Une géographie sociale et culturelle du baseball
La diffusion du baseball hors du pays qui l’a vu naître peut paraître assez déroutante: très faible...
Il est généralement impossible de faire état, en matière de transferts culturels, d'un « foyer de création originel » à partir duquel s'effectuerait ensuite un processus de diffusion géographique : une telle représentation, qui impose la figure des cercles concentriques dont ce foyer serait l'épicentre, serait excessivement ethnocentrique et négligerait de surcroît la dimension interactive et dynamique des contacts. Néanmoins, dans le cas du sport - qu'il s'agisse de la notion de « sport moderne » utilisée par Allen Guttmann, ou de celle qui s'articule au « système sportif » - la notion de foyer originel ne pose guère de problème. Elle s'impose même dans la mesure où il s'agit d'une création qui s'est effectuée dans un lieu et au cours d'une période qui sont précisément identifiés : la Grande-Bretagne, entre la fin du xviiie siècle et la fin du xixe siècle. Que d'autres pays, notamment les États-Unis et la France, se soient illustrés par la suite dans ce domaine (soit dans l'invention de nouvelles pratiques sportives, soit dans les modalités de leur organisation) ne change rien à l'affaire : les fondements du nouveau système étaient déjà en place pour l'essentiel, et constituaient un cadre formel dans lequel il était facile et pratique de pouvoir s'insérer. Cette origine est d'une importance capitale, en ce qu'elle dessine assez précisément les traits culturels de pratiques sportives qui vont, notamment par le biais de l'impérialisme britannique, se diffuser dans le monde entier.
La diffusion du rugby s'inscrit parfaitement dans un tel schéma. Mais le rugby présente un autre trait caractéristique, qui lui confère un intérêt particulier : non seulement sa naissance est indissociable de celle d'une autre pratique sportive (le soccer1), mais encore cette émergence conjointe a constitué un rouage essentiel dans l'avènement, pendant la même période et dans les mêmes lieux, du système sportif qui a conquis la planète entière.
Néanmoins, en termes de diffusion planétaire, le soccer et le rugby n'ont pas connu le même succès. Alors que les pays dans lesquels le soccer n'a pu s'implanter solidement sont assez peu nombreux, ceux qui n'ont pas accueilli le rugby à bras ouverts sont légion. Que l'on y voie une conséquence de contingences historiques ou que l'on mette en cause la relative inadéquation entre certaines propriétés formelles du rugby et certains traits culturels des pays d'accueil (et il s'agit probablement d'une combinaison chaque fois spécifique de ces deux critères), l'implantation durable et conséquente du rugby s'est limitée, en dehors des Îles britanniques, à deux pays en Europe (la France et, dans une moindre mesure, l'Italie), un en Amérique centrale (l'Argentine), un en Afrique (l'Afrique du Sud) et cinq dans le Pacifique Sud (Australie, Nouvelle-Zélande, Fidji, Samoa, Tonga). Dans la zone de diffusion culturelle plus restreinte que constitue l'Atlantique, ce palmarès doit donc être encore revu à la baisse, et se limite en principe, hors les Îles britanniques, à la France, à l'Argentine et à l'Afrique du Sud2. Nous souhaitons cependant enrichir cette analyse en prenant en considération le cas intriguant des deux pays d'Amérique du Nord, États-Unis et Canada, malgré la présence modeste du rugby au sein de leur système sportif, car elle permet d'aborder une problématique souvent négligée par les historiens, mais chère aux anthropologues. En effet, lorsqu'un sport (comme c'est le cas du rugby) fait partie, avec le soccer et le cricket, de ces « objets » culturels que les colons anglais ont amenés dans leurs bagages, et que malgré cette opportunité historique il ne parvient pas à s'imposer dans les pays d'accueil, l'histoire événementielle a tendance à détourner le regard : pas d'événement, donc pas de commentaire ! Pour un anthropologue, cette question de l'absence devient au contraire un phénomène à explorer, car il met l'accent sur des dimensions de compatibilité (ou d'incompatibilité) culturelle entre pays d'accueil et propriétés formelles du rugby. Un tel phénomène a été mis en évidence dans le cas de la très faible implantation du rugby en Inde ou au sein de la population d'origine indienne à Fidji. En ce qui concerne les États-Unis et le Canada, il paraît clair que les deux types d'interprétation (historique et anthropologique) se combinent assez étroitement et fournissent un cas d'école pour la compréhension des processus de diffusion culturelle en matière sportive.
Pour comprendre à quel point le rugby est porteur de valeurs culturelles spécifiques, il faut rappeler quelles ont été les conditions de sa naissance et de son développement. Alors que le cricket était déjà solidement installé dans les campagnes anglaises du xviiie siècle, avec des propriétés formelles qui n'ont pas fondamentalement changé jusqu'à nos jours, il cohabitait avec un jeu de ballon extrêmement peu codifié et organisé, auquel on donnait le nom de « football ». Ce type d'affrontement athlétique était tellement simple dans son principe général (deux équipes se disputent un ballon) qu'il n'est pas étonnant d'en retrouver des versions très proches dans de nombreux pays d'Europe, du Moyen Âge jusqu'au xviiie siècle : knappan dans le sud du Pays de Galles, hurling en Irlande et en Cornouailles, calcio en Italie, soule en Bretagne et en Normandie, folk football (ou mass football) dans l'ensemble des Îles britanniques. Des différences notables pouvaient distinguer ces pratiques - notamment le nombre de participants (au knappan, par exemple, des milliers d'individus pouvaient s'affronter dans une seule partie), le fait d'utiliser ou non des chevaux, ou le recours éventuel à une crosse pour frapper la balle. Mais elles avaient en commun des traits fondamentaux :
— Les espaces dans lesquels se déroulaient les affrontements n'avaient rien à voir avec les terrains standardisés et réservés à ce seul usage qui ont été imposés ultérieurement par le système sportif : il s'agissait d'un espace communautaire (champs, forêts, rivières, rues ou places de village), donc chaque fois spécifique au lieu de la rencontre, qui était parfois investi plusieurs jours, dans une temporalité à la fois rituelle et festive imposée le plus souvent par un calendrier religieux et/ou folklorique.
— La conception moderne qui impose le principe d'égalité entre les protagonistes était peu valorisée (présence éventuelle de femmes ou de cavaliers, inégalité des effectifs entre les deux équipes).
— L'arsenal des règles du jeu imposées dans la pratique sportive moderne en tant que norme universellement appliquée se réduisait ici à de simples conventions locales et coutumières, d'ailleurs peu contraignantes, ne donnant lieu à aucune rédaction.
— Aucune institution représentative (clubs, fédérations) n'encadrait la pratique.
Comment est-on passé de ces pratiques informelles au rugby moderne ? Au risque de simplifier à l'excès un processus très complexe, il convient de rappeler le rôle éminent joué par le système éducatif anglais, et notamment par les public schools et les universités. De nombreux collèges avaient été investis, tout au long du xviiie siècle et du début du xixe siècle, par ce « football » originel, dans un contexte éducatif général très spécifique à la Grande-Bretagne : importance des jeux athlétiques dans l'ensemble du cursus éducatif, grande autonomie laissée aux élèves pour en organiser la pratique, soutien de certains professeurs ou directeurs de collège qui - bien souvent soutenus par les parents - voyaient dans ces jeux un moyen privilégié non seulement d'éradiquer les habitudes de violence ou d'indiscipline des élèves mais encore de leur inculquer des « valeurs » jugées alors essentielles (force, courage, endurance...), tout cela dans un contexte général où la notion de « chrétienté musculaire » s'impose progressivement. Dans cet environnement favorable, chaque collège va développer sa propre version du folk football, en fonction notamment des espaces disponibles pour pratiquer. Des règles du jeu de plus en plus précises voient le jour (les premières à avoir été édictées pour le rugby datent de 1845). Les universités d'un côté, les clubs de l'autre, amplifient le mouvement. Deux codes principaux finissent par émerger - le handling game en vigueur à Rugby (où il est permis, dans certaines conditions, de se saisir du ballon à la main) et le dribbling game qui avait plutôt les faveurs d'autres collèges, dont Harrow) - et par constituer des références rivales ; lorsque des collèges ou des clubs se rencontrent, la question se pose de savoir selon quelles règles on joue : il devient impératif de clarifier la situation. Après de nombreuses tribulations, le soccer fait un pas important vers l'autonomie en créant sa fédération, la Football Association. Il sera suivi en 1871 par le rugby, qui se dotera d'une Rugby Football Association (RFU). Intervient alors le conflit entre amateurisme et professionnalisme, qui donnera deux solutions différentes : tandis que le soccer évitera une crise interne en adoptant en son sein la pratique professionnelle, les instances du rugby privilégieront l'amateurisme. Elles mécontenteront de ce fait certains clubs du nord de l'Angleterre, qui feront scission avec la RFU en créant la Northern Rugby Union (1895), donnant ainsi naissance à un nouveau sport, professionnel, le rugby à XIII. Les clubs du Sud resteront fidèles à l'amateurisme, et le rugby à XV ne basculera dans le professionnalisme officiel qu'en 1995.
C'est cette version du rugby qui va être diffusée par l'impérialisme anglais dans un certain nombre de pays de la zone atlantique, dans la seconde moitié du xixe siècle et la première moitié du xxe.
Le rugby n'est pas le premier sport pratiqué en France. La Fédération française de rugby (FFR) fait état de 272 000 licenciés (contre plus de deux millions pour le soccer). S'il est loin d'être le sport dominant, il n'est pas pour autant négligeable - et surtout, la France est le seul pays d'Europe continentale à pouvoir se prévaloir d'un effectif aussi important. Pour tenter de cerner les raisons de cette spécificité - pourquoi la France et non, par exemple, l'Espagne, l'Allemagne ou les Pays-Bas - trois explications complémentaires peuvent être avancées.
Le premier trait caractéristique de la diffusion du rugby en France reproduit un schéma général en vigueur dans de nombreux pays : ce sont les Anglais eux-mêmes, et non les autochtones, qui jouent dans les premiers matchs de « football » et organisent les premiers clubs. Hommes d'affaires ou négociants originaires pour l'essentiel d'Oxford et de Cambridge, ils tentent de reproduire en pays étranger les jeux athlétiques qui les avaient enchantés lors de leur passage dans les public schools et les universités. C'est par exemple le cas au Havre, au début des années 1870 ; la scission entre Rugby Union et Football Association venant à peine de se produire, le jeu pratiqué s'appelle combination, forme hybride entre les deux codes naissants. C'est à un certain F. F. Langstaff (qui donna son nom au premier stade français tous sports confondus) que l'on doit la création du Havre Athletic Club, qui comprend alors deux sections, l'une pour le rugby football, l'autre pour le football association3. Dans la foulée, deux autres clubs sont créés en 1877, également par des Anglais qui sont respectivement négociants en tissus et négociants en vin : les English Taylors (à Paris) et le Bordeaux Athletic Club. S'il s'agit dans un premier temps d'initiatives anglaises, destinées à des résidents anglais, on constate que de plus en plus de Français s'y intéressent ; la section rugby du Havre Athletic Club a par exemple les faveurs de l'écrivain Pierre Mac Orlan et du compositeur Arthur Honegger (lequel composa en 1928 un mouvement symphonique intitulé Rugby).
Deuxième trait caractéristique : les premiers progrès du rugby en France doivent beaucoup à l'implication des classes supérieures, des lycéens et des étudiants, notamment parisiens. La fondation du Racing Club de Paris en 1882 vient de la confrontation, dès 1877, entre d'une part un regroupement d'élèves du lycée Condorcet et de l'École Monge, et d'autre part de joueurs anglais. De la même façon, le Stade Français est issu, en 1883, d'une réunion de lycéens de Saint-Louis et de divers établissements de la rive gauche. De nombreux lycées parisiens prestigieux suivant le mouvement, un championnat scolaire peut être organisé dans les années 1890. La province prend le relais, avec la création par exemple du Stade Bordelais, du Stade Nantais, du Football Club de Lyon. Il s'agit donc d'un sport clairement destiné à l'élite. Cependant, ce mouvement s'inscrit rapidement dans un contexte conflictuel spécifiquement français, qui voit s'opposer les tenants des « jeux français » et ceux des « sports anglais ». Les premiers, représentés notamment par Paschal Grousset, fondateur en 1888 de la Ligue nationale de l'éducation physique (LNEP), défendent une vision du sport à la fois patriotique, populaire, antiélitiste et antiaristocratique ; ils militent aussi pour la pratique des jeunes filles - ce qui ne saurait séduire un gentleman sportif. Les seconds sont emmenés par Georges de Saint-Clair (qui a passé son adolescence en Angleterre et devient secrétaire général du Racing Club de France en 1884), bientôt rejoint par le baron Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux olympiques modernes. Les efforts de G. de Saint-Clair iront dans le sens de l'adoption des sports anglais, de l'amateurisme - et de l'adoption du rugby au détriment du soccer. En 1889, il fédère diverses associations en une Union des sociétés françaises des sports athlétiques (USFSA), véritable matrice des fédérations sportives actuelles. Avec le Racing, l'USFSA sera le principal promoteur en France des sports anglais en général, et du rugby en particulier. Quant à son nouvel allié, P. de Coubertin, il milite inlassablement pour la promotion du sport « à l'anglaise » et pour les « valeurs » (force, courage, sang-froid, fair play) censées être véhiculées par le rugby.
Le troisième trait caractéristique du rugby français tient aux aléas de sa diffusion à l'intérieur du territoire, qui n'est pas sans liens avec une progressive perte d'influence des classes supérieures sur l'organisation générale du jeu. Si dans un premier temps le rugby s'implante dans toute la France - notamment dans le Nord (Bourges, Rouen, Le Mans, Béthune, Saint-Quentin) et, on l'a vu, à Paris (dans les premiers championnats organisés dans les années 1890, ce sont les équipes parisiennes qui, jusqu'en 1903, triomphent immanquablement) - le mouvement tend à s'inverser vers la fin du xixe siècle au profit du Sud-Est (la région de Perpignan) et surtout du Sud-Ouest (Pau, Bayonne ou Agen, et bien entendu Bordeaux). Les nombreux résidents anglais, banquiers ou négociants, jouent au rugby, entraînent des joueurs, fondent ou président des clubs, importent des techniques et des méthodes d'outre-Manche. L'anglomanie de la bourgeoisie bordelaise, dont l'écrivain François Mauriac sera un témoin amusé, fait beaucoup pour l'implantation du rugby en Gironde. Mais en se diffusant le long des grands axes de communication (et notamment fluviaux, à l'image de la Garonne), le rugby s'implante dans des localités de taille plus restreinte et touche des pratiquants d'origine plus modeste. La Ligue girondine d'éducation physique, fondée par le Dr. Tissié à partir d'associations sportives bénéficiant du soutien de notables radicaux et de réseaux républicains et laïques, constitua un allié de poids : elle se donnait pour tâche de développer le sport à l'école, mais dans sa version anglaise, en insistant sur le rugby. La composition socioprofessionnelle du rugby français actuel rend bien compte de cette évolution vers les classes moyennes et inférieures, mais la part des ouvriers y reste très faible. Contrairement au soccer, les joueurs d'origine maghrébine ou africaine restent sous-représentés, et le rugby féminin ne prend véritablement son essor qu'à partir des années 1960, n'intégrant la Fédération française de rugby qu'en 1989.
Intégrée en 1910 au Tournoi des Cinq nations (auprès de l'Angleterre, de l'Ecosse, du Pays de Galles et de l'Irlande), la France en a été exclue de 1931 à 1947 : on lui reprochait un niveau inacceptable de violence sur les terrains, ainsi que la distribution de rémunérations cachées en contravention avec les règles de l'amateurisme (shamateurism). L'Italie, qui a bénéficié de l'aide française, a rejoint la compétition désormais appelée Tournoi des Six nations en 2000. Il en existe une version féminine depuis 1996.
Contrairement à ce que l'on a pu constater dans la plupart des pays d'Amérique latine, ce n'est pas l'influence américaine mais l'influence anglaise qui s'est exercée pour l'essentiel en Argentine. Dans le domaine sportif, elle s'est notamment manifestée à travers l'implantation de nombreux sports, dont trois particulièrement emblématiques dans ce pays : le soccer, le polo et le rugby. Ces trois pratiques se partagent des fractions bien différentes de la population ; mais il est impossible d'analyser les transferts culturels liés à la diffusion du rugby sans évoquer, certes brièvement, ceux liés à la diffusion du soccer et du polo.
À partir des années 1830, l'Argentine a connu une remarquable croissance économique, portée à la fois par une immigration de grande ampleur et par un capitalisme agro-alimentaire tourné vers l'exportation. Les mouvements migratoires, surtout à partir des années 1860, étaient d'origine essentiellement latine ; en 1914, on comptait déjà environ un million d'Italiens et 800 000 Espagnols, alors que le nombre d'immigrants français ou originaires d'Europe centrale était inférieur à 100 000. Les Britanniques, au nombre de « seulement » 40 000, se trouvaient donc largement supplantés numériquement dans un tel environnement, et ils n'ont jamais pu modifier de façon radicale le caractère essentiellement latin ou méditerranéen de la population ou sa culture politique. Ce sont eux, néanmoins, qui ont eu l'influence la plus considérable sur le développement économique et commercial du pays : à l'orée de la Première Guerre mondiale, l'investissement étranger en Argentine (400 millions de livres) provenait à 60 % de Grande-Bretagne. Il ne s'agissait nullement d'occuper un territoire, mais d'exploiter un marché et d'assurer, par l'imposition des règles du free trade et une forte présence capitaliste, à la fois un débouché pour les produits britanniques et une source d'approvisionnement en céréales et en viande de bœuf et de mouton. Dans cette perspective, les Anglais construisirent à grande échelle un réseau de chemins de fer rayonnant depuis Buenos Aires. Les commerçants qui s'étaient établis dans la capitale depuis le début du xixe siècle se trouvèrent progressivement à la tête d'une sorte d'empire informel qui se traduisait par la possession directe de la majorité des grandes entreprises, la construction des voies ferrées et l'importation de nombreux ingénieurs et techniciens. Certes, sur le plan culturel, l'influence anglaise restait assez modeste par rapport, notamment, à l'influence française, mais c'est sur le plan sportif qu'elle a trouvé à s'exercer le plus pleinement.
Comme ce fut le cas dans de nombreux pays au milieu du xixe siècle, les débuts du rugby en Argentine sont difficiles à distinguer de ceux du soccer, dans la mesure où les deux codes peinent encore à se différencier. Les données historiographiques relatives au rugby argentin sont très clairsemées et pas toujours fiables, et lorsque le terme « football » est utilisé dans des documents administratifs ou dans la presse, il renvoie à des formes de jeu de ballon dont les règles ne sont pas encore officiellement fixées au niveau national comme au niveau international. Par ailleurs, ce sont souvent les mêmes clubs qui prennent en charge la version rugby ou la version soccer, lorsque celle-ci est mentionnée : il s'agit pour l'essentiel de structures plus anciennes créées par les Britanniques et animées presque exclusivement par eux, qui proposent aussi bien du cricket, du tennis ou de l'aviron ; c'est cette communauté d'expatriés qui fut notamment au point de départ de la diffusion des sports collectifs de ballon en Argentine. Parmi les plus connus, on trouve les clubs de cricket, comme le Buenos Aires Cricket Club, qui se développe au début des années 1860, ou le Rosario Cricket Club, où le soccer et le rugby étaient également proposés. Certaines personnalités ont su donner l'impulsion nécessaire au développement de ces activités. C'est notamment le cas d'un certain Thomas Hogg, dont le père avait créé un club de cricket dans la capitale en 1819, et qui a poursuivi le mouvement de diverses façons : en fondant le premier club de golf de l'Amérique latine, en créant avec son frère James, en 1867, le Buenos Aires Football Club (BAFC) au sein du très chic Buenos Aires Cricket Club, et en organisant des rencontres de rugby. C'est probablement au sein du BAFC qu'il semble qu'une première partie de rugby ait été disputée, le 14 mai 1874, selon les règles édictées trois ans auparavant par la Rugby Football Union : l'équipe du « Señor Hogg » affrontait celle du « Señor Trench », et tous les joueurs étaient Britanniques. D'autres équipes, tout aussi éphémères, se rencontrent la même année (« Bancos » contre « Ciudad », « Inglaterra » contre « Mundo »), avec des effectifs variant entre 11 et 13 joueurs. Mais lorsqu'en juin 1886 Rosario rencontre Buenos Aires, chaque équipe comprend 15 joueurs : 1 arrière, 3 « arrières centre », 2 demis et 9 avants ; le dispositif classique (1-4-2-8) n'est adopté qu'en 1894. L'affrontement Rosario/Buenos Aires est organisé tous les ans, mais cette régularité reste encore une exception, les clubs s'invitant les uns les autres au gré des circonstances.
Par comparaison avec le développement du soccer, celui du rugby a été nettement plus lent. Un véritable championnat n'est mis sur pied qu'en 1899, à l'initiative d'un comité issu du BAFC, afin d'organiser de façon plus formelle les rencontres annuelles qui n'ont encore lieu qu'entre un petit nombre de clubs ; il s'appelle le River Plate Rugby Union Championship, car l'équipe du Montevideo Cricket Club y participe. Le premier champion de rugby devient à cette occasion le Lomas Athletic Club - qui avait déjà été, en 1893, le premier champion de soccer argentin. La 1ère division date de 1899, la 2ème de 1906 et la 3ème de 1925. Le jeu essaime ensuite à l'intérieur du pays, et il est possible de donner naissance, en 1928, à une union régionale appelée Santa Fe Rugby Union, remplacée par la suite par la Unión de Rugby de Rosario4.
Le rôle du système éducatif a également été fondamental pour les débuts du rugby, autant qu'il l'a été pour ceux du soccer. Mais alors qu'il s'est assez rapidement restreint pour le soccer, il n'a cessé de s'accentuer en matière de rugby. De nombreux collèges anglais (notamment la Buenos Aires English School, la Belgrano Day School, St George College) furent rapidement rejoints par bien d'autres établissements non anglais, également conçus sur le modèle des public schools britanniques, grâce aux efforts d'une Liga Atletica Intercolegial ; appuyée par le Club Universitario de Buenos Aires, la Liga y diffusa largement les règles du jeu et les statuts du rugby. Les premiers championnats entre collèges permettent ainsi de former un grand nombre de joueurs qui intègrent ensuite les séries supérieures (la grande équipe des Old Georgian était constituée d'anciens élèves du St George College), voire la sélection nationale. Du fait de ce recrutement particulier, on comprend que la composition sociale des équipes de rugby soit bien différente de celle des équipes de soccer. Ces dernières, après avoir appartenu dans un premier temps à la classe moyenne (anglaise), ont ensuite recruté pour l'essentiel dans les classes populaires, en s'appuyant notamment sur une population immigrée très importante et en constant renouvellement. À l'inverse, le rugby conserve une attitude élitiste, et lorsqu'il se développe dans les sphères « non britanniques », il intéresse davantage les populations des classes moyennes et supérieures. Contrairement au soccer, qui s'était converti très tôt à des pratiques professionnelles propres à rebuter les membres des clubs anglo-argentins de la haute société, le rugby restait farouchement attaché (officiellement jusqu'en 1995) à l'ethos amateur.
Est-ce pour cette raison que, à l'inverse de ce qui s'est produit pour le soccer et le polo, le rugby n'a jamais été le vecteur d'une « identité argentine » forte ? Le soccer n'était pas seulement marqué par le professionnalisme : il s'est développé en association étroite avec les barrios et la politique locale, s'est nourri du stéréotype d'un jeu « typiquement argentin » fondé sur l'improvisation et la créativité (par opposition à un style « typiquement anglais » jugé plus mécanique et figé), a construit son image en référence aux gauchos et à la pampa et a développé une identité « créole » excluant les Britanniques et leur système éducatif. Quant au polo, par nécessité réservé aux classes les plus favorisées compte tenu du coût d'entretien d'une écurie de poneys, il s'est évidemment enrichi au contact de la culture de la pampa, mais à partir d'une autre forme d'hybridation, qui se trouvait réalisée dans la personne de ces Anglo-Argentins, de nationalité anglaise mais vivant en Argentine, qui ont appris à monter les chevaux à l'école des gauchos et de leur culture - sorte de mélange entre le « sauvage » (dont on ne retient que les vertus) et le « civilisé » dépositaire de la culture anglo-saxonne.
On chercherait en vain des stéréotypes identitaires de ce type en matière de rugby argentin. La réglementation concernant l'origine des joueurs en constitue un témoignage intéressant. En 1907, on considérait comme Argentin « tout joueur né en Amérique du Sud, et comme Britannique tout joueur né sous le drapeau britannique ou nord-américain, ou des sujets britanniques ou nord-américains qui ne sont pas nés en Amérique du Sud ». L'année suivante est introduite la notion d'Extranjeros : les Argentins sont « les hommes nés dans le pays » et les étrangers « ceux qui sont nés en n'importe quelle région du monde ». Les confrontations entre clubs argentins et clubs étrangers cessent en 1939. Quant à un « style de rugby argentin », si toutefois cela a un sens, il semble plutôt influencé par le plus haut niveau mondial, notamment depuis que l'Argentine dispute le Tournoi des Four Nations aux côtés de la Nouvelle-Zélande, de l'Australie et de l'Afrique du Sud.
De façon très classique, les premiers temps de la diffusion du rugby en Afrique du Sud ont suivi les voies habituelles de l'expansion impérialiste britannique : à l'image notamment du cricket, le rugby était pratiqué par les colons pour les colons, dans le souci de maintenir les liens culturels avec la métropole. Par la suite, son extension progressive au sein des élites locales, favorisée par l'action des missionnaires et des écoles réservées aux Noirs des classes sociales favorisées, a rempli, de façon plus ou moins consciente et concertée, une fonction « civilisatrice » visant à inculquer aux indigènes les codes sociaux et moraux jugés adéquats. Néanmoins, la situation spécifique de l'Afrique du Sud, marquée par l'opposition extrêmement conflictuelle entre Britanniques et Afrikaners5, a eu de fortes répercussions sur l'implantation du rugby ainsi que sur son appréhension culturelle par les populations concernées, notamment par rapport au cricket.
Comme ce fut le cas dans bien d'autres pays, les premières parties de « football » qui furent disputées dans les années 1860 n'avaient pas encore choisi de code bien défini. Mais assez vite, on trouve la trace d'influences plus spécifiquement rugbystiques ; par exemple, un des premiers internationaux anglais, William Henry Milton, introduisit le football pratiqué à Rugby dès son arrivée à Cape Town, en 1878. La suite est assez classique : le rôle des militaires dans la propagation du jeu, l'influence des public schools sur le modèle anglais, le relais pris par des clubs fondés, dans les années 1880, par d'anciens élèves -- et bien entendu la mise en place de structures administratives permettant d'organiser des compétitions formelles. La première instance fédérale, la Western Province Rugby Football Union (WPRFU) voit le jour en 1883, et en 1899 un South African Rugby Board (SARB) est chargé d'organiser des tournées, invitant des équipes britanniques à visiter cette parcelle d'Empire et à glorifier les liens avec la métropole. L'Afrique du Sud gagne son premier Test match en 1896, et c'est à cette occasion que l'équipe nationale arbore pour la première fois son maillot vert, signe distinctif de ceux que l'on appellera plus tard les « Springboks ». Ces derniers font en 1906-1907 une tournée victorieuse dans les Îles britanniques et s'imposent progressivement comme les meilleurs du monde - au moins jusqu'en 1956, date à laquelle ils sont détrônés par les Néo-Zélandais.
De leur côté, les Afrikaners découvrent le rugby avec passion et le diffusent largement dans les régions de Cape Town et, surtout, à l'université de Stellenbosch dans les années 1890. Dès le début du xxe siècle, les équipes sont plus fréquemment originaires du Transvaal et de l'État libre d'Orange. De « sport impérial », le rugby devient de plus en plus « sport national ». La tournée victorieuse de 1906-1907 eut pour conséquence, après le traumatisme de la guerre des Boers, de resserrer les liens entre Blancs : des Afrikaners jouaient dans l'équipe aux côtés des Britanniques, le capitaine lui-même était afrikaner, et il arrivait aux joueurs de communiquer entre eux en afrikaans pour dissimuler leurs choix tactiques.
Les raisons de la montée en puissance du rugby afrikaner sont multiples et parfois difficiles à identifier si l'on ne veut pas verser dans un essentialisme excessif. Mais il est possible de les regrouper autour d'une symbolique mélangeant revendications nationalistes et conception particulièrement affirmée de la masculinité. L'université de Stellenbosch a joué le rôle de contrepoids par rapport à l'université anglophone du Cap : elle fut longtemps le lieu privilégié où pouvaient se retrouver un nombre important de joueurs mâles, issus de la classe moyenne, ayant suffisamment de loisirs pour pratiquer une activité physique dans un contexte mêlant valeurs de la « chrétienté musculaire » et idéologie nationaliste. Le rugby constituait une activité culturelle, au même titre que la danse folklorique (volkspele) ou la musique populaire afrikaner (boermusik), diffusée de façon très volontariste dans tout l'Afrikanerdom au moyen de tournées dans les provinces, où les enseignants élevés dans le culte du rugby à Stellenbosch venaient porter la bonne parole. Le relais fut pris, à partir des années 1930, par l'université de Pretoria (Transvaal), lorsqu'elle fut transformée en institution ouvertement nationaliste (alors qu'elle était au départ bilingue). Ce nationalisme plonge évidemment ses racines dans la guerre des Boers qui, au-delà des massacres qu'elle a provoqués, s'est prolongée par des tentatives de confinement des Afrikaners (notamment la « doctrine » préconisée et appliquée par Cecil Rhodes). Mais il faut y ajouter les effets d'un fort développement capitaliste et de la domination anglophone dans les secteurs économiques et culturels les plus importants, qui ont abouti au resserrement d'un peuple autour d'une valorisation identitaire (revitalisation d'une histoire commune, d'une langue et d'une culture partagées) et à la mise en place de réseaux complexes d'organisations économiques et culturelles ouvertement nationalistes.
Dans un tel contexte, pourquoi le rugby a-t-il occupé une place aussi éminente, alors qu'il constituait l'incarnation la plus parfaite - avec le cricket6 - de l'hégémonie impériale britannique ? Outre le fait qu'il n'existait pas d'autre sport disponible à partir duquel développer une identité afrikaner forte (les tentatives de revitalisation de pratiques traditionnelles - jukskei - sont restées limitées), il était plus commode d'utiliser un sport anglais, de lui donner des traits jugés spécifiquement afrikaners et de tenter de battre les Anglais à leur propre jeu. Mais que faut-il entendre par « spécifiquement afrikaner » ? C'est ici que pointe le risque d'une interprétation essentialiste. On peut toutefois mentionner, avec toute la prudence requise, que certaines « valeurs » issues des propriétés formelles du rugby en tant que sport collectif de combat (force, courage, vaillance...) se trouvaient en accord avec une idéologie pionnière et conquérante forgée au sein d'une histoire douloureuse ; il est vrai que le rugby afrikaner a moins insisté sur le versant de la sportivité (être gentleman et jouer fair play) que sur celui de la brutalité des affrontements, voire même de la tricherie. Par ailleurs, alors qu'en Australie ou en Nouvelle-Zélande les pratiquants (anglophones) avaient l'impression de participer à une entité plus vaste (l'Empire britannique), les Afrikaners ne représentaient qu'eux-mêmes, s'adossant à une idéologie nationaliste dont la dimension anti-impérialiste n'était pas négligeable ; la défense du maillot Springbok allait souvent de pair avec l'appartenance au Parti national.
Cependant la focalisation sur le couple Britanniques/Afrikaners ne doit pas faire oublier qu'existait un « rugby noir » - catégorie qui, en Afrique du Sud, excluait les Indiens7. Au début du xxe siècle, le rugby devint le premier sport pratiqué par les Métis dans certaines régions de Cape Town, où se mélangeaient des communautés musulmanes et chrétiennes. Il fallut en tenir compte au niveau de la représentation fédérale : la Western Province Coloured Rugby Football Union (WPCRF, 1886) était essentiellement de composition musulmane, sans pour autant exclure formellement les non-musulmans ; de son côté, la City and Suburban Rugby Union (CSRU, 1898) n'admettait en revanche aucun joueur musulman, au moins jusqu'en 1960. Ce « rugby métis » était célèbre pour développer une version particulièrement virile de la « chrétienté musculaire » : relations fréquentes des clubs avec des gangs organisés, importance de la tricherie, manœuvres d'intimidation des équipes adverses ou des arbitres, et d'une façon générale atmosphère carnavalesque entourant la pratique, qui n'est pas sans évoquer le cricket dans la Caraïbe ; mais en Afrique du Sud, le rugby n'a jamais eu la force unificatrice entre non-Blancs qu'a eu le cricket dans la Caraïbe. Devant la vitalité de ce rugby, les promoteurs du sport blanc mirent en place une politique de séparation et de ségrégation, qui se révéla d'autant plus efficace que les divisions ne manquaient pas au sein de la communauté noire elle-même, comme en témoigne l'éclatement de ses instances représentatives. Par ailleurs, la pratique des femmes noires était interdite - version encore plus sévère de l'ostracisme dont souffraient les femmes au sein de la communauté blanche. On le voit, le dispositif discriminatoire traversait - et traverse encore - toutes les couches de la société sud-africaine.
La politique d'apartheid mise en place après la Seconde Guerre mondiale constitue le prolongement, certes amplifié et systématisé, des dispositifs progressivement instaurés auparavant, caractérisés par le confinement des Noirs dans des positions sociales, politiques ou économiques inférieures, l'interdiction du droit de vote et l'exclusion de la possession des terres ou de l'exercice de certaines professions ; le domaine sportif n'y échappait guère, raréfiant les contacts entre Blancs et Noirs et supprimant les moyens matériels de ces derniers. En matière de rugby, les bons résultats malgré tout remportés par les équipes composées de joueurs noirs, considérés par les Blancs comme une menace, ne firent que renforcer le processus. De ce point de vue, les Afrikaners - qui avaient réussi, au cours des années 1960, à renforcer leur présence et leur pouvoir au sein des instances dirigeantes du rugby sud-africain - se trouvaient objectivement les alliés de la population anglophone, et ce d'autant plus qu'ils avaient sur la question de l'apartheid une position encore plus radicale. Le geste hautement symbolique, et médiatiquement très diffusé, de Nelson Mandela, revêtu du maillot Springbok, remettant à François Pienaar, le capitaine (afrikaner) de l'équipe nationale, la Coupe du monde de rugby 1995, ne doit malheureusement pas faire illusion : la place des non-Blancs dans le rugby sud-africain est loin d'être assurée.
Le rugby est un sport secondaire en Amérique du Nord. Largement supplanté par le baseball, le football (dans sa version américaine ou canadienne), le basketball, le lacrosse et même le soccer, il occupe une position marginale qui ne milite pas, à priori, pour qu'on lui attribue un intérêt particulier. Or, précisément, cette marginalité n'est pas sans poser d'intéressants problèmes d'un point de vue culturel.
Le rugby apparaît au Canada dans les années 1860, dans le sillage d'immigrants britanniques et des membres de garnisons (régions du Québec et de l'Ontario), ou de la Royal Navy dans les zones côtières de Colombie britannique et des provinces Maritimes (notamment Halifax en Nouvelle-Écosse). Le rôle moteur du Québec et de l'Ontario se manifeste par l'organisation des premières rencontres à Montréal, par la publication pour la première fois au Canada des règles du rugby (1864) sous les auspices de l'université de Trinity College à Toronto, et par la création en 1868 du Montréal Football Club. Le premier match interprovincial est disputé en 1875 entre le Québec et l'Ontario, et des échanges commencent à se produire avec les universités américaines - par exemple en 1875 avec la rencontre à Cambridge, Massachussetts, entre les deux équipes de McGill (Montréal) et Harvard8. Bien que démarrant plus tardivement (son Union régionale ne sera formée qu'en 1889), la Colombie britannique se révèle progressivement la province la plus dynamique. D'autres fédérations régionales suivent ensuite le mouvement : provinces Maritimes, Alberta, Saskatchewan (1890), Manitoba (1892). Enfin, tout au moins dans un premier temps, le rugby canadien bénéficie de la confrontation avec le rugby américain, à travers des échanges côtiers à l'Est comme à l'Ouest. Après le coup d'arrêt produit par les deux guerres mondiales, le rugby canadien reprend des couleurs et se diversifie en développant le rugby à VII, le rugby féminin (avec l'organisation de championnats régionaux en 1983 et d'un championnat national en 1987) et le rugby réservé aux juniors (surtout en Colombie britannique)9.
On peut raisonnablement induire de ce bref rappel historique que l'influence anglaise, dans la période de diffusion des sports qui nous intéresse, aurait dû normalement être suffisamment importante pour conduire à une implantation conséquente du rugby dans la majeure partie de l'Amérique du Nord ; n'oublions pas que le cricket était, avant que le baseball ne vienne le détrôner, le premier sport pratiqué aux États-Unis. Pourquoi le rugby a-t-il subi le même sort ?
Les spécificités du territoire canadien sont souvent invoquées : de vastes étendues de territoire avec une population par endroits très clairsemée (ce qui limite les possibilités de réunir d'importants effectifs de joueurs), ainsi qu'un climat hivernal rigoureux. Il est vrai qu'au Canada, ce sont les « sports d'hiver » qui dominent, et que le rugby s'est mieux implanté en Colombie britannique du fait de son climat relativement tempéré permettant des saisons plus longues. Mais cette explication montre vite ses limites, dans la mesure où le lacrosse, par exemple, ne semble pas avoir souffert de ces contraintes.
Plus intéressante est la voie offerte par la confrontation avec certains sports aux propriétés formelles relativement proches, venus des États-Unis, et qui s'est notamment manifestée de deux façons : d'une part avec l'emprise croissante du football américain, qui est lui-même une adaptation locale du rugby (cf. infra), et d'autre part avec la création d'un « football canadien », qui constitue une autre forme d'adaptation du rugby mais, cette fois-ci, par les Canadiens. Dans les années 1870, ce sont différentes formes de « football » qui tentent de s'acclimater sur l'ensemble du territoire et qui adoptent, en fonction des régions concernées, tel ou tel ensemble de règles issues du rugby ou du soccer britanniques. Il devient alors de plus en plus difficile d'organiser des rencontres entre Montréal, Toronto, Québec, Ottawa ou Halifax. Dans ce contexte bigarré, les villes de Montréal et de Toronto furent les seules à adopter une forme de football à peu près semblable (fondée sur une interprétation particulière des règles du rugby), autorisant de ce fait des rencontres suivies. Les liens qui se tissent alors entre l'université de McGill (Montréal) et Harvard donnent lieu à des influences croisées : d'une part le football américain, encore dans l'enfance, adopte des solutions du football canadien, et d'autre part ce dernier s'empare volontiers de solutions qui transforment progressivement le jeu canadien en une sorte d'hybride entre rugby britannique et football américain. Du côté de Toronto, les influences croisées se font davantage entre rugby et soccer, mais la rencontre avec le football américain produit des résultats similaires à ceux que connaissait à la même époque Montréal : la création d'un jeu, le football canadien, qui se démarquait à la fois des influences britanniques (rugby et soccer) et des influences américaines (football) et qui revendiquait une identité toute canadienne. Dans ce contexte, le rugby lui-même, trop marqué par ses origines, avait peu de possibilités de s'installer en tant que sport majeur.
En ce qui concerne les débuts de l'implantation du rugby, la situation des États-Unis ressemblent beaucoup à celle du Canada et reproduit pour l'essentiel le schéma hérité de la Grande-Bretagne : rôle fondamental des collèges et des universités, mainmise des élèves et des étudiants sur l'organisation du jeu, opposition entre équipes quant au choix des règles (ici, plutôt football ou plutôt rugby). Sur ce dernier point, l'affrontement est particulièrement net entre Yale et Columbia d'un côté, Harvard de l'autre. C'est d'ailleurs pour rompre un certain isolement qu'Harvard initie des contacts, on l'a vu, avec McGill dès 1874. Dès cette époque, des critiques se manifestent à l'encontre du rugby, jugé trop brutal (ce qui est assez savoureux quand on sait ce que deviendra le football) et surtout peu « américain », alors que le football est une création qui ne doit rien à l'ancienne puissance coloniale (ce qui tend à oblitérer ce qu'il doit au rugby). Le mouvement général est alors au remplacement du rugby par le football en tant que sport universitaire, à l'exception toutefois de la Côte Ouest, Berkeley et Stanford profitant de leurs liens avec les équipes importantes de la Colombie britannique ; mais cette « filière West Coast » reste isolée, d'autant que les modifications des règles visant à atténuer le degré de violence dans le football redonne à celui-ci quelque légitimité10. Malgré ses efforts pour reprendre contact avec les institutions scolaires et universitaires de la Côte Est, le rugby tend alors à se marginaliser. C'est dans ce contexte peu favorable qu'il a eu tendance à renforcer les traits caractéristiques qui en font un sport « autre », « différent » - et qui, de façon inattendue, lui ont redonné une certaine visibilité dans le sillage des bouleversements culturels des années 1960.
En effet, ces traits caractéristiques, qui étaient déjà présents dès le début du xxe siècle, permettent tout d'abord d'assimiler plus nettement le rugby à la culture estudiantine, dans la mesure où il est organisé et financé par les étudiants eux-mêmes, et non par les institutions universitaires. Cette dimension subsiste encore de nos jours : à la fin des années 1990, environ 95 % des joueurs américains venaient des collèges (50 % d'entre eux ayant des diplômes) et les deux tiers percevaient un revenu annuel supérieur à 50 000\$. Par ailleurs, si le rugby est vu comme un sport « différent », c'est par sa capacité à résister à la tendance générale du sport américain, qui consiste à favoriser la commercialisation du jeu, sa professionnalisation, son organisation hyper-rationnelle (rôle des statistiques, du coaching), bref, ce que certains ont identifié comme étant la disparition du jeu au profit du travail. En revendiquant l'amateurisme, l'auto-organisation, la consommation d'alcool ou les conduites agitées lors des « troisièmes mi-temps », le rugby s'est trouvé en phase avec « l'esprit des années 60 » tel qu'il s'est notamment manifesté dans les universités - notamment Stanford et Berkeley, où s'exprimaient le plus clairement les aspirations de la « contre-culture ». C'est pendant cette période que se met en place un rugby féminin, qui atteint un tel niveau d'excellence que l'équipe nationale remporta en 1991, face à l'Angleterre, la première Coupe du monde de rugby féminin.
Dans le courant des années 1970, les instances organisatrices du rugby américain, s'inquiétant de l'image négative susceptible d'être véhiculée par des pratiques jugées excessivement transgressives, tentent d'instaurer davantage de planification et de contrôle en créant la USA Rugby Football Union (1975), en mettant sur pieds une équipe nationale (les « Eagles » joueront un premier match contre l'Australie en 1976, puis contre la France et le Canada), en favorisant les compétitions universitaires (un premier championnat universitaire a lieu en 1980) et en créant un championnat de clubs. Cette reprise en main accentue les relations antagonistes avec le football, les deux sports se disputant plus âprement les ressources financières et les terrains. Les succès du rugby féminin, et surtout l'irruption du professionnalisme en 1995 constituaient à priori des arguments dont le rugby pouvait se prévaloir pour revaloriser son image dans un pays où la dimension commerciale et médiatique du sport, ainsi que le goût pour son organisation hyper-rationnelle, étaient aussi solidement implantés. Or, il n'en a rien été. Malgré ces « progrès », le rugby est resté un sport « différent », ou au moins jugé comme tel. Il a certainement souffert de son caractère importé, face à un football qui, non seulement s'implantait de plus en plus solidement, mais encore réussissait à s'installer auprès du baseball en tant que sport spécifiquement américain, ne devant rien à l'étranger. C'est toute l'ironie de cette histoire, quand on sait que le football n'aurait probablement jamais existé sans le rugby, ni le baseball sans divers dérivés du cricket ; mais cela illustre bien ce qui est à l'œuvre dans cette forme de récupération culturelle dont la fonction est essentiellement de renforcer une identité nationale.
Dans ce texte, nous utiliserons systématiquement le terme de soccer (version nord-américaine du football) à la place de celui de football, réservé au football américain.
En utilisant le critère plus restrictif de « pays où le rugby est le sport principal », la liste se limite, pour la zone atlantique, au Pays de Galles, à l'Irlande et à l'Afrique du Sud.
Cette dernière finira par prendre le dessus.
Les données historiques sur le développement du rugby argentin font gravement défaut. On pourra néanmoins consulter Cien años de la Union Argentina de Rugby, Edición oficial de la UAR, Buenos Aires, Manrique Zago Ediciones, 1998.
La « guerre des Boers » (1899-1902) a été la plus sanglante de l'histoire coloniale britannique.
Il a fallu attendre 1935 pour que le cricket sud-africain affirme sa supériorité internationale, alors que les Springboks s'étaient distingués quelques décennies auparavant : sans doute faut-il y voir une des raisons de la prééminence symbolique du rugby en Afrique du Sud.
Une précision s'impose ici. Quatre groupes principaux de population sont distingués en Afrique du Sud : les Africains, premiers occupants (environ 75%) ; les Métis, Sud-Africains de sang mêlé ou descendants d'esclaves provenant de contrées actuellement dénommées Malaisie, Indonésie ou Sri-Lanka (10%) ; les Indiens, descendants des travailleurs sous contrat (indenture workers) et vivant en majorité au Natal mais rejoints ensuite par des Indiens « libres » (2%) ; les Blancs, d'origine européenne, répartis en Afrikaners et population d'origine britannique.
Il est intéressant de noter qu'à cette occasion, ce sont les Canadiens qui transmettent les règles du rugby à leurs homologues américains.
La fédération actuelle représentant le rugby canadien s'intitule Rugby Canada depuis 1974 ; elle a remplacé en 1929 la Rugby Union of Canada, laquelle s'était substituée à la Canadian Rugby Football Union née en 1884.
Berkeley finit par lâcher Stanford et retourner au football.