Enseigner les mathématiques au XIXe siècle : Europe, Amériques et Afrique du nord
Un panorama des circulations savantes pour l'enseignement mathématique entre l'Europe (principalement...
Après l'accession de la Colombie à l'indépendance en 1819, la construction de la nouvelle république concentre plusieurs défis d'envergure. Les premiers gouvernements doivent en effet consolider l'autonomie politique mais aussi économique du pays et assurer sa cohésion comme son développement matériel. Dans ce contexte, les questions de la construction de voies de communication et de l'exploitation des ressources naturelles deviennent cruciales. Dès 1823, le Secrétaire de l'Intérieur José Manuel Restrepo déplore le mauvais état des voies terrestres et constate amèrement l'impossibilité « que les routes et les ponts puissent se faire sur le budget national, au moins pour quelques années1 ». Parallèlement, le Congrès approuve une mission scientifique étrangère et reconnaît que les richesses naturelles du pays « sont absolument nécessaires au progrès de son agriculture, des arts et du commerce, qui sont les sources productrices du bonheur des peuples2 ». Les accents utilitaristes qui accompagnent ce discours soulignent les liens que le pouvoir politique établit entre le développement matériel et la construction nationale. Mais son incapacité à prendre en charge les travaux d'infrastructure l'amène à se tourner vers des investisseurs privés et à concentrer son intervention sur l'éducation et la diffusion des « sciences utiles ». Toutefois, la formation d'ingénieurs, de techniciens et d'hommes de science se heurte à de multiples obstacles : le manque d'enseignants, de livres, d'instruments, l'agitation politique, la faiblesse du système éducatif comme de l'économie, et surtout, la faiblesse des finances publiques.
Il faut ainsi près de trois décennies avant que le pouvoir politique de la Colombie - qui entre 1830 et 1858 devient la Nouvelle-Grenade - mette en place une formation stable d'ingénieurs civils et militaires en fondant, en 1848, le Colegio Militar (l'École militaire). Dans cet article, nous souhaitons souligner les liens qui apparaissent entre la formation puis l'émergence professionnelle des ingénieurs colombiens au xixe siècle et les circulations transatlantiques. Le contexte postcolonial et sud-américain de la Colombie permet en effet d'aborder la question de la circulation des savoirs scientifiques et techniques avec un décentrement du regard qui invite à s'écarter des schémas classiques de l'historiographie.
Dans un premier temps, nous observerons comment le double projet d'exploiter les ressources naturelles et d'implanter une formation d'ingénieurs des mines repose sur des transferts de modèles européens, puis nous verrons de quelle manière la mise en place du Colegio Militar et son évolution font intervenir des processus de circulation des hommes et des savoirs complexes et variés. Enfin, nous analyserons comment la constitution d'un groupe professionnel des ingénieurs colombiens entraîne une remise en cause des apports extérieurs et l'émergence d'un programme national pour la pratique des sciences et du génie civil.
En 1819, le président Simon Bolivar confère les pleins pouvoirs à Francisco Antonio Zea (1766-1822) qu'il charge de contracter en Europe un emprunt national. Cette somme vise avant tout à rembourser les dépenses de la guerre d'indépendance mais Bolivar ajoute que la Colombie doit également « faire renaître l'agriculture et l'industrie minière et ouvrir une fois pour toutes les sources inépuisables de la fortune publique dans un pays si extraordinairement favorisé par la nature3». Il s'agit donc de poser les bases d'un plan du gouvernent destiné à renflouer les finances publiques et à renforcer l'économie du pays en relançant l'exploitation des ressources naturelles. La mission du diplomate Zea se double alors de l'objectif de recruter en Europe des savants devant participer à une expédition scientifique en Colombie. Le projet comporte trois volets : la constitution d'une carte de la république, la création d'une école des mines et celle d'un musée d'histoire naturelle à Bogota.
Zea est botaniste, ancien membre de l'Expédition en Nouvelle-Grenade, puis directeur du jardin botanique de Madrid. Il utilise ses relations dans les milieux scientifiques, notamment à Paris, pour recruter des savants. Le diplomate adresse ainsi, en mai 1822, une lettre au Muséum d'histoire naturelle et une autre à Georges Cuvier (1769-1832) alors président de l'Académie des sciences. Il y expose son projet « d'envoyer de France à Colombie, des hommes capables de fonder, parmi nous des Établissements consacrés à l'étude de l'histoire-naturelle ; des hommes qui après avoir mis mes compatriotes sur la voie des connaissances utiles puissent à leur retour en Europe, se vanter d'avoir laissé dans le nouveau Monde, de longs souvenirs d'estime et de reconnaissance pour la Nation Française4». Zea, qui n'oublie pas de faire miroiter les avantages que pourraient en tirer les scientifiques français, parvient grâce à ses appuis dans les cercles privés comme institutionnels à recruter tout d'abord l'ingénieur et mathématicien de Nouvelle-Espagne - futur Mexique - José Maria Lanz y Zaldívar (1764-1839). Celui-ci a été formé à l'école des gardes de la marine de Cadix et doit en Colombie dresser une carte du pays. Il est rejoint par le Péruvien Mariano Eduardo Rivero y Ustariz (1798-1857) formé à l'École des mines de Paris et au Muséum d'histoire naturelle qui a pour mission de fonder et diriger une école des mines à Bogota. Pour enseigner dans cette école comme dans le musée, sont recrutés également Jean-Baptiste Boussingault (1801-1887) récemment diplômé de l'École des mines de Saint-Étienne, le médecin Jacques Bourdon (1791-vers 1859), le physiologiste François-Désiré Roulin (1796-1874) et un naturaliste Justin Marie Goudot ( ?-vers 1849).
Les établissements que ces scientifiques sont chargés de fonder à Bogota s'inspirent de l'École des mines et du Muséum d'histoire naturelle de Paris. Zea reprend en effet pour son projet diverses dispositions de ces institutions qu'il étudie lors d'un séjour à Paris en 1802. Ainsi, le programme d'études de l'École des mines colombienne (Escuela de minas) établi en 1823 se compose, comme pour l'école parisienne, de deux années d'études et se concentre sur les mêmes matières (minéralogie et géologie, docimasie, exploitation des mines et minéralurgie) auxquelles sont ajoutées des mathématiques. Comme à l'école française, il est prévu d'attribuer aux élèves trois grades (1re classe, 2e classe et aspirant) puis, au terme des études, celui d'officier des mines. L'aquarelle que peint Roulin de leurs uniformes montre qu'ils se basent également sur ceux de l'École des mines. Par ailleurs, le Museo (Musée) doit rassembler des collections mais aussi apporter un enseignement public dans divers domaines des sciences. Ce programme et les objectifs assignés à l'institution rejoignent ceux du Muséum d'histoire naturelle de Paris où plusieurs membres de l'expédition de Zea ont étudié (Rivero, Goudot et Bourdon).
Mais, toutes ces dispositions peinent à se mettre en œuvre et ne prennent pas l'ampleur escomptée. La Escuela de minas ouvre ses portent comme prévu le 2 janvier 1824 mais ne parvient pas à fonctionner plus de deux années. Le Museo connaît à peine meilleure fortune. Ses cours sont interrompus à diverses reprises et se limitent à quelques matières. Toutefois, les enseignements se prolongent jusque dans les années 1830. En contrepoint d'un bilan qui peut sembler maigre, il faut considérer qu'avec le Museo, le gouvernement colombien établit une institution dédiée aux sciences regroupant plusieurs entités : un cabinet d'histoire naturelle, un laboratoire de chimie, un observatoire astronomique, un jardin botanique. Cette concentration d'établissements marque une étape. Elle pousse en effet par la suite les élites politiques à la prendre en compte et à rechercher des manières de lui redonner vie.
La création du Museo et de la Escuela de minas par une mission scientifique étrangère met en évidence des circulations entre l'Europe et l'Amérique Latine dans le domaine des sciences et des techniques. Celles-ci impliquent divers acteurs : des scientifiques français, mais aussi sud-américains (péruvien, mexicain), des intermédiaires tels que le savant-diplomate Zea, des savants de renom tels que Cuvier ou Alexander von Humboldt (1769-1859). Ces derniers fournissent aux voyageurs des instructions sur les observations, les mesures et les collectes à faire. Ainsi, Cuvier attend l'envoi de spécimens pour le Muséum d'histoire naturelle et Humboldt réclame des mesures dont il a besoin pour la publication de son Voyage aux régions équinoxiales du nouveau Continent. Le savant prussien tente même d'influencer la mission scientifique en adressant à Bolivar une lettre où il propose d'employer Boussingault à l'élaboration d'une description géologique du pays, au nivellement barométrique de l'Isthme de Panama, et à la rectification des cartes que lui-même avait contribué à établir. Ces savants restés à Paris cherchent donc à mettre leur rôle d'intermédiaire au profit d'une recherche scientifique personnelle ou du renforcement de leur position institutionnelle.
Un autre type d'échange impliqué par la mission de Zea est l'importation en Colombie d'un matériel scientifique resté rare dans le pays au début du xixe siècle : des livres de science, des instruments de géomètre, de taxidermie, un laboratoire de chimie, des collections de minéraux. Ce sont entre 25 000 et 30 000 livres sterling qui sont ainsi investies pour équiper la mission.
Enfin, on observe que les membres de l'expédition entreprennent, en dehors de leurs engagements avec le gouvernement colombien, divers travaux scientifiques personnels. Ceux-ci donnent lieu à des correspondances avec les savants européens suivies d'envois d'échantillons et parfois de communications dans le cadre d'institutions telles que l'Académie des sciences de Paris ou de publications dans des revues savantes. Par exemple, lorsque Rivero et Boussingault découvrent, en 1823, une météorite à Santa Rosa. Ils envoient immédiatement un échantillon à Humboldt par le biais d'un commerçant colombien. La découverte est annoncée le 20 octobre à l'Académie des sciences de Paris et donne lieu presque simultanément à la publication d'un mémoire à Bogota : Memoria sobre diferentes masas de hierro encontradas en la cordillera oriental de los Andes. Ce mémoire est ensuite traduit en français et publié en 1824 dans les Annales des mines et les Annales de chimie et de physique5, puis un résumé paraît en anglais dans le Quarterly Journal of Science6 et en allemand dans les Annalen der Physik de Leipzig7. La circulation de ce mémoire se poursuit avec sa publication en espagnol, en 1849, dans un ouvrage édité à Paris par le Colombien Joaquín Acosta (1800-1852). Ce dernier, qui a étudié les sciences en France, souhaite le retour de ce texte en Nouvelle-Grenade pour y faire connaître les découvertes de Boussingault et de Roulin lors de leur séjour dans les Andes. Acosta précise en introduction que « les Grenadins, les Vénézuéliens et les Équatoriens qui ont eu l'occasion de les lire sont bien peu nombreux alors qu'ils traitent de sujets du plus grand intérêt pour le développement des ressources de notre patrie commune et pour la diffusion des sciences 8.» De plus, le compilateur apporte sa contribution en introduisant pour l'intelligence du texte scientifique des notions de géologie et apporte, dans de nombreuses notes en bas de pages, des précisions et des corrections.
La mission scientifique de Zea met ainsi en évidence des circulations allant dans différentes directions. Le pouvoir colombien s'inspire de modèles européens et fait appel à des savants étrangers pour diffuser les connaissances scientifiques et développer l'exploitation des ressources naturelles. Mais le pays sud-américain offre en retour un terrain d'observation, de collecte et d'expérimentation qui alimente les recherches des institutions et des hommes de science européens.
En 1848, l'État néo-grenadin crée le Colegio Militar, une institution qui joue un rôle essentiel dans la formation des ingénieurs colombiens au xixe siècle. L'école est conçue à l'origine comme une académie militaire destinée à former les officiers des différentes armées. Elle répond en cela à une demande ancienne des Secrétaires de la Guerre qui, depuis 1833, plaident pour une implication de l'État dans l'instruction militaire. La formation d'ingénieurs civils n'est ajoutée aux objectifs du Colegio Militar que lors des débats sur le texte de loi assurant sa création. Ce processus montre une adaptation du projet à différentes attentes : le besoin de former des cadres de l'armée et des ingénieurs civils mais aussi la nécessité de concentrer les ressources par mesure d'économie.
Bien que cela ait pu être évoqué parfois par l'historiographie, l'école n'est donc pas conçue à partir d'un modèle tel que l'École polytechnique de Paris ou l'académie de West Point. Les dirigeants colombiens se renseignent très tôt après l'indépendance sur des établissements d'enseignement étrangers de différentes natures. Ils visitent notamment des écoles européennes et nord-américaines lorsqu'ils en ont l'opportunité comme par exemple Santander vers 1830. Par ailleurs, ils sollicitent de leurs diplomates des rapports sur des institutions scolaires, des achats de matériel pédagogique ou le recrutement d'enseignants étrangers. Mais cette recherche d'informations n'est pas l'apanage des pays situés à l'écart des grands centres de production scientifique. Elle est également pratiquée par des hommes politiques européens ou nord-américains. La multiplication des sources d'information relatives à l'éducation entre ainsi dans une démarche qui ne cherche pas forcément à importer un modèle particulier mais aspire plutôt, comme l'affirme Victor Cousin, à « emprunter partout ce qui est bien, et à le perfectionner en se l'appropriant9».
L'étude de la mise en place du Colegio Militar montre ainsi que l'approche est différente de celle adoptée pour la Escuela de Minas et ne vise pas à implanter à Bogota la structure ou le plan d'études d'une institution déjà existante. Si les élites colombiennes rapprochent parfois le Colegio Militar d'institutions prestigieuses, comme le fait par exemple le Secrétaire de la Guerre Tomas Herrera en 1851 en évoquant l'académie de West Point, l'argument a une valeur rhétorique et sert à renforcer la légitimité de l'école soutenue par l'État et non à désigner un modèle.
De fait, le Colegio Militar montre des différences par rapport à d'autres établissements du même type comme par exemple l'École polytechnique auquel il a pu être comparé. Tout d'abord, il se caractérise par la mise en place d'un enseignement mixte à la fois militaire et civil, et par une recherche d'utilité faisant écho à l'utilitarisme du philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832) qui prône le plus grand bonheur du plus grand nombre. Par ailleurs et contrairement à la prestigieuse école française, l'établissement adopte un cursus intégré qui comprend les enseignements préparatoires, généraux et appliqués. De plus, il met en place un système d'évaluation sans concours qui limite les processus de sélection afin d'amener le plus grand nombre d'élèves possible au terme du cursus.
Mais bien que le Colegio Militar ne suive pas de modèle particulier, il donne lieu à des circulations de savoirs et reçoit des influences extérieures qui s'avèrent multiples et hétérogènes. Lors de la mise en place de son programme d'études, celles-ci sont essentiellement liées à l'intervention des enseignants. En effet, à l'exception de la législation militaire, toutes les matières sont prises en charge par des professeurs étrangers ou des Colombiens formés à l'extérieur.
Le recrutement de ces derniers obéit à différents mécanismes. Tout d'abord certains sont directement recrutés à Bogota dans les milieux proches du pouvoir. C'est le cas de l'homme politique colombien Lino de Pombo (1797-1862), ancien officier du génie formé en Espagne qui participe à la fondation du Colegio Militar comme sénateur puis enseigne les mathématiques dans l'école. De la même manière, l'officier écossais Santiago Fraser (1800-1878) ayant pris part à la guerre d'indépendance est chargé de l'instruction militaire. Par ailleurs, deux enseignants sont recrutés en dehors du pays mais sur le continent sud-américain. Il s'agit du géographe militaire italien Augustino Codazzi (1793-1859) qui assure au Colegio Militar la géométrie pratique et la fonction d'inspecteur en charge de la discipline, ainsi que du jeune officier vénézuélien Miguel Bracho formé à la Academia de matemáticas de Caracas qui enseigne à la fois le dessin et la classe préparatoire. Tous deux sont personnellement recrutés à Caracas par le président de la Nouvelle-Grenade, Tomas Cipriano de Mosquera (1798-1878). Enfin, pour compléter l'enseignement scientifique, le gouvernement fait venir de France un professeur de mathématiques, Aimé Bergeron (1816- ?).
Le parcours de ce dernier nous apporte des éclairages sur le processus de recrutement d'enseignants en Europe comme sur les motivations personnelles qui ont pu pousser certains d'entre eux à s'embarquer pour le Nouveau Monde. Pour Bergeron l'impasse dans laquelle il se trouve sur le plan professionnel semble être un facteur déterminant. Ce docteur ès sciences de l'université de Montpellier tente durant plusieurs années de passer l'agrégation afin d'accéder à un poste dans le sud de la France mais il se heurte à l'appareil administratif et aux changements constants des textes officiels qui l'empêchent de parvenir à ses fins. Bergeron fait alors appel au député de sa circonscription Léonce Guilhaud de Lavergne (1809-1880) et le prie de faire avancer son dossier. Ce dernier, haut fonctionnaire en poste auprès du ministre des affaires des Amériques et des Indes semble à l'origine du contact qui s'établit entre Bergeron et le gouvernement néo-grenadin. En effet, le négociant français et consul à Paris de la Nouvelle-Grenade, Édouard Gardère rencontre alors l'enseignant et après avoir convenu des conditions, informe le représentant du gouvernement néo-grenadin Manuel María de Mosquera (le frère du président Mosquera). Ce dernier signe finalement le contrat d'embauche avec Bergeron et organise les modalités du départ. Ainsi, il s'avère que divers intermédiaires (ou go-between) sont impliqués dans ce processus de recrutement d'enseignants étrangers. Sans être eux-mêmes scientifiques, ils contribuent ainsi aux circulations des savoirs.
Lors de la création du Colegio Militar, ces enseignants étrangers ou formés à l'extérieur marquent de manière forte la mise en place de son curriculum. En effet, le cadre institutionnel comme le contrôle exercé par le pouvoir exécutif leur laissent une certaine marge de manœuvre pour définir le détail des notions abordées par le programme d'études. Ils mettent ainsi en place les cours qui par la suite servent de référence aux réformes ultérieures.
Il est donc possible de mieux saisir la manière dont les circulations influencent la formation dispensée par le Colegio Militar en analysant les cours magistraux conçus par ces professeurs. Différentes approches sont perceptibles. Certains enseignants s'inspirent des formations qu'ils ont eux-mêmes suivies, comme Lino de Pombo à l'académie espagnole, mais ils peuvent aussi utiliser des notes de cours ou des versions lithographiées, comme par exemple celles du cours de calcul différentiel de Charles Sturm à l'École Polytechnique que Bergeron reprend mot pour mot. D'autres préfèrent se fonder sur des traités publiés. Parmi ceux-ci, les textes français dominent en raison de la renommée de certains auteurs - Pombo parle de « l'école française, qui est celle de grands maîtres pour les sciences10» - mais aussi de la vigueur de l'édition française de traités et de manuels d'enseignement. Toutefois, figurent aussi des textes espagnols (Zorraquín, Vallejo) et, par la suite, nord-américains (Davies, Smith). Là encore des variations apparaissent sur l'utilisation des sources. Certains enseignants suivent en effet ces textes de manière fidèle comme le fait Bergeron pour le calcul différentiel ou ils les adaptent en sélectionnant des passages (pour le cours de mécanique, Bergeron reprend certains chapitres du traité d'Arthur Morin). D'autres, comme Pombo pour son cours de géométrie analytique, préfèrent utiliser différentes sources et concevoir leurs propres leçons. Enfin, pour compenser le manque de textes scientifiques en Nouvelle-Grenade les enseignants du Colegio Militar tentent de publier leurs propres cours et contribuent ainsi à l'amélioration de l'offre locale de diffusion des savoirs scientifiques.
En 1854, suite à un coup d'État, le Colegio Militar doit fermer ses portes et ne peut les rouvrir qu'en 1866. Mais l'école ne parvient à remettre en œuvre son programme d'études qu'en 1868 lorsqu'elle intègre la Universidad Nacional. Cette grande université traduit une politique de centralisation de l'enseignement supérieur par le gouvernement radical visant à favoriser son développement mais aussi à renforcer l'union nationale affaiblie par le système fédéral et des tensions régionales. La nouvelle institution reprenant l'esprit du Museo de Bogota concentre diverses ressources : six écoles universitaires (littérature et philosophie, droit, médecine, sciences naturelles, ingénierie, arts et métiers), le musée, l'observatoire astronomique, le jardin botanique, le laboratoire de chimie et deux hôpitaux. Dans un premier temps, le Colegio Militar devenu la Escuela de Ingenieria (l'École d'ingénieurs) consolide son programme d'études. Les enseignants, qui sont en grande majorité d'anciens élèves, se basent alors sur les cours qu'ils ont eux-mêmes suivis dans les années 1850. Mais certains d'entre eux tentent progressivement d'introduire des résultats nouveaux qu'ils tirent de leur pratique du génie civil.
Celle-ci est pour la plupart d'entre eux liée à d'autres circulations. En effet, au début des années 1870, le gouvernement colombien envisage un plan de développement tout en reconnaissant son incapacité à entreprendre de grands travaux. Il se tourne par conséquent vers des investisseurs étrangers tels que la Public Works Construction Company Limited, une compagnie londonienne chargée d'établir une ligne de chemin de fer entre Bogota et le Magdalena. L'accord passé avec le pouvoir exécutif impose que de jeunes Colombiens formés au Colegio Militar soient engagés comme assistants des ingénieurs anglais sur le terrain. Parmi eux figure Manuel H. Peña (1836-1900) qui réinvestit son expérience dans le cours de géométrie pratique qu'il donne à l'école d'ingénieurs. Peña affirme en effet s'inspirer des leçons de Pombo et de traités européens mais il considère que ces derniers ne sont pas adaptés à la pratique de l'arpentage en Colombie. En se basant sur sa pratique personnelle, il introduit alors des procédés notamment sur l'estimation des erreurs qui selon lui correspondent mieux au contexte géographique et culturel local.
À la suite de la guerre civile de 1876, l'école d'ingénieurs se sépare de l'université. Le gouvernement, poussé par l'idéologie de la « Regeneración » de Rafael Nuñez (1825-1894), prône un retour à un exécutif fort et au renforcement de la défense nationale. Le Colegio Militar redevient indépendant de l'université et recouvre un rôle central dans la formation des officiers. Cette orientation s'accompagne de circulations orientées cette fois vers l'instruction militaire. Elles sont favorisées par la venue de deux instructeurs nord-américains issus de l'académie de West Point : Thomas Brainard Nichols (1848-1902) et Henry Rowan Lemly (1851-1925). Sous leur conduite, les cadets pratiquent quotidiennement les exercices militaires selon le modèle nord-américain et participent à divers défilés et célébrations publiques. Mais l'influence des officiers étrangers ne se limite pas à l'instruction militaire, elle touche également d'autres aspects du curriculum relatifs à la transmission de valeurs et de comportements. En effet, l'école adopte en 1881 un règlement intérieur basé sur celui de l'académie de West Point ainsi que l'uniforme gris de cette institution. Leur influence s'étend même au-delà du Colegio Militar puisqu'en 1882 une traduction par Lemly du système de tactiques d'infanterie d'Emory Upton (1839-1881) et des démonstrations faites par les cadets de l'école conduisent à l'adoption de ce code militaire par l'ensemble de l'armée colombienne. Lemly qui occupe également à deux reprises le poste de directeur du Colegio Militar sert aussi d'intermédiaire entre le Secrétaire de la Guerre et une compagnie nord-américaine pour l'achat d'armes aux États-Unis.
Dans les années 1880, les ingénieurs colombiens ressentent le besoin de se rassembler non seulement pour accroître le nombre de leurs opportunités professionnelles mais aussi pour obtenir auprès du gouvernement comme de la société dans son ensemble une forme de reconnaissance. En effet, l'engagement pris par le pourvoir exécutif lors de la fondation du Colegio Militar en 1847 d'employer les élèves diplômés n'a guère été tenu. Les élèves issus de l'école se sont continuellement heurtés à la préférence accordée par le gouvernement aux ingénieurs étrangers. L'ingénieur Abelardo Ramos (1852-1906) estime ainsi, en 1887, que « les chemins de fer entrepris et stimulés par l'argent de la République ont été du domaine exclusif des ressortissants et citoyens étrangers11». Ramos justifie ce manque de confiance envers les compétences professionnelles des ingénieurs nationaux par « l'esprit de routine et de secte » qui, selon lui, domine dans le pays aux côtés de la croyance que « tout ce qui est industriel et scientifique doit venir de l'étranger, comme viennent les allumettes et les savons parfumés12».
En 1887, Ramos et une poignée de confrères pour la plupart issus du Colegio Militar partagent ainsi la nécessité de se regrouper et de s'organiser. Ils fondent ainsi, le 29 mai 1887, la Sociedad Colombiana de Ingenieros (la Société colombienne des ingénieurs) qui, afin d'élargir le cercle de ses adhérents, met en avant plusieurs objectifs : la défense des intérêts des ingénieurs nationaux mais aussi la promotion des mathématiques pures et appliquées et l'étude des améliorations matérielles. Deux axes principaux sont ainsi dégagés par la société qui se situe à mi-chemin entre la corporation et la société savante : jouer un rôle institutionnel de « Tribunal consultatif » des travaux d'ingénierie et œuvrer à la diffusion de connaissances scientifiques.
Pour renforcer son action, la société publie également une revue : les Anales de Ingeniería. Son ambition est de favoriser la reconnaissance professionnelle, de diffuser les savoirs et les pratiques scientifiques associés au génie civil, et enfin, d'inciter les investisseurs étrangers à venir en Colombie. Ce journal publié à 500 exemplaires est distribué dans le pays à la centaine de membres de la société et quelques souscripteurs particuliers, mais surtout, il parvient à franchir les frontières grâce à la mise en place d'un système d'échanges (canjes) avec d'autres publications. Ainsi, en 1895, des relations sont établies avec 50 journaux nationaux et plus de 80 rédactions étrangères. Parmi les pays qui prennent part à ces échanges figurent l'Espagne, la France, les États-Unis, mais surtout treize pays d'Amérique Latine (soit 69 % des envois à l'étranger). Leur nombre attire l'attention sur les échanges à l'échelle du continent que l'on a pu parfois sous-estimer.
Le journal de la société permet aux ingénieurs colombiens de partager leurs expériences et d'échanger des informations. Les difficultés qu'ils rapportent sur l'exercice de leur métier s'avèrent multiples. Tout d'abord, le manque d'attrait des études scientifiques rend la profession moins visible aux yeux de la société. La pratique du métier pose également le problème des investissements nécessaires pour se procurer les instruments et entreprendre des travaux. L'ingénieur colombien doit en outre s'adapter aux difficiles conditions géographiques (relief accidenté, climat tropical, maladies) et savoir gérer les relations avec les commanditaires comme les exécutants qu'il faut diriger et superviser. Mais le principal obstacle ressenti par les ingénieurs colombiens reste la concurrence exercée par leurs homologues étrangers.
Cette question pousse progressivement les membres de la Sociedad Colombiana de Ingenieros à considérer les circulations et les influences extérieures avec davantage de défiance et de critiques. Pour Ramos, nommé directeur de la société, il est nécessaire que les ingénieurs colombiens conçoivent une pratique professionnelle qui leur soit propre et s'accorde avec le contexte national. Son message s'appuie sur le sentiment patriotique comme sur la frustration de ses confrères face à la concurrence étrangère pour les inciter à changer de pratiques :
« Les ingénieurs colombiens, nous devons nous dédier à appliquer et [...] à adapter l'Ingénierie aux nécessités propres de notre pays, en faisant en sorte que chaque cas particulier soit étudié et soit résolu dans le pays lui-même sans avoir recours, en toute occasion, à des ressources, des inventions ou des systèmes étrangers, sous peine de maintenir toujours stationnaire notre digne profession13.»
Il s'agit donc d'opposer une forme de résistance aux influences extérieures mais surtout de dépasser les adaptations ponctuelles et les innovations empiriques pour poser les bases d'une pratique raisonnée du génie civil en accord avec les besoins du pays et ses richesses naturelles. Ramos annonce la nécessité d'établir un programme scientifique national qu'il inscrit dans une évolution naturelle des États : « La première tendance de tout pays qui s'intellectualise est de former sa propre école ; celle consistant à appliquer la science générale à laquelle contribuent toutes les nations à l'étude des phénomènes régionaux, à la connaissance des conditions propres caractéristiques du pays, c'est-à-dire, à la constitution d'une science nationale14». Pour Ramos, la conception même de la science par ses concitoyens doit évoluer : « Aujourd'hui notre science est constituée de copies ou de compilations, nous apprenons et répétons ce que d'autres ont pensé ou fait, de plus, nous ne recherchons plus par nous-même ; c'est à ce manque d'originalité dans les aspirations et dans les méthodes que doit indubitablement être attribué le malaise dont nous souffrons15». Ce malaise n'est donc pas seulement imputable au manque de reconnaissance par l'État et par la société, il renvoie également à une forme d'exercice du métier et à une attitude face à l'influence extérieure. La réaction à cette dernière souhaitée par les dirigeants de la société des ingénieurs doit entraîner par conséquent une modification des mentalités comme de la pratique des sciences et des techniques.
Mais le changement d'attitude prôné par la Sociedad Colombiana de Ingenieros vis-à-vis de l'influence extérieure ne signifie pas pour autant son rejet total. Nous assistons plutôt à un déplacement des centres d'intérêt des ingénieurs colombiens vis-à-vis de l'étranger. En effet, nombre d'entre eux s'avèrent plus sensibles à la dimension pratique de leur formation. Face à la difficulté de développer celle-ci en Colombie, ils se tournent vers la possibilité d'entreprendre des voyages d'études pratiques à l'extérieur. Ainsi, certains d'entre eux tels que Peña ou González Vásquez (1839-1910) choisissent d'aller étudier en Europe alors que d'autres, comme Ramos, se tournent vers les États-Unis qui à leurs yeux incarnent mieux l'idéal pratique. Dans un rapport qu'il présente en 1885 sur le chemin de fer de Santander, l'ingénieur explique que :
« La Universidad Nacional et le Colegio Militar ont remis le diplôme d'Ingénieur à beaucoup de jeunes gens intelligents, actifs et patriotes, qui réunissent des conditions utiles pour l'exercice de leur profession. Les études théoriques, qui se font dans ces établissements avec des textes français, allemands et nord-américains, préparent assez bien l'élève pour s'initier à la profession, surtout si ces connaissances sont complétées par un voyage d'observations aux États-Unis, pays qui a construit et possède la moitié des chemins de fer du monde, et qui est essentiellement pratique16.»
Cette question de la formation pratique des ingénieurs donne lieu en 1887 à un débat dont les Anales de Ingeniería se font l'écho. En effet, en 1884 le Colegio Militar est divisé par le pouvoir exécutif en deux écoles, l'une militaire, l'autre dédiée aux sciences et au génie civil. Cette dernière est réintégrée à la Universidad Nacional sous le nom de Facultad de Ciencias matemáticas. La définition de son programme d'études entraine alors une querelle entre deux anciens élèves du Colegio Militar : Miguel Triana (1859-1931) et Manuel Antonio Rueda (1858-1907). Le premier se fait le porte-parole de ceux qui veulent renforcer l'enseignement pratique et limiter les études théoriques. À l'opposé, Rueda qui enseigne les mathématiques à l'université défend leur étude avant celle de l'ingénierie. Pour lui, « la science commande et l'art obéit17». Finalement, en 1888, le gouvernement tranche en faveur de Rueda en adoptant un programme d'études où les enseignements pratiques répartis sur trois années apparaissent comme un complément à deux années préalables de mathématiques. Toutefois, ce programme marque des avancées de la position de Triana en limitant le programme de mathématiques et en renforçant celui des enseignements appliqués.
Les difficultés que soulève la mise en place d'une formation des ingénieurs colombiens après l'accession du pays à l'indépendance conduisent les gouvernements successifs à adopter des approches différentes qui permettent d'interroger les circulations transatlantiques dans leur complexité. Les acteurs qu'elles impliquent sur les différents continents (Amérique du Sud, Europe, Amérique du Nord) obéissent à des motivations diverses et montrent des profils variés : hommes de sciences, enseignants, diplomates, négociants, ingénieurs. Les sources, les contenus des échanges auxquels ils participent et leurs adaptations de part et d'autre de l'Atlantique sont tout aussi hétérogènes : savoirs scientifiques et techniques, pratiques de terrain, instruments, livres, journaux savants, ressources naturelles, investissements financiers.
L'étude de ces circulations en lien avec la formation et la reconnaissance professionnelle des ingénieurs colombiens met alors en évidence une historicité partagée. Les tentatives pour importer des modèles étrangers cèdent ainsi rapidement la place à l'adaptation de sources diverses aux contextes politique, économique et social. Puis, la mise en place d'une formation d'ingénieurs nationaux et l'émergence d'un groupe professionnel conduisent à la diffusion d'éléments scientifiques et techniques originaux issus d'une pratique locale de l'ingénierie. Les critiques des influences extérieures qui l'accompagnent permettent alors la mise en valeur des spécificités locales et la recherche d'un programme scientifique national qui oriente les échanges vers un développement de la pratique.
José Manuel Restrepo, Memoria que el secretario de estado y del despacho del interior presento al Congreso de Colombia, sobre los negocios de su departamento, (Bogota: Imprenta Espinosa, 1823), 22.
Décret du 28 juillet 1823, « Que aprueba las contratas celebradas entre el Ministerio Plenipotenciario Francisco Antonio Zea y los señores Rivero, Boussingault, Roullin, Bourdon y Goudet; y establece en Bogota un museo y una escuela de minería », Codificación Nacional, tome I, (Bogota, Imprenta Nacional, 1924) 235‑238.
Nombramiento al señor Vicepresidente de la República, Francisco Antonio Zea como Ministro Plenipotenciario para Europa a fín de que contrate un empréstito, (Bogotá: 1823, Biblioteca Luis Angel Arango, libros raros y manuscritos, MSS322).
Bibliothèque de l'Institut de France, Papiers et correspondance du baron Georges Cuvier, ms. 3244, pièce 74.
Jean-Baptiste Boussingault, « Mémoire sur différentes Masses de fer qui ont été trouvées sur la Cordillière orientale des Andes », Annales des mines, t. IX, (Paris: 1824) 411-413 et Annales de chimie et de physique, t. XXV, (Paris: 1824), 438-443.
« On the different masses of Iron which have been found on the Eastern Cordbiliera of the Andes. By MM. de Rivero and Boussingault», The Quarterly Journal of Science, Literature, and The Arts 17, no XXXIII, Londres, (1824): 394-395.
« Ueber meteorische Gediegeneisenmassen » dans E. F. F. Chladni, «Neue Beiträge zur Kenntnifs der Feuermeteore und der herabgefallenen Massen Acht und Siebzigster Band, 1824», «Annalen der Physik und Chemie, Zweiter Band, 1824», Annalen der Physik, J. C. Poggendorff (ed.), (1824) 151-158, 159-161, 162-168.
Joaquín Acosta, Viajes científicos a los Andes ecuatoriales, (Paris: Lasserre, 1849), 61-65.
Victor Cousin, Rapport sur l'état de l'instruction publique dans quelques pays d'Allemagne, et particulièrement en Prusse, (Paris: Imprimerie Royale, 1832), 396.
Lino de Pombo, Lecciones de Jeometría Analítica, Bogota, Imprenta de "El Día", 1850, première page de l'introduction.
Anales de Ingeniería 1 (1887): 7.
Anales de Ingeniería 3 (1889): 343.
Anales de Ingeniería 1 (1887): 3.
Anales de Ingeniería 7 (1894): 227.
Anales de Ingeniería 7 (1894): 258.
Anales de Ingeniería 21 (1913): 196.
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