Boxe
La boxe est un sport moderne majeur. Codifiée en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, elle devient un...
Le match de boxe opposant Mohamed Ali à George Foreman pour le titre mondial des lourds à Kinshasa est un événement-monde. Le 30 octobre 1974, le « Rumble in the Jungle » clôt une séquence commencée en septembre par le festival de musique Zaïre'74. Durant plusieurs semaines, artistes, sportifs et journalistes venus des États-Unis cohabitent au Zaïre, que la plupart découvrent. Retransmis en direct, le match est un moment de convergence entre les aspirations des élites sportives et artistiques africaines-américaines et l'espoir né des indépendances. Le Black Power favorise les rapprochements entre militants des deux continents tandis que le sport s'affirme aux États-Unis comme un terrain de luttes. S'expriment des revendications diverses, par exemple contre les formes dites d'américanisation des équipes, qui visent en réalité à privilégier les athlètes blancs, ou pour la reconnaissance des sportifs et entraîneurs noirs. Débordant rapidement l'espace du ring, Mohamed Ali milite pour les droits civiques, s'oppose à la guerre du Viêt Nam et rejoint la Nation of Islam. En 1974, les Black Panthers font d'Ali leur champion et, par extension, celui du Tiers Monde. Son adversaire George Foreman est quant à lui considéré comme un athlète noir trop prompt à brandir le drapeau étoilé et à prendre part à la propagande nationale.
Le match de Kinshasa ne provoque pas de renversement des logiques de domination symboliques du Nord sur le Sud dans le sport mondial, pas plus qu'il n'engage une mise en cause profonde du régime de Mobutu. Celui-ci reste soutenu par la diplomatie états-unienne, la même qui a considéré Patrice Lumumba comme un allié de l'Union soviétique et s'est assurée de son élimination. En 1974, athlètes et artistes noirs se félicitent d'un retour « à la maison », concrétisant le mouvement Back-to-Africa lors de deux événements de masse. La rencontre sportive, qui apparaît comme l'un des derniers temps forts de la carrière pugilistique de Mohamed Ali, révèle les lignes de force médiatiques de l'Atlantique noir.
La bande-son de la rencontre Ali-Foreman, celle du festival Zaïre'74, dit la fierté noire. Les concerts organisés par Stewart Levine et Hugh Masekela rassemblent une quinzaine d'artistes locaux et autant de l'étranger. Franco, Tabu Ley Rochereau, Miriam Makeba partagent ainsi la scène avec BB King, James Brown, Bill Withers ou les Spinners. Une blessure de Foreman contraint à disjoindre les deux événements, festival et match, d'abord conçus comme concomitants. Zaïre'74 ne fait véritablement le plein que le dernier jour, quand le public profite de la gratuité de l'entrée.
Les influences transcontinentales sont circonscrites à la musique. Foreman et Ali, champions de boxe anglaise, se soucient peu de la culture agonistique zaïroise, du libanda et du mukumbusu, ces arts martiaux dont la pratique s'est développée en réaction aux modèles sportifs occidentaux. La boxe est un spectacle mondial, mais ses champions comme sa géographie sont marqués par un tropisme occidental, sinon états-unien. Depuis les années 1950, l'essentiel des titres sont remportés à New York ou à Chicago. Ali est cependant une vedette mondiale et, comme le note Mike Marqusee, le boxeur a été construit par l'Atlantique noir autant qu'il a aidé l'Atlantique noir à pénétrer les consciences populaires.
Don King est le premier artisan du « Rumble in the Jungle ». Ce promoteur de boxe envisage un « happening noir » auquel Mobutu trouve rapidement un intérêt. En effet, l'initiative peut aider à montrer le Zaïre en nation moderne, capable d'offrir les infrastructures nécessaires à un événement mondial. À Kinshasa, des panneaux vantent « un combat entre deux hommes noirs dans une nation noire, organisé par des Noirs et scruté par le monde entier », pour conclure : « C'est une victoire pour le mobutisme1. »
L'histoire de la boxe est indissociable de son imaginaire racial. La conquête du titre est marquée de façon chronique par la recherche d'un « Grand Espoir blanc », capable de ravir la couronne aux champions africains-américains. En 1974, Ali, qui souhaite reconquérir un titre dont il a été privé parce que suspendu à cause de ses engagements politiques, se présente en « Grand Espoir noir ». Il donne au combat une portée symbolique, la question de la domination et de son renversement faisant écho à la situation des Noirs aux États-Unis, comme à celle des peuples en lutte dans le Sud global.
La retransmission du match est confiée à Video Techniques (VT). Son propriétaire, Schwartz, associé à Don King, participe à la fabrique d'objets sportifs et médiatiques : outre « The Rumble in the Jungle », il y avait eu le « Sunshine Showdown » (Joe Frazier contre George Foreman, 1973) à Kingston et il y aura « The Thrilla in Manila » (Mohamed Ali contre Joe Frazier, 1975) aux Philippines. Les matchs deviennent des shows uniques, nourris par une mise en récit et une esthétique propres, reprises dans des affiches et des produits dérivés. VT garde une part de l'exclusivité de l'organisation touristique liée à l'événement pour les étrangers. Le gouvernement zaïrois organise de son côté la venue de spectateurs des différentes provinces locales, par bus. Cent mille spectateurs assistent à la rencontre, organisée en pleine nuit pour favoriser la retransmission en soirée aux États-Unis.
Ce sont ainsi plusieurs dizaines de millions de personnes qui assistent au match à distance, à la télévision, dans des salles de cinéma ou des drive-in. À Londres, 50 000 amateurs de boxe suivent le match dans des salles de cinéma. À New York, le prix relativement élevé des places pour un combat dont l'issue semble prévisible — Foreman est donné favori à trois contre un — en fait un spectacle pour privilégiés, excluant notamment le public noir urbain et défavorisé. Dans les salles, de nombreux sièges restent vides. La qualité technique de la retransmission est suffisamment médiocre pour qu'une partie des spectateurs quitte la salle après quelques reprises, sans assister au retournement final de la rencontre.
Dès 1964 et sa première conquête du titre, Mohamed Ali se fait le héraut de sa propre geste, modelant l'identité de ses opposants au gré des contextes. Il s'acharne particulièrement contre ses adversaires noirs, ravalés au rang de supplétifs des Blancs. Son combat contre George Foreman relève de l'opposition de génération et de style, le jeune Foreman, 40 victoires en 40 combats, libérant sur le ring une force brute, loin de la vivacité d'Ali. Mais ce dernier situe la confrontation sur un autre terrain : « S'il gagne, nous serons des esclaves pour 300 ans encore. Si je gagne, nous sommes libres ». Dans le show médiatique orchestré par Ali, Foreman devient à son corps défendant un représentant de l'ancienne puissance coloniale belge, un « oppresseur des nations noires ». Héros des Jeux de 1968 durant lesquels il défait un boxeur russe, George Foreman se trouve au Zaïre engagé dans une guerre des nerfs, tandis qu'Ali profite de bains de foule pour propager un encouragement qui devient un slogan, « Ali bomaye ! » — soit, en lingala, « Ali, tue-le ! ».
Donné perdant par les bookmakers comme par son entourage, Ali entre à 4h du matin dans une arène acquise à sa cause. Contrairement à ce qu'il a annoncé, il ne danse pas mais marche vers Foreman. Ali porte le premier assaut puis se laisse reposer sur les cordes. Un piège se referme sur Foreman, le rope-a-dope. Le champion en titre s'épuise à cogner son adversaire qui encaisse et bloque les coups, tandis que l'élasticité des cordes absorbe une part de l'énergie du combat. Ali ne sort des cordes que dans les dernières secondes des rounds pour porter ses coups. Il épuise Foreman, battu par KO au 8ème round.
En différé, la rencontre est suivie par 300 à 500 millions de spectateurs à travers le monde. Sur place, près de 600 journalistes assurent son retentissement mondial et sa renommée. Le match est une consécration pour Ali, qui reconquiert en Afrique le titre de champion du monde. Envisagé comme son dernier match, il ouvre en réalité une série de nouveaux combats, qui se prolonge jusqu'au début des années 1980. Deux documentaires, profitant des matériaux collectés sur place, assurent la postérité du match et des concerts, When We Were Kings (Leon Gast, 1996) et Soul Power (Jeffrey Levy-Hinte, 2008).
Norman Mailer, The Fight (New York: Random House, 2013 [1975]), 43.