L’Alliance française sur le continent américain
Tournée vers le continent américain dès son origine, l’Alliance française développa ses propres...
En quête de sécurité physique, de droits civiques et de meilleures perspectives économiques, des millions de Juifs ashkénazes, pour la plupart yiddishophones, entreprirent aux xixe et xxe siècles de quitter l'Europe centrale et orientale pour d'autres pays européens (l'Allemagne, la France ou le Royaume-Uni) et, au-delà du Vieux Continent, pour la Palestine (puis Israël), l'Australie, l'Afrique du Sud, la Caraïbe et bien sûr les Amériques, du Canada à l'Argentine en passant par les États-Unis, le Mexique ou le Brésil1. Ce faisant, ils donnèrent une extension géographique maximale à leur langue. Vecteur d'identité, de culture et de mémoire intimement lié aux migrations juives dès son apparition à l'époque médiévale dans la vallée rhénane, le yiddish ne commença à vraiment traverser les océans qu'à partir de la fin du xixe siècle. C'est à ce moment que le monde atlantique, entendu tant comme l'espace géographique qui se déploie autour de l'océan du même nom que comme le système d'échanges, d'interconnexions et de brassages propre à cet espace, acquit un rôle premier dans l'histoire des populations yiddishophones en quête d'une vie meilleure et dans l'évolution de la langue qui les accompagna tout au long de leurs pérégrinations.
Les modalités d'installation des immigrés juifs dans les sociétés d'arrivée ont été bien étudiées d'un pays à l'autre, mais la perspective nationale et intégrationniste ne doit pas conduire à deux oublis. Avec les nombreux chercheurs qui se sont intéressés à leur histoire, il faut d'une part rappeler que beaucoup d'entre eux conjuguèrent un ardent désir de trouver une place dans leur nouveau pays avec le maintien d'un attachement à la langue et à la culture yiddish d'autant plus fort que celles-ci étaient en train d'acquérir leurs lettres de noblesse littéraires, linguistiques et politiques au moment même où l'immense majorité des migrants juifs quitta l'Europe centrale et orientale, entre la fin du xixe et les premières décennies du xxe siècle. D'autre part, et en lien direct avec ce constat, le souci d'enracinement dans le nouveau pays n'empêcha pas, au moins pour la première génération d'immigrés, la mise en œuvre de denses échanges structurés autour des deux grands pôles de la diaspora yiddishophone situés de part et d'autre de l'Atlantique — les États-Unis et le foyer centre- et est-européen —, échanges auxquels participèrent aussi des centres secondaires établis dans l'espace atlantique ou dans d'autres parties du monde.
C'est au gré de ces relations que la langue et la culture yiddish connurent à partir de la fin du xixe siècle et jusqu'à la Seconde Guerre mondiale un moment intensément transatlantique, qui découle du transfert d'une partie du monde ashkénaze d'un côté à l'autre de l'océan et qui suscite plusieurs interrogations. Quels furent les acteurs et les vecteurs ayant rendu possibles ces connexions entre le cœur est-européen du monde yiddish et ses extensions migratoires ? Quelle place l'espace atlantique a-t-il occupée au sein de ces relations et de ces circulations culturelles dans la lingua franca des Juifs d'Europe centrale et orientale hors de son foyer, entre l'Europe, les Amériques et d'autres régions du monde ? Quelles évolutions ces connexions ont-elles connues entre la fin du xixe et le début du xxie siècle ?
C'est au xviiie siècle qu'un certain nombre de Juifs d'Allemagne et de Pologne arrivèrent en Amérique du Nord, où avant eux s'étaient établis, dès le xviie siècle, des Juifs issus de familles originaires de la Péninsule ibérique et passées par les Pays-Bas ou l'Angleterre avant de gagner leurs colonies dans le Nouveau Monde. Il faut néanmoins attendre le xixe siècle pour que l'élément ashkénaze l'emporte sur son pendant séfarade dans la composition de la judaïcité nord-américaine, avec l'arrivée aux États-Unis, entre 1820 et 1880, d'environ 250 000 Juifs en provenance, pour un grand nombre d'entre eux, des États allemands et des terres sous contrôle autrichien. Si certains étaient germanophones et d'un niveau social relativement élevé, la plupart étaient de condition modeste, venant des judaïcités traditionnelles et yiddishophones établies de longue date dans l'espace germanique. Par ailleurs, environ 30 000 Juifs russes traversèrent aussi l'Atlantique dès cette période.
Ces derniers ne constituaient cependant qu'une petite avant-garde de la migration juive en provenance de l'Empire russe qui prit une tout autre ampleur à partir des années 1880, dans un contexte alors marqué par les pogroms perpétrés et les lois antijuives édictées après l'assassinat du tsar Alexandre II (1er mars 1881). Entre le début des années 1880 et 1914 s'installèrent en effet aux États-Unis environ 1,6 million de Juifs venant de Russie, auxquels se joignirent 380 000 coreligionnaires de l'Empire austro-hongrois et 80 000 de Roumanie. Dans le même temps, des Juifs d'origine centre- et est-européenne se rendirent dans d'autres pays : entre 1899 et 1914, environ 120 000 d'entre eux s'établirent en Grande-Bretagne, 90 000 au Canada, autant en Argentine, 30 000 en France, 25 000 en Afrique du Sud et 10 000 au Brésil, destinations atlantiques auxquelles il faut ajouter la Palestine que gagnèrent environ 70 000 personnes avant la Première Guerre mondiale.
Pour ces migrants la plupart sans le sou, l'expérience transatlantique fut d'abord celle d'un périple aussi redouté qu'attendu, qui s'ancra profondément dans les imaginaires de part et d'autre de l'océan, tant en raison de l'espoir que suscitait une traversée parfois comparée au passage de la mer Rouge par les Hébreux fuyant l'Égypte pour la Terre promise que de la dureté des conditions de voyage en troisième classe. Au nombre des représentations négatives, le naufrage du Titanic (1912) — qui compta parmi ses victimes des voyageurs juifs, au premier rang desquels les célèbres époux Straus — trouva d'ailleurs toute sa place dans le folklore yiddish. Mais la peur que pouvait susciter la traversée n'eut pas raison de la détermination à quitter une Europe centrale et orientale devenue synonyme de violence, de discriminations et de misère. C'est pourquoi, si le taux de retour ne fut pas insignifiant dans les années 1880 et 1890, il finit par nettement diminuer, notamment à la suite du pogrom de Kichinev en 1903. Selon le démographe Jakob Lestschinsky, seuls 5,2 % (en moyenne) des Juifs ayant élu demeure aux États-Unis entre 1908 et 1925 finirent par rentrer définitivement dans leur pays d'origine, un taux bien inférieur à celui observé pour d'autres groupes (55,8 % pour les Italiens et 15,3 % pour les Allemands au cours de la même période).
Le flux vers les États-Unis de migrants juifs se tarit pendant la Première Guerre mondiale et ne reprit que brièvement à l'issue du conflit, avant que ne soit instauré entre 1921 et 1924 un drastique système de restrictions (resté en vigueur jusqu'en 1965) à l'encontre, entre autres, des immigrants en provenance d'Europe orientale et méridionale. La quasi-fermeture des frontières états-uniennes redirigea alors vers d'autres pays les Juifs d'Europe centre-orientale toujours nombreux à vouloir émigrer pour différentes raisons : la révolution bolchévique et les pogroms pendant la guerre civile qui s'ensuivit, mais aussi le maintien d'une hostilité antijuive et la mise en place de législations antisémites dans certains des États nés du démantèlement des Empires centraux. Les destinations privilégiées furent alors la Palestine et, pour ce qui concerne l'espace atlantique à proprement parler, le Canada, l'Afrique du Sud, les pays d'Europe occidentale et d'Amérique latine, même si plusieurs de ces États finirent eux aussi par adopter, dans la deuxième moitié des années 1920 et au cours des années 1930, des mesures restreignant l'installation d'immigrés juifs sur leur sol (en 1937 au Brésil par exemple). Avant cela, environ 40 % du nombre total des migrants juifs partis d'Europe centrale et orientale dans la deuxième moitié des années 1920 se rendirent dans un pays latino-américain, tandis que, de l'autre côté de l'Atlantique, 80 000 migrants juifs s'installèrent en France pendant l'entre-deux-guerres. Malgré la restriction du droit d'entrée sur le territoire des États-Unis, ce pays n'en demeura pas moins un pôle majeur du monde yiddish jusqu'à la Seconde Guerre mondiale : à la fin des années 1920, la population juive américaine comptait 500 000 personnes de plus que celle de l'autre centre majeur du monde yiddish, la Pologne.
Dans les quartiers qu'ils habitaient (le Lower East Side à New York, Praça Onze à Rio de Janeiro, Goes à Montevideo, Villa Crespo à Buenos Aires, Whitechapel à Londres ou le Marais à Paris), les migrants juifs développèrent une intense vie collective dans leur langue, qui s'enrichit de mots venus de l'anglais (biznis pour business ou fektri pour factory) ou de l'espagnol (bayle pour baile ou bolitshe pour boliche), ces emprunts permettant d'intégrer dans les échanges quotidiens les réalités de la société d'accueil. Dans ces quartiers, le yiddish se lisait sur les devantures des échoppes et ses sonorités s'entendaient, avec les inflexions propres aux différents dialectes (lituanien, polonais ou ukrainien) du yiddish dit oriental, dans la rue, les ateliers, les commerces, les restaurants, les immeubles, ainsi que les nombreuses institutions créées pour répondre aux besoins d'une population immigrée qui reconstituait à travers sa vie associative un microcosme en constante adaptation aux attentes du nouvel environnement. D'une ville et d'un pays à l'autre furent fondées les mêmes organisations dont la (ou l'une des) langue(s) de fonctionnement était le yiddish : synagogues et oratoires, structures d'entraide sociale et économique, groupes politiques, syndicats, mouvements de jeunesse, associations sportives, clubs littéraires, théâtres, cinémas, maisons d'édition (par exemple la Hebrew Publishing Company fondée en 1900 par Joseph Werbelowsky) ou encore entreprises de presse.
Ces dernières jouèrent un rôle particulièrement important dans la vie des immigrés juifs. La presse yiddish moderne se développa véritablement à partir des années 1880 en Russie et dans l'Empire austro-hongrois avant de connaître son âge d'or dans les années 1930 en Pologne. Les immigrants juifs emportèrent avec eux ce vecteur de communication devenu d'autant plus indispensable à l'échange d'informations et d'idées que s'agrandissait le périmètre du monde yiddish. Parmi les titres les plus influents de la presse yiddish paraissant dans les pays d'immigration avant la Seconde Guerre mondiale, citons : Di tsayt (Le Temps) au Royaume-Uni ; Parizer haynt (Paris aujourd'hui) en France ; Dos naye vort (La Nouvelle Parole) en Afrique du Sud ; Di prese (La Presse) en Argentine ; Di yidishe tsaytung (Le Journal juif) au Brésil ; Der keneder adler (L'Aigle canadien) au Canada ; Havaner lebn (La Vie havanaise) à Cuba ; et bien sûr Forverts (En avant) aux États-Unis. Fondé en 1897 à New York, ce quotidien atteignit le tirage le plus important au monde pour un journal en langue yiddish (250 000 exemplaires par jour à la fin des années 1920). Dans certains pays, les conditions ne furent cependant pas toujours favorables : au Brésil par exemple, l'Estado Novo de Getúlio Vargas prohiba en 1941 l'emploi de langues étrangères dans les domaines de l'éducation et de l'édition, ce qui conduisit à la fermeture de journaux yiddish.
À travers la presse mais aussi la radio (à partir des années 1920), et par le biais de nombreuses activités littéraires, artistiques, politiques, sociales ou éducatives conduites en yiddish, les immigrés participaient à la promotion de cette langue menée dans les communautés juives d'Europe centrale et orientale à la fin du xixe et au début du xxe siècle. C'est en effet à cette époque que plusieurs courants, nés sur le Vieux Continent puis essaimant dans les pays d'immigration, firent du yiddish un élément clé du « nationalisme diasporique juif », une idéologie qui se développa sous différentes formes parallèlement à et non sans lien (en termes d'opposition mais aussi parfois de complémentarité) avec le sionisme. L'un de ces courants, l'autonomisme conceptualisé par Simon Dubnow, réclamait des droits (notamment linguistiques) pour les Juifs en tant que minorité nationale. De leur côté, les partisans du Bund (parti socialiste révolutionnaire juif fondé en 1897 dans l'Empire russe) en vinrent, sans renier leur internationalisme, à accepter la dimension ethno-nationale du fait juif et à faire l'apologie du yiddish en tant que langue du prolétariat juif. Les territorialistes (fraylandistn en yiddish) cherchaient, quant à eux, un territoire sous-peuplé (ce qui excluait la Palestine) sur lequel les Juifs d'Europe centre-orientale pourraient établir des colonies agricoles et industrielles à même de garantir leur pérennité socioéconomique et le développement de leur culture et de leur langue. Quant aux promoteurs du yiddishisme, ce mouvement culturel et linguistique qui avait montré toute son ambition lors de la première conférence internationale organisée en soutien à la langue yiddish à Czernowitz en 1908, ils faisaient la promotion inconditionnelle de celle-ci et la considéraient comme la seule base véritablement authentique de l'identité juive moderne.
De ce foisonnement de théories, d'idéologies et de mouvements accordant une place centrale au yiddish témoigne la création dans la Pologne indépendante (1918-1939) de deux institutions emblématiques. D'une part, la Tsentrale yidishe shul-organizatsye (TSYSHO, Organisation centrale des écoles juives), instituée à Varsovie en 1921, se donnait pour mission la coordination d'un réseau d'écoles juives de langue yiddish et d'orientation socialiste. D'autre part, le Yidisher visnshaftlekher institut (YIVO, Institut scientifique juif) était un centre de recherche pluridisciplinaire créé à Berlin en 1925 puis établi à Vilna, dont les travaux (notamment ceux du célèbre linguiste Max Weinreich) portaient sur le yiddish et ses locuteurs. Or, ces deux institutions bénéficièrent du soutien moral et financier des communautés yiddishophones de nombreux pays qui entendaient les aider à développer la culture dont elles s'estimaient partie prenante. De ce point de vue, l'importance que bien des immigrés continuèrent à accorder au yiddish aux quatre coins du monde manifestait non seulement leur souci de garder un lien avec leur passé, mais révélait aussi leur volonté de participer, dans le présent et pour le futur, à la construction d'une nouvelle culture yiddish, dont l'épicentre demeurait l'Europe centre-orientale mais qui avait vocation à s'élaborer partout où vivaient des Juifs originaires de cette partie du Vieux Continent. C'est entre autres ce qui explique la mise en place et le maintien pendant plusieurs décennies, de la fin du xixe siècle à la Seconde Guerre mondiale, d'intenses relations multidirectionnelles transnationales en (et au service du) yiddish, notamment dans l'espace atlantique.
Les liens entre le « Vieux Pays » (di alte heym en yiddish) et les communautés yiddishophones immigrées à travers le monde, tout comme les relations qui se développèrent directement entre ces dernières, reposaient d'abord sur la mobilité des hommes et des femmes. On a déjà souligné les proportions inédites des migrations juives en provenance d'Europe centrale et orientale entre la fin du xixe siècle et la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il est aussi intéressant de signaler qu'un certain nombre d'immigrants connurent un parcours en plusieurs étapes qui les conduisit d'un point à l'autre sur la carte des migrations juives. Certains passèrent quelques mois ou années en Europe occidentale avant de traverser l'Atlantique, quand d'autres débarquèrent dans un pays du continent américain avant de s'établir ailleurs. En outre, il ne faut pas envisager ces déplacements entre l'Europe centre-orientale et les pays d'immigration comme des trajets reliant la première aux seconds de façon unidirectionnelle. Si comme on l'a dit plus haut, rares furent les retours définitifs en Europe, des immigrés purent rentrer dans leur pays d'origine le temps d'une visite familiale ou d'un voyage professionnel. Et de nombreuses figures du monde yiddish (par exemple les écrivains états-uniens Moyshe Nadir et Joseph Opatoshu) traversèrent l'Atlantique pour se rendre en URSS afin de découvrir le pays du socialisme réel et la culture juive « prolétarienne » en langue yiddish qui s'y développa dans les années 1920. Pour la plupart des immigrés juifs néanmoins, les liens avec leurs proches et leur pays de naissance reposèrent sur les correspondances, un médium si important qu'une chanson mélodramatique écrite en 1907 sur cette thématique par le chanteur-compositeur Solomon Smulewitz, lui-même né dans l'Empire russe en 1868 et arrivé aux États-Unis en 1889, devint un classique du folklore yiddish sous le titre « A brivele der mamen » (Une lettre à maman).
D'autres passeurs firent le trajet en sens inverse, partant d'Europe centrale et orientale pour visiter les pays d'Europe occidentale ou du Nouveau Monde et les communautés yiddishophones qui s'y étaient constituées, qu'il s'agisse d'artistes en quête de leur public ou d'activistes (dans le domaine culturel, social ou politique) désireux de faire avancer leur cause. Parmi eux figuraient de véritables globe-trotteurs, à l'instar du poète et dramaturge Leib Malach qui commença sa carrière littéraire en Pologne, voyagea à travers l'Europe de l'Ouest et le Proche-Orient, puis se fixa un temps en Argentine avant de vivre quelques années aux États-Unis, de rentrer un temps en Pologne et de finir sa vie à Paris. D'autres écrivains traversèrent l'Atlantique pour des séjours de quelques semaines ou mois. Dans l'entre-deux-guerres par exemple, les Juifs argentins reçurent avec enthousiasme la visite d'auteurs yiddish célèbres venus des États-Unis (H. Leivick) ou de Pologne (Melech Ravitch). Il en fut de même dans les autres pays d'Amérique latine où se rendaient des auteurs engagés dans de véritables « tournées ». Or, par le soin qu'elles mettaient à les recevoir, les organisations juives immigrées exprimaient leur souhait d'appartenir pleinement aux réseaux transnationaux de la culture yiddish, à une époque où les communautés d'Argentine, d'Uruguay ou du Brésil apparaissaient encore comme périphériques par rapport à la Pologne ou aux États-Unis. Et c'est avec joie qu'elles reçurent la reconnaissance que ces écrivains leur accordèrent dans les textes qu'ils tirèrent de leurs voyages.
Mais plus que les auteurs voyageurs qui passaient d'un continent à l'autre, ce sont les écrits qui relièrent culturellement les communautés yiddishophones les unes aux autres entre la fin du xixe et les premières décennies du xxe siècle. En effet, la culture yiddish voyagea d'abord d'un continent à l'autre par le biais des ouvrages qui circulaient abondamment entre les pays et entre les continents, qu'ils soient vendus dans des librairies ou consultables et empruntables dans les bibliothèques créées aux quatre coins du monde. Sur leurs étagères, les lecteurs trouvaient des livres édités sur place mais aussi à l'étranger, principalement en Pologne ou aux États-Unis où se trouvaient les plus grands marchés éditoriaux de langue yiddish au monde. On pouvait dès lors trouver les mêmes volumes à São Paulo dans la Biblioteca israelita (Bibliothèque juive) fondée en 1913, à Paris dans la bibliothèque Medem créée en 1928 par des immigrés polonais de sensibilité bundiste, ou à Buenos Aires dans la Tsentrale yidishe biblyotek (Bibliothèque centrale yiddish) établie en 1939 sous l'égide de la branche argentine du YIVO.
C'est aussi dans les pages mêmes des livres que se tissèrent des liens entre les Juifs de langue yiddish d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. D'une part, des œuvres littéraires écrites par des auteurs ayant quitté l'Europe centrale et orientale abordaient la vie d'avant l'émigration de façon idéalisée et nostalgique, souvent pour mieux rappeler aux nouveaux arrivants ce qu'ils risquaient de perdre dans leur nouvelle existence. C'était notamment le cas des auteurs regrettant l'effacement de l'authenticité juive et la dissolution des valeurs et des comportements traditionnels au sein des familles immigrées en voie d'ascension sociale, une thématique prégnante par exemple chez l'écrivain Shloyme Zytner installé en Uruguay ou chez son confrère cubain Osher Schuchinski. Une certaine nostalgie pour la bourgade (shtetl en yiddish) d'origine se retrouvait aussi dans les publications des landsmanshaftn, ces sociétés de secours mutuel basées sur l'origine géographique commune de leurs membres et qui constituaient pour les immigrés un sas entre le Nouveau et l'Ancien Monde. Pour autant, les immigrés n'oubliaient pas non plus les souffrances endurées en Europe centre-orientale, comme l'illustre Der « lindzhero », le roman de Mordkhe Alperson publié à Buenos Aires en 1937. Son personnage principal, un immigré juif originaire d'Ukraine, devient un linyera, c'est-à-dire un travailleur agricole itinérant dont la littérature argentine a fait une figure archétypale, mais cette immersion dans la société locale ne le conduit pas à oublier le viol de sa sœur et le meurtre de ses proches au cours d'un pogrom perpétré lors de la guerre civile russe.
Comme Alperson, de nombreux écrivains s'intéressèrent à la vie des Juifs immigrés en visant tant un public avide d'évocations de ses propres expériences que le lectorat juif resté en Europe centrale et orientale. Bien des livres prirent donc pour thème les États-Unis et la condition des Juifs dans cette goldene medine (pays d'or) qui fascinait tant le monde juif, à l'instar du dernier (et inachevé) roman de l'écrivain Sholem Aleykhem Motl Peyse dem khazns (Motel, fils du chantre) publié entre 1907 et 1916 en deux volumes ainsi qu'en feuilleton dans la presse yiddish américaine. Des auteurs se prirent aussi de passion pour l'Amérique latine qui intriguait les Juifs de Russie et de Pologne mais également ceux déjà installés en Amérique du Nord, ce qui explique sûrement pourquoi c'est une maison d'édition yiddish états-unienne qui publia en 1916 l'un des tout premiers carnets de voyage sur la vie juive dans les pays latino-américains, Fun vayte lender (Des lointains pays), écrit par le dramaturge et écrivain juif polonais Perets Hirshbeyn.
Dans le même temps, une multitude d'articles publiés dans la presse yiddish permit aux Juifs d'Europe centre-orientale de se renseigner au sujet des « nouveaux pays » et de la vie sur place des immigrés, mais aussi de s'en construire une image non dénuée de stéréotypes, comme celui, persistant, sur la criminalité et la prostitution juives en Argentine, cliché également entretenu par des romans et des pièces du shund teater (le « théâtre vulgaire », comme le désignait une appellation dépréciative) présentées de Varsovie à New York en passant par Paris. Pour leur part, les immigrés étaient abreuvés d'informations sur la situation des Juifs dans leurs pays d'origine par les journaux yiddish créés en Europe occidentale, aux Amériques ou en Afrique du Sud. Arrivé de Pologne à Mexico en 1921, l'enseignant et écrivain José Winiecki signa ainsi au cours de sa vie des articles pour des journaux polonais, mexicains, canadiens, américains et plus tard israéliens. La presse contribuait aussi aux circulations internes à la diaspora yiddishophone en faisant découvrir des auteurs et des poètes auxquels étaient ouvertes les colonnes de journaux désireux de satisfaire leur lectorat si attaché à la création littéraire en yiddish.
Autre forme de circulation propre à la presse, certains journaux ou revues pouvaient eux-mêmes être lus aussi bien dans leur pays de parution qu'à l'étranger. Dans l'entre-deux-guerres, la bibliothèque du Poylish yidisher farband in argentine (Union juive polonaise en Argentine) à Buenos Aires proposait à ses usagers des journaux et des magazines en provenance de Pologne, des États-Unis et de Palestine, parmi lesquels figurait sûrement la revue yiddishiste hebdomadaire de Varsovie Literarishe bleter (Feuilles littéraires). Celle-ci avait en effet un lectorat d'environ 20 000 personnes à travers le monde et publiait des articles écrits par des contributeurs établis aussi bien en Pologne qu'à l'étranger. Elle rendait compte des développements de la vie juive et de la culture yiddish dans les communautés du Vieux Monde et dans celles établies outre-Atlantique. Par ses lecteurs, ses auteurs et son contenu, elle constituait donc l'un des espaces de dialogue entre le cœur du monde yiddish dans l'espace centre- et est-européen et ses extensions migratoires. Pareille circulation n'était cependant pas toujours aisée : dans l'entre-deux-guerres, le gouvernement polonais interdit à plusieurs reprises l'importation de quotidiens yiddish d'Argentine de crainte de faire entrer de la propagande révolutionnaire dans le pays.
Déjà évoqué, le théâtre yiddish fut aussi à l'origine d'intenses circulations d'une rive à l'autre de l'Atlantique, contribuant aux échanges culturels internes à la diaspora yiddishophone. À partir des années 1880, dans le sillage de la grande migration juive est-européenne, des dramaturges et des troupes de théâtre commencèrent à se déplacer vers l'Ouest. À la fin du xixe siècle, Londres et (dans une moindre mesure) Paris devinrent d'importants pôles du théâtre yiddish. Dans le quartier de Whitechapel se retrouvèrent dramaturges et acteurs empêchés d'exercer librement leur art dans l'Empire russe, avant que beaucoup d'entre eux ne finissent par gagner les États-Unis. C'est en effet dans ce pays que le théâtre yiddish se développa le plus fortement en dehors de l'épicentre de création centre- et est-européen, grâce à l'arrivée de dramaturges et d'acteurs qui excellaient dans différents genres, des pièces romantiques et opéras historiques aux productions dites « réalistes », et donc davantage en prise avec les difficultés et les émotions des immigrants, de Leon Kobrin.
La vitalité de la scène théâtrale yiddish aux États-Unis trouva ensuite des débouchés à l'étranger. Grâce à la circulation des dialogues, des monologues et des chansons, des pièces composées dans la goldene medine furent jouées de l'Amérique latine à l'Europe, à l'instar du grand succès de Jacob Gordin Mirele Efros présenté à New York en 1898 avant d'être repris à travers le monde. Mais ce sont aussi les acteurs et les troupes de théâtre qui s'exportèrent. Des artistes états-uniens se produisirent en Europe centrale et orientale dès avant 1914 — par exemple le fameux New-Yorkais Boris Tomashefsky — puis dans l'entre-deux-guerres — la troupe de Maurice Schwartz fit une tournée latino-américaine triomphale en 1929. Mais les succès internationaux de la scène américaine n'empêchèrent pas des troupes polonaises de traverser elles aussi l'océan Atlantique : pour ne citer qu'un exemple, la célèbre Vilner trupe (Troupe de Vilna) se produisit dans les années 1920 de Paris à New York en passant par Londres.
Les mêmes phénomènes de circulations aller-retour entre l'Europe et les Amériques contribuèrent à l'essor du cinéma yiddish, qui connut son âge d'or dans les années 1930 avec le développement des films parlants, deux décennies après son apparition en Russie au début des années 1910 sous la forme d'images muettes associées à des dialogues dits par des acteurs. Les plus grands succès, souvent inspirés des classiques de la littérature, du théâtre et de la chanson yiddish, furent pour l'essentiel tournés aux États-Unis — Dem khazns zindl (Le Fils du chantre) en 1937 — et en Pologne — Der dibek (Le Dibbouk) en 1937 —, résultant parfois d'une fructueuse collaboration entre les deux pays. Coréalisé entre Varsovie et Cracovie par un Américain (Joseph Green) et un Polonais (Jan Nowina-Przybylski), Yidl mitn fidl (Yidl avec son violon) (1936) et son actrice Molly Picon connurent ainsi un immense succès tant en Pologne et aux États-Unis que dans d'autres pays.
À la fin des années 1930, le yiddish était parlé à travers le monde par près de 13 millions de personnes et faisait l'objet, à travers le carrefour atlantique principalement, d'intenses circulations transnationales. Le déclenchement la Seconde Guerre mondiale vint dramatiquement interrompre les relations entre les pôles européens du monde yiddish et ses extensions au-delà du Vieux Continent. Pour les Juifs d'Europe, il n'était plus question d'émigrer, sauf pour les quelques chanceux qui purent prendre un bateau vers les Amériques ou pour les 200 000 à 300 000 Juifs polonais qui réussirent à fuir du côté soviétique. Même les correspondances finirent par s'interrompre. Tandis que les Juifs tombés sous la domination nazie subissaient une violence sans précédent qui se mua en 1941 en politique génocidaire, ceux du Royaume-Uni, des Amériques, d'Afrique du Sud ou d'Australie ne pouvaient que redouter le pire tout en essayant de comprendre, à mesure que des informations leur arrivaient au compte-gouttes, ce que les leurs enduraient sous le joug de l'Allemagne d'Hitler.
La destruction des Juifs d'Europe eut des conséquences catastrophiques pour le yiddish, dont 5 millions de locuteurs furent assassinés et dont les centres historiques de création furent annihilés, à commencer par ceux établis dans les grandes villes de Pologne. La disparition quasi-complète pendant la guerre des populations yiddishophones d'Europe centrale et orientale, le départ des survivants décidés à quitter des régions devenues de gigantesques cimetières et où l'antisémitisme continuait de sévir, et les persécutions staliniennes contre la culture juive soviétique recentrèrent une bonne part des échanges autour de la langue et de la culture yiddish entre l'espace atlantique stricto sensu et la Palestine (Israël à partir de 1948). Un recentrage qui fut d'autant plus appuyé que dans le même temps la constitution progressive d'une sphère d'influence soviétique en Europe centre-orientale entraînait l'interruption, ou tout du moins l'affaiblissement, des liens entre les Juifs du monde occidental et ceux restés dans les pays du bloc oriental.
Cette transformation radicale de la géographie du monde yiddish dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale consacra la prépondérance américaine, symbolisée par l'installation du YIVO à New York en 1940, face à des centres secondaires mais néanmoins dynamiques situés dans des villes comme Buenos Aires, Tel Aviv, Montréal, Melbourne, Anvers ou Paris, mais aussi — temporairement — dans les camps de personnes déplacées situés en Allemagne, en Autriche et en Italie qui accueillirent des dizaines de milliers de rescapés et réfugiés juifs dans l'immédiat après-guerre. C'est au gré de ces changements que certaines « périphéries » gagnèrent en importance au sein de la diaspora yiddishophone après 1945. Ce fut notamment le cas de l'Argentine qui joua un rôle majeur dans l'édition de livres en yiddish dans les premières décennies de l'après-Seconde Guerre mondiale et qui accueillit d'importantes figures littéraires et artistiques venues d'Europe (comme Shmerke Kaczerginski) à la fin des années 1940 et au début des années 1950, dans l'espoir de contribuer au sauvetage global de la culture yiddish tout en assurant sa pérennité en Argentine.
C'est dans ces différents pays que furent mis en œuvre en yiddish d'intenses efforts, individuels et collectifs, de mémorialisation de l'expérience juive pendant la Seconde Guerre mondiale, prenant à l'écrit la forme : d'une part, de témoignages, d'œuvres littéraires en prose, de poèmes ou de pièces de théâtre constituant ce que l'on appelait alors la khurbn-literatur (littérature de la destruction) ; et, d'autre part, de collectes documentaires et d'analyses historiques relevant de ce que l'historien-survivant Philip Friedman nomma la khurbn-forshung (recherche sur la destruction). Comme avant la guerre, les écrits et savoirs sur la Shoah circulèrent en yiddish grâce aux maisons d'édition qui continuèrent à exporter leurs livres à l'étranger, à l'instar de la CYCO (Central Yiddish Cultural Organization, Tsentrale yidishe kultur-organizatsye en yiddish) créée à New York en 1938, grâce aux journaux et revues qui traversaient encore frontières et océans malgré la fragmentation du monde en deux blocs, et grâce aux auteurs qui se déplacèrent au gré des migrations juives de l'immédiat après-guerre. Ce faisant, les textes sur le génocide connurent une vie propre. Il en fut ainsi du récit Yosl Rakovers vendung tsu got (L'Appel de Yosl Rakover à Dieu) publié en 1946 dans un journal yiddish de Buenos Aires par Zvi Kolitz, un Juif d'origine lituanienne installé en Palestine alors de passage en Argentine. Se présentant comme le testament fictif d'un Juif pieux qui s'adresse au Très Haut alors qu'il est sur le point de mourir après avoir combattu aux côtés des insurgés du ghetto de Varsovie, il fut traduit en anglais et publié aux États-Unis peu de temps après, avant de refaire surface en 1954 dans la célèbre revue israélienne de langue yiddish Di goldene keyt (La Chaîne d'or) sous une forme altérée, le récit ayant fait l'objet de retouches de style et étant désormais présenté, erronément, comme un document authentique.
Si des textes sur les années de guerre circulèrent ainsi à l'échelle transnationale, c'est aussi parce que des organisations yiddishophones coopérèrent par-delà les frontières pour faire paraître des « livres du souvenir », appelés en yiddish yisker-bikher (yisker-bukh au singulier) et rappelant le sort des Juifs d'Europe sous le joug nazi. Dédiés à telle ou telle communauté juive annihilée pendant la Shoah, ces volumes furent le plus souvent réalisés par des landsmanshaftn établies sur différents continents. Pour ne citer qu'un exemple, l'ouvrage sur la communauté juive de Bełchatów parut à Buenos Aires en 1951 sous l'égide du Tsentral-farband fun poylishe yidn in argentine (Union centrale des Juifs polonais en Argentine) avec la collaboration de landsmanshaftn établies au Brésil et en Amérique du Nord. Une autre initiative éditoriale transnationale à visée mémorielle prit quant à elle la forme d'une collection de 175 ouvrages intitulée Dos poylishe yidntum (La Judaïcité polonaise) et dédiée à la mémoire des Juifs de Pologne. Publiée à Buenos Aires entre 1946 et 1966 sous la houlette de Marc Turkow et diffusée aux quatre coins du monde yiddishophone, elle rassembla des classiques d'avant-guerre et des livres écrits après et sur la Shoah.
Pourtant, si une part conséquente des énergies créatrices fut mise au service de la mémorialisation des victimes de la Shoah et de leur univers englouti, on ne saurait dire que le culture yiddish ne se déploya dans l'après-guerre qu'en regardant vers le passé, comme le montre l'intention poursuivie par la collection Musterverk fun der yidisher literatur (Chefs-d'œuvre de la littérature yiddish) orchestrée entre 1957 et 1984 par Samuel Rollansky. Créée (elle aussi) à Buenos Aires avec le soutien financier d'un donateur sud-africain et composée de cent volumes, elle constituait certes les lettres yiddish en un canon littéraire, mais elle le faisait en se tournant vers le futur, son concepteur ambitionnant de doter les éducateurs de ressources pédagogiques afin de leur permettre d'œuvrer à la pérennisation de ce patrimoine. La volonté de faire vivre et de transmettre la langue et la culture yiddish animait en effet de nombreux activistes établis des deux côtés de l'Atlantique et au-delà. Sous leur houlette, la vie culturelle yiddish se poursuivit donc après 1945 dans les pays préservés de l'invasion nazie (à commencer par les États-Unis) qui virent arriver des survivants du génocide après la défaite de l'Allemagne. Elle reprit aussi en Europe occidentale où se reconstituèrent des communautés yiddishophones, notamment à Paris où pas moins de trois quotidiens en yiddish paraissaient après la guerre. Journalistes, écrivains, poètes, dramaturges, musiciens, pédagogues, activistes politiques et dirigeants communautaires reprirent avec détermination la « chaîne d'or » de la tradition, de la création et de la transmission.
Leurs efforts furent notamment coordonnés par l'Alveltlekher yidisher kultur-kongres (Congrès mondial pour la culture juive), une institution créée en 1948 à New York et qui s'efforça de promouvoir la culture yiddish à travers ses branches nationales situées aux États-Unis, en France et en Argentine. Avec certes une intensité moindre par rapport à l'avant-guerre, les livres et les journaux continuèrent à circuler, les écrivains recommencèrent à voyager pour rencontrer leur lectorat et les artistes reprirent leurs tournées internationales, à l'instar de la chanteuse yiddish d'origine hollandaise basée en République démocratique allemande Lin Jaldati qui parvint à se produire des deux côtés du Rideau de fer, en Israël et jusqu'en Amérique du Nord au cours du second xxe siècle. La volonté de participer à la reconstruction et au développement de la culture yiddish s'observa même dans les pôles mineurs qui voulaient eux aussi prendre part à l'effort collectif pour l'enrichir et la préserver, comme l'indique le titre révélateur donné à une anthologie de littérature yiddish brésilienne publiée en 1956 à Rio de Janeiro : Undzer baytrog. Ershter yidisher zamlbukh in Brazil (Notre contribution. Première anthologie yiddish au Brésil). L'après-guerre fut donc marqué, au moins jusqu'aux années 1960, par une effervescence que certains observateurs percevaient néanmoins déjà avec netteté comme un chant du cygne.
En effet, et comme cela avait déjà été le cas avant la guerre pour les descendants d'immigrés, les enfants nés dans les pays choisis par leurs parents après 1945 ou arrivés très jeunes avec eux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale firent l'expérience d'une profonde acculturation à la société majoritaire — qu'il s'agisse d'américanisation, de francisation ou d'argentinisation. Mais à la différence des immigrés arrivés à l'âge adulte, cette transformation s'accompagna chez eux comme chez leurs prédécesseurs d'un éloignement de la langue et de la culture yiddish, un processus dont traitèrent de nombreux écrivains comme la Brésilienne Rosa Palatnik avec ironie mais aussi avec tristesse. Car il n'était plus question désormais de compenser l'acculturation des plus jeunes par l'accueil de nouveaux immigrés en provenance d'Europe centrale et orientale, d'où les populations juives demeurées sur place n'étaient pas libres d'émigrer en masse et où la culture yiddish ne se maintenait que difficilement sous l'étroite surveillance des autorités, tant en URSS que dans les démocraties populaires.
Pour les Juifs yiddishophones, et plus encore pour les activistes qui se dédiaient à la préservation et à la promotion de la culture yiddish, se posèrent alors de douloureuses questions. Quelle place pouvait encore revenir à cette langue dont tant de locuteurs avaient été assassinés et dont les jeunes se désintéressaient, tandis que leurs aînés vieillissaient et disparaissaient ? Comme pouvait-elle faire face à la langue majoritaire du pays et à l'hébreu, la langue officielle de l'État juif qui exerçait une tout autre attraction sur la nouvelle génération ? Pouvait-on se contenter d'entretenir une nostalgie lancinante pour un « Yiddishland » fantasmé ? En réponse à ces questions fut assez rapidement envisagé le recours à la traduction, celle-ci permettant de faire connaître au plus grand nombre, à commencer par les Juifs ne maîtrisant pas la langue de leurs parents ou de leurs grands-parents, la création en yiddish, notamment dans les langues de l'espace atlantique (anglais, espagnol, français ou portugais). Ce mouvement de traduction participe de la vogue du yiddish « postvernaculaire » (Jeffrey Shandler), dont on retrouve l'expression dans d'autres phénomènes qui transforment depuis les années 1970 les manières d'échanger en yiddish ou au sujet du yiddish, comment le montrent le renouveau de la chanson yiddish et de la musique klezmer ou la volonté de nouveaux publics d'apprendre cette langue.
En effet, depuis plusieurs décennies maintenant, on traverse l'Atlantique, dans un sens ou dans l'autre, pour étudier le yiddish dans les programmes estivaux mis en place aux États-Unis, en Allemagne, en France, en Israël ou en Europe centrale et orientale. Bon nombre des gens prenant part à ces cursus intensifs sont des Juifs qui s'investissent dans la redécouverte d'une culture et d'une langue qui leur ont (ou non) été partiellement transmises, mais s'y inscrivent aussi beaucoup de personnes sans lien familial direct avec ce patrimoine culturel. D'horizons divers, des passionnés du yiddish vivant sur les continents nord- et sud-américains demeurent ainsi liés à leurs homologues habitant en Europe, en Israël, en Afrique du Sud ou en Australie par un commun amour pour cette langue et cette culture qui de nos jours trouvent à s'épanouir via l'espace numérique. D'ailleurs, en ces temps de pandémie, celui-ci constitue peut-être désormais le lieu d'échanges privilégié autour du yiddish, grâce à de multiples sites Internet (souvent nés d'initiatives états-uniennes), comme ceux de la revue In geveb (En réseau), de la plateforme Digital Yiddish Theatre Project ou de la bibliothèque numérique du Yiddish Book Center. Le yiddish demeure ainsi un élément constitutif des échanges culturels transatlantiques au xxie siècle, dont on ne peut pleinement apprécier les évolutions les plus contemporaines en se contentant d'une lecture dans les seuls termes d'un inexorable déclin.
Je remercie vivement Malena Chinski et Constance Pâris de Bollardière, ainsi que les deux relecteurs anonymes, de leurs précieuses remarques sur ce texte.