La Fondation Rockefeller et le financement international de la science (années 1920-années...
L’histoire de la politique scientifique internationale de la fondation Rockefeller est caractéristique...
Le thermalisme est un phénomène ancien et mondial : sans préjuger de la préhistoire, des traces d'usages antiques se trouvent en Europe, en Afrique et en Asie. Nous entendons par thermalisme, mot de la fin du xixe siècle (longtemps, on allait « aux bains » ou « prendre les eaux »), l'ensemble des pratiques liées aux sources d'eaux chargées en sels minéraux, parfois en gaz carbonique, parfois encore chaudes, pour des motifs de santé, de repos, de spiritualité et plus généralement de « bien-être ». Les eaux peuvent être bues, prises en bain, en douche, inhalées, gargarisées ou appliquées sur la peau avec certains autres sous-produits comme les algues ou les boues. Le thermalisme est l'une des principales origines d'un phénomène économique, social et culturel majeur : le tourisme. Nous l'étudierons dans ses développements contemporains, à partir du xviiie siècle jusqu'à nos jours.
En quoi un regard transatlantique peut-il renouveler l'approche du thermalisme ? D'abord, en permettant à l'historiographie européenne de décentrer son regard. Le thermalisme est l'un des vecteurs et des marqueurs de la mondialisation économique et culturelle contemporaine, ce que les études centrées sur des cas nationaux ont peu mis en avant. Ensuite, et cela constituera le fil de cet article, en voyant les spécificités et les circulations internationales des pratiques liées au thermalisme.
Après des siècles d'usages fluctuants, l'essor sans précédent du thermalisme à partir du xviiie siècle repose sur plusieurs éléments. Le développement des analyses chimiques montre alors que les eaux contiennent des minéraux auxquels on pourra scientifiquement (espère-t-on) attribuer une efficacité. Ce thermalisme rejoint l'idée d'un monde naturel régulier, disponible pour les besoins des hommes. Les médecins, eux-mêmes, multiplient les études comme jamais auparavant, ce qui est à la fois un signe et un vecteur de l'engouement thermal. Le thermalisme s'inscrit très bien dans les pensées médicales du temps : la vieille médecine humorale, le nouveau vitalisme (dont le penseur, Théophile de Bordeu, est médecin attitré aux eaux de Barèges) et l'hygiénisme. Traitement symptomatique, il correspond à ce qu'on attend d'une thérapeutique, qui soulage ou stimule les accès des maladies pour mieux les évacuer.
Par ailleurs, l'attrait de certaines sources est augmenté par une novation culturelle : l'engouement pour les paysages ruraux et montagnards. Les eaux deviennent l'occasion de découvrir ces paysages pittoresques et sublimes qu'il faut voir et ressentir. Dernier élément, et non des moindres : des propriétaires privés et des administrateurs publics perçoivent une opportunité économique dans le thermalisme qui les engage à développer une offre d'accueil et des infrastructures d'accès sur les modèles de Bath et de Spa. Ces éléments provoquent l'essor spectaculaire des centres thermaux d'Europe centrale et occidentale, de Carlsbad à Bagnères-de-Bigorre, en passant par Wiesbaden, Aix-en-Savoie et Vichy, et franchissent l'Atlantique.
La colonisation est un vecteur essentiel de cette diffusion — prenons garde toutefois à l'européocentrisme : les eaux sont fréquentées par les populations natives indépendamment de l'influence coloniale, nous y reviendrons. L'Espagne, le Portugal, la France et la Grande-Bretagne vont faire plus systématiquement attention aux sources thermales des territoires qu'ils administrent. Les eaux sont des instruments de la domination coloniale. En Guadeloupe, par exemple, dès l'époque moderne et jusqu'au xxe siècle, les eaux qui sourdent des montagnes de Basse-Terre (Camp-Jacob, Ravine-Chaude, Dolé-les-Bains) permettent de fuir le milieu tropical, réputé délétère, en montant en altitude. Il s'agit de revigorer les corps des administrateurs coloniaux et des Européens en général, mais aussi de lutter contre la dysenterie, la fièvre jaune et la malaria. Les eaux recréent des répliques de la France sous les Tropiques ; elles fabriquent du familier dans des environnements « exotiques ». Ces lieux ont aussi un rôle culturel de réaffirmation de l'identité française et blanche dans l'entre-soi permis par les stations.
Ce phénomène est global. En Afrique du Sud, les Blancs utilisent à partir de la fin du xviiie siècle les nombreuses sources thermales. Au Brésil, les colonisateurs portugais découvrent de premières sources au xviiie siècle, qui deviennent des centres de soins pour les populations d'origine européenne. À Cuba, où l'Espagne demeure jusqu'en 1898, des stations thermales se développent sur le même modèle que dans les colonies françaises et anglaises comme lieux stratégiques de ressourcement sanitaire, moral et culturel : c'est le cas de Ciego Montero ou de San Diego de los Baños.
Les sources y sont un enjeu de domination coloniale (les maladies ravagent les troupes espagnoles) et de développement économique (le capitaine général de l'île lance ainsi en 1862 une commission destinée à améliorer l'utilisation des eaux de San Diego). L'idée de préservation de la « race » se retrouve aux États-Unis : avant la guerre de Sécession, les sources thermales de Virginie sont des espaces de régénération pour les Blancs, perpétuant la ségrégation raciale.
Le Royaume-Uni a une trajectoire particulière. Pays d'origine du phénomène touristique, ses ressortissants diffusent dans le monde, au-delà même de l'espace atlantique, la pratique thermale et climatique. Sur les îles britanniques mêmes, Bath, au xviiie siècle, est la première station à recevoir plusieurs dizaines de milliers de visiteurs. Après un apogée pendant la période napoléonienne, du fait de la fermeture de l'accès au continent, le thermalisme anglais semble toutefois s'enliser, alors que la pratique connaît un essor mondial. Dès le début du xixe siècle, une transition s'opère : Bath devient un lieu de repos, de convalescence et de retraite, aux dépens de la fonction thermale. Sur le temps long du xixe siècle, le tourisme de bord de mer prend le dessus pour les clientèles populaires tandis que le continent et le reste du monde exercent un attrait bien supérieur pour les élites britanniques.
En Espagne métropolitaine, les sources se concentrent dans l'espace pyrénéen et atlantique. À la différence du versant français, l'essor est très tardif — même si, comme en France, les premiers inventaires et aménagements publics datent du dernier tiers du xviiie siècle, par exemple à Caldas de Oviedo (Asturies) où l'établissement est élevé en 1773. Malgré la fascination romantique qu'elle exerce, l'Espagne est handicapée par sa difficulté d'accès et les troubles politiques à partir de 1808. Ce n'est qu'à partir de la stabilisation politique, en 1874, que l'offre thermale se développe réellement. Le thermalisme, malgré sa modestie, participe cependant de l'acclimatation du tourisme dans le pays et procure une partie de l'expérience qui permet le fort développement du xxe siècle.
Au Mexique, en plus de la grande instabilité qui traverse le xixe siècle à partir des luttes d'indépendance, les interventions américaines et françaises gênent également le développement du thermalisme. Ce pays paraît, par ailleurs, suivre un modèle thermal original : les bains publics s'y développent davantage pour des raisons d'hygiène que pour des raisons thérapeutiques. À Aguascalientes, les bains résultent de la croissance urbaine et non l'inverse, comme en Europe, où ce sont des eaux qui donnent naissance aux grands centres touristiques du siècle. Une stratégie touristique est toutefois également à l'œuvre, à l'exemple des bains d'Ojocaliente, ouverts en 1831 pour divertir les nombreux visiteurs de la grande foire créée en 1828. Le cas d'Aguascalientes montre aussi les tensions qui naissent de la privatisation de sources qui étaient jusque-là des biens communs, tensions que l'on retrouve dans le monde entier.
Aux États-Unis, l'héritage colonial fait que nombre de sources ont déjà été repérées au xviiie siècle, permettant l'essor commercial du thermalisme américain au long du xixe siècle. On retrouve des acteurs locaux, enrichis dans le commerce du bois ou ayant de grandes propriétés qui leur permettent de développer des hôtels. Tandis que Hot Springs (Arkansas) devient « The American Spa » (les sources sont d'ailleurs protégées dès 1832, faisant pour certains du périmètre sauvegardé le premier « parc national » états-unien), que les eaux de Saratoga Springs (New-York) sont embouteillées et équipées pour les bains dès les années 1800, White Sulphur Springs, fréquentée par les Euro-américains dès 1778, devient la « reine des villes d'eaux » américaine. Aux côtés d'une exploitation industrielle des eaux minérales embouteillées, une vie mondaine se développe selon des modalités très proches de l'Europe.
Deux traits pourraient singulariser le phénomène thermal contemporain : sa conceptualisation en tant que secteur économique et l'intermédiation médicale. D'un usage libre, ou guidé par des coutumes locales, l'usage des eaux thermales passe sous le pouvoir du marché et des médecins.
Toutes ces eaux étaient anciennement fréquentées ; par les Romains puis par les Musulmans autour de la Méditerranée, bien sûr, et bien au-delà. La fin du Moyen-Âge coïncide avec un engouement élitaire pour les eaux, sous contrôle médical. Les Pyrénées voient de nombreux séjours de l'aristocratie française et bénéficient du développement des armes à feu — car les eaux sulfurées pyrénéennes sont réputées guérir les blessures d'arquebusades. Et, avant comme après, malgré la répugnance chrétienne, les populations rurales fréquentent constamment les eaux, comme des moyens de repos et de soins. Cette attraction pour les eaux paraît presque universelle, bien que les façons de les pratiquer soient éminemment culturelles. Les Natifs américains fréquentaient les eaux thermales avant l'arrivée des Européens. Dans les montagnes rocheuses canadiennes, les sources de Radium Hot Spring sont fréquentées par les Natifs jusqu'à leur privatisation par un investisseur en 1890. Au Mexique, au xvie siècle, les Espagnols rapportent que les Indiens se baignent quotidiennement dans les eaux chaudes, alors que l'usage européen est de les prendre en cure. En Argentine, aussi, les sources comme les eaux de mer sont fréquentées par les Indiens bien avant l'arrivée des Européens. À Cuba, des récits plus ou moins légendaires racontent les guérisons d'esclaves qui trouvaient dans les eaux un moyen de médication. Dans les futurs États-Unis, les administrateurs britanniques prennent connaissance de l'existence d'eaux thermales comme Saratoga Springs grâce aux peuples autochtones. L'essor du thermalisme « moderne » commande en fait un travail de réglementation des usages afin de discriminer les lieux et les publics. Les eaux mondaines et coloniales se surimposent alors aux pratiques des Indigènes, des Noirs et des Créoles.
Il reste sans doute à dresser une histoire populaire du thermalisme, qui donnerait davantage de place à l'Afrique ainsi qu'aux populations modestes de tous les continents. En Europe, certains pays ont adopté des lois pour garantir l'accès des pauvres aux sources : c'est le cas dans les États germaniques, mais aussi en France, par héritage de l'Ancien régime. Les établissements doivent accueillir gratuitement les pauvres, les frais de déplacements et de séjour sont pris en charge par les communes et les départements. Mais dans les faits, dans les principales stations, les pauvres sont exclus des bains pendant la saison estivale ou, au minimum, aux heures d'affluence, pour ne pas imposer à la clientèle payante la proximité de la misère. Et puis il y a les bains militaires, à Amélie ou Barèges dans les Pyrénées. Napoléon Ier entend un moment organiser les bains pyrénéens pour la convalescence de la Grande armée, avant d'être dépassé par les événements d'Espagne. Comme en France, en Espagne, l'intérêt de l'État pour les bains s'accroît en raison des besoins militaires, en particulier coloniaux. Une ordonnance royale de 1787 donne aux militaires la possibilité d'une prise en charge intégrale des séjours thermaux.
Les populations locales, plus ou moins écartées de la libre disposition des eaux, entrent ensuite dans une forme de folklorisation. Ce sont les serviteurs romantiques dans les stations européennes, ou encore les Natifs aux États-Unis. Le souvenir des Natifs renforce la sauvagerie et l'authenticité naïve des eaux et de leurs entours. Cette appropriation physique et culturelle est toutefois à considérer avec prudence car bien des habitants des lieux, en dehors des situations d'oppression raciale et coloniale, sont actifs dans la mise en scène de leurs existences et la valorisation des eaux et du foncier.
Une histoire des usages serait également intéressante. On apprend ainsi que les eaux de la source d'Ojocaliente (Mexique, Aguascalientes) ont de multiples applications : les soins, l'hygiène personnelle et urbaine mais aussi l'horticulture, ce que l'on retrouve en France. À Ax-les-Thermes (Ariège), on use traditionnellement de l'eau pour soigner des affections de la peau mais aussi pour déneiger les rues, blanchir le linge ou encore, dit-on, cuire les aliments et ébouillanter les carcasses d'animaux afin de mieux enlever la peau ou les plumes. Les eaux servent aussi à soigner les animaux. L'usage médical prend peu à peu le dessus, à mesure que l'économie de marché gagne les sources.
On arrive toutefois, à l'endroit de la prise en main médicale, devant un paradoxe. Les eaux thermales réunissent plutôt des gens en bonne santé au xixe siècle, au point que les stations qui reçoivent vraiment de nombreux malades sont plutôt délaissées et accueillent une clientèle moins fortunée. Les sources servent de point de fixation pour de réelles colonies touristiques. Les eaux thermales, la vie en station, les excursions alentours permettent d'échapper aux préjudices moraux et physiques des villes, de s'extraire de l'urbanisation, de l'industrialisation, des tourments politiques et de la question sociale, autant de maux qui préoccupent les deux côtés de l'Atlantique.
Les eaux mettent en mouvement les élites mondiales. C'était le cas dans l'Europe des Lumières, où il n'y a qu'à suivre les pérégrinations de Casanova pour découvrir les eaux à la mode. Cela se renforce et prend un caractère transcontinental au xixe siècle. Le thermalisme est en fait l'occasion d'intenses circulations de personnes au sein des pays, entre les colonies et les métropoles, entre pays et entre continents. On est par exemple surpris de voir la variété des origines des touristes au sein des grandes stations françaises : les Brésiliens, Argentins, Chiliens, Mexicains, États-Uniens sont quelques centaines par saison, à Luchon, Cauterets, Vichy ou Aix-les-Bains, à l'exemple de l'industriel américain Goodyear qui séjourne en famille dans les Pyrénées au début du xxe siècle. Sans doute compte-t-on parmi ces visiteurs des émigrés qui reviennent au pays : les noms occitans de la dizaine de Latino-Américains présents à Aulus (Ariège) en 1908 le font penser. Lieux de sociabilités élitaires, les stations connaissent une ouverture sociale croissante à mesure qu'avance le xixe siècle et que s'améliorent les moyens de communication, qui permettent des séjours plus courts.
Ces circulations, y compris transatlantiques, sont le fait de touristes mais aussi du personnel qualifié des hôtels et des casinos. On identifie par exemple, parmi les employés des salles de jeux, des professionnels qui ont sillonné une partie du monde au gré des contrats et des saisons. Comme ce Luchonnais d'origine, qui a été croupier à Buenos Aires au début du xxe siècle, avant de passer par Nice, Vichy, Bagnoles-de-l'Orne, San-Sebastian ou Monte-Carlo. Des circulations internationales de capitaux existent également (les capitaux anglais et français dans l'hôtellerie et les chemins de fer d'Amérique latine, des capitaux américains dans les infrastructures touristiques alpines). Les casinos espagnols mobilisent des capitaux français, tandis qu'il faudrait suivre, dans ce même domaine, la diffusion mondiale des capitaux marseillais.
Les villes d'eaux sont le cœur d'une vie artistique moquée pour sa médiocrité : l'on y massacrerait allègrement le répertoire musical et théâtral, devant un public passif ou ignorant. Pourtant, ces animations culturelles, dont l'importance croît à partir du milieu du siècle avec l'arrivée de casinos monumentaux, sont ponctuellement brillantes, comme en France à Aix-les-Bains ou Vichy. Les grandes troupes de théâtre nationales font la tournée des stations pendant l'été. Les acteurs, danseurs, musiciens et chanteurs parisiens animent la saison de stations comme Luchon, par exemple, rendez-vous obligé de Pierre Gailhard (1848-1918), le directeur de l'Opéra de Paris. Plus communément, chaque station, y compris la plus modeste, entretient son orchestre, qui peut aller d'une douzaine de membres à Ax-les-Thermes à quatre-vingts à Vichy. On y joue le grand répertoire, parfois aussi le plus neuf (la première représentation française de Tristan et Iseult de Wagner est ainsi donnée à Aix-les-Bains en 1897), souvent de l'opérette ; du théâtre classique comme de boulevard. Les villégiatures thermales sont le terrain d'acclimatation de nouvelles sonorités, grâce à des concerts très fréquentés — au casino et dans les kiosques, marqueurs de l'espace de villégiature. On joue du music-hall à Aix-les-Bains dès 1902 ; l'on y jouera du jazz puis du rock dans les décennies suivantes. Ces musiques arrivent ensuite, par imitation, jusque dans les casinos des plus modestes stations.
Sinon, en Europe comme aux États-Unis, tennis, golf, danses, courses de chevaux occupent les saisons. On tente aussi des importations osées : on donne des corridas à Vichy, Spa, Luchon en fin de xixe siècle. Les sports émergents y sont présentés en spectacles, comme le cyclisme, l'automobile ou l'aviation. Les stations thermales situées en montagne sont également l'un des foyers européens et américains de diffusion des sports d'hiver à partir du début du xxe siècle, dans un souci de diversification touristique. Après les tables d'hôtes et salons des hôtels, les casinos sont sinon le lieu de sociabilité touristique par excellence, où l'on trouve salle de bal, théâtre, café et jeux d'argent. Ils marquent l'espace touristique, avec plus ou moins de monumentalité, en fonction aussi des régimes d'autorisation des jeux. Ceux-ci sont contrôlés et limités en Europe (en France, avant 1914, on ne peut longtemps jouer qu'aux petits chevaux et au baccara par exemple), voire interdits en Angleterre (après 1745), en Suisse ou en Allemagne (après 1872), tandis qu'aux États-Unis on se livre à des jeux attrayants comme le poker et la roulette.
Les stations sont, enfin, le lieu d'échanges écologiques. Elles se dotent en effet d'essences exotiques : les séquoias sont fort classiques dans les parcs et jardins, dans les Pyrénées au moins. Ils évoquent ainsi, par une espèce emblématique, une partie de la wilderness américaine. Au xxe siècle, en Europe encore, les promoteurs publics et privés du tourisme de pêche introduisent la truite-arc-en-ciel et l'omble de fontaine dans les cours d'eau, salmonidés prisés importés d'Amérique du Nord. Dans les stations coloniales, on importe au contraire la flore européenne, pour recréer le climat, les senteurs et la végétation familière — civiliser un peu plus l'espace de ressourcement.
L'urbanisme touristique marque également les espaces transatlantiques d'une signature commune. Comme les cités antiques, les fondations de stations font l'objet de récits plus ou moins mythiques. En Amérique du Nord, chaque site thermal a son récit de découverte et de fondation qui met en scène la coopération de Natifs avec des Européens. En Europe, le récit des origines fait un détour « obligé » par l'Antiquité, avant d'en venir à un récit de fondation « moderne » mettant en scène la venue d'une personnalité importante ou l'action déterminée d'un administrateur ou d'un entrepreneur évergète, comme les ducs de Lorraine à Plombières, l'intendant d'Etigny à Luchon, Louis Ramond à Mont-Dore, Louis Bouloumié à Vittel, François Brocard à la Bourboule. En tout cas, l'importance de la planification et de l'investissement publics aux origines des grandes stations européennes semble majeure.
L'urbanisme touristique, regardé à l'échelle mondiale, surprend par ses similarités. Exploiter la spécificité touristique de la nature passe, en quelque sorte, par la reproduction de sites urbains identiques. L'imitation est la règle. Les stations françaises regardent ce qui se passe dans les stations d'Europe centrale qui, elles-mêmes regardent vers la France (Vichy, en particulier). L'Espagne, lorsque l'économie thermale peut enfin s'épanouir ans les années 1880-1890, imite le Nord. L'Angleterre, elle, malgré l'antériorité de Bath, exporte ses touristes mais ne fait pas modèle en Europe.
Aux États-Unis, par contre, les références « victoriennes » sont nombreuses. Hot Springs, en Arkansas, rattachée en 1803, devient progressivement une ville d'eaux. Une urbanisation se développe, alignant les logements pour visiteurs le long d'une rue, au creux de la vallée, de manière désordonnée. À partir de 1870, l'État tente de rationnaliser l'exploitation des sources, l'urbanisation et les thèmes architecturaux. Un incendie, en 1878, permet de renouveler le bâti qui emprunte, dès lors, au vocabulaire architectural éclectique des stations européennes. Le bois laisse progressivement la place à des immeubles plus massifs où dominent la brique, la pierre ou le marbre. Entre 1900 et 1920, Hot Springs devient une réelle station thermale avec hôtels, villas, thermes, mais aussi parc urbain, lac artificiel et promenades alentours. Ce sont les éléments caractéristiques du traitement paysager de la nature dans les stations d'Europe.
À Saratoga Springs (New-York), de grands hôtels se développent dès la première moitié du xixe siècle pour accueillir déjà 40 000 personnes en 1849, soit le meilleur niveau européen. Si les constructions sont largement en bois et faites à bon marché, on retrouve, là aussi, des éléments de décoration communs avec l'Europe.
À l'image des stations littorales qui reprennent les thèmes architecturaux européens, les stations thermales d'Amérique latine imitent leurs consœurs européennes, incarnation par excellence de la villégiature. Si un modèle espagnol se lit à Cuba, en Argentine les stations se développent en fin de xixe siècle selon un modèle britannique. C'est une conséquence de l'empire informel et en particulier de l'action des compagnies de chemins de fer dominées par des capitaux anglais. Dans ce monde américain, ce sont sans doute aussi les migrants venus d'Espagne, de France, du Royaume-Uni, d'Allemagne, de Suisse ou d'Italie qui diffusent et entretiennent la pratique thermale. Au Brésil, l'essor thermal s'opère surtout à partir du début du xxe siècle. Sont alors fondées des cités, dont les plans d'urbanismes, financés par des capitaux privés, font référence aux grandes stations européennes, en particulier à Vichy, Baden-Baden, Aix-les-Bains, Luchon et Montecatini, comme Poços de Caldas (Minas Gerais).
Partout, l'essor du thermalisme est accéléré (parfois même suscité) par la mise en place des chemins de fer. Banff résulte de la construction du Canadian Railway Pacific. En Grande-Bretagne, les stations thermales sont desservies plus tardivement que les bords de mer, ce qui favorise la démocratisation de ces dernières, observée dès les années 1870 dans le nord-ouest industriel de l'Angleterre, et le déclin des premières. L'automobile diversifie ensuite les sites facilement accessibles, parfois au détriment des stations thermales qui perdent leur centralité touristique.
On pourrait dégager une typologie, assez descriptive et suffisamment générale pour recouvrir l'ensemble des formes urbaines nées du thermalisme de part et d'autre de l'Atlantique : des villes préexistantes au cœur desquelles coulaient des eaux et qui ont vu une fonction thermale se développer en plus d'autres ; des eaux coulant à proximité du bourg et polarisant de nouveaux quartiers à fonction touristique ; des eaux coulant au cœur de l'espace rural et donnant naissance à de nouvelles urbanisations, parfois limitées à un hôtel thermal. Chaque pays a ses spécificités : ainsi, le type d'établissements ruraux isolés n'est quasiment pas présent en Grande-Bretagne, où les quelques cas recensés n'ont qu'une vie éphémère.
Répandus de part et d'autre de l'Atlantique par mimétisme et par l'aménagement colonial, les centres thermaux sont autant de manifestations d'une mondialisation culturelle et de ses traductions locales, jusque dans des vallées perçues, de l'extérieur, comme coupées du monde et appréciées pour cela.
La Première Guerre mondiale voit les troupes américaines stationner dans les stations thermales françaises et montre le crédit dont jouit encore le thermalisme.
Pourtant, des signes de déclassement médical sont apparus. Au xixe siècle, on attend des eaux non seulement qu'elles soulagent mais aussi qu'elles soignent un grand nombre de maladies, des rhumatismes aux cancers, en passant par les maladies de la peau, digestives et vénériennes, la malaria ou la tuberculose. Les transformations de la médecine vont sérieusement menacer le thermalisme, en particulier à partir de la révolution microbienne, dans les années 1870 et 1880, en France et en Allemagne. Les antiseptiques se perfectionnent et permettent de désinfecter les blessures ouvertes et ainsi d'éviter la gangrène (comme la solution Dankin). L'essor des vaccins, qui réduit des maladies comme la tuberculose, celui de la médecine chimique et de l'industrie pharmaceutique à partir des années 1910 concurrencent sérieusement le soin par les eaux. Dans les années 1940, la production industrielle de la pénicilline, un antibiotique puissant isolé en 1928 par Alexander Flemming, crée une forte concurrence pour les sanatoriums et les thermes pour les maladies infectieuses. Le thermalisme médical perd petit à petit ses marchés et une large part de son crédit. D'un autre côté, le développement des baignades en bord de mer puis du bronzage, phénomène qui s'accélère à l'entre-deux-guerres, fait que l'attrait touristique des villes d'eaux décline également.
Le monde thermal réagit diversement. En écho aux évolutions de la médecine, s'opère une technologisation forte des soins en fin de xixe siècle. On introduit l'électricité, des massages, des douches, des inhalations, des vibrations et bientôt de la radioactivité. Certaines grandes stations, avant 1914, ne se soucient pas trop de la perte de curistes, parce qu'elles ont opéré une diversification touristique : le déclin des clientèles thermales est largement compensé par la présence d'une grande majorité de touristes qui ne viennent plus pour les eaux. Ailleurs, parfois précocement, des villes développées à partir de l'exploitation de leurs sources sont sorties de cette dépendance par le développement d'autres activités commerciales, résidentielles ou industrielles (Bath ou Harrogate en Angleterre, Bagnères-de-Bigorre en France). Un autre type de réaction, qui s'accélère après 1945, est de se repositionner sur les maladies chroniques que la médecine échoue à soigner : certaines maladies de la peau, des voies respiratoires, digestives et rhumatismales. Après la diversification touristique commence à poindre la spécialisation médicale qui assujettit la vie en station aux exigences thérapeutiques. Ce tournant a parfois été amorcé tôt, comme à Battle-Creek (Michigan) qui prend dès 1876 le tournant vers la médicalisation et les sanatoriums, associés à une diététique rigoureuse, sous la direction de John Harvey Kellogg. Des stations, comme Vichy avec L'Oréal, se lancent par ailleurs dans le développement des produits cosmétiques, qui font la passerelle entre les propriétés naturelles des eaux et les avancées chimiques.
Les disparités l'emportent sur les convergences à l'échelle transatlantique. Une tendance commune apparaît toutefois : l'intervention des États en matière thermale se fait plus directe au xxe siècle. Les États européens sont intervenus au xixe siècle sur des aspects réglementaires : imposition de médecins inspecteurs des eaux pour contrôler les usages, la discipline et plus timidement la propreté (1785 en France, 1816 en Espagne, 1818 au Portugal et au Brésil), règlements pour l'accueil des pauvres, règlements administratifs puis loi sur les jeux (1907 en France), cure-taxe dans les États allemands puis en France (1910). Cet effort s'accroît au xxe siècle par l'imposition de contrôles bactériologiques systématiques. Les États d'Amérique vont intervenir plus directement encore pour contrôler des ressources thermales considérées comme stratégiques (malgré leur déclin). À Saratoga, l'État de New-York procède à des rachats de sources dès le début du xxe siècle afin d'en rationaliser l'exploitation. De grands travaux sont ensuite réalisés sous le New Deal avec l'appui de Franklin Roosevelt, qui fut gouverneur de l'État et fervent défenseur de ces eaux. Au Canada, le gouvernement acquiert également les eaux de Radium Hot Springs au début du xxe siècle. Au Chili, l'État prend en main l'organisation du tourisme à partir de 1930 et fait des plages, de la montagne, de la neige et des eaux thermales (en particulier de Jahuel) des points d'attraction, dans le cadre d'une rivalité latino-américaine naissante en matière de tourisme.
Un peu partout, toutefois, le thermalisme semble entrer en crise à partir des années 1930 et jusqu'aux années 1980. Aux États-Unis, de 2 000 en 1930, 500 sources sont encore exploitées commercialement à la fin du xxe siècle, comme centres thermaux ou pour les eaux minérales embouteillées. Saratoga s'en sort mieux que d'autres grâce à une orientation vers des séjours de bien-être prise dès les années 1960, grâce aussi à un Centre d'art (1966) qui devient le lieu de résidence estivale de l'Orchestre de Philadelphie et du Ballet de New-York. Hot Springs décline fortement jusque dans les années 1980, avec des établissements qui ferment un à un. Elle connaît un renouveau en fin de siècle en diversifiant son activité : hôtellerie de luxe avec spa intégré, thermoludisme, aquarium, excursions vers des fermes alentours. Elle voit naître en 2010 la première bière à base d'eau thermale. L'image de la station se refait et le taux d'occupation des logements passe de 10 % dans les années 1980 à 90 % aujourd'hui. Le charme de l'architecture est un atout de taille1. Ailleurs, ce sont parfois des marchés de niche qui permettent à des stations de se renouveler (des traitements anti-âges, anti-stress ou contre l'obésité). Au Brésil, les stations, d'abord élitaires, sont relativement déclassées devant l'essor des stations de bord de mer dans les années 1950. Cela n'empêche le développement de certaines. Caldas Novas, développée à partir de 1910 avec une première planification urbaine, connaît une forte croissance à partir des années 1960. Revendiquant le titre de plus grande station thermale du monde, elle devient surtout la plus populaire, grâce à une offre festive qui dépasse de loin les eaux thermales.
Le thermalisme, un temps discrédité par l'évolution de la médecine, se trouve remis en valeur par l'essor des médecines dites « naturelles », qui marque la fin du xxe et le début du xxie siècle. En 1986, l'OMS reconnaît la thérapeutique thermale comme accompagnement des traitements et de convalescence. Les offres de bien-être ou de spas thermoludiques commencent leur croissance. Les pays d'Amérique du Sud peuvent valoriser leurs eaux dans le cadre plus général du tourisme de santé (secteur dont le taux de croissance annuel dépasse les 10 % depuis les années 1980) qui attire les populations des pays du Nord, par une inversion des flux par rapport au siècle précédent. Les stations thermales sont présentées comme des contrepieds au tourisme de masse de la plage, permettant un meilleur contact avec la nature. Le Costa Rica a particulièrement mis en valeur ses sites thermaux à partir des années 1990, afin de se positionner sur le créneau du tourisme durable, haut de gamme. Renouant en quelque sorte avec ce qui s'était produit ailleurs au xixe siècle, les sites thermaux voient se développer une architecture éclectique marquée par les influences étrangères, avec un traitement paysager d'ensemble, incluant parcs, cascades, lacs et sentiers. Les sources sont le centre d'une vie récréative plutôt que d'une cure sanitaire.
La France est un peu à contre-courant de ce mouvement mondial. La prise en charge des cures par la sécurité sociale à partir de 1947 assure une période faste jusque dans les années 1980. Mais elle engendre, en même temps, une forte dépendance aux politiques de remboursement pour les assurés sociaux, qui en viennent à composer plus de 90 % de la clientèle. Elle encourage également une prééminence des médecins dans la gouvernance des stations et des eaux qui bloque la diversification. Dans les années 1980 et 1990, les stations françaises se retrouvent ainsi parmi les plus mal placées pour aborder le tournant mondial vers le thermoludisme, alors que la demande médicale commence à stagner voire à régresser (vieillissement de la clientèle, baisse des prescriptions, réduction des marchés thérapeutiques du fait de la concurrence de la médecine chimique). Les médecins sont soucieux de conserver le crédit médical des eaux et voient pour cela d'un mauvais œil le développement d'une offre de relaxation et de bien-être, qui pourrait nourrir une vieille critique : les cures thermales sont des vacances déguisées, remboursées par l'assurance maladie. L'offre « bien-être » a ainsi tardé à prendre dans les plus grandes stations. Après 1945, l'Allemagne ou l'Italie ont plus tôt réussi à développer des offres de bien-être. Le thermalisme y est présenté en complément thérapeutique plutôt qu'en concurrence avec la médecine chimique.
Un autre mouvement marque ces dernières décennies : la patrimonialisation. Elle valorise la spécificité de lieux qui témoignent pourtant d'une mondialisation culturelle et économique. Bath, point d'origine des stations thermales, entrée en déshérence au xixe siècle, qui voit ses thermes fermer dans les années 1960, connaît un processus de mise en valeur patrimoniale dans les années 1970. Dès 1974, le quartier thermal de Hot Springs est classé au National Register of Historic Places. Saratoga Springs sert de modèle pour la construction d'un hôtel avec spa intégré au parc Disneyland d'Orlando, en Floride. En France, le processus est tourmenté. La sauvegarde du patrimoine entre en conflit avec la nécessité de moderniser l'offre touristique, hôtelière et médicale. À Luchon, le premier établissement d'accueil des visiteurs, datant du xviiie siècle, est classé dès 1927, les allées d'Etigny le sont en 1947, mais il faut ensuite attendre les années 1970 pour que d'autres bâtiments soient classés (dont les thermes ouverts en 1852). En Auvergne, la prise en compte du patrimoine s'opère à la fin des années 1990, avec la réalisation d'un inventaire et la mise en place d'un itinéraire patrimonial appelé « Route des villes d'eaux du Massif central ». Cet héritage bâti, longtemps négligé, est devenu un outil de diversification touristique.
Ce mouvement patrimonial trouve son accomplissement dans le classement d'un réseau de onze villes thermales européennes au patrimoine mondial de l'UNESCO en 2021. Elles illustrent, ensemble, un modèle d'excellence élitaire qui s'est diffusé de part et d'autre de l'Atlantique. Mais elles ne restituent pas la variété des lieux et des pratiques du thermalisme.
Ainsi que John Walton peut le résumer, le thermalisme est un « ensemble de phénomènes reliés à l'échelle globale mais aux manifestations et traditions localisées2 ». Le tourisme et, en son sein, le thermalisme participent de la première « révolution » industrielle et d'une forme de mondialisation culturelle contemporaine. Cette histoire est traversée de tensions constantes liées à l'appropriation des eaux et à l'opposition entre leurs dimensions médicales et ludiques. Le thermalisme est aujourd'hui vigoureux, un programme de remboursement des cures a même été lancé au Brésil en 2006. Mais ses spécificités sont en passe d'être amoindries par l'essor des centres aqualudiques et des spas. Ce dernier terme, tiré de la ville éponyme de l'actuelle Belgique, a longtemps désigné les stations thermales en anglais. Aujourd'hui, il correspond également à un équipement dont se targuent nombre d'hôtels et qui n'a plus de rapport avec l'eau thermale naturelle. Après la privatisation et la médicalisation, la banalisation et l'artificialisation sont peut-être les deux grandes menaces qui pèsent sur la nature thermale.
Henry Grabar, "Selling Water: How Hot Springs Became a 19th-Century American Tourist Attraction," The Atlantic, November 30, 2015.
John K. Walton, "Health, Sociability, Politics and Culture. Spas in History, Spas and History: An Overview," Journal of Tourism History 4 (2012): 3.