L’éducation américaine à l'Exposition universelle de 1900
À l’Exposition universelle de 1900 à Paris, les autorités états-uniennes présentent au public parisien...
Les Français croient volontiers que le mot de laïcité est intraduisible dans d'autres langues et, surtout, que l'expérience historique de leur pays, depuis la loi de séparation des Églises et de l'État du 9 décembre 1905, est unique au monde, impartageable et non exportable tant elle est spécifique. C'est le thème de « l'exception culturelle française », en vérité très ancien et de l'ordre d'une « destinée manifeste » : de la « fille aînée de l'Église » et des Gesta Dei per Francos, on est passé à la France « soldat de l'idéal », de Georges Clemenceau et à l'étrange et belle formule par laquelle Péguy, dans L'Argent, suite (1913), salue les « deux vocations » de la nation, dans le catholique et dans le laïque. Cet orgueil a agacé bien des commentateurs extérieurs : je citerai seulement le livre brillant, à la fois aimant et haïssant, publié par le journaliste allemand Friedrich Sieburg, en 1930, chez Grasset : Dieu est-il français ? Il soulignait que le pays avait eu le génie de confondre - et de faire confondre - ses intérêts propres et ceux de l'humanité, en affublant les premiers d'une valeur universelle, à l'exemple bien sûr de la déclaration des droits de 1789 qui ne concerne pas les Français, mais « l'homme et le citoyen ».
On pourrait facilement paraphraser Sieburg : la laïcité est-elle française ? C'est bien dans ce pays qu'est née en 1904 la Mission laïque française, dont on voit du reste ce qu'elle doit, en retournant ses valeurs, à l'Œuvre de la propagation de la foi, surgie à Lyon quelques décennies auparavant. Et c'est cette même année qu'un homme aussi important dans l'histoire de la République laïque que Ferdinand Buisson commente l'expérience en cours :
« Ce pays écrit en ce moment avec beaucoup de décision, mais sans trace de fièvre ni d'emportement, une page d'histoire qui n'est pas sans grandeur : il achève résolument, méthodiquement, de se constituer en État vraiment laïque. [...] Nous sommes au cœur même de la tradition républicaine, et dans le droit fil de notre histoire nationale. Sans doute, et par cela même, nous nous éloignons sensiblement de beaucoup d'autres peuples, de ceux même avec qui nous avons le plus d'affinités. [...] Oui, c'est une politique inédite que nous poursuivons ; oui, nous poursuivons, seuls au monde, avec nos façons de logiciens, un idéal qui paraît chimérique à presque tous les autres peuples. Il en était de même à la veille de la Déclaration des droits de l'homme. [...] L'histoire [...] donnera-t-elle une seconde fois raison à ceux qui ne croient pas impossible de fonder quelque part sur la terre une société où les hommes se conduisent en hommes, par des raisons d'hommes ? Nul ne peut le promettre. Mais qui peut nous en interdire l'espoir ?1 »
Qu'un tel orgueil ait caractérisé quelques autres nations dans l'histoire, à commencer par les États-Unis, ne saurait nous autoriser à faire l'économie de sa déconstruction. Jean Baubérot, agacé par l'ivresse commémorative, s'y est livré dans deux articles toniques publiés peu après le centenaire de la loi de séparation de décembre 1905. Il voit dans le thème d'une exception laïque française, surgi dans le débat public à l'automne 1989, au moment de la première « affaire du voile », une affirmation dépourvue de validité historique et sociologique et qui « risque de faire de la laïcité un bien identitaire des 'Français de souche' auquel 'les nouveaux Français', issus de l'immigration, devraient faire allégeance pour devenir de 'véritables Français'2». Si cette conclusion apparaît idéologique, le cœur de la démonstration est convaincant : qu'il s'agisse de l'expérience mexicaine de séparation de l'Église (au singulier, ici) et de l'État en juillet 1859, bien antérieure à celle de la France, ou de l'influence d'un Locke sur l'idée de tolérance, parmi d'autres exemples qu'il aborde, Jean Baubérot évoque explicitement des transferts culturels dans l'émergence de la laïcité en France3. Il est aussi l'auteur d'un volume de la collection « Que-sais-je ? » sur Les Laïcités dans le monde4 et le coordinateur, avec Catherine Milot, d'un ouvrage sur les Laïcités sans frontières5. Chronologie, géographie, pluriel : tout indique bien des transferts et des circulations, vers et depuis la France. Et sans doute le simple fait de débuter cet article par l'évocation d'une « exception française » n'est-il pas de bonne méthode : je l'ai fait pour signaler un mythe historiographique (et idéologique), mais il reste à montrer que des fils partent de Kant, de Pestalozzi, des États-Unis, de Veytaux ou de Neuchâtel et qu'ils trouvent à Paris un lieu où se nouer, sous la main notamment de ce grand couseur qu'a été Buisson. Et, à leur tour, des fils partent de Paris vers la Bohême/Tchécoslovaquie de Masaryk et Benes comme vers le Mexique ou la Turquie.
On peut distinguer ici la laïcité au sens politique (la séparation des Églises et de l'État, voire plus largement de l'espace public) et la laïcité au sens scolaire - même si la Troisième République a fortement articulé l'une à l'autre après avoir donné la priorité à l'école. C'est dans le domaine de la séparation politique que les choses ont néanmoins commencé et que l'on observe une première fois, très clairement, l'ampleur des circulations atlantiques. Chargé de rédiger le rapport de la commission parlementaire sur la séparation, en 1905, Aristide Briand consacre un chapitre aux législations étrangères. Il distingue trois types de relations entre les Églises et les États et insiste sur le troisième, celui dans lequel l'État s'avère « résolument neutre et laïque ; l'égalité et l'indépendance des cultes sont reconnues ; les Églises sont séparées de l'État6 ».
En Europe, un satisfecit partiel est accordé à la Hongrie, notamment après la loi de 1894 qui a sécularisé - selon le mot du rapport - le mariage ; partiel, toutefois, car le catholicisme reste la religion de la couronne. L'Italie et la Belgique ont également fait faire aux idées de laïcité et de neutralité de l'État des progrès sensibles, mais on ne peut parler d'une séparation véritable. C'est donc outre-Atlantique qu'il faut aller chercher de tels exemples de séparation : au Canada, aux États-Unis, au Brésil, au Mexique notamment. Ce dernier pays, avec sa loi du 14 décembre 1874, retient spécialement l'attention de Briand :
« Le Mexique possède ainsi la législation laïque la plus complète et la plus harmonique qui ait jamais été mise en vigueur jusqu'à ce jour. Il est délivré depuis trente ans de la question cléricale et a pu se vouer entièrement à son développement économique : il connaît réellement la paix religieuse7. »
On sait combien l'évolution postérieure du Mexique, dans les années 1910 et surtout à la fin des années 1920 avec la Guerra Cristera, allait ridiculiser cet optimisme. Ajoutons, en prenant appui sur les travaux de Roberto Blancarte, que le président mexicain Benito Juárez, qui avait promulgué les Leyes de Reforma (1859-1860) jetant les bases d'une laïcité à la mexicaine, entendait s'appuyer sur l'exemple de la Révolution française et était un lecteur du Cours d'histoire des législations comparées, de Lerminier, un professeur au Collège de France. Quoi qu'il en soit, la conclusion du chapitre de Briand tient à inscrire la France dans un mouvement général : « on disait récemment que la politique historique de la France tendait à la distinction complète du domaine civil et du domaine religieux. En réalité, c'est là que tend la politique de toutes les nations civilisées8. » Ainsi, à un moment crucial, les républicains ont-ils tenu à éviter toute idée d'exception française : il y avait des précédents, et même un mouvement général - qui concernait certes essentiellement l'extérieur de l'Europe et les jeunes nations des deux Amériques, ce qui aurait dû être explicité. Ajoutons que Briand, s'il évoque longuement la campagne menée au lendemain de 1830 par Lamennais, Montalembert ou Lacordaire et le journal L'Avenir en faveur de la séparation, ne dit rien de ce que l'on trouve chez le Tocqueville de De la démocratie en Amérique (1835-1841), où l'auteur plaidait fortement, à partir de ce que lui avaient déclaré des interlocuteurs unanimes, pour cette séparation et les avantages que les religions, dont le catholicisme, pouvaient espérer. « Si le clergé était absolument séparé de toute influence temporelle, je ne puis croire qu'avec le temps il ne regagnât pas l'influence intellectuelle et morale qui naturellement lui appartient », lui dit un ancien membre du Congrès, Spencer, tandis qu'un prêtre, Mullon, regrette que ses confrères d'Europe soient attachés à la protection de l'État : « moins la religion et ses ministres seront mêlés au gouvernement civil, moins ils prendront de part dans les discussions politiques, et plus les idées religieuses gagneront de pouvoir9. » Tocqueville lui-même estime que dès que « les prêtres sont écartés ou s'écartent du gouvernement, comme ils le font aux États-Unis, il n'y a pas d'hommes qui, par leurs croyances, soient plus disposés que les catholiques à transporter dans le monde politique l'idée de l'égalité des conditions ». Cette phrase appartient pourtant au chapitre dans lequel il voit dans le protestantisme une institution essentielle à la fondation et au maintien de la république démocratique aux États-Unis10.
France, Mexique, États-Unis : on voit que les réflexions, à défaut des législations, circulent d'un pays à l'autre, mais pas toujours dans le sens d'un exemple français que suivraient d'autres nations. On conçoit aussi que le Mexique et d'autres États d'Amérique latine puissent retenir bien plus que les États-Unis l'attention du législateur français, puisqu'il s'agissait de pays à peu près entièrement catholiques et ayant connu des relations politiques étroites entre l'État et l'Église, contrairement à l'exemple nord-américain. Le cas de l'Amérique latine peut également retenir l'attention pour d'autres raisons. D'une part, le manuel de lecture par excellence de l'école laïque française, Le Tour de la France par deux enfants (G. Bruno, 1877), a connu d'étonnantes adaptations et circulations mexicaines et brésiliennes. Dans le même domaine, mais de manière globale, on peut estimer que c'est moins la laïcité qui a été en quelque sorte transférée outre-Atlantique que le puissant modèle congréganiste français. Car une bonne partie des élites sud-américaines ont été formées, jusque dans le premier tiers du XXe^ siècle, dans des collèges tenus par des religieuses et des religieux venus de France et appartenant à une série de congrégations fondées souvent au lendemain de la tourmente révolutionnaire : ainsi, pour ne citer qu'un seul exemple, les Picpuciens (localement appelés Padres franceses) et Picpuciennes (religieux et religieuses des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie). Toutes et tous, y compris dans l'enseignement primaire (tels les Frères des écoles chrétiennes ou lasallistas en langue espagnole), ont connu l'apogée de leur présence dans le continent américain, Canada et États-Unis compris, au moment où la République laïque et « combiste » votait et faisait appliquer les lois de juillet 1901 (sur les associations, et donc sur les congrégations, qui se sont vu refuser toutes les autorisations demandées) et juillet 1904 (interdisant tout enseignement aux congrégations même anciennement autorisées). Cette phase législative, qui n'a été suspendue qu'à l'éclatement de la Première Guerre mondiale, a généré un important exil et renforcé de plusieurs milliers de religieuses et religieux enseignants le système scolaire congréganiste français partout dans le monde. Et ce n'est pas la morale laïque que ces émigrants très particuliers emportaient dans leurs bagages.
Si la politique française de laïcisation s'est paradoxalement traduite par l'exportation de personnels et d'idées catholiques au début du [xx]{.smallcaps}e^ siècle, c'est plutôt d'importation - en l'occurrence depuis les États-Unis - qu'il convient de parler une génération plus tôt lorsqu'il s'agissait de bâtir l'école laïque. Le principal observateur français, Ferdinand Buisson, appelé quelques années plus tard à diriger l'enseignement primaire auprès de Jules Ferry, appartient lui-même au protestantisme et jette sur la grande démocratie américaine un regard un peu différent de celui que l'on trouve chez d'autres fonctionnaires. Sans exclusivisme, certes : envoyé du ministère de l'Instruction publique à l'Exposition universelle de Vienne, en 1873, Buisson insiste, au chapitre de l'instruction morale et religieuse, sur l'avance prise par la Hollande dès 1857, puis par les cantons de Zurich, Bâle-campagne, Thurgovie, Berne, Neuchâtel et Genève, à des dates différentes (1872 pour les deux derniers). L'enseignement religieux confessionnel (ce dernier mot est souligné) y est donné à des heures spéciales par les différents clergés, dans les locaux scolaires, sans que l'État n'intervienne ou ne contrôle. Aux États-Unis, en revanche, si l'enseignement confessionnel se fait en dehors des classes par les soins des diverses Églises, « une courte prière et la lecture sans commentaire de quelques passages de la Bible » se pratiquent en commun, chacun voyant là le plus grand commun dénominateur entre les multiples Églises présentes dans le pays. Buisson sent toutefois la nécessité de préciser les choses pour un public français qui risque de mal entendre cette laïcité-là.
« On se ferait une idée très inexacte des diverses législations que nous venons de signaler comme admettant le principe de la "laïcité" de l'école, si on les croyait inspirées par un esprit d'indifférence ou d'hostilité envers le christianisme. Les pays mêmes où cette sécularisation a été poussée le plus loin semblent avoir voulu prévenir par des instructions pédagogiques officielles toute fausse interprétation : ils insistent sur la possibilité pour les instituteurs de laisser de côté l'enseignement dogmatique, tout en se préoccupant de développer le sens moral et le sens religieux de leurs élèves par une éducation foncièrement chrétienne. On lit, par exemple, dans l'exposé des motifs de la plus radicale des législations suisses, celle de Neuchâtel : 'L'école publique doit être non confessionnelle, mais chrétienne dans l'acception la plus large du mot, c'est-à-dire que l'instituteur ne doit pas se borner à donner à ses élèves des notions arides des sciences, mais qu'il doit s'efforcer de tourner leur cœur vers toutes les choses belles, bonnes, morales. Il y a heureusement assez de point communs à toutes les confessions religieuses, la croyance à un seul Dieu, les principes éternels de la morale, et cette vertu suprême du christianisme, la charité, pour qu'il ne soit pas restreint dans ses moyens éducatifs 11. »
Buisson venait de passer quatre années de sa vie, de 1866 à 1870, à Neuchâtel, et y avait fondé en 1869 une Église protestante ultralibérale, assez proche de la conception unitarienne. Et l'on peut voir, dans l'extrait qu'il donne du texte législatif neuchâtelois, un élément d'information, certes, mais aussi une prise de position : la morale laïque telle qu'il allait l'entendre dans le Dictionnaire de pédagogie et tout au long de sa carrière et de son œuvre serait de ce type. En 1876, les choses changent de dimension : Buisson dirige la délégation française chargée d'étudier l'exposition scolaire au sein de l'Exposition universelle de Philadelphie, ainsi que de visiter des écoles dans plusieurs États de l'Union et jusqu'au Québec. Les pédagogues ont-ils en mémoire leur prédécesseur de 1831, Tocqueville ? Pas plus que lui, ils ne prétendent être allés chercher des leçons outre-Atlantique ; mais le détour ne peut qu'avoir du sens, à lire la phrase ultime de leur rapport :
« Ç'a été notre ambition et ce sera notre plus chère récompense d'apporter notre contingent de renseignements utiles à ceux qui veulent que l'instruction primaire en France, sans se modeler sur autrui, s'inspire assez de ce que produisent de meilleur tous les autres pays pour n'avoir à redouter la comparaison avec aucun d'eux12. »
Aussi Buisson revient-il des États-Unis avec, à la fois, le gros volume de Devoirs d'écoliers américains, recueillis à l'Exposition de Philadelphie (1877, traduits de l'anglais chez Hachette), qui n'est pas « un livre sur les écoles des États-Unis, c'est un livre écrit par ces écoles elles-mêmes », et un rapport monumental. Il y montre un peuple qui, plus qu'aucun autre, a uni son destin au développement de ses écoles et leur demande - et en obtient - l'américanisation des éléments étrangers apportés par une immigration de masse. « L'école, étant confessionnelle, n'habituerait pas l'enfant à ce contact perpétuel avec dix opinions différentes de la sienne et différentes entre elles », note-t-il13. Avant, une nouvelle fois, d'expliquer aux lecteurs français ce qu'est la laïcité à l'américaine :
« Rien n'est plus difficile, à nos compatriotes en particulier, que d'apprécier exactement cette alliance intime d'une foi religieuse, encore vive dans la majorité de la population, et d'un scrupuleux respect pour la liberté de toutes les opinions, y compris même les opinions irréligieuses. Il y a là un état d'esprit complexe, [...] une harmonie rarement troublée entre deux instincts que le peuple américain a eu jusqu'ici le secret de concilier tant bien que mal, l'instinct religieux et protestant, l'instinct politique et républicain. [...] Ce qu'on appelle chez nous 'l'État athée' s'appelle chez eux liberté de conscience, égalité de tous devant la loi, neutralité du gouvernement entre les sectes et les partis. [...] C'est en ce sens que l'école américaine est essentiellement non confessionnelle [undenominational], ce qui pour personne ne signifie irréligieuse. Elle ne pourrait être confessionnelle qu'en devenant le monopole d'une ou de quelques-unes des sectes concurrentes, et quel Américain supporterait une telle proposition ?14
Au cours de ces mêmes années, Buisson et certains proches, le Neuchâtelois James Guillaume, des compagnons d'Église de la même Neuchâtel, les (anciens) pasteurs Félix Pécaut et Jules Steeg, le Gardois Mathieu-Jules Gaufrès, collaborateur puis successeur du même Pécaut à la tête de l'institution parisienne d'enseignement secondaire Duplessis-Mornay, ainsi que quelques autres, animent les colonnes du Dictionnaire de pédagogie et de la Revue pédagogique. Ils y font connaître une étonnante galerie de pédagogues étrangers, presque tous issus du monde protestant et en partie des façades atlantiques. Ce sont, après Comenius, les Suisses Pestalozzi et Girard - qui est presque le seul catholique du groupe -, les Allemands Basedow, Diesterweg, Fichte ou Fröbel, l'Écossais Blackie, les Américains Mann et Peirce15. Le premier de tous est Kant, mis à la disposition des Français par les traductions du Messin émigré en Allemagne sous la Révolution, Charles de Villers, et du fils d'Italien exilé à Genève sous le Second Empire, Jules Barni, et par le commentaire presque infini du philosophe Charles Renouvier.16
Deux autres exemples moins connus méritent d'être cités pour ce qu'ils nous disent encore des circulations atlantiques. D'une part, Pécaut traduit On Self-Culture, de John Stuart Blackie (1874), sous le titre L'éducation de soi-même. Intellectuelle, physique et morale. Vade-mecum des jeunes gens et des étudiants (Hachette, 1881). Il a été aidé dans cette tâche par son fils Élie, sa fille Berthe et Pierre, le fils aîné de Buisson. Il annote certains textes afin, une fois encore, que ne soit pas dérouté le lecteur français, « peu familier avec la phraséologie biblique », et Renouvier rend longuement compte de l'ouvrage dans la Critique philosophique17. Quant à l'ami de Pécaut, Gaufrès, il cherche à faire connaître au public français Horace Mann, l'ami des théologiens américains Parker, Emerson et Channing, tous familiers, surtout le dernier, aux théologiens protestants libéraux. Toutefois, le premier en France à s'être intéressé à Channing - après Tocqueville, qui le rencontre lors de son séjour aux États-Unis - et à Mann est le catholique Edmond Laboulaye, à la fin du Second Empire. En 1873, l'un de ses textes est repris en guise de préface à une conférence emblématique de Mann, intitulée De l'importance de l'éducation dans une république. Le nom du pédagogue américain sera bientôt « placé parmi ceux des bienfaiteurs de l'humanité », annonce Laboulaye, tandis que le traducteur, Eugène Guerlin de Guer, écrit dans un avertissement : « Peut-être est-il temps encore d'essayer du système américain. [...] On ne saurait mettre en doute la redoutable actualité du sujet dans un pays régi par le Suffrage universel18. » La Revue pédagogique publie des extraits du livre en préparation de Gaufrès19 et c'est lui, naturellement, qui rédige la notice pour le Dictionnaire de pédagogie. En 1888, enfin, paraît l'ouvrage Horace Mann. Son oeuvre, ses écrits - dans la collection « Mémoires et documents scolaires publiés par le Musée pédagogique », chez Delagrave, une collection et un musée sur lesquels Buisson et les siens ont la haute main - dont Pécaut rend compte longuement dans la Revue pédagogique. L'ouvrage comporte une biographie de l'Américain, puis des extraits de son œuvre, beaucoup étant traduits pour la première fois. Gaufrès insiste sur l'évolution de la pensée de Mann, du calvinisme au libéralisme puis à une laïcité à l'américaine. Quant à Pécaut, comme c'est aussi le cas pour Diesterweg, sa recension le donne à voir dans un portrait décalé, qui ne manque pas de faire le parallèle entre les textes de Mann et la lettre de Jules Ferry aux instituteurs20. Il est vrai que Mann, à plusieurs reprises député et sénateur, a été le secrétaire du Board of Education de l'État de Massachusetts, de 1837 à 1848, dans un poste qui ressemble fort à celui qu'occupe Buisson depuis la fin des années 1870. Ajoutons que son maître à penser avait été le philosophe écossais George Combe (1788-1858), auteur en 1828 du livre The Constitution of Man, qui avait connu un grand succès en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis.
En retour, l'École normale supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses, dont on sait la marque que Pécaut y a imprimée, attire nombre de voyageurs étrangers : les Britanniques Matthew Arnold, G.-L. Bruce (du London School Board) et Miss Price, l'Autrichien Ludwig Fleischner (auteur d'un livre, non traduit, sur L'école populaire moderne en France), les Allemands Karl Laubert et Jakob Wychgram (professeur à l'école secondaire municipale de jeunes filles de Leipzig), dont Delagrave publie en 1889 la traduction de l'ouvrage, L'instruction publique des femmes en France. L'Allemand y témoigne du même sentiment d'étrangeté, mêlé ici d'un évident sentiment de supériorité confessionnelle, face à la France catholique puis laïque, qu'un Buisson devant les laïcités neuchâteloise ou américaine :
« Il ne faut pas oublier contre quel enseignement religieux la troisième République a fait sa réforme scolaire ; on s'expliquera alors le principe de l'enseignement moral, qui serait une monstruosité en Allemagne. Il est très malheureux pour nos voisins que le protestantisme n'ait pas fait chez eux de plus grands progrès : la manière dont le protestantisme comprend les affaires de religion est seule capable en effet de concilier le christianisme avec la société moderne. L'enseignement religieux, tel qu'il est compris par les cléricaux, aussi bien que l'enseignement de la morale sans la religion (pour ne pas dire contre la religion) renferment de graves dangers ; un moyen terme n'est possible que là où vit l'idée protestante21. »
Arnold, quant à lui, avait reçu pour mission de visiter l'Allemagne, la Suisse alémanique et la France, au cours de l'hiver 1885-1886, afin d'enquêter sur divers aspects de l'éducation primaire : la gratuité de l'école, la qualité de l'éducation dispensée, le statut, la formation et le salaire des maîtres, enfin l'obligation scolaire. Il avait rempli des missions comparables en 1859 et 1865. Le voici expliquant au public anglais la nouvelle situation française : la gratuité et l'obligation établies sous Jules Ferry s'expliquent par « l'idée démocratique » (en français dans le texte), Arnold précisant que ses interlocuteurs n'étaient pas des journalistes ou des orateurs irresponsables, mais des ministres et de hauts fonctionnaires. Il ajoute que la démocratie, en France, est en guerre avec le cléricalisme (« at war with clericalism ») et qu'elle ne respecte pas les vœux des populations locales dès qu'ils peuvent donner une opportunité à l'influence cléricale.
« Cette façon de procéder heurte tant de sentiments et d'intérêts que la gratuité de l'enseignement en France et à Paris est tout à fait différente de la gratuité de l'enseignement en Suisse, à Berlin ou à Munich. Elle provoque des plaintes amères et appelle à la création, par des efforts privés, d'écoles concurrentes.22 »
Arnold, à l'inverse, rend un hommage appuyé à la profondeur de l'éducation religieuse donnée dans les écoles allemandes, notamment à travers la lecture de passages de la Bible et le chant de cantiques. Se trouvant à Paris au moment de la discussion de ce qui allait devenir la loi Goblet d'octobre 1886, laïcisant le personnel enseignant dans les écoles publiques, il écrit :
« Il n'y a pas de doute que le gouvernement est poussé par des motifs politiques à exclure [les ordres religieux] ; il croit les religieux hostiles à la République et à ses institutions, et il est résolu à faire en toutes circonstances du caractère laïque des écoles un fait accompli avant que la contre-révolution n'arrive, si elle doit arriver. Il est permis de douter, dis-je, que la précipitation, la dureté des mesures, l'atteinte aux vieilles habitudes, les lourdes dépenses auxquelles s'astreint le gouvernement républicain à cette fin, soient judicieuses ; que l'irritation causée ne favorise pas plus la réaction que les remparts dressés ne la combattent.23 »
Arnold juge toutefois nécessaire d'ajouter que l'investissement scolaire de la République n'est pas entièrement dû à la haine de la religion, contrairement à l'idée colportée par ses adversaires, mais s'explique aussi par la croyance dans la valeur d'une solide et pleine instruction populaire - l'un des meilleurs articles de la foi démocratique. Mais la valeur de l'instruction morale et civique qui a été substituée à l'instruction religieuse, « entièrement bannie » de l'école, lui paraît, à travers les leçons qu'il a pu écouter, faible ou nulle, généralement conformiste et terne. L'enfant auquel il était demandé à qui il devait tout ce dont il bénéficie (école, images, livres, ville magnifique, etc.) n'a pas répondu « Dieu », la réponse attendue, mais « le pays » : sans doute l'instruction civique pouvait-elle difficilement aller au-delà, relève Arnold. En revanche, le pédagogue et poète britannique vante l'école normale d'instituteurs d'Auteuil et surtout l'École normale supérieure de jeunes filles de Fontenay-aux-Roses, dont il avait déjà rencontré le directeur des études, Pécaut, vingt ans auparavant.
« Les leçons de pédagogie entre ses mains deviennent (et c'est là le point sur lequel je veux attirer l'attention) un traitement de cette question réellement et véritablement moral et religieux, et cependant ni catholique ni protestant. Il prend avec sa classe quelque écrivain sur l'éducation, Locke, Rousseau, Pestalozzi ; le jour où j'étais à Fontenay, c'était Mgr Dupanloup, dont le livre, L'École, soulève à chaque page ce qu'on appelle des questions brûlantes. Elles étaient traitées, dis-je, d'une manière profondément morale et parfaitement religieuse, et cependant ni catholique ni protestante ; et non seulement M. Pécaut les traitait ainsi lui-même, mais il avait entraîné ses élèves, qui étaient appelés l'un après l'autre, soit à discuter extemporanément leur auteur, soit à lire de courts mémoires qu'ils avaient préparés, à les traiter ainsi aussi. Si l'on pouvait multiplier les M. Pécaut et les placer dans toutes les écoles normales de France, on rendrait possible dans les écoles françaises la fondation d'une instruction morale, non pas futile comme aujourd'hui, mais sérieusement et religieusement efficace, quoique indépendante des confessions établies.24 »
Arnold a envoyé un exemplaire de son rapport à Pécaut avec ce commentaire : tôt ou tard, un homme se présentera qui « trouvera un enseignement religieux et moral pour les enfants catholiques, qui ne les déconcertera pas en leur faisant rompre violemment et absolument avec le passé, qui leur parlera l'ancien langage tout en en élargissant l'esprit ; et en faisant cela, mon cher Monsieur, cet homme ne fera que bâtir sur les fondements que vous jetez à Fontenay ». Prononçant, le 8 juin suivant, une conférence à l'université de Philadelphie (publiée dans le Century magazine d'octobre 1886), Arnold salue à nouveau publiquement Fontenay-aux-Roses :
« Dans une école normale française, j'ai trouvé, en liaison avec l'enseignement de la pédagogie, ce qui était vraiment une instruction religieuse du genre le plus sérieux et le plus efficace. J'ai envie de dire que je la qualifierais, compte tenu de notre situation et de nos besoins modernes, de la meilleure instruction religieuse que j'aie jamais entendue. [...] Celui qui veut voir un succès obtenu dans l'enseignement de cette chose dont on parle beaucoup, mais qui, en général, doit être insatisfaisante, la religion non dogmatique, devrait aller à Fontenay et entendre M. Pécaut à l'heure du matin avec ses élèves25 ».
D'une certaine manière, c'était rendre à Philadelphie ce que la ville, à travers l'Exposition universelle de 1876, dix ans auparavant, avait donné à la France par le biais du rapport de Buisson. La même année 1886, par ailleurs, disparaissait l'ancien surintendant des écoles de Boston, et successeur direct d'Horace Mann dans le poste, John D. Philbrick, que Buisson avait rencontré et apprécié et auquel il avait demandé la notice « États-Unis » pour le Dictionnaire de pédagogie. Philbrick venait de rédiger celle sur « Boston » dans un dictionnaire de même type, publié aux États-Unis en 1877, The Cyclopaedia of Education : A Dictionary of Information, dont le rédacteur en chef du Manuel général de l'instruction publique, Charles Defodon, avait vanté en août 1877 dans ses colonnes la masse d'informations et l'esprit très séculier, en l'opposant à la somme de l'Allemand Karl-Adolf Schmidt, Enzyklopädie des gesamten Erziehungs- und Unterrichtswesens (1859-1878), avec ses 11 volumes, ses près de 10 000 pages, son coût et son cachet de protestantisme orthodoxe. Dès lors, quand Buisson salue Philbrick au lendemain de sa mort, c'est sans doute au moins autant un autoportrait qu'un hommage au disparu qu'il rédige :
« Un homme qui n'a été rien d'autre toute sa vie qu'un homme d'école. [...] [Son] but, c'était de faire des citoyens libres pour un pays libre ; c'était de leur donner l'éducation non pas du dehors, mais du dedans ; c'était d'atteindre au vif de l'âme et de faire de l'éducation l'apprentissage du self government26 ».
Le même Buisson, allié pour l'occasion à l'Américain Frederic Ernest Farrington, a porté au cours de la Première Guerre mondiale le projet d'une double anthologie, française et américaine, de textes d'éducateurs contemporains. Il écrit ainsi à un interlocuteur états-unien, fin 1915 :
« Entre la Free School aux États-Unis et l'école publique française, il existe de profondes affinités. Les formes diffèrent notamment, mais l'esprit est le même. C'est l'esprit de la démocratie républicaine, avec son double caractère : appel incessant à la spontanéité individuelle, effort incessant vers le progrès social27. »
Le Français retrouve son compagnon de travail des années 1870, James Guillaume, et le mobilise pour traduire aussi bien depuis que vers l'anglais : Buisson, Pécaut ou Gréard dans le premier cas ; G. Stanley Hall, Charles William Eliot, John Dewey ou Edward Thorndike dans le second. La mort de Guillaume en novembre 1916 a peut-être contribué à faire annuler le volet américain de l'entreprise, mais Buisson et Farrington publient bien, au sortir de la Grande Guerre, French Educational ideals of to-day. An anthology of the molders of French educational thought of the present28. L'ouvrage s'ouvre par des extraits de Quinet et consacre ses principaux chapitres à des textes de Pécaut, Buisson, Ferry, suivis de Lavisse, Gréard, ou encore Durkheim pour quelques pages. La notice biographique de Buisson, probablement rédigée par lui-même, signale les principales étapes de sa carrière, mais aussi ses séjours aux États-Unis à l'occasion de l'Exposition universelle de Philadelphie, de l'International Congress of Education à Oakland (1915) et du National Education Association meeting à Milwaukee (1919).
Sans prétention à l'exhaustivité, les lignes qui précèdent ont montré l'ampleur de la dette de la laïcité française à l'égard non pas tant du Mexique séparatiste que de la Neuchâtel scolaire ou des États-Unis, marqués par ce que Robert N. Bellah devait appeler la « religion civile ». A l'inverse, les influences françaises sont tout aussi considérables et deux cercles de circulation sont concernés : le premier est européen, nord-occidental, mais aussi latin avec l'Espagne et l'Italie, et le second, beaucoup plus large, à la fois nord et sud-américain. Il resterait à tenter de mesurer si d'autres espaces ont été touchés par des transferts de laïcité, en commençant par les anciennes colonies françaises d'Afrique ou d'Indochine. Si la phrase de Gambetta selon laquelle « l'anticléricalisme n'est pas un article d'exportation » est demeurée célèbre, elle n'exclut pas d'élargir géographiquement la réflexion sur les transferts de la laïcité d'autant qu'un autre Buisson, Benjamin, le frère cadet de Ferdinand, a joué un rôle de premier plan dans la fabrique de la jeune laïcité tunisienne sous le protectorat, aux côtés de son supérieur direct, Louis Machuel.
Ferdinand Buisson, « La laïcité intégrale », Revue politique et parlementaire 41 (1904): 460-463.
Jean Baubérot, « La représentation de la laïcité comme 'exception française' », Cosmopolitiques 16 (novembre 2007) : 131.
Dans la conclusion de l'article précédemment cité, mais aussi dans un autre article : « Transferts culturels et identité nationale dans la laïcité française », Diogène, 218 (2017) : 18-27.
(Paris : Presses universitaires de France, 2007).
(Paris : Seuil, 2011).
Aristide Briand, La Séparation des Églises et de l'État. Rapport fait au nom de la Commission de la Chambre des Députés (Paris : Édouard Cornély et Cie, 1905), 176.
Briand, La Séparation des Églises et de l'État[,]{.smallcaps} 212.
Briand, La Séparation des Églises et de l'État[,]{.smallcaps} 220.
Ces remarques, rapportées sur ses carnets par Tocqueville, ont été publiées pour la première fois en 1865, dans le tome 8 des Œuvres complètes publiées chez Michel Lévy (239 et 246). On les trouve aujourd'hui dans Œuvres (Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, I, 1991), 44-46.
"De la démocratie en Amérique", I, dans Œuvres (Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, II, 1992), 332-333.
Ferdinand Buisson, Rapport sur l'instruction primaire à l'Exposition universelle de Vienne en 1873 (Paris : Imprimerie nationale, 1875), 145.
Ferdinand Buisson, Rapport sur l'instruction primaire à l'Exposition universelle de Philadelphie (Paris : Imprimerie nationale, 1878), 677.
Buisson, Rapport sur l'instruction primaire à l'Exposition universelle de Philadelphie, 3.
Buisson, Rapport sur l'instruction primaire à l'Exposition universelle de Philadelphie, 454-456.
Sur Cyrus Peirce, voir sa notice dans le Dictionnaire de pédagogie et l'article que Gaufrès lui consacre dans la Revue pédagogique 1 (1884) : 322-341.
Sur l'histoire de la réception française de Kant, voir Laurent Fedi, Kant, une passion française. 1795-1940 (Hildesheim : OLMS, 2018).
La Critique philosophique 1 (1881) : 246-256.
De l'importance de l'éducation dans une république. Conférence par Horace Mann (Paris : Le Chevalier, 1873).
« Éducateurs français et étrangers. Horace Mann, président du collège d'Antioche », Revue pédagogique 1 (1887) : 199-222.
Revue pédagogique 1 (1888) : 215 et suiv.
Jakob Wychgram, L'instruction publique des femmes en France (Paris : Delagrave, 1889), 186.
Matthew Arnold, A Special Report on Certain Points Connected with Elementary Education in Germany, Switzerland and France. Presented to both Houses of Parliament by command of Her Majesty (Londres, Privy Council on Education, Parliamentary Papers, 9, 1886), 11.
Arnold, A Special Report on Certain Points, 22.
Arnold, A Special Report on Certain Points, 23-24.
La lettre d'Arnold à Pécaut, ainsi que ces extraits de sa conférence, ont été publiés par Lucien Carrive, « Lettre inédite de Matthew Arnold à Félix Pécaut », Études anglaises (oct.-déc. 1976): 583-592.
Revue pédagogique 1 (1886) : 245-247.
Archives de l'État de Neuchâtel, Fonds J. Guillaume, 75.17.
(New York: World Book Co., 1919).