait adopté une tactique défensive, consistant à jouer à un rythme très lent et à museler les offensives soviétiques. C'était sans compter le talent exceptionnel de Sergueï Belov, qui finit meilleur marqueur de la finale avec vingt points. À la fin de la seconde mi-temps, les États-Unis tentèrent d'accélérer le jeu, réduisant l'avance de leurs adversaires à un point (49-48) à 38 secondes de la fin de la rencontre. Ces derniers conservèrent la balle aussi longtemps qu'ils le pouvaient et au bout des trente secondes autorisées, Alexander Belov tenta un tir, bloqué, qu'il récupéra au rebond avec huit secondes à jouer. Alors qu'il commençait à perdre l'équilibre le long de la ligne de fond et ne voyant pas son partenaire Sergueï Belov démarqué à 4 m, il expédia une passe hasardeuse en direction du centre du terrain et de Zurab Sakandelidze, qu'intercepta Douglas Collins, le meneur états-unien. Ce dernier filant vers le panier soviétique, Sakandelidze le sécha. Il restait trois secondes à jouer.
Tandis que Collins s'apprêtait à tirer deux lancers francs susceptibles de donner l'avantage aux États-Unis en réparation de la faute qu'il avait subie, intervint le premier tournant de cette fin de match, qui avait trait aux modalités de l'obtention d'un temps mort par l'entraîneur soviétique, Vladimir Kondrashin. Il était logique que ce dernier sollicitât un temps mort, qui entraînait la suspension du jeu pendant une minute, ce qui laissait le temps d'ajuster le dispositif tactique de son équipe, et offrait la possibilité d'effectuer un ou plusieurs changements de joueurs à cette fin. Ce temps mort pouvait être réclamé avant le premier lancer franc ou bien – et sur ce point, les règles de la FIBA alors en vigueur divergeaient de celles en usage en Amérique du Nord –, entre le premier et le second lancer franc. Pour l'obtenir, les entraîneurs devaient presser un bouton qui allumait une lumière rouge sur la table de marque, procédé technologique qui venait d'être introduit à l'occasion du tournoi olympique.
Les incidents débutèrent à ce moment-là, avec comme protagonistes l'encadrement technique soviétique et le corps arbitral. Lorsqu'on visionne les images de la finale, en se concentrant sur la bande-son, on peut entendre, au moment où Douglas Collins allait exécuter son second tir et que la balle n'avait pas encore quitté ses mains, la sonnerie caractéristique annonçant un temps mort. Celle-ci intervint donc trop tard pour que le temps mort fût accordé, le second lancer franc étant considéré comme commencé à partir de l'instant où le joueur qui le tente reçoit la balle des mains de l'arbitre. Une fois ce tir lui aussi réussi par Collins, les États-Unis prenant l'avantage au score pour la première fois de la rencontre (50-49), l'arbitre principal, le Brésilien Renato Righetto, interrogea du regard la table de marque pour comprendre ce que signifiait cette sonnerie tardive. Aucune consigne n'étant donnée par les juges, le second arbitre, le Bulgare Artenik Arabadjian, ordonna aux joueurs soviétiques de reprendre le jeu, ce qu'ils firent, Alzhan Zharmukhamedov passant la balle à Sergueï Belov. Vladimir Kondrashin quitta alors son banc et se dirigea vers la table de marque où il rejoignit son adjoint Sergueï Bashkin, qui s'y trouvait depuis que le premier lancer franc états-unien avait été réussi. Avec force gestes, les deux exigeaient un temps mort et contraignirent Renato Righetto à interrompre le match. Il restait une seconde à jouer.
Vladimir Kondrashin avait-il sollicité la suspension du jeu à temps ? Les versions continuent de diverger. Selon le responsable du score à la table de marque, l'Allemand de l'Ouest Hans Tenschert, les Soviétiques étaient fautifs : ayant égaré le boîtier sous leur banc, ils avaient tardé à presser le bouton entre les deux lancers francs. Kondrashin, décédé en 1999, affirmait pour sa part que le temps mort avait été demandé juste après que la faute sur Collins avait été sifflée. Les règles internationales prévoyaient qu'il avait alors le choix entre prendre le temps mort avant le premier lancer franc ou entre le premier et le second. Aux officiels de la table de marque qui voulaient qu'ils le prennent immédiatement, il aurait répondu préférer attendre l'intervalle entre les deux lancers francs8.
Plusieurs arguments plaident en faveur de la version soviétique. Le premier concerne le choix de Kondrashin de ne placer le temps mort qu'après le premier lancer franc. De l'issue de ce dernier dépendait en effet la tactique à mettre en place pour les trois dernières secondes de la rencontre : soit Collins ratait son premier tir et le score ne pouvait qu'être au mieux de parité – Kondrashin opterait alors pour une tactique défensive visant à préserver le résultat dans l'attente de la victoire ou des prolongations – ; soit ce tir était réussi et les États-Unis pouvaient prendre l'avantage – il fallait en ce cas se préparer à être offensif et à jouer le tout pour le tout dans ce qui serait la dernière action du match. D'une manière inexplicable pour les Soviétiques, la sonnerie du temps mort ne retentit pas après le premier lancer franc états-unien. Sur les images télévisées, qu'elles aient été réalisées par les équipes techniques ouest-allemande, états-unienne ou soviétique, on peut furtivement distinguer en bas de l'écran l'entraîneur-adjoint, Sergueï Bashkin, bondir immédiatement de son banc et venir hurler devant la table de marque. Il réclamait son dû et un des officiels semble le lui avoir accordé, trop tard cependant. De fait, seule l'interprétation de Kondrashin permet de rendre compte du caractère étrange de la sonnerie annonçant le temps mort. En effet, si ce dernier avait effectivement été demandé trop tardivement, il n'y avait aucune raison pour que les officiels déclenchent la sonnerie ; ou bien le préposé au temps mort de la table de marque avait commis une erreur et chercha à y remédier dans l'urgence. En réalité, comme le fait remarquer Robert Edelman, la barrière linguistique a sans aucun doute provoqué une série d'incompréhensions, qui elles-mêmes déclenchèrent les incidents. Kondrashin et ses adjoints s'exprimaient en russe, langue que ne comprenaient pas les officiels de la table de marque, tous allemands, qui à leur tour avaient des difficultés à communiquer avec Renato Righetto, qui ne parlait que portugais, et Artenik Arabadjian, qui ne pratiquait que le bulgare. Ainsi les juges ont-ils probablement cru à tort que Kondrashin, lorsqu'il leur indiqua vouloir prendre le temps mort après le premier lancer franc, renonçait en fait tout simplement à en bénéficier9.
L'entrée en scène du secrétaire général de la FIBA, Renato Williams Jones, fut décisive. Assis au premier rang dans le public, entre le banc soviétique et la table de marque, il avait pu suivre les échanges entre les deux parties et s'était rendu compte, lui qui était polyglotte, de l'imbroglio en train de se nouer. Il se leva, s'approcha de la table de marque et, tel Salomon, résolut le conflit de manière à ne léser aucune des deux équipes. Le plus logique eût été d'accorder le temps mort réclamé à temps par l'URSS, en le faisant débuter au moment où il aurait dû être accordé, c'est-à-dire entre les deux lancers francs. L'inconvénient de cette solution eût été de priver les États-Unis du second point marqué par Douglas Collins en donnant le dernier lancer franc à retirer, avec le risque que cette fois-ci il fût manqué. Coupant la poire en deux, Renato Jones imposa que le jeu reprendrait après le second lancer franc – le score en faveur des États-Unis (50-49) restait donc acquis – mais pour une durée de trois secondes et non une seule. En outre, les deux formations avaient la possibilité de procéder à des changements de joueurs, ce qui eût été le cas lors du temps mort. De cette façon, le tort subi par l'URSS était en partie réparé tandis que son adversaire conservait un avantage précieux à la marque. Kondrashin fit sortir Alzhan Zharmukhamedov et entrer Ivan Edeshko avec une idée bien précise en tête. Ce dernier devait effectuer une longue passe depuis la ligne de fond à destination de la raquette opposée où l'aurait réceptionnée le pivot Alexander Belov. Kondrashin avait appris à connaître une telle séquence de jeu, qui réclamait une qualité de passe exceptionnelle, à la fois puissante et précise, mais à ses dépens, deux ans plus tôt, en finale du championnat d'URSS. Dans les dernières secondes de la rencontre entre le CSKA de Moscou entraîné par Alexander Gromelski et le Spartak de Leningrad de Kondrashin, Edeshko avait déjà réalisé un geste similaire, contribuant à la victoire du club de la capitale soviétique. Certains, dans le camp états-unien, avaient conscience du danger. Par exemple, Franck Gifford, le commentateur d'ABC, remarquait en direct qu'il restait assez de temps pour atteindre Belov (« There is still time to go to their big man, Alexander Belov. They're going to try »). Sur le banc, le grand Tom Burleson (2,21 m), qui n'avait pas joué de toute la finale, insista pour rentrer au marquage de Belov auprès de Henry Iba. Ce dernier lui intima de rester assis, la sanction qui le frappait pour avoir invité sa petite amie à admirer le coucher de soleil depuis le balcon de sa chambre n'ayant pas été levée.
Le match reprit donc avec la remise en jeu d'Edeshko, qui, gêné par Thomas McMillen, ne put qu'adresser le ballon sur le côté à Modestas Paulauskas, ce dernier visant immédiatement la raquette. Toutefois, avant que sa passe n'atteigne Alexander Belov, la sirène indiquant que le temps était écoulé retentit : les Américains exultèrent et commencèrent à célébrer leur huitième titre olympique d'affilée tandis que le terrain était envahi par les journalistes et une partie du public. Quelque chose clochait, cependant. Par trois fois, la sirène continua de résonner et, dans la confusion, Artenik Arabadjian montrait bien haut et avec insistance trois doigts ; trois doigts pour trois secondes. Le chronomètre n'ayant pas encore été remonté lorsque l'arbitre bulgare s'empressa de faire reprendre le jeu, les trois secondes n'avaient pas été jouées. Sur le film du match, quelques instants auparavant, on aperçoit en effet un des officiels de la table de marque, debout à la gauche de celle-ci, faire un signe de la main à Arabadjian pour lui demander de patienter avant de donner la balle à Edeshko. Sans doute également lui cria-t-il d'attendre, mais en allemand ou en anglais, langues que ne comprenaient ni Arabadjian, ni Righetto, le tout dans un brouhaha assourdissant. L'unique moyen de retenir l'attention des arbitres fut finalement de faire retentir la sirène, qui n'annonçait donc pas, comme le croit encore la majorité des commentateurs états-uniens, que la dernière seconde de jeu s'était écoulée. Aussi l'officiel de la table de marque l'actionna-t-il plusieurs fois, dans l'espoir vain de mettre un terme à toute cette agitation. Pendant ce temps-là, le chronométreur s'activait sous la supervision de Renato Jones. Revenir à trois secondes nécessitait dans un premier temps de remonter l'horloge à une minute, puis d'enlever les secondes par dizaines, puis à l'unité, comme le montrent là encore les images télévisées d'ABC. Sur le plan fixe du tableau de marque proposé par la chaîne nord-américaine, où la mention erronée « Final Score » est incrustée sur l'écran, le temps restant est ainsi arrêté à 50 secondes. L'intervention du chronométreur était en fait à peine amorcée lorsque le jeu avait repris et l'opération se poursuivait lentement. Il fallait, pour la troisième fois, procéder à l'engagement.
Malgré les protestations de l'équipe états-unienne, le terrain fut évacué et la balle redonnée à Edeshko. Cette fois-ci, il trouva Alexander Belov au-dessus de deux joueurs américains, le pivot ne manqua pas le panier de la victoire (51-50), avant de se lancer dans une course effrénée vers le banc de touche soviétique et d'être enseveli sous ses partenaires.
Les États-Unis déposèrent immédiatement un recours devant le CIO et fondèrent leurs réserves techniques sur le fait que Renato Jones aurait dû rester assis en tribune au lieu de se manifester. Ses interventions répétées étaient assimilées à des pressions indues sur les juges et les arbitres qui auraient faussé le résultat. En somme, les Soviétiques auraient triché et été aidés en cela par Jones, accusé d'avoir été complaisant avec eux. C'était faire un mauvais procès au secrétaire général de la FIBA, peu suspect de sympathies pour l'URSS et surtout soucieux d'assurer les prérogatives de son organisation face au puissant monde du basket-ball nord-américain. Depuis la fin des années 1940 en effet, l'histoire de l'institutionnalisation des structures internationales du basket amateur était marquée par une lutte permanente pour se dégager de l'emprise des États-Unis. Il s'agissait à la fois de fonder la légitimité de la FIBA et d'assurer sa prééminence face à une NBA perçue comme hégémonique et tentant d'imposer son modèle de développement. L'intervention de Jones, destinée à faire respecter une règle internationale concernant les modalités de demande d'un temps mort qui n'était pas en vigueur outre-Atlantique, s'inscrivait dans cette perspective, de même que ses déclarations ultérieures lorsqu'il estima que « les Américains devaient apprendre à perdre, y compris quand ils pensaient avoir raison ». Jones s'en expliqua devant le jury d'appel de la FIBA – pour tout ce qui relevait du domaine technique, le CIO déléguait ses prérogatives aux fédérations internationales –, qui fut réuni pendant la nuit même. Sans s'appesantir sur l'innovation réglementaire dont il avait été à l'origine dans le feu de l'action – le demi ou le presque-temps mort accordé à l'URSS –, il se justifia en arguant de l'injustice subie par les Soviétiques à un moment décisif, qui, si elle n'avait été rectifiée, aurait débouché sur une plainte auprès de l'instance devant laquelle il s'exprimait, avec de bonnes chances d'avoir gain de cause. En somme, en tant que président du comité technique d'organisation, il n'était intervenu que pour faire respecter l'esprit du jeu. Il fut entendu par trois voix – celles des délégués cubain, hongrois et polonais – contre deux – celles des représentants italien et portoricain10.
Pour les journalistes états-uniens qui se consacrèrent à l'exégèse de l'événement munichois, la répartition des votes en fonction de la nationalité des votants n'a jamais laissé aucun doute sur le caractère politique de la décision prise. Néanmoins, un premier examen des publications spécialisées produites par les acteurs du monde du basket révèle que si les avis furent partagés, les arguments échangés se limitaient à des considérations strictement techniques. Un bon exemple en est fourni par le compte rendu de la finale qu'écrivit dans la revue de la FIBA, Basket International News, le président de la Fédération française de basket-ball, Robert Busnel, en décembre 1972. Pour ce grand admirateur du basket d'outre-Atlantique, aucune irrégularité n'avait été commise et Jones avait eu raison d'intervenir pour pallier les errements des officiels de la table de marque. Il précisait toutefois que s'il avait eu à voter, il aurait hésité, le match méritant sans doute selon lui d'être rejoué avec un corps arbitral différent11.
En réalité, la défaite états-unienne pouvait s'expliquer en partie par le climat de défiance permanent instauré par l'encadrement technique dès le début de la campagne olympique. Le soupçon ainsi instillé régissait les relations de l'équipe avec tout ce qui était extérieur à elle et finit par contaminer les joueurs à des moments clés du match, alors que l'enchaînement de cafouillages techniques nécessitait de garder son sang-froid. Par ailleurs, l'absence du grand Bill Walton ne fut sans doute jamais autant préjudiciable pour l'équipe états-unienne qu'à l'instant de marquer Alexander Belov sur la dernière action de la rencontre.
En définitive, l'issue de la finale fut déterminée par la qualité des basketteurs soviétiques, emmenés par deux joueurs exceptionnels, Alexander et Sergeï Belov, et entraînés par un Vladimir Kondrashin qui réfléchissait aux moyens tactiques de battre les Américains depuis les années 1950. Dans un contexte difficile, alors que le corps arbitral perdait le contrôle du match, ils surent garder la tête froide, à la différence de la faible formation envoyée à Munich par les États-Unis.
Du côté soviétique, les basketteurs entrèrent logiquement par la grande porte dans le panthéon des héros sportifs du socialisme. Par ailleurs, leur victoire renforça l'essor de la popularité du basket-ball en URSS. Depuis la fin des années 1960 déjà, l'affluence dans les salles augmentait, sans atteindre toutefois des chiffres exceptionnels. Dans la presse, les articles gagnaient en longueur et en précision, tandis que les retransmissions télévisées des matchs du championnat se faisaient plus fréquentes. Les médaillés d'or de 1972 devinrent de véritables vedettes, à l'égal de celles du football et du hockey sur glace, et leur exemple attira à la pratique du basket-ball un nombre important de jeunes gens12. Nul écho, en revanche, des polémiques provoquées par le déroulement des dernières secondes de la finale. Une image en particulier s'imprima dans la mémoire collective, celle de l'ancienne joueuse internationale Nina Emerina, qui commenta la rencontre en direct pour une dizaine de millions de téléspectateurs, et qui, à la fin du match, alors que les caméras de la télévision soviétique étaient tournées vers elle pour recueillir sa conclusion, s'assit et pleura.
Du point de vue des dirigeants sportifs et politiques états-uniens, la finale de 1972 constitua un des éléments déclencheurs dans l'élaboration d'une politique plus agressive en matière de diplomatie sportive. Abandonnant toute velléité de fair-play, les représentants du comité olympique des États-Unis ordonnèrent tout d'abord aux joueurs de ne pas participer à la cérémonie de remise des médailles prévue le dimanche soir dans l'enceinte de l'Olympische Stadion. Sans doute sous le coup de l'émotion, son président, Clifford Buck, déclara à des journalistes que les États-Unis ne participeraient désormais plus au tournoi olympique de basket-ball. Les mêmes sentiments de colère semblent avoir agité Richard Nixon. L'après-midi du lundi 11 septembre, au cours d'une réunion dans le Bureau ovale, il se serait emporté devant ses conseillers : « On a été baisés [sic] », aurait-il affirmé à plusieurs reprises, alors que son directeur de cabinet, Harry Hadelman, lui recommandait de ne pas donner l'image d'un mauvais perdant. Pour sa part, le secrétaire d'État, Henry Kissinger, arrivé le même jour à Moscou après s'être entretenu avec Willy Brandt la veille à Munich, avertit Leonid Brejnev que c'était la dernière fois que les Soviétiques battaient les Américains « dans les trois dernières secondes ».
Dans la semaine et les mois qui suivirent, Kissinger mit le personnel diplomatique états-unien au service de l'USOC afin d'aider ce dernier à constituer un second dossier de recours, cette fois-ci auprès de la commission exécutive du CIO, dans le but d'invalider la décision du jury d'appel de la FIBA. Ainsi, le samedi 16 septembre, le vice-consul des États-Unis à Düsseldorf recueillit le témoignage sous serment des quatre Allemands qui siégeaient à la table de marque lors de la finale. Le lendemain, à Saint-Imier, ce fut au tour du représentant de l'entreprise suisse de chronométrage Longines de déposer. Enfin, le 10 novembre, l'arbitre principal de la rencontre, le Brésilien Renato Righetto, certifiait depuis Campinas (État de São Paulo) que « tout avait été illégal »13. La caution diplomatique ainsi fournie avait apparemment pour fin de donner à ces dépositions sous serment une valeur juridique, censée emporter l'avis du CIO. Sur le fond, il s'agissait toujours de prouver que Renato Jones était intervenu alors qu'il n'avait aucune autorité pour le faire, ce que mettaient en avant, de manière plus ou moins explicite, tous les témoignages suscités.
L'USOC savait pouvoir compter sur l'appui d'un concitoyen, Avery Brundage, l'ancien président du CIO qui en était devenu le président d'honneur au cours des Jeux de Munich. S'il n'avait tenu qu'à lui, la cérémonie de remise des médailles ne se serait par exemple pas tenue le dimanche 10 septembre mais aurait été repoussée sine die, en attendant que le résultat du match soit validé, ou non, par la commission exécutive du CIO. C'est ce qu'il rappelait à son successeur, l'Irlandais Michael Morris, troisième baron de Killanin, dans une lettre du 19 janvier 197314. Dans les couloirs du Stade olympique de Munich, Lord Killanin, à peine devenu président du CIO, en avait alors décidé autrement et semblait depuis réticent à examiner la requête états-unienne. Avery Brundage avait dû lui rappeler que Clifford Buck l'avait officiellement formulée devant eux lors de la cérémonie de clôture des Jeux pour qu'elle fût inscrite à l'ordre du jour de la commission exécutive du 4 février 197315. Fin décembre 1972, Lord Killanin ne faisait pas mystère de la position qu'il y défendrait et avertissait à mots couverts Avery Brundage que les États-Unis pourraient être exclus des Jeux prévus à Montréal en 197616. Selon Lord Killanin, le refus américain de venir chercher les médailles d'argent de l'épreuve de basket-ball était assez grave pour mériter une telle sanction. Ce fut ainsi qu'il accueillit Clifford Buck lorsque ce dernier se présenta devant la commission exécutive du CIO, lui reprochant une attitude « discourtoise ». Buck tenta bien de développer ses arguments, mais l'essentiel de son audition fut consacré à des justifications laborieuses – il prétendit par exemple que l'équipe états-unienne n'avait pas été mise au courant de l'heure de la remise des médailles - que Killanin assimila, pendant les délibérations, à des mensonges. Loin d'être, en la circonstance, des parangons de vertu, les États-Unis devaient s'estimer heureux de ne pas être disqualifiés et accepter la victoire de l'URSS, qui se trouvait donc définitivement entérinée17.
Pas plus que Renato Jones, Lord Killanin n'était mû par un quelconque philosoviétisme. Pour cet ancien élève d'Eton, le plus important résidait dans la préservation de l'amateurisme et de cloisons étanches avec le professionnalisme. En déplacement aux États-Unis à la fin du mois d'octobre, il y est effrayé par les propos entendus dans le cadre d'une commission d'enquête du Congrès. Après la défaite face à l'URSS, des parlementaires états-uniens s'étaient en effet intéressés à la gestion de l'USOC, accusé de faillite dans la conduite du sport américain. Alors que certains préconisaient la dissolution du comité olympique national, d'autres réclamaient la possibilité de sélectionner des basketteurs professionnels puisque les amateurs n'étaient plus à la hauteur. L'étude de la correspondance de Lord Killanin dans les derniers mois de 1972 indique que ce dernier en vint à considérer le basket-ball comme le cheval de Troie du professionnalisme au sein de l'olympisme. Ce qui explique l'intransigeance dont il fit preuve vis-à-vis des démarches engagées par Clifford Buck, soumis lui-même à de fortes pressions et cherchant à donner des gages de son investissement dans la défense du sport états-unien.
Quoi qu'il en soit, les efforts de Buck et les initiatives du Congrès furent ensuite relayés par le Département d'État qui se lança dans une politique de prise de contrôle du CIO visant à y faire respecter les intérêts américains. Théorisée par les conservateurs, cette politique passa d'abord par l'étatisation de l'USOC, entérinée définitivement en 1978 avec le vote de l'Amateur Sports Act. Dans le domaine du basket-ball, le processus de réorganisation institutionnelle avait été amorcé dès 1974 avec la création d'une véritable structure fédérative sur le modèle européen, l'ABAUSA (l'Amateur Basketball Association of United States of America), qui sanctionnait la montée en puissance de la NCAA et la perte d'influence de l'AAU. Le processus fut parachevé en 1989 avec l'intégration de la NBA, la fédération prenant le nom de USA Basketball. Sur le plan international, la politique initiée par Kissinger aboutit à la mise sous dépendance financière du mouvement olympique vis-à-vis des principaux médias états-uniens. Elle se traduisit notamment par l'organisation du boycottage des Jeux de Moscou en 1980 (alors qu'une partie de la direction de l'USOC y était hostile) et l'attribution des Jeux de 1984 à Los Angeles18. En somme, on passait du containment au roll back.
Les États-Unis trouvèrent un allié en la personne de Juan Antonio Samaranch - qui succéda à Lord Killanin en 1980 -, inquiet des projets portés par l'URSS et la Yougoslavie de confier l'organisation des Jeux olympiques à l'UNESCO. En échange de la pérennisation de l'institution qu'il dirigeait, Samaranch accepta la commercialisation des Jeux, prélude à l'abandon de l'amateurisme. Celui-ci fut mis à l'ordre du jour dès 1981, inauguré à Los Angeles en 1984 avec les footballeurs et poursuivi en 1988 avec les joueurs de tennis. La victoire de l'URSS sur les États-Unis en demi-finale à Séoul, chant du cygne du basket soviétique, détermina les autorités américaines à passer à la vitesse supérieure. En 1989, une commission du Congrès dirigée par Thomas McMillen, le pivot américain de la finale de 1972 devenu entre-temps représentant démocrate du Maryland, incita l'USOC à en faire officiellement la demande au CIO. L'entrée des professionnels, effective à Barcelone en 1992, fut médiatiquement marquée par la constitution d'une Dream Team de basket-ball, composée des meilleurs joueurs de la NBA. Il s'agissait ainsi de laver l'affront symbolique subi à Munich vingt ans auparavant et de restaurer la suprématie états-unienne dans son domaine sportif le plus intime.
Déchiffrer l'événement que constitue la finale de basket des Jeux olympiques de Munich nous a conduits à explorer, de part et d'autre de l'Atlantique, les mécanismes engendrés par les sociétés états-unienne et soviétique ayant contribué à construire et à produire cet événement. Dans cette optique, l'URSS fut à l'attaque, dès 1945, en se donnant patiemment et méthodiquement les moyens de rendre possible la victoire de 1972. Il en résulta une immense fierté, à la fois sportive et politique, les deux sphères étant difficilement séparables quand il s'agissait d'olympisme dans le camp soviétique. Du côté américain, la défaite fut accueillie avec une stupeur si forte qu'elle donna l'impression, vingt ans après, de ne pas avoir encore été digérée. En amont et en aval de Munich, les deux pays ont donc tour à tour travaillé pour inscrire un match de basket-ball peu spectaculaire, mal arbitré et à l'issue confuse, dans les dynamiques plus larges de la Guerre froide culturelle.
Le mois de septembre 1972 vit ainsi les victoires respectives des deux Grands dans les domaines perçus comme les plus intimes chez l'adversaire. Le 1er septembre en effet, à Reykjavik, Bobby Fischer détrônait Boris Spassky à l'issue d'un championnat du monde d'échecs interminable. Tout au long des sept semaines précédentes, plus d'un million d'États-uniens avaient suivi à la télévision la lente évolution de l'affrontement. Vers la mi-août, au moment précis où, en Bavière, Henry Iba craignait l'intrusion d'espions soviétiques, en Islande, l'entourage de Spassky demandait le report de la 17ème partie en dénonçant l'utilisation par les Américains d'instruments électroniques et d'une substance chimique destinés à déstabiliser le champion du monde en titre. Si la victoire de l'URSS aux Jeux olympiques mit fin à 36 années de domination absolue des Américains en basket-ball, celle de Fischer interrompit 35 années de mainmise soviétique sans partage sur le monde des échecs. Munich 1972 ou, comme l'écrivit le New York Times dès le lendemain de la finale, « la revanche de Spassky ».
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