La réception française de la pensée de Dewey dans le champ éducatif
La pensée éducative de John Dewey a connu une réception contrastée au cours du siècle qui s’est écoulé...
Robert Owen (1771-1858) est un philanthrope et pédagogue d'origine galloise, principalement réputé pour ses réalisations dans le village de New Lanark (Écosse), bien qu'il ait eu une importante activité politique et ait pris part à d'autres expérimentations comme celle de New Harmony aux États-Unis.
Alors que la Révolution industrielle entraîne de profondes mutations économiques et démographiques, il souhaite apporter des réponses aux conséquences sociales, humaines et sanitaires de ces évolutions. Après avoir gravi les échelons de l'industrie textile et fréquenté les cercles savants et philanthropiques des grandes villes britanniques, il formule notamment ce qu'il désigne comme la « théorie des circonstances » qui devient l'un des pivots de sa philosophie sociale. Elle consiste à considérer chaque individu comme le produit du contexte dans lequel il est placé, dès la naissance. Il est toutefois possible de modifier les conditions de vie pour permettre aux individus d'évoluer vers le meilleur. Après avoir pris la direction des établissements de filature de New Lanark en 1800, Owen organise donc la prise en charge éducative de tous, dès la petite enfance. Il crée ainsi une Infant School qui accueille les enfants dès l'âge de dix-huit mois afin de les extraire de milieux familiaux potentiellement viciés, tout en organisant l'éducation des adultes grâce à son institution pour la formation du caractère où il leur propose des loisirs qui les détournent des vices et leur permettent de s'épanouir, des cours d'économie domestique, une sensibilisation à l'hygiène et à la santé. Il ouvre une école où sont scolarisés les enfants du village à une époque où ils sont communément employés dans des usines, leur offrant une éducation riche qui dépasse par ses contenus l'éducation des 3R's (reading, [w]riting, [a]rithmetic) la plus répandue : histoire naturelle, histoire, géographie, danse, chant et musique, arts plastiques. Sa démarche pédagogique se fonde sur l'observation et la connaissance des enfants. Il prône une attitude faite de gentillesse, le souci de prendre en compte la lassitude des enfants, d'organiser de courtes sessions d'enseignement entrecoupées de pauses, la volonté de former l'esprit avant de lui apporter des connaissances, la nécessité d'apporter un grand soin aux contenus d'enseignement et à leur forme afin qu'ils soient adaptés à l'âge des enfants et aux valeurs dans lesquelles on veut les éduquer, l'importance de l'observation, de l'expérience et du dialogue, dans et hors de la salle de classe, l'intérêt d'une émulation liée à la progression du collectif plutôt qu'à des châtiments ou des récompenses. Ses propositions éducatives, amplement développées, constituent le socle de son projet de réforme sociale fondamentale. Les réalisations de New Lanark sont assez peu communes pour avoir attiré nombre de curieux et philanthropes, qui témoignent notamment de l'intérêt de ce qu'ils ont observé dans les établissements d'éducation. Cette expérience permit à Owen de mettre à l'épreuve de la pratique ses réflexions sociales et pédagogiques et d'attester leur pertinence auprès de ces nombreux visiteurs, mais elle ne représentait pour lui qu'un compromis.
En butte à plusieurs difficultés en 1824, Owen quitte la Grande-Bretagne pour traverser l'Atlantique et se rendre à New Harmony (Indiana) en 1825 avec l'ambition de donner à son projet social sa pleine mesure. Dès les années 1810, Owen avait développé le projet de colonies modèles et auto-suffisantes. Dans ses nombreux écrits, il présente l'organisation sociale, démocratique, économique, géographique et éducative qu'il projette pour ces cités idéales. Il met en avant une éducation qui vise simultanément le bonheur individuel et l'épanouissement communautaire à travers une éducation de l'homme dans son ensemble, une éducation quadripartite : intellectuelle, morale, physique et pratique. New Harmony ne sera toutefois pas le lieu de leur réalisation car Owen n'est pas le seul à en concevoir l'organisation. En termes de diffusion des idées d'Owen stricto sensu, New Harmony se révèle en effet rapidement un échec. En ce qui concerne les questions éducatives notamment, New Harmony devient le creuset dans lequel se croisent et parfois se mêlent, quelque temps, conceptions owéniste et pestalozienne. Bien que leurs propositions pédagogiques se rejoignent parfois et malgré ce qui put être affirmé, Owen n'est pas un disciple de Pestalozzi. Leur unique rencontre a eu lieu après qu'Owen a formalisé sa réflexion éducative et l'a diffusée et mise en pratique. On ne trouve pas trace de correspondance entre les deux hommes et les publications en anglais sur l'œuvre du pédagogue suisse ont été peu nombreuses avant qu'Owen publie lui-même ses travaux. C'est ainsi par l'intermédiaire de son partenaire en affaires William Maclure (1763-1840) et de Joseph Neef (1770-1854), relayés par Marie Fretageot et Guillaume Phiquepal d'Arusmont, que la pédagogie de Pestalozzi est associée à l'expérience de New Harmony.
Neef découvre les travaux du pédagogue suisse par ses lectures puis à Berthoud, ville du canton de Berne. Il ouvre à Paris une école pour les orphelins sur les conseils de celui-ci. Il fait alors la connaissance de William Maclure qui avait entendu parler du travail de Pestalozzi lors d'une visite diplomatique à Paris et rendu lui aussi visite au pédagogue à Berthoud avant de rencontrer Neef à Paris. Sur son invitation, Neef se rend aux États-Unis en 1807 pour l'aider à y diffuser la pédagogie pestalozzienne. Il ouvre ainsi une école financée par Maclure à proximité de Philadelphie dès 1809, avant de rejoindre ce dernier à New Harmony en 1826.
La même année, Maclure déclare vouloir mettre en œuvre l'éducation selon les principes éprouvés à New Lanark. L'Infant School écossaise notamment est transplantée en Indiana, et l'on développe un projet de formation des adultes. Mais rapidement, des tensions entre Owen et Maclure se font jour, tensions cristallisées autour de la question éducative. Elles aboutissent, en 1826 toujours, à une réorganisation de la communauté en trois groupes spécialisés dans des tâches distinctes : une Société d'agriculture et d'élevage, une Société d'industrie et de manufacture et une Société de scolarisation et d'éducation. Maclure prend à cette occasion la tête de la dernière division, ce qui explique que ses conceptions éducatives aient en partie éclipsé celles d'Owen. Il convient toutefois de noter que, malgré un accord donné a priori à cette nouvelle organisation et la direction des deux autres divisions, Owen tenta de développer en concurrence son propre programme éducatif, réintroduisant des outils développés à New Lanark (cartes, globes...), aggravant ainsi les dissensions entre les deux partenaires. La même année, Maclure écrit ainsi dans une lettre à Marie Fretageot1 :
«I've seen no part of Mr. Owen's conduct \[...\] that could create an idea that he is acquainted with the rudiments of a good education, or that in his hurry to carry everything by storm he has reflected on the immense use of a rational education must be of to the ultimate advancement of his system.»
Les critiques formulées par Maclure à l'endroit des propositions éducatives d'Owen semblent parfois contradictoires avec les réalisations d'Owen à New Lanark, qui leur sert de vitrine. Elles permettent toutefois de faire émerger l'une des causes possibles des difficultés rencontrées par Owen à New Harmony. Outre les dissensions opposant les deux hommes à la tête de la communauté, on peut en effet faire l'hypothèse que l'échec d'Owen est en partie imputable au fait qu'il a cherché à mettre l'ensemble de son nouveau plan en place dès son arrivée à New Harmony. A New Lanark, seize années ont séparé son arrivée de l'ouverture de l'Institution, années au cours desquelles il put échanger avec les habitants et les observer, années au cours desquelles il fit mûrir sur le terrain les idées qu'il avait progressivement élaborées. Cette expérience l'avait conforté dans la pertinence de ses desseins au point qu'il était si persuadé de la justesse, de la viabilité et de l'universalité de ses vues qu'il ne chercha semble-t-il à aucun moment à les adapter à ce nouveau contexte et ce nouveau public.
Lettre de William Maclure à Madame Fretageot, Cincinnati, 21 août 1826, in Education and reform at New Harmony, Correspondence of William MaClure and Marie Duclos Fretageot, 1820-1833. ed. Arthur Eugene Bestor, (Indiana Historical Society Publications, vol.15, no.3.), 357.