La formation des ingénieurs colombiens au XIXe siècle
La formation des ingénieurs colombiens après l’indépendance du pays s’accompagne de diverses...
Dans cet article, l'enseignement mathématique désigne les contenus produits à des fins de formation intellectuelle ou professionnelle au sein de cadres institutionnels de l'enseignement supérieur essentiellement (écoles supérieures, écoles d'ingénieurs, universités), en arithmétique, algèbre, géométrie, analyse, trigonométrie, géométrie analytique, géométrie descriptive et mécanique analytique. Cette catégorisation des différents domaines d'étude mathématique est empruntée à un professeur nîmois, Joseph-Diaz Gergonne (1771-1859), qu'il formule dans le prospectus de son journal les Annales de mathématiques pures et appliquées.
Pendant l'essentiel du xixe siècle, les circulations mathématiques à l'échelle internationale empruntent des trajets globalement univoques, dont le point d'émission est l'Europe, et plus spécifiquement la France, et le lieu de réception principalement les Amériques et l'Afrique du Nord. Les espaces britannique - Angleterre, Écosse - et germanophone constituent également des pôles en matière de production d'enseignement mathématique, mais qui restent marginaux sur la période étudiée : le premier diffuse principalement à destination des États-Unis surtout avant 1820 ; le second vers les Amériques, plutôt dans le dernier quart du siècle, après les réformes de l'université et les travaux de l'analyse allemands. Dans les territoires extra-européens, souvent éloignés des résultats et pratiques mathématiques accumulés en Europe avant 1800, les transformations de la discipline et de ses acteurs - individuels, collectifs et institutionnels - mènent, à la fin du siècle, à l'émergence d'un système d'enseignement plus ou moins structuré selon les pays, mais davantage en phase avec les besoins des savants, des ingénieurs et des cadres administratifs. Tout au long de ce siècle de mutations, les processus domestiques de production des cadres et des supports pour l'enseignement des mathématiques sont aussi le résultat de circulations des connaissances à une échelle qui dépasse celle des pays concernés.
À ce titre, la prise en compte des échanges mathématiques avec la France, grande puissance savante du continent européen au début du siècle, n'est rien moins que légitime. De fait, la France crée au xixe siècle un système d'instruction hiérarchisé et articulé très sélectif, soutenu par une édition scolaire que conduisent les plus grands savants et professeurs de la période postrévolutionnaire. Fondée en 1794 avec l'objectif de former au sein de la même institution des ingénieurs militaires et des ingénieurs d'État, puis des ingénieurs spécialisés dans ses écoles d'application (l'École des mines, l'École des ponts et chaussées, etc.), l'École polytechnique de Paris incarne l'emprise du pouvoir savant sur l'instruction des élites. Dans la première partie du xixe siècle, la mainmise de l'École polytechnique sur l'enseignement français se renforce, notamment en raison de la préparation du concours d'admission qui s'effectue dans les lycées. Créés en 1802, ils prennent en charge un enseignement secondaire dépouillé de ses cadres institutionnels depuis la fermeture des écoles centrales révolutionnaires et, avant elles, des collèges d'Ancien Régime. Le principe du concours - bientôt étendu à d'autres écoles d'ingénieurs et militaires qui n'entrent pas dans le champ d'attraction de l'École polytechnique - impose aux candidats un très haut niveau d'excellence en mathématiques. Celles-ci occupent en effet la position centrale dans le programme académique de l'École polytechnique. Elles sont perçues comme un langage universel, applicable à d'autres champs du savoir scientifique. Elles permettent, à l'aide du calcul symbolique, de produire des méthodes simples et générales pour soutenir les investigations des autres sciences (astronomie, mécanique, fortification, etc.) et ainsi former les cadres des administrations techniques.
Il ne faut pas attendre longtemps pour que le « système » des écoles d'ingénieurs français soit porté à la connaissance des territoires américains et nord-africains, alors que les contextes locaux en termes politiques et infrastructurels soulignent combien les « techniciens » y font défaut. Aux États-Unis, les défaites cinglantes que subit l'armée américaine lors des premiers mois de la seconde guerre d'indépendance contre l'Angleterre (1812-1815) démontrent l'insuffisance de la préparation des officiers à West Point. Dans ses premières années d'existence (1802-1817), l'Académie militaire américaine se révèle aussi incapable de former des ingénieurs en génie civil, alors que le pays connait une importante expansion territoriale vers l'Ouest. En République de Nouvelle Grenade (l'actuelle Colombie), c'est à la demande expresse de l'État-Major qu'est créé le Colegio Militar de Bogota (1847) ; mais la fondation de cette école vient aussi répondre au manque d'ingénieurs pour soutenir les politiques de grands travaux de la jeune République. Préoccupés par la double formation des cadres de l'armée et des ingénieurs en travaux civils, les pays extra-européens prennent concomitamment conscience de la supériorité technique et scientifique de la France, et plus généralement des puissances européennes. Dans l'espace méditerranéen, la campagne d'Égypte menée par les troupes napoléoniennes et les scientifiques français (1798-1801), la prise d'Alexandrie (1807) puis d'Alger (1830), respectivement par l'Angleterre et par la France, les pressions exercées par la Russie et l'Autriche sur Istanbul sont autant de signaux qui poussent Égyptiens, Turcs, Tunisiens ou Marocains, dont les productions savantes sont encore héritées des sciences arabes du Moyen Âge, à s'intéresser aux mathématiques modernes.
Aux Amériques et dans l'espace méditerranéen, la prise de conscience de la nécessaire mathématisation de la formation des officiers-ingénieurs des armées et des cadres des administrations techniques d'État, mène, au cours du xixe siècle, à la fondation (ou la réforme) quasi-systématique d'écoles polytechniques ou militaires, modelées sur les institutions françaises. De nombreuses écoles polytechniques d'Amérique latine éclosent sur le modèle de leur homologue française au cours du xixe siècle. Dès 1810, ouvrent à Rio la Real Academia de Guardas-Marinha et l'Academia Real Militar da Corte, deux académies militaires qui accordent une place de choix aux mathématiques. Bientôt, l'Academia Real Militar devient la pierre angulaire d'un système articulé d'écoles très proche de celui de l'enseignement supérieur français, et qui permet aux ingénieurs-militaires de s'y spécialiser. Inspiré aussi par le curriculum de l'École polytechnique de Paris, le programme d'études du Colegio Militar y Escuela Politécnica de Bogota - qui prend la suite du Colegio Militar - offre un niveau relevé en mathématiques et repose sur l'usage quasi-exclusif de manuels français. En 1815, le quatrième président des États-Unis James Madison (1751-1836) envoie Sylvanus Thayer (1785-1872) et William McRee (1787-1833), officiers de l'armée américaine, mener un examen des établissements militaires et des écoles d'ingénieurs parisiens : il y va de la compréhension des méthodes d'instruction, notamment en mathématiques. À l'occasion de visites à l'École polytechnique, à l'École des mines, à l'École des ponts et chaussées ou à l'École d'application du corps des ingénieurs-géographes, ils étudient les programmes d'enseignement, les manuels et les routines des élèves officiers. En 1817, à son retour, Thayer lui-même est chargé par le président des États-Unis de mener à bien la réforme de l'Académie de West Point. Sur le terrain de la gouvernance, de l'organisation des études, du contrôle et de l'évaluation des cadets, la transformation de l'Académie doit beaucoup à l'École polytechnique de Paris, influence incarnée symboliquement par l'École polytechnique Monument érigé sur le campus de West Point.
La réforme accroit considérablement le poids des mathématiques lors des deux premières années (algèbre, géométrie, analyse) et introduit un cours de géométrie descriptive, des disciplines à présent indispensables pour envisager l'étude de la mécanique, de l'hydraulique, de l'architecture ou de la stéréotomie. C'est également le voyage en Europe de l'Américain Franklin B. Greene (1817- 1895) qui précipite la réforme du Rensselaer Polytechnic Institute. Fondé en 1824 à Troy (État de New York), initialement pour promouvoir et diffuser les sciences auprès de futurs fermiers et ouvriers, l'Institut s'engage progressivement dans l'instruction des ingénieurs et devient la première école américaine à délivrer un diplôme d'ingénieur civil (1835). En 1848, Greene réforme la structure et les contenus des études, en s'inspirant de l'École centrale des arts et manufactures de Paris et de sa formation spécifique des ingénieurs pour l'industrie. Si les Américains du Nord traversent l'Atlantique, on fait venir un expert français en Égypte pour réformer la Muhandiskhana, l'école qui instruit les ingénieurs du pays à Bûlâq, près du Caire. Le saint-simonien Charles Lambert (1804-1864), ancien élève de l'École polytechnique, dirige l'École entre 1837 et 1850. L'objectif principal de Lambert - pourvoir l'administration égyptienne en ingénieurs civils, notamment pour encadrer les travaux hydrauliques et d'irrigation des plaines du Nil - et son origine saint-simonienne le poussent à calquer les enseignements de la Muhandiskhana sur ceux de l'École centrale de Paris, où sont mis en avant des savoirs pratiques et utiles à l'ingénieur. Les cours sont envoyés de Paris, mais Lambert, ainsi que le fera Greene à Troy, étoffe le programme de mathématiques. Le rôle des passeurs européens n'est pas moins central dans la création et le devenir de l'École polytechnique tunisienne. En 1838, Ahmed Ier (1806-1855), bey de Tunis, demande à Luigi Calligaris (1808-1870), un colonel de l'armée italienne installé en Tunisie depuis 1831, de diriger l'École militaire du Bardo pour former les cadres de l'armée et de l'administration. En couplant leur enseignement avec le cours de génie militaire, Calligaris rend les mathématiques incontournables dans la formation des ingénieurs tunisiens comme elles le sont dans les écoles polytechniques européennes depuis le début du xixe siècle. À partir de 1856, l'École devient École de guerre du Bardo, maintenant administrée par des officiers français. Sous la direction d'Ernest de Taverne (1819-1861), le curriculum de mathématiques emprunte à ceux des écoles militaires françaises, tandis que l'enseignement est donné en français. Toujours en Afrique du Nord, l'École d'ingénieurs de Fès, qui ouvre en 1846, et vise la formation des ingénieurs civils et militaires du Maroc, emprunte au modèle des écoles d'ingénieurs françaises. Ainsi, les mathématiques pures - arithmétique, géométrie - et pratiques - astronomie, balistique - occupent l'essentiel du curriculum. Plus généralement la période 1830-1870 est celle de la modernisation des sciences au Maroc, sous les sultanats de Mawlây 'Abd al-rahmân (1778-1859) et de son fils Sîdî Muhammad (1830-1873), tous deux entourés d'un renégat français, Joseph Desaulty (1808- 1879), ancien militaire converti à l'Islam et très versé dans les mathématiques.
De fait, les écoles d'ingénieurs françaises constituent une source d'inspiration (et d'informations) incontestable - au niveau du curriculum, de l'organisation générale et des pratiques d'évaluation et de contrôle des élèves - pour les institutions d'enseignement supérieur assurant la formation des ingénieurs dans les territoires américains et nord-africains. C'est surtout la mathématisation des curricula que transfèrent les réformateurs, autour de deux disciplines structurant les programmes français : l'analyse et la géométrie descriptive. L'analyse permet, notamment, à l'aide du calcul différentiel et intégral et de la géométrie analytique, de produire des méthodes générales pour soutenir les investigations des autres sciences (astronomie, mécanique, fortification, génie) utiles à l'ingénieur et au militaire. Le calcul différentiel et intégral et la géométrie analytique sont introduits au début des années 1820 à West Point, et au tournant des années 1850 au Colegio Militar de Bogota. La géométrie descriptive, quant à elle, permet de représenter dans le plan la structure d'un objet tridimensionnel selon des règles très précises. L'ingénieur peut ainsi mesurer, sur papier, les dimensions constitutives d'une structure (un pont, un bâtiment, un navire, etc.) inaccessibles en réalité. La « science de l'ingénieur », ainsi surnommée par Gaspard Monge (1746-1818), intègre progressivement les curricula des écoles d'ingénieurs en dehors de France. Aux États-Unis, la discipline, connue de moins d'une dizaine d'hommes avant les années 1810, est introduite pour son enseignement par Claude Crozet (1789-1864), alors professeur du génie à West Point. Dans les académies militaires régionales nord-américaines fondées à la suite de la réforme de West Point, la dissémination d'un enseignement de géométrie descriptive - adossé au cours du génie militaire - est quasi-immédiate à l'American Literary, Scientific and Military Academy (Norwich, Vermont, 1819), au Virginia Military Institute (Lexington, Virginie, 1839), au Military College of South Carolina (Charleston, Caroline du sud, 1842) ou à la Delaware Military Academy (Wilmington, Delaware, 1859). On trouve également trace d'un enseignement de la géométrie descriptive à l'Academia Militar de Rio à partir de 1812. C'est peut-être à la Muhandiskhana de Bûlâq que la géométrie descriptive cimente le plus ostensiblement la formation de l'ingénieur. Dès 1837, un enseignement de la discipline est donné aux étudiants de première année (tout comme à l'École polytechnique de Paris), avant d'être appliqué à la coupe des pierres, la stéréotomie ou le tracé des engrenages.
Cependant, la mathématisation des cursus n'est pas sans poser de difficulté dans les régions concernées, car le niveau d'instruction moyen y est généralement très inférieur à celui observé en France. Ainsi, dans leurs tentatives de transfert des structures et pratiques françaises, les acteurs locaux se heurtent, entre autres, à la place des mathématiques, qui, en France, assoient la formation des futurs ingénieurs en amont de leur entrée dans un établissement technique. Standardisé en France, le niveau très variable en mathématiques dont font preuve les jeunes Américains, Brésiliens ou Égyptiens souhaitant étudier les sciences de l'ingénieur impose un renforcement domestique des enseignements théoriques (principalement les mathématiques) et une réorganisation des enseignements pratiques dans la plupart des situations rencontrées. À West Point, Thayer n'introduit aucun concours d'entrée pour sélectionner les cadets, comme c'est le cas à l'École polytechnique de Paris. En conséquence, l'hétérogénéité du niveau des cadets empêche de facto un enseignement immédiatement très poussé, notamment en mathématiques. La réforme en accroit alors considérablement le poids lors des deux premières années avec des enseignements élémentaires en algèbre, en géométrie - absents à Paris. À Troy, les enseignements en mathématiques sont renforcés par Greene, en raison du niveau très hétérogène des étudiants américains qui intègrent l'Institut. Toujours aux États-Unis, la School of Mines, adossée au Columbia College, ouvre en 1864 sous la direction d'un ancien élève de Yale mais aussi de l'École des mines de Paris, Thomas Egleston (1832-1900). À cette date, aucun établissement ne s'occupe spécifiquement de l'enseignement de l'exploitation des mines et de la métallurgie aux États-Unis. Marqué par son expérience parisienne, Egleston fonde la School of Mines avec l'intention d'importer sur le sol américain les réalités parisiennes. Il s'adjoint, par exemple, les services de professeurs dont beaucoup ont aussi étudié à l'École des mines de Paris. Sur le terrain de l'enseignement des mathématiques, le transfert aux États-Unis de ce type de structure présente les mêmes difficultés qu'à West Point. La School of Mines accueille des étudiants déjà diplômés d'une université, d'une académie militaire ou d'un institut technique. L'admission n'était soumise qu'à un entretien au cours duquel les candidats devaient démontrer leurs connaissances en algèbre, géométrie et trigonométrie plane, un niveau bien inférieur à celui exigé des candidats à l'École des Mines en France, diplômés de l'École Polytechnique. Dès lors, le curriculum qu'Egleston formalise pour la formation des futurs ingénieurs des mines américains inclut un enseignement important en mathématiques. Si l'on déporte l'attention sur l'Égypte, le modèle de l'École centrale est aussi largement adapté aux spécificités domestiques : les étudiants admis à la Muhandiskhana se distinguent par un niveau mathématique faible, si bien que Lambert en renforce l'enseignement. Progressivement les cursus des écoles d'ingénieurs extra-européennes s'étoffent et rivalisent à la fin du siècle avec ceux dont ils se sont inspirés.
Dans les territoires américains et nord-africains, l'envoi d'étudiants vers la France est un phénomène nouveau au xixe siècle, pour ce qui est de la formation mathématique et plus généralement scientifique. Il prolonge une tradition déjà entamée à la fin du xviiie siècle dans d'autres domaines (médecine, arts, etc.). La plupart d'entre eux sillonnent l'Atlantique et la Méditerranée pour suivre les cours des écoles d'ingénieurs ou des écoles militaires en France. À consulter les registres des institutions parisiennes, de nombreuses nationalités sont concernées, au premier rang desquelles on trouve Égyptiens et Brésiliens.
Sur la période étudiée, l'École polytechnique est la seule institution qui ne délivre pas de diplôme ni de certificat aux étudiants étrangers. Contrairement aux écoles d'application, elle ne crée pas de statut spécifique pour les élèves étrangers. Autorisés à suivre les cours, ils ne peuvent toutefois devenir polytechniciens. Pourtant, l'excellence de sa formation et son rayonnement international en font un pôle d'attractions pour les étrangers, la plupart européens. Les étudiants américains et africains restent minoritaires, mais leur présence est tangible.
Avant 1851, à l'École des ponts et chaussées, les élèves qui ne sont pas issus de l'École polytechnique sont admis au titre d'auditeurs libres. Ils ne peuvent se voir délivrer le titre d'ingénieur des ponts et chaussées. Par décret du 13 octobre 1851, les élèves étrangers sont dorénavant admis de plein droit au titre d'élèves externes et leur nombre augmente sensiblement (figure 3). Les pays des Amériques et d'Afrique fournissent, dans des proportions plus importantes encore, des étudiants étrangers à l'École centrale de Paris.
Il est fréquent qu'un étudiant étranger profite de son voyage d'études pour être scolarisé successivement ou conjointement dans plusieurs écoles européennes. Thomas Egleston est inscrit à l'École des mines et à l'École polytechnique à la fin des années 1850. Avant de devenir centralien en 1842, l'Américain Alphonse Feldpauche (1848-1915) obtient le diplôme de l'École professionnelle de Mulhouse. Les écoles de province hébergent ainsi des étudiants étrangers : c'est le cas de l'Académie militaire de Montpellier qui reçoit une douzaine d'élèves marocains entre 1885 et 1888. Dans les années 1860, les étudiants étrangers de l'École des mines, qui bien souvent ne passent qu'une ou deux années à Paris, complètent leur formation à l'École royale des mines de Saxe en séjournant une ou deux années supplémentaires à Freiberg. L'Allemagne accueille donc aussi une partie du flux estudiantin, un flux qui va croitre avec le siècle et la nouvelle attractivité des universités allemandes. Outre l'École des mines de Freiberg, l'université de Göttingen et l'Académie militaire de Berlin hébergent Nord-Américains et Marocains. Pour le compte des institutions recevant des jeunes étrangers, il faut ajouter les lycées parisiens - huit élèves du collège Sadiki de Tunis partent en 1881 suivre les cours de mathématiques du Lycée Saint Louis de Paris - et de la faculté des sciences de Paris qui reçoit un temps l'étudiant américain Samuel Ward (1814-1884) lors de l'année 1831.
À leur retour dans leurs pays d'origine, les étudiants tirent pour partie bénéfice de leur voyage en Europe. Certains embrassent des carrières dans l'industrie, l'armée ou l'enseignement. Thomas Egleston fonde la School of Mines de Columbia sur le modèle de l'École des mines de Paris qu'il a fréquentée ; les étudiants marocains de Montpellier intègrent l'armée ; beaucoup d'Américains deviennent ingénieurs des mines, ingénieurs dans l'industrie ou ingénieurs pour le compte de l'État. Il est manifeste que les voyages d'étude dans les écoles françaises permettent à nombre de jeunes étrangers d'acquérir une formation reconnue et de revenir dans leur pays participer au développement des sciences, des transports et de l'industrie, à un moment où la formation des ingénieurs et des savants y est en voie de structuration. Aussi, ces circulations étudiantes soutiennent plus explicitement les transferts mathématiques. À Paris, Samuel Ward rencontre Sylvestre François-Lacroix (1765-1843) et Adrien-Marie Legendre (1752-1833), deux mathématiciens avec qui il entretenait une correspondance scientifique encore étudiant au Columbia College. Le jeune Ward envoie notamment aux deux hommes un exemplaire du numéro 13 du Mathematical Diary, un journal mathématique new yorkais dans lequel il a publié un problème qu'il souhaite soumettre à leur intelligence, lui-même réclamant et réceptionnant des exemplaires de leurs ouvrages.
Le transfert depuis la France de nouvelles structures pour l'enseignement des mathématiques aux Amériques et en Afrique du Nord est indissociable de celui des manuels associés pour y mener l'instruction. Face à l'urgence de disposer de supports de cours dans nombres d'institutions étrangères, les manuels français sont initialement importés et utilisés dans leur langue d'origine par professeurs et étudiants. Aux États-Unis, le Traité de mécanique céleste de Pierre Simon de Laplace (1749-1827) est utilisé, par exemple, à Columbia. À West Point, Thayer introduit dans le cours de mathématiques l'Essai de Géométrie analytique appliquée aux courbes et aux surfaces du second ordre de Jean-Baptiste Biot (1774-1862), quand le Traité élémentaire de calcul différentiel et intégral de Sylvestre-François Lacroix est cité comme ouvrage de référence pour l'enseignement des cadets. En Tunisie, l'usage de manuels en français s'explique davantage par la mainmise des officiers français sur l'École de guerre du Bardo. Le français y est langue officielle pour l'enseignement des sciences, et l'on professe aux étudiants, entre autres manuels de mathématiques, le Traité de géométrie descriptive à l'usage des sous-officiers de toutes armes de Hudelot. Le pouvoir exercé par l'administration française sur l'École - et le pays, qui passe sous protectorat français en 1881 - explique également l'absence de traductions en arabe, celle du Cours de géométrie élémentaire de Charles Marie Adrien Guilmin (1812-1884) publiée en 1880 exceptée. À leur réforme, le français devient la seconde discipline du curriculum général de West Point et du Bardo, pour soutenir l'enseignement des mathématiques. Notons que les bibliothèques de ces deux académies militaires détiennent un « fonds français » tout à fait remarquable pour l'époque : près d'un millier d'ouvrages, dont une centaine de mathématiques, pour le cas américain, 200 au Bardo. Les ouvrages français curriculaires sont utilisés « tels quels » par des universitaires souvent francophones, mais aussi par leurs étudiants, qui, eux, se débrouillent nettement moins bien dans la langue de Molière, en dépit des cours intensifs qui leur sont professés. Ainsi, de nombreux commentateurs rapportent l'urgence du besoin de traductions, afin d'assurer un enseignement rigoureux d'un point de vue de la transmission des savoirs, une difficulté qui pousse la plupart des institutions d'enseignement supérieur des Amériques et d'Afrique du Nord à recourir, directement ou in fine, à la traduction.
Ces traductions, perçues depuis l'étranger comme une clé de compréhension du système d'instruction français, concourent à sa diffusion internationale au xixe siècle. Un premier exemple permet de circonscrire l'ampleur du phénomène, celui des éditions internationales des Éléments de géométrie d'Adrien-Marie Legendre, manuel dont la première édition parait à Paris en 1794 et quasi-continument réédité au cours du siècle pour l'enseignement secondaire français. L'ouvrage marque durablement l'enseignement de la géométrie dans un grand nombre de pays (États-Unis, Brésil, Égypte, etc.).
Dates | Pays |
---|---|
1802 | Italie |
1807 | Espagne |
1809 | Brésil |
1810-1812 | Grèce |
1819-1828-1829-1844-1849-1867 | États-Unis |
1819 | Russie |
1822 | Angleterre |
1822 | Allemagne |
1826 | Suède |
1829 | Pays-bas |
1830 | Suisse |
1836 | Empire Ottoman |
1839-1858 | Égypte |
1866 | Colombie |
Éditions étrangères des Éléments de géométrie de Legendre (éditions et auteurs différents en cas de dates multiples).
En Égypte (1820-1880), aux États-Unis (1818-1870), en Colombie (1860-1870) au Brésil (1810-1820), la traduction des manuels français concerne l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, la géométrie descriptive et le calcul différentiel et intégral. Dans certains pays (États-Unis, Égypte), et selon les domaines mathématiques, la coloration française de l'édition domestique est loin d'être anecdotique.
En Égypte, les influences qui président à la réforme de la Muhandiskhana sous Lambert ne sont pas sans rapport avec la provenance des supports d'enseignement, traductions des œuvres d'auteurs-professeurs à l'École centrale de Paris : le cours de géométrie descriptive de Théodore Olivier (1793-1853), le cours complet de mathématiques de Jean-Baptiste Bélanger (1790-1874), etc. Mais le pays fait plutôt exception. Y compris pour le cours de géométrie descriptive - discipline qui investit massivement les programmes et le marché éditorial de l'enseignement secondaire en France à partir des années 1820 -, les traducteurs recourent peu à des manuels utilisés dans les écoles militaires ou d'ingénieurs. Les auteurs choisis occupent plutôt l'espace éditorial français des lycées et classes de mathématiques spéciales, c'est-à-dire les classes préparatoires au concours d'admission à l'École polytechnique : Adrien-Marie Legendre pour la géométrie, Sylvestre François-Lacroix pour l'algèbre, la géométrie et l'arithmétique, Jean-Louis Boucharlat (1775-1848) pour le calcul différentiel et intégral, les polytechniciens Louis Pierre Marie Bourdon (1779-1854), Charles Félix Augustin Leroy (1786-1854) et Louis Lefébure de Fourcy (1787-1869) pour respectivement l'algèbre, la géométrie descriptive et la trigonométrie, ainsi qu'Étienne Bézout (1730-1783), dont les publications, un peu antérieures à la période, continuent d'être lues et rééditées. Leurs ouvrages se distinguent, non seulement en raison des résultats mathématiques qu'ils contiennent, mais surtout au vu du travail de synthèse et d'exposition des savoirs scientifiques. Ils ne se résument pas à une suite de connaissances juxtaposées : les auteurs questionnent la présentation, l'articulation et la transmission des contenus.
Si les auteurs des traductions inscrivent leurs œuvres dans un mouvement de réforme des institutions pour lesquelles bien souvent ils professent, elles n'y restent pas cantonnées. La traduction d'une demi-douzaine de manuels de Bézout, Lacroix et Legendre à Harvard par le professeur John Farrar (1779-1853), participe à la modernisation du curriculum de l'université entre 1818 et 1824. Dans la décennie suivante, ce corpus intègre le curriculum de colleges américains et de West Point. À l'Académie militaire des États-Unis, la série de traductions (Legendre, Biot, Bourdon) publiée par Charles Davies (1798-1876), le professeur de mathématiques entre 1823 et 1837, pour prolonger la francisation de la formation des officiers-ingénieurs, est professée dans un grand nombre de colleges et de high schools tout au long du siècle. Plus généralement, il convient d'insister sur le rôle de la traduction dans la dissémination des mathématiques modernes à l'échelle des territoires concernés. Ainsi, de nombreux anciens étudiants des écoles polytechniques deviennent à leur tour professeurs dans des écoles militaires régionales ou des établissements d'enseignement secondaire, et y transplantent par mimétisme les méthodes qu'on leur a jadis transmises. Le cas américain du Virginia Military Institute témoigne de ce mouvement de ricochets, surtout visible dans les Amériques. Surnommée la West Point du Sud, l'Académie est dirigée par Francis H. Smith (1812-1890), un ancien diplômé de West Point (promotion 1833). Smith est persuadé de l'efficacité des méthodes mises en place par Thayer sur les bords de l'Hudson. Le corpus de traductions d'auteurs français (Legendre, Biot, Lefébure de Fourcy) qu'il rédige entre 1840 et 1870 pour son enseignement rappelle beaucoup celui de son ancien enseignant, Charles Davies. Au Brésil, le professeur de mathématiques de l'Académia Real Militar, Francisco Cordeiro da Silva Torres Alvin (1775-1856), traduit pour son enseignement trois manuels de Lacroix, le Traité élémentaire d'arithmétique, les Éléments d'algèbre et le Traité élémentaire de calcul différentiel et intégral en deux volumes, respectivement en 1810, 1812 et 1812-1814, et Géométrie descriptive de Monge (1812). L'Académie utilise deux autres manuels - Elementos de geometria et Tratado de trigonometria (1809) - adaptés de Legendre par Manuel Ferreira de Araújo Guimarães (1777-1838), le professeur d'astronomie. Ces traductions, couplées à la place de la discipline dans les académies militaires de Rio, assurent, dès 1850, la dissémination des mathématiques, notamment dans l'enseignement secondaire. La pénétration des ouvrages français au niveau secondaire, comme supports de préparation à l'enseignement supérieur, est sensible dans d'autres pays. Face à l'institutionnalisation de l'enseignement primaire et secondaire des États-Unis, qui débute dans les années 1830 avec la création des common schools et des high schools, l'essor du marché du livre scolaire, tangible surtout dans la seconde moitié du siècle, s'appuie sur la littérature française : on adapte les premières traductions pour un public plus jeune, on compile, on agrège plusieurs sources françaises dans un même ouvrage. Au Chili, un pays où la pratique des mathématiques est loin d'être affirmée au xixe siècle, l'Instituto Nacional, qui œuvre depuis 1797 à la promotion des sciences, est transformé en 1826 sur le modèle du lycée français par l'ingénieur Charles Ambroise Lozier (1784-1864). Le curriculum comprend l'enseignement d'auteurs incontournables en France, traduits en espagnol au sein de l'Institut : Lacroix en algèbre, Biot pour la géométrie analytique ou encore Leroy pour le cours de géométrie descriptive.
Comme d'autres enseignants des Amériques et d'Afrique du Nord, Lozier encourage aussi à l'écriture de manuels originaux. Si le recours à la traduction vient pallier le manque de supports domestiques pour l'enseignement, leurs auteurs ont conscience de la nécessité du développement d'une édition locale autonome. Les traductions investissent en effet des territoires culturels, linguistiques et scientifiques qui ne sont pas vierges. Leurs auteurs - autochtones, la plupart du temps - sont confrontés à la mise en contact de traditions mathématiques et éducatives qui diffèrent sur de nombreux aspects : le lexique, la syntaxe et le symbolisme mathématiques, la graphie, la place des figures, les méthodes d'enseignement et le niveau de connaissances du lectorat locaux. Si, dans les pays d'Islam et d'Amériques, le passage du français à la langue vernaculaire aboutit la plupart du temps à une traduction sinon littérale, du moins proche de l'original, le transfert du savoir d'une langue à une autre mène, dans certains contextes, à la constitution d'un style hybride, où se mêlent conservation des éléments originaux les plus saillants en termes de pédagogie ou de contenus, et adaptation aux usages domestiques.
En dépit de l'influence qu'ils exercent sur la réforme des enseignements dans nombre de structures nord-américaines (West Point, Harvard), les traductions parues aux États-Unis sont confrontées à un horizon d'attente du lectorat très anglo-dépendant. Entamée au début du xviie siècle sur les côtes de la Virginie, la colonisation anglaise de l'Amérique, qui prend fin en 1783 avec la Guerre d'indépendance contre la Couronne (1775-1783), ne met pas pour autant un terme à la domination de l'ancienne métropole en matière de production scientifique et d'enseignement. Dans les années 1810, le marché est exclusivement occupé par des manuels britanniques ou leurs rééditions effectuées dans les presses américaines. Bien souvent, des imprimeurs-libraires se saisissent d'un manuel anglais et le rééditent pour un public américain, reprennent à l'identique les contenus d'origine ou effectuent parfois quelques transformations. C'est le cas du Course of Mathematics, paru à Londres en 1798 et rédigé par Charles Hutton (1737-1823), professeur à l'Académie militaire de Woolwich, et que Robert Adrain (1775-1843), professeur à Columbia, adapte dans une version américaine en 1812 ; de l'ouvrage que le professeur d'Harvard, Samuel Webber (1759-1810), rédige en 1801 en compilant une série d'ouvrages anglais ; ou encore des Elements of Geometry de l'Écossais John Playfair (1748-1819), réédité à Philadelphie en 1806. Jusque dans les années 1820, l'édition britannique domine sans partage le marché du livre scolaire américain. Sur ce terrain éditorial déjà conquis, l'arrivée des manuels français ne peut se faire de façon autoritaire et remplacer les documents existants sans ajustements préalables. D'une part, ils présentent un niveau mathématique théorique très supérieur à celui des ouvrages locaux. Il faut donc commenter en paratexte les passages les plus délicats - Nathaniel Bowditch (1773-1838) et sa traduction du Traité de la mécanique céleste de Laplace -, couper dans le texte les preuves les plus délicates - Timothy Walker (1806-1856) réduit d'un cinquième les Élements de géométrie de Legendre dans Elements of Geometry with Practical Applications, for the Use of Schools (1829) -, ou ajouter des étapes dans des calculs difficiles et simplifier des preuves jugées absconses - Claude Crozet, dans son adaptation de Géométrie descriptive de Gaspard Monge publié à New York en 1821, recourt à l'exemple pour monter en généralité. D'autre part, la confrontation des deux styles pédagogiques - anglais et français - sur le territoire américain pousse la plupart des auteurs à en mixer les caractéristiques. Schématiquement, les ancrages nationaux des mathématiques produisent des manuels aux styles (contenus, méthodes, présentation) fort différents en France et en Grande-Bretagne. Outre-Manche, l'édition mathématique s'est distinguée à la fin du xviiie siècle. En géométrie, les traductions d'Euclide des Écossais Robert Simson (1687-1768) et John Playfair précédent un siècle dans lequel Euclide va rester presque sans rival pour l'enseignement de la géométrie, alors qu'en France, les manuels de géométrie offrent une version d'Euclide plus modernisée et ouverte sur l'algèbre et l'analyse (Legendre, Lacroix). L'influence euclidienne s'exerce aussi en algèbre avec des auteurs anglais, comme John Bonnycastle (1751-1821) et William Emerson (1701-1782). Enfin, en analyse, les Anglais restent longtemps fidèles aux fluxions d'Isaac Newton (1643-1727), tandis que les différentielles de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) bénéficient d'une réception et d'une diffusion favorables auprès des mathématiciens et professeurs français. L'Américain Charles Davies assoit une carrière d'auteur à succès sur la recette éditoriale suivante : adapter les célèbres manuels français (Lacroix, Legendre, Biot, etc.) mais en gommer les aspects les plus radicalement nouveaux pour les faire ressembler aux ouvrages domestiques d'origine britannique. Dans le sillage de Davies, on trouve, aux États-Unis, d'autres auteurs combinant les méthodes anglaises et françaises, à l'instar d'Elias Loomis (1811-1889), professeur à l'université de New York, Edward C. Ross (1800-1851), professeur assistant à West Point, ou encore Charles Hackley (1809-1861), professeur assistant à l'université de New York.
Si l'adaptation porte dans certains contextes sur les contenus et les méthodes pédagogiques, c'est aussi la langue qui peut bénéficier d'un important travail de transformation. Dans le cas égyptien, il s'agit de la principale mission du bureau des traductions mathématiques, dirigé par Muhammad Bayyûmî (1810-1852 environ), ancien élève de l'École polytechnique de Paris. Tandis que l'activité de traducteur spécialisé se professionnalise avec la fondation de l'École des langues, le bureau prend en charge la constitution d'une langue arabe scientifique adaptée aux développements scientifiques, avec l'élaboration de nouvelles notations et d'un lexique spécifique. Pour ce dernier, les traducteurs convoquent la langue vernaculaire qui dispose de termes idoines hérités de l'histoire mathématique en pays d'Islam, recourent si besoin au néologisme mais conservent rarement la terminologie française. Au Maroc, même si le phénomène de traduction semble plus modeste, notamment parce que les ouvrages produits restent manuscrits - l'imprimerie ne se développe dans le pays qu'à partir de la seconde moitié du xixe siècle -, des processus d'hybridation sont également à l'œuvre. Dans une traduction du Traité de trigonométrie et d'application de l'algèbre à la géométrie de Lacroix, l'auteur (inconnu) colorise et amende l'original, en intégrant la louange à Dieu, une introduction explicative des termes nouveaux ainsi que des figures insérées au fil du texte et non plus regroupées en planches à la fin de l'ouvrage.
Renforcé par une édition scolaire féconde, le rayonnement de l'enseignement mathématique français semble manifeste pendant une grande partie du siècle. Cependant, dans le sillage d'une historiographie qui remet en cause « le modèle diffusionniste » de transmission des savoirs à l'échelle internationale, la mise au jour de processus d'adaptation complexes de l'enseignement mathématique français infirme l'existence d'un rattrapage extra-européen exogène et homogène. Au reste, les circulations retours, marginales avant 1900 mais qui se développent au xxe siècle, témoignent d'une activité de production savante autonome et originale dans les territoires américains et nord-africains, capable à son tour d'intéresser professeurs et élèves en Europe.