Can one « jazz » the French language ?
The preface to Paul Morand’s collection Magie noire (1929) has been the subject of much discussion,...
APRIL 2025
Yaniv Arroua - LIMOGES
TOPICS : Music - Americanization through the Arts
PLACES : Europe - North America
PERIOD : The Consolidation of Mass Cultures
DOI : 10.35008/tracs-0309
ABSTRACT
À quel rythme, quand et comment s’américanisent les provinces françaises ? Cet article retrace l’arrivée des musiques et des danses afro-américaines dans le département de la Haute-Vienne dans l’entre-deux-guerres, l’ancrage des pratiques et les débats qu’elles suscitent dans la société locale.
Le département de la Haute-Vienne est enclavé au centre de la France, entre la Vienne et l’Indre au nord, la Creuse et la Corrèze à l’est et au sud-est et, enfin, la Dordogne et la Charente au sud-ouest et à l’ouest. C’est un territoire en déprise démographique au cours du premier xxe siècle : le pic de population est atteint avant la Grande Guerre (385 000 habitants environ) puis diminue jusqu’à atteindre les 335 000 habitants à la fin des années 1930. Le maillage urbain y est très lâche, nettement dominé par sa capitale Limoges, qui représente 27 % de la population du département dans les années 1930. C’est un territoire rural dans lequel il existe toutefois un maillage industriel, animé par le textile et surtout par la porcelaine. Les paysans et les ouvriers sont nombreux, contrastant avec la faible présence de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Cependant, l’alphabétisation progresse, les réseaux de transports se densifient et se modernisent à la Belle Époque, période pendant laquelle Limoges et les autres localités urbaines du département subissent de nettes transformations physiques et sociales.
D’autre part, la Haute-Vienne est une terre « rouge », acquise au socialisme par la voie des urnes, ce qui n’empêche pas une présence des extrêmes, en particulier des anarchistes et de la droite conservatrice. La coexistence de forces politiques variées a son importance dans la lecture historique de l’américanisation en province puisque, au-delà des critères esthétiques, générationnels ou sociaux, ces convictions pèsent sur la réception de la culture américaine importée : elle est ainsi perçue soit comme une modernité à promouvoir, soit comme une menace qui doit être annihilée par le maintien des traditions locales.
Du point de vue culturel, le département pâtit d’une réputation de parent pauvre de la nation. Pourtant, l’activité artistique – musicale en premier lieu – y est importante, en particulier dans la pratique populaire : les sociétés orphéoniques fleurissent autour de 1890-1900 ; des salles de spectacles et des kiosques sont érigés et le public vient en nombre écouter les concerts donnés par les orchestres militaires ou civils. Interprétée ou écoutée, la musique est un vecteur privilégié de la pénétration de la culture américaine en province.
Nous aborderons ici le processus d’américanisation en Haute-Vienne par le prisme de la musique – sa pratique et son écoute de la Première Guerre mondiale aux années 1930. L’identification des vecteurs et des acteurs de ce transfert culturel permet de mettre en exergue des enjeux culturels, sociaux et moraux.
L’américanisation du champ musical en Haute-Vienne n’est pas précoce, mais en adéquation, des points de vue chronologique et technique, avec ce que nous observons à l’échelle nationale. Quelques nouveautés américaines sont introduites dans le département au cours de la Belle Époque. Le cake walk (une danse traditionnelle née dans l’État de Virginie au xixe siècle) y est présenté brièvement en 1903 à un public peu réceptif. La presse l’interprète comme une mode digne de curiosité, mais sans y prêter plus d’attention1.
Extrait du compte-rendu d’un bal au théâtre de Limoges en février 1903.
D’autres innovations, à l’image du cinématographe dit « américain », introduisent, timidement et dans un rayon géographique limité (la présentation, bien qu’itinérante, demeure urbaine), des morceaux de culture américaine. L’altérité culturelle est d’abord le fait de foires, d’expositions et d’attractions éphémères, cantonnées au cadre urbain. Ces événements ont toutefois le mérite de mettre en contact une partie de la population avec un vocabulaire, des pratiques artistiques et des technologies nouvelles (sons, danses, images).
Le moment clef qui accélère l’américanisation du département intervient à la fin de la Grande Guerre, lorsque des milliers de sammies s’installent dans des hôpitaux et des campements – près de 6 000 sont dénombrés entre 1917 et 1919. Les soldats américains investissent plusieurs bâtiments à Limoges, réquisitionnés en tant qu’hôpitaux militaires : l’ancien séminaire de la rue Eugène-Varlin, le lycée Gay-Lussac, une partie de l’usine de porcelaine Haviland au Mas-Loubier, un camp de baraquements dans le quartier Montjovis et un autre sur le Champ-de-Juillet. Contrairement à la vogue du cake walk, l’existence de ces groupes nombreux et présents durant plusieurs mois dans diverses communes (Limoges, Aixe-sur-Vienne, Pierre-Buffière) crée un contexte favorable à l’implantation de la culture états-unienne. Si cette présence est avant tout militaire, ses effets sur la culture et dans le monde des arts en général sont bien observables, en premier lieu pour la musique, mais également dans le domaine linguistique. Plus largement, cette atmosphère musicale inédite est propice au développement de nouvelles sociabilités.
À partir de l’été 1918, des habitants assistent à des concerts donnés par les musiciens des garnisons cantonnées à Limoges et aux alentours. La Première Guerre mondiale s’avère donc décisive pour importer les premières vraies formes de musique afro-américaine dans le département. Les sammies apportent, outre l’anglais et les cigarettes, leur mode musicale. Un orchestre, avec quelques musiciens noirs, joue sur l’actuelle place Winston-Churchill, à l’occasion de la fête d’Indépendance des États-Unis le 4 juillet 1918.
Défilé de la musique américaine sur le Champ-de-Foire de Limoges le 4 juillet 1918
Sur l’un des clichés conservés au musée de la Grande Guerre de Kansas City, nous pouvons observer un groupe de musiciens afro-américains, au pied du Grand Séminaire de Limoges, sans doute en train de répéter avant la fête de juillet 1918.
Des musiciens afro-américains devant le Grand Séminaire de Limoges, juillet 1918
Ces échanges culturels sont le point de départ de l’appropriation de certains éléments du jazz – sons, instruments, rythmes, styles vestimentaires, langue – par une partie des habitants, en particulier par la génération privée de bals publics pendant la guerre et devenue massivement américanophile au cours des années 1917-1918. Limoges est pour un temps réglée sur l’heure américaine.
Le 6 juillet 1918, le programme d’un festival de « musique américaine » donné le lendemain au kiosque du Champ-de-Juillet à Limoges est publié dans le Courrier du Centre. Il met en avant l’exécution d’un répertoire varié, sous la direction du chef Edward Baldwin, comprenant l’hymne américain ainsi que divers morceaux, parmi lesquels : Plantation Songs American, Going up!, My Old Kentucky Home, Old Black Joe, Dixie’s Land. Puis, en novembre de la même année, un autre concert de musique américaine a lieu au jardin d’Orsay tandis que, un peu partout sur le territoire de la Haute-Vienne, des « fêtes de la Victoire » sont célébrées. L’anniversaire de l’armistice devient un rituel de la sociabilité citadine et villageoise.
Associées aux innovations techniques, à l’élan pour le bal et pour le dancing, les musiques afro-américaines mobilisent toute la société du département au cours des années 1920. Les liens sociaux, eux, sont profondément remaniés ; des groupes de discophiles ou d’amateurs de radiophonie sont créés ; des musiciens se spécialisent plus ou moins dans le jazz ; la batterie devient omniprésente dans le paysage musical et les danses évoluent sensiblement. L’ensemble des codes corporels, spirituels, temporels, spatiaux et sonores sont refondus dans un moule socioculturel nouveau. C’est le temps de l’apprivoisement du jazz en Haute-Vienne et de l’intensification de l’américanisation.
Du point de vue linguistique, l’influence américaine est aussi perceptible. Paul Ducourtieux (1846-1925) imprimeur limougeaud, érudit et déjà l’auteur de plusieurs guides, publie ainsi un « Guide of Limoges for Americans soldiers ». Au sommaire, un résumé de l’histoire de la ville, ses monuments, ses curiosités, des informations pratiques sur les transports locaux, les commerces, les lieux de divertissement et un plan de la ville. De nombreux encarts publicitaires, traduits en anglais pour l’occasion, sont insérés dans ce document : le café de la Paix se vante de proposer « the best high class drinks » et le Café de l’Opéra possède, lui, un « american interpreter ». Ce guide est destiné à faciliter la vie sociale, culturelle des membres de l’armée américaine et donc les contacts avec les habitants.
Au-delà de leur présence militaire, les Américains sont peu présents en Haute-Vienne ; tout au plus, quelques immigrés y jouent un rôle, en particulier dans l’industrie de la porcelaine. Le cas le plus emblématique est celui de la famille des porcelainiers Haviland, dont la correspondance avec les États-Unis est conservée aux Archives départementales2. Ce point pourrait, par ailleurs, poser la question de la réciprocité des échanges culturels et donc de l’introduction d’une partie de la culture limousine aux États-Unis, puisque les productions limougeaudes sont exportées en masse vers New York dès le milieu du xixe siècle et que la marque Haviland s’impose jusque dans la Maison-Blanche dans les années 1860-1870. Ces emprunts mutuels entre les cultures française et américaine dans un domaine industriel très fécond assurent l’originalité de la Haute-Vienne, entre le second xixe et la première moitié du xxe siècle.
Dominique Barjot définit l’américanisation comme le « transfert vers l’Europe occidentale des méthodes de production, des modèles de consommation, du mode de vie, des pratiques socioculturelles ou des cadres de pensée nés ou adoptés originellement aux États-Unis3 ». Quelles sont les modalités de ce transfert en Haute-Vienne pour la musique ?
L’américanisation y est le fait d’une génération plutôt jeune et avide de modernité ; c’est la raison pour laquelle nous trouvons exclusivement à l’origine des grandes soirées dansantes de type bal, alors très en vogue dans toute la France, des associations étudiantes, telles que l’association générale des étudiants de Limoges (AGEL), fondée à la fin du xixe siècle. Ces lieux de sociabilité sont en partie calqués sur le modèle états-unien du dancing. La pénétration des musiques et des danses afro-américaines bénéficie des avancées techniques (instruments, méthodes d’enregistrement, de production et de diffusion) qui massifient leur écoute et leur pratique, même si la relative faiblesse économique de la population limousine est un frein non négligeable à leur introduction. Si la pratique est populaire, mixte et, dans une certaine mesure intergénérationnelle (ce qui est très visible lors des réunions dansantes), les débats théoriques sur la musique, sur les musiciens et sur les danses importées d’outre-Atlantique (qui croisent aussi les générations) relèvent, eux, des cercles d’une sociabilité masculine, lettrée et bourgeoise.
Les études régionales sur l’histoire de l’arrivée du jazz en France et en Europe ont montré que, partout, des musiciens et leurs groupes adoptent les modes américaines d’abord par la langue et par une série de poncifs alimentés par la presse et par d’autres vecteurs moins identifiables pour l’historien (l’oralité notamment). En Haute-Vienne, des orchestres adoptent des noms imités de leurs homologues américains ; les exemples sont nombreux et souvent comiques, via des jeux de mots dont les traductions font émerger parfois de la volaille (le Poultry Jazz du musicien limougeaud Marcel Hyvernaud), des cochons (The Merry Pigs Jazz), la folie, le diable ou la bizarrerie… (The Zigotos-Jazz, The Mabouls-Jazz, Diabolic Jazz). Tous ces groupes sont actifs en Haute-Vienne dès la fin des années 1920 et pendant une partie des années 1930.
Les décorations des instruments comme les grosses caisses des batteries de jazz sont le miroir de représentations associées au monde des musiques afro-américaines de l’entre-deux-guerres. Le musicien des Lous-ticks-Jazz, photographié à Aixe-sur-Vienne vers 1935, déploie ainsi un panel significatif de représentations socioculturelles. La scène au bas de la grosse caisse représente une danse entre un homme et une femme de couleur blanche : la femme est en jupe et l’homme en tenue de soirée. La danse, élément fondamental du jazz, est un thème clairement revendiqué par le musicien sur son instrument. Deux autres danseurs, un Blanc et une femme – apparemment métisse – figurent aux extrémités de la grosse caisse. Mais c’est le dessin central qui retient l’attention : composée de cinq musiciens de couleur noire en train de danser, jouer de la musique et boire de l’alcool, l’image rappelle fortement l’esprit jazzistique américain l’entre-deux-guerres – et peut-être encore plus pendant la Prohibition. En tenue de soirée, les jazzmen jouent des percussions pendant que l’un joue du banjo. D’autres bouteilles d’alcool sont présentes, un élément souvent corrélé à la vie des jazzmen.
Photographie des Lous-ticks Jazz, Aixe-sur-Vienne, vers 1935
Des pans de la culture musicale états-unienne sont visibles dans d’autres productions artistiques et industrielles. Le peintre Léon Jouhaud (1874-1950), par exemple, réalise un dessin préparatoire à un émail vers 1930, intitulé « La Revue Nègre ». Les manufactures porcelainières s’imprègnent aussi de ces modes et des idées qu’elles véhiculent : un modèle, produit vers 1928, reproduit le stéréotype de musiciens noirs en costume blanc, avec des lèvres proéminentes, tandis qu’un vase des ateliers de La Porcelaine Limousine présente en 1925 une décoration inspirée par le corps de Joséphine Baker, entourée de danseurs à la nudité prononcée et d’un décor floral exotique.
Outre cet imaginaire collectif, des acteurs se démarquent en faisant une œuvre de diffusion sur le modèle savant ou cryptosavant mis en avant dans les premiers textes sur le jazz dans des revues françaises4 (appréciations musicographiques, organologiques, historiques). Sur ce terrain, Jean Marcland (1903-1964) est un acteur emblématique de l’américanisation en Haute-Vienne.
Jean Marcland naît à Limoges en 1903 au sein d’une famille bourgeoise. Son père, médecin, le destine de fait à des études médicales. Dans sa jeunesse, il entre à l’École de musique de la ville fondée en 1910 et y suit des études classiques en piano. Il intègre par la suite l’association générale des étudiants de Limoges (AGEL) et, avec d’abord trois puis deux de ses amis étudiants, il fonde le premier groupe réellement « jazz » de Limoges, le Odd Boys Band, qui sillonne les salles de bal dès le milieu des années 1920. Plusieurs éléments font de Marcland un acteur essentiel de l’américanisation et le distinguent des autres musiciens, amateurs ou directeurs de structures. Au-delà de la simple appellation anglophone de son groupe, Marcland s’emploie à diffuser les musiques afro-américaines dans leur substrat originel.
Les musiciens du Odd Boys Band, composé de gauche à droite par Jean Marcland, Bernard Charles et Jean-René Sicot, 1925
En 1926, il donne une conférence devant l’Assemblée littéraire et scientifique du Limousin (donc devant un public choisi et lettré) avec pour thème le « jazz-band », manifestant la volonté non seulement de comprendre et d’assimiler cette modernité américaine, mais aussi de l’expliquer par un esprit quasi scientifique. Son intervention est par ailleurs contemporaine de la parution du premier ouvrage scientifique français sur le jazz (publié par André Cœuroy et André Schaeffner en janvier 1926 sous le titre Le jazz). Le texte de sa conférence, dont nous donnons quelques extraits ci-dessous, prouve que Marcland assimile assez aisément la technique et la sonorité de la musique américaine. Son exposé mêlant histoire, organologie, musicologie est émaillé de quelques démonstrations au piano pour expliquer la particularité de la syncope.
« Ces orchestres […] jouent de la musique américaine, et c’est une erreur de nos orchestres européens de croire que le Jazz-Band peut servir à interpréter par exemple nos airs d’opérettes françaises ou nos chansons populaires. Reflet indéniable du tempérament américain, il ne fut créé, outre-Atlantique, que pour vulgariser des airs nègres inconnus jusqu’alors et tout empreints de la grande nostalgie des forêts. Indispensablement liés aux lois de la musique courante, ils doivent cependant rester fidèles à leur interprétation primitive : le Jazz-Band pour la musique américaine, la musique américaine pour le Jazz-Band. […] On a dit que le Jazz était une maladie passagère qui ne vivrait pas ! Il en est à sa douzième année d’existence et il ne se porte pas mal du tout, je vous l’assure ; il s’introduit partout et même d’une manière déguisée dans nos plus classiques concerts et le temps est proche où nous verrons apparaître sur les programmes entre “Le clair de lune” de Fauré et “Les jardins sous la pluie” […] le quatorzième Blues op. 25 de monsieur X. […] Le Jazz est appelé à devenir autre chose qu’un orchestre de danse, c’est un enfant de douze ans qui s’instruit tous les jours. En Amérique, les ouvrages pédagogiques se sont multipliés ; il existe un conservatoire où les plus grands compositeurs américains s’acharnent à créer le genre classique de la musique de Jazz. […] Je terminerai ici ma petite causerie, Mesdames et Messieurs, en vous citant pour contribuer encore à vous rendre moins sceptiques, cette phrase d’André Cœuroy tout animée de la plus belle foi. “Le Jazz que nous connaissons actuellement, en Europe, n’est que la caricature de ce que le Jazz idéal sera un jour” 5. »
Le parcours de Marcland le mène hors du Limousin : à la fin des années 1920, il poursuit ses études médicales à Paris et, pour gagner un pécule supplémentaire, joue la nuit dans les cabarets. Pour ne pas éveiller la colère de son père, il utilise le pseudonyme de Marc Lanjean et c’est sous ce nom qu’il se professionnalise. Il fréquente les clubs de jazz de la capitale, avec un point de départ assez notable, puisqu’il remplace Jean Wiéner et Clément Doucet au Bœuf sur le Toit. Au début des années 1930, il intègre l’orchestre de Ray Ventura et ses Collégiens, avec lequel il réalise, une fois diplômé, toutes les tournées en tant que pianiste ou batteur. Parallèlement, il s’essaie aux arrangements et écrit ses premières chansons, avant d’effectuer son service militaire au Maroc et de se marier à son retour en France en 1934. Devenu médecin, il est mobilisé pour la Seconde Guerre mondiale et fait prisonnier. Il abandonne la médecine pour se consacrer exclusivement à la musique après la guerre. Marcland gravite au sein d’un réseau de professionnels importants, dont Jacques Hélian, André Dassary et Ray Ventura. Il compose notamment la Maladie d’amour avec Salvador, Le Grisbi avec Wiéner ou encore la musique du film Razzia sur la chnouf, avec Jean Gabin.
L’essentiel de la carrière de Marcland/Lanjean se fait donc hors de la Haute-Vienne et échappe à la problématique de l’américanisation en province. Son rôle de médiateur ne se limite pas toutefois aux performances musicales et aux conférences sur le jazz. En 1931, il publie une série d’articles dans La Vie limousine, dans lesquels il relate le voyage à New York qu’il a réalisé en septembre 1930. Le récit débute par son arrivée à New York de nuit, après un voyage sur le France, et par les émotions suscitées par ce cadre urbain grandiose et impressionnant. Marcland évoque ses premiers contacts avec les Américains, les premières vues sur les quartiers new-yorkais, l’examen des passeports (il en est plutôt agréablement surpris d’ailleurs, contrairement à ce qu’il avait pu lire sur Ellis Island) et ses pérégrinations dans une Amérique alors sous le régime de la prohibition. Marcland utilise une plume réaliste, au plus près des rues et des bâtiments, dans une ville qu’il qualifie de sale. Il dévoile sans langue de bois les impressions d’un Limousin en terre américaine et véhicule des images de cette terre fort lointaine pour la masse ouvrière et paysanne de la Haute-Vienne. Il l’écrit lui-même, l’Européen à New York a l’impression de « vivre un film ». Il croise ainsi pêle-mêle des Ford rapides, le policeman à gants blancs, les drug-stores avec des piles de choses à vendre en ce temps de crise aiguë, « l’abominable coca-kola » (sic) tout en dénonçant à demi-mots ce monde grouillant et consumériste, ou encore le wattman, lui aussi en gants blancs, qui actionne l’ascenseur fonçant à 40 km/h à travers les étages des immenses gratte-ciel – ce qui le pousse à faire la comparaison avec le film Metropolis de Fritz Lang ; et, enfin, une gêne le saisit face à la ségrégation des Noirs, leur exclusion sociale et leur soumission juridique, ce qui renforce d’autant son admiration pour leur créativité artistique et culturelle.
Marcland n’est pas le seul acteur de l’américanisation en Haute-Vienne dans les années 1930. En ces années de crise, la raréfaction de l’activité musicale amateure laisse place à une hausse de concerts de grande envergure, qui ont lieu dans les plus grandes salles d’abord à Limoges ; nous en revenons donc à un phénomène urbain, mais qui trouve peu à peu des auxiliaires techniques utiles à sa diffusion dans les campagnes, la radiophonie et le disque.
Au cours des années 1930, des artistes et leurs orchestres font étape à Limoges au cours de leurs tournées, comme Joséphine Baker (en 1934 et en 1938 à la salle Berlioz, le nom du théâtre dès 1932) ou Ray Ventura à plusieurs reprises. Ces orchestres, même s’ils ne sont pas à proprement parler « américains », véhiculent un imaginaire lié à l’exotisme et au monde sonore afro-américain. La forte affluence du public en fait une porte d’entrée privilégiée pour populariser des airs, mais aussi une langue et une manière singulière de faire et de voir un spectacle.
La radio devient dans le même temps un vecteur de poids, même si les ondes limougeaudes n’émettent réellement des airs américains, de type jazz, qu’à partir de la fin des années 1930. Le relais Limoges PTT diffuse de temps à autres, dans des programmes éclectiques, des morceaux joués par les orchestres en vogue. En 1931, la station propose succinctement « le Jazz6 » ; en 1936, des morceaux du folklore américain avec un « chœur de nègres exécutant des « spirituals » et [une] musique de danse populaire, exécutée par un jazz-band nègre7 ; mais le phénomène est bien trop rare pour parler de révolution culturelle.
Une émission entièrement consacrée au jazz voit le jour au début de 1938 sous le titre de « quart d’heure du Hot Club Limousin », diffusée tous les jeudis pendant six mois à l’initiative de l’un des pionniers du jazz radiodiffusé à Limoges, Roger Blanc (1913-2007), étudiant et trompettiste amateur. Parmi les auditeurs, un autre Limougeaud, Jean-Marie Masse (1921-2015), tombe sous le charme de cette musique et en fait sa vocation en tant que batteur et fondateur du Hot club de Limoges en 1948. Il nous apparaît donc que, si l’américanisation débute en Haute-Vienne dès l’entre-deux-guerres, favorisée par la musique in vivo des grands orchestres et par les nouveaux outils techniques, elle s’accélère nettement dans les années 1940 et surtout au sortir de la guerre. L’opposition idéologique à l’importation de la culture états-unienne, très vivace en Haute-Vienne, a pu retarder l’américanisation culturelle par la langue, le corps, la musique, en comparaison avec d’autres grandes zones urbaines françaises.
Les détracteurs des musiques et des danses importées d’outre-Atlantique contribuent à questionner voire à ralentir – sans pour autant l’endiguer – leur introduction en Haute-Vienne. Parmi les modes américaines les plus critiquées ou moquées, la danse tient une place essentielle ; cela relève d’une histoire des mentalités, de la réception et des goûts, mais aussi du genre.
La presse est le relais privilégié pour diffuser ces discours et ces images dépréciatifs relevant parfois de l’humour, parfois d’un sérieux se disant scientifique. Le développement de cet imaginaire au début des années 1930 suit de près le succès de ces pratiques sur le territoire haut-viennois ; le dancing, le charleston, la surprise-party à l’américaine, bien que tiraillés entre les adeptes et les opposants, se banalisent durant l’entre-deux-guerres.
En plus du monde caricatural du dessin de presse, les discours véhiculés par des médecins sensibles aux questions d’hygiénisme et aux problématiques propres au corps féminin et à la procréation s’ajoutent aux questionnements sur les danses modernes importées d’Amérique. Un médecin haut-viennois, le docteur Laumonnier, écrit ainsi une chronique intitulée « Dancing et santé » dans la Revue limousine en 1928. Il met en garde : les danses modernes provoquent l’« amaigrissement, l’aplatissement des seins et des hanches, certains désordres pelviens ». Et, plus loin, s’interroge : « Combien de jeunes femmes, jusque-là florissantes de santé, ont de la sorte succombé aux suites de ces fêtes qui durent jusqu’au jour ? » Dans un pays en proie à des interrogations d’ordre démographique depuis la Première Guerre mondiale, c’est l’ensemble de la sociabilité permise par les bals et par les réunions dansantes qui est interrogée. Les médecins décrivent les conséquences supposées de la nouvelle forme de sociabilité musicale sur la croissance démographique et sur la santé publique.
L’introduction des musiques et des danses afro-américaines dans les mœurs fait appel à des critères corporels. Cette histoire culturelle, corrélée à celle de l’américanisation, constitue par conséquent un champ d’analyse non négligeable de l’histoire du corps, celle de l’hygiène ainsi qu’un pan intéressant des gender studies. Les opposants au jazz mettent à l’index le charleston, perçu comme une « erreur chorégraphique », et les autres danses américaines considérées comme un retour « aux danses barbares, empruntées aux peuples exotiques par l’intermédiaire des anglo-saxons »8. Des dessins représentent des groupes de danseurs dénudés aux corps déformés pour effectuer les pas du black-bottom ou du shimmy, d’autres moquent la kinésie du charleston. C’est même le « procès du charleston » qui est fait dans La Revue limousine du numéro de Noël 1926, par Guy de Breix :
« C’est de la GIGUE NEGRE […]. C’est une véritable ERREUR chorégraphique, car la danse doit être une source d’agrément et non une cause de fatigue. […] Le Charleston fera place, l’an prochain, à autre chose. Sera-ce une bamboula qu’on dansera tout nu avec une jupe de raphia ou un anneau dans le nez ? […] Le Black-Bottom, cela veut dire le “derrière noir”. On l’appelle sans doute ainsi parce qu’on doit s’y donner des coups de talon dans le postérieur. »
Dessin paru dans l’Almanach du Courrier du Centre, 1er janvier 1928, auteur inconnu
La problématique de la rencontre entre le jazz et le monde occidental est cruciale pour déterminer les causes et les conséquences qui amènent de profondes transformations dans les manières de se rencontrer et de se rassembler entre les deux guerres mondiales. Le cas limougeaud n’est que le reflet d’un phénomène national, voire européen. Quel que soit le point de vue de ceux qui réagissent aux modernités afro-américaines, ces dernières ont des répercussions évidentes dans les mœurs, jusque dans les campagnes françaises de la première moitié du xxe siècle. Face aux discours dépréciatifs d’une génération généralement âgée, lettrée et adepte d’une idéologie régionaliste, des contemporains se placent du côté des « modernes » en tolérant ou en défendant ce transfert culturel.
Les débats sur les dancings et sur les modes qu’ils véhiculent sont le reflet de leur ancrage dans les pratiques. Dans les milieux intellectuels limougeauds – journalistes, critiques, conférenciers, universitaires, médecins, lettrés – les innovations sonores et techniques suscitent des réactions variées, des luttes écrites et verbales qui reposent sur une opposition des mentalités et sur une fracture générationnelle. Les débats et les articles foisonnent sur les évolutions culturelles qui bouleversent la France d’après-guerre. En ce sens, la Haute-Vienne est un territoire en phase avec le reste du pays. Toutes les avant-gardes – dadaïsme, surréalisme, cubisme, etc. –sont discutées dans les milieux artistiques et intellectuels du département. En ce qui concerne la musique, le répertoire afro-américain suscite le plus de remous ; une lutte des mœurs s’ouvre, d’abord par voie de presse.
Les conservateurs, d’une génération plus ancienne à l’image de chroniqueurs comme les lettrés régionalistes Raoul Roche et Raymond d’Étiveaud (1890-1980), dénoncent des pratiques qu’ils jugent dangereuses pour l’identité limousine. Empreints de régionalisme et proches d’une idéologie qui leur fait craindre une altération de leur identité, ils sont accompagnés dans leur rejet par des médecins, qui étayent les arguments en y apportant une rhétorique sanitaire. En conformité avec les principes hygiénistes de l’époque et de la lutte contre certaines maladies comme la tuberculose, ils critiquent vertement les danses et les airs afro-américains. D’autres acteurs ne luttent pas à proprement parler contre le jazz, mais font de la défense des traditions régionales un leitmotiv : l’éditeur de musique et commerçant Jean Lagueny (1904-1967), membre du Félibrige, s’attelle à la collecte puis à la publication de répertoires régionalistes, avec l’aide de poètes – Joseph Mazabraud (1816-1898), Jean Rebier (1879-1966), René Farnier (1888-1954) – de compositeurs et de musiciens locaux – Paul Ruben (1841-1933), Alfred Sarre (1882-1941), Léon Roby (1872-1946), André le Gentile (1878-1966), etc. Le réseau de Jean Lagueny est mis en relief par une abondante correspondance9. Son activité culmine avec la publication en 1935 du recueil de chansons limousines en patois, Per diverti lo gen. Pour ces ardents défenseurs de l’identité régionale, l’américanisation est un danger et doit être contrecarrée par la renaissance de traditions oubliées. Jean Lagueny n’en reste pas moins commerçant et l’américanisation progresse dans le monde des affaires, même dans son échoppe. Disques, instruments, machines… la culture américaine y est bien présente dans les années 1930 d’après les catalogues et les inventaires de sa boutique.
Les régionalistes limousins mènent aussi la lutte en dehors de leur territoire : la diaspora limousine qui a essaimé dans d’autres villes françaises utilise une sociabilité musicale singulière qui doit être le moyen de faire survivre l’identité régionale. Ainsi, les Chanteurs Limousins, “en plein Paris, malgré les syncopes et les morbidesses des jazz nègres, l’épilepsie du charleston, […] ont reconstitué dans sa presque intégrité [le] patrimoine folkloriste de chansons et de danses” du Limousin lors d’une soirée régionaliste de 192910.
Les progressistes, eux, sont surtout présents parmi les jeunes générations, à l’instar des membres de l’AGEL dans laquelle gravitent des étudiants de milieux bourgeois, dont Marcland fait partie. Des lettrés sont aussi dans ce camp, comme le critique musical Charles Christian, qui défend à de nombreuses reprises les musiques afro-américaines dans les colonnes du Courrier du Centre.
Si les débats sont très engagés dans la micropériode 1925-1930, les tribunes « anti-jazz » sont bien plus visibles que les autres. Les défenseurs des airs modernes s’expriment par d’autres canaux, en particulier par celui de la pratique : aller au bal, assister aux quelques concerts proposant du jazz – ou le jazz métissé – acheter des disques ou des phonographes. Ces actes eux-mêmes prouvent une adhésion ou, tout au plus, une curiosité pour l’objet jazzistique, ce que confirme le remplissage des salles limougeaudes pendant l’ère des grands spectacles. L’insertion des cultures étrangères en Haute-Vienne n’est donc pas un choc entre deux civilisations, mais repose sur les mécanismes d’un réel transfert culturel.
Les questions de genre, de santé, de musique, d’éducation, de sociabilité, nourrissent les débats autour du jazz à Limoges comme dans le reste de la France, à partir des années 1920. Très virulentes et très visibles dans la seconde moitié des années 1920, ces joutes disparaissent des sources au milieu de la décennie suivante. Si cela peut être considéré comme une forme d’acceptation, la disparition des grandes discussions sur la légitimité et sur la qualité des modes afro-américaines prouve sans aucun doute leur imprégnation durable dans les mœurs.
Voir aussi le Courrier du Centre du 17 août 1903 ou le Réveil du Centre du 24 février 1903.
La série 23 J, couvrant la période 1892-1941.
Dominique Barjot et alii, L’Américanisation en Europe au xxe siècle : économie, culture, politique (Lille : Université Charles de Gaulle, 2002), 7.
Laurent Cugny, Martin Guerpin, Anthologie de textes en français sur le jazz, Tome 1 : 1918-1929. Paris : Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2019.
Extraits de la conférence de Jean Marcland, 4 février 1926. Collection Patrick Marcland.
Courrier du Centre, 12 février 1931. Le programme annonce Little lies White par Donaldson ; That’s where the som [sic, pour South] begins par Shapiro ; Swing low sweet chariot et There is one more river to cross par Tremaine.
Courrier du Centre, 18 septembre 1936.
La Vie limousine, 25 mars 1927.
Conservée aux Archives départementales (série 37J).
La Vie limousine, 25 avril 1929.
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