L’Atlantique ovale ou les transformations du rugby
À partir du foyer britannique, et en concomitance avec la création du football/soccer, le rugby se...
La diffusion du baseball hors du pays qui l'a vu naître peut paraître assez déroutante, si l'on envisage la planète entière : très faible dans les pays européens et, d'une façon générale, si l'on excepte le cas particulier de l'Amérique du Nord, dans les pays d'expression anglaise, elle est massive dans la zone caraïbe et une partie de l'Amérique latine, et surtout dans des pays asiatiques pourtant géographiquement et culturellement bien éloignés - le Japon et Taiwan au premier chef, mais aussi, bien que de façon plus modeste, la Corée ou la Chine continentale.
Si l'on s'en tient à l'aire atlantique, l'argument de la proximité géographique semble à priori retrouver quelque importance, surtout si on lui adjoint l'intensité des liens économiques : à peu près absent des côtes africaines, le baseball est devenu un sport majeur, voire souvent le sport le plus pratiqué, dans la région caraïbe et à proximité (Cuba, République dominicaine, Porto Rico, Mexique et, dans une moindre mesure, Venezuela, Nicaragua, Panama ou Brésil). Mais bien entendu, les flux culturels liés au baseball dans l'ensemble de l'aire atlantique sont bien trop complexes pour pouvoir être ramenés aux seules dimensions géographique et économique, même si elles ont pu jouer un rôle important - que l'on retrouve aussi, notamment, pour le Canada. Soulignons d'un côté que, dans la Caraïbe, la répartition entre cricket et baseball s'est étroitement calquée sur les zones d'influence économiques et culturelles respectives de la Grande-Bretagne et des États-Unis : la Jamaïque, la Barbade, Trinidad et Tobago, Îles du Vent et sous-le-Vent pour la première, Cuba, République dominicaine et Porto Rico pour les seconds1. Mais d'un autre côté, les premiers artisans de l'implantation du baseball au Brésil ne sont pas les Américains, mais les Japonais, ce qui n'a pas manqué d'imprimer aux modalités du baseball brésilien quelques singularités intéressantes. Par ailleurs, si les États-Unis ont eu une influence directe sur l'implantation du jeu au Mexique, au Venezuela, au Brésil, en République dominicaine et bien entendu à Cuba même, ce dernier pays a très fortement contribué, par ses propres actions, à sa diffusion en République dominicaine, au Mexique et au Venezuela. Quant aux relatives difficultés d'implantation du jeu en Grande-Bretagne, elles renvoient à l'histoire complexe des relations entre cricket et baseball et aux puissantes affirmations identitaires qui se sont attachées à la pratique de ces deux sports de chaque côté de l'Atlantique ; d'une certaine façon, ce champ de conflits culturels s'est également illustré, à sa manière, au Canada, à travers le mélange des influences britannique et américaine.
On le voit, la référence à des dimensions géographiques, économiques ou culturelles, certes indispensables en tant que cadres généraux d'explication, ne saurait faire oublier que viennent parfois s'y insérer des histoires singulières.
Cuba semble avoir été la première des îles caraïbes à s'intéresser au baseball, à travers un processus général très répandu dans le domaine de la diffusion des sports : les premiers importateurs du jeu sont des individus issus des classes supérieures cubaines ayant passé quelques années dans des universités américaines pour parfaire leur éducation. La proximité géographique facilitait évidemment ce genre de contacts. Dans cette perspective, les historiens mettent le plus souvent en exergue trois histoires remarquables.
Nemeso Guilló, son frère Ernesto et Teodoro de Zaldo partirent en 1858 faire leurs études au collège de Springfield (Alabama). Six ans plus tard, ils ramenèrent à Cuba une balle et une batte de baseball et fondèrent, au sein de cette fraction de la population cubaine aisée qui avait des relations privilégiées avec les États-Unis, quelques équipes informelles dont les joueurs arboraient les tenues vestimentaires prisées par les collégiens américains (pantalon d'entraînement, chemise blanche, cravate bleue ou rouge en fonction du club d'appartenance - ces deux couleurs étant des marqueurs d'opposition entre clubs rivaux, comme par exemple Habanera et Almendares). C'est d'ailleurs Teodoro de Zaldo qui contribuera à fonder l'Almendares Base Ball Club, dont la composition sociale était particulièrement élitiste.
Un autre personnage semble avoir eu un rôle notable dans les origines du baseball cubain. Esteban Enrique Bellán, membre du Habanera et proche de Guilló, excellent joueur, avait signé en 1871 un contrat avec ce qui, à l'époque, jouait le rôle d'une Major League américaine actuelle, la National Association's Troy Haymakers. Mais les connaisseurs le révèrent particulièrement pour avoir initié les premières confrontations officielles du baseball cubain, en faisant se rencontrer en 1874 le Habanera et un club de la région de Matanzas - rencontre à l'occasion de laquelle il fut le premier Cubain à réaliser trois home runs en un seul match.
Enfin, Emilio Sabourín, issu du même club que Bellán et Guilló, s'est beaucoup investi dans la structuration organisationnelle du baseball cubain en fondant la Liga de Béisbol Profesional Cubana et en organisant dès 1878 les premières compétitions officielles. Militant actif en faveur de l'indépendance cubaine, il détourna une partie des recettes de ces rencontres au profit de la guérilla menée par José Marti contre l'Espagne ; arrêté en 1895 et détenu dans une prison marocaine où il mourut deux ans plus tard, il fut probablement à l'origine, bien involontairement, de l'interdiction du jeu de pelota par les autorités espagnoles : le baseball et la contestation politique leur semblaient avoir partie liée, le jeu américain étant porteur d'une « modernité » menaçante.
Ces histoires édifiantes, dont la part légendaire n'est pas toujours facile à démêler, ont certainement joué un rôle important dans l'extraordinaire succès de l'implantation du baseball à Cuba, d'autant qu'elles ne se limitent pas aux trois cas que nous venons d'évoquer. Mais en se focalisant sur des parcours individuels, aussi remarquables soient-ils, on court le risque de négliger les effets spécifiques d'éléments, à la fois plus fondamentaux et plus opérants, qui mettent en scène la complexité des forces sociales, économiques et politiques alors en vigueur à Cuba. De ce point de vue, nous verrons qu'on peut grossièrement distinguer trois grandes périodes dans le développement du baseball cubain ; mais il faut auparavant dire quelques mots de ce qui en a constitué le creuset, à savoir la situation générale de cette partie de la Caraïbe et des multiples interactions avec les États-Unis.
Il convient tout d'abord de souligner l'importance primordiale des conséquences, en Haïti, de la Révolution française. La partie occidentale de l'île d'Hispaniola était une des colonies les plus florissantes de la monarchie française, essentiellement grâce à la culture de la canne à sucre réalisée par les quelques 500 000 esclaves noirs (sur une population de 600 000 habitants, en 1789). Les troubles suscités, dès les années 1720, par la violence du régime esclavagiste, atteignirent leur apogée à la suite de la Révolution française et de la révolte initiée par Toussaint Louverture, puis par son lieutenant le général noir Dessalines, pour aboutir finalement au retrait des Français et à l'indépendance de l'île en 1803. L'effondrement économique qui en résulta entraîna un transfert de la production de sucre au profit de Cuba, qui pouvait faire valoir quelques atouts en matière d'infrastructures (l'existence d'un réseau ferré qui, depuis le milieu du xixe siècle, était le plus développé de toute l'Amérique latine, ainsi que des relations commerciales et culturelles très importantes avec les États-Unis du fait de l'ouverture des ports cubains à l'étranger en 1817). À cela s'ajoutait l'influence d'une élite créole avide de modernité - cette modernité représentée de manière éminente par les États-Unis au détriment d'une Espagne considérée comme trop lointaine et arriérée.
On assista alors à un double mouvement : d'une part une très importante présence américaine à Cuba, à travers notamment la prise de contrôle de raffineries de sucre ou l'obtention de contrats (comme l'installation de l'éclairage au gaz à La Havane), et d'autre part une émigration considérable de Cubains vers les États-Unis, avec pour conséquence un resserrement très conséquent des liens entre les deux pays. En tant que trait d'union entre l'Europe et le Nouveau Monde, Cuba était depuis sa fondation une île très cosmopolite, mais c'est l'influence américaine qui s'y est fait sentir de façon prépondérante. Pourtant, de façon à priori surprenante, la première période de l'implantation du baseball a revêtu un certain nombre de traits qui évoquent davantage le cricket et la culture britannique2.
Cette « saccharocratie » d'entrepreneurs, le plus souvent américains mais parfois cubains, instaurait de forts liens commerciaux et culturels entre des villes comme Boston ou New York d'un côté, les ports de La Havane ou de Matanzas de l'autre. Elle n'était possible que grâce au travail produit par la très importante communauté d'esclaves noirs, qui fut à l'origine d'un foyer particulièrement actif de la culture afro-cubaine.
Dans ce contexte, l'adoption du baseball s'est faite dans un syncrétisme culturel assez remarquable. La pratique est d'abord favorisée par la création de clubs « à l'ancienne », qui regroupent des individus ayant des activités aussi diverses que la musique, la danse ou le sport. Les terrains de baseball étaient agrémentés d'une glorietta (construction tout à fait semblable à celle du pavilion en vigueur sur les terrains de cricket), d'où l'on pouvait regarder confortablement le match et où les membres du club recevaient les visiteurs à la fin de la rencontre, les régalant de repas fastueux, de danse, de musique et de déclamation de textes littéraires et poétiques. À cet espace social privilégié s'opposait celui des gradins disposés en plein soleil, appelés graderías ou tendidas de sol par analogie avec les arènes de courses de taureaux, et dont les occupants populaires commençaient déjà à s'adonner à la pratique des paris qui allait progressivement envahir le baseball. Par ailleurs, à l'instar des lieux où régnait le cricket dans la Caraïbe, les Noirs n'étaient admis dans les gloriettas qu'en tant que musiciens ou danseurs chargés de divertir les spectateurs. Certaines équipes (Habana, Almendares ou Fe) n'avaient pas de joueurs noirs. Ces derniers se rabattaient sur des structures qui leur étaient réservées, souvent gérées par des Blancs, mais en tant que professionnels ou semi-professionnels : l'amateurisme constituait un luxe hors de leur portée, ce qui leur laissait le choix entre émigrer au Mexique, dans la région de Yucatán, ou venir jouer dans les équipes nouvellement formées au sein des centrales, les raffineries de sucre à capitaux souvent américains qui mettaient sur pieds des équipes de baseball et proposaient des rémunérations aux joueurs noirs les plus talentueux.
Ainsi s'est réalisée une juxtaposition originale d'influences diverses, entre modernisme issu de l'influence américaine, pratiques évoquant plutôt la culture plus « archaïque » du cricket et apports culturels locaux (danse, musique et littérature3). Mais au tournant du siècle, ces traits caractéristiques originaux du baseball cubain disparaissent en grande partie au profit de l'adoption de structures plus modernes calquées sur celles du voisin américain.
Alors que la pratique amateure constituait le seul horizon du baseball cubain depuis ses débuts, on assiste dès la fin du xixe siècle à une croissance spectaculaire du professionnalisme, qui atteindra son apogée à l'orée de la révolution castriste. Spectacles sponsorisés par des entreprises, accès au stade plus accessible pour les classes populaires, ventes commerciales dans l'enceinte du stade, développement des paris, nouvelles perspectives d'ascension sociale pour des joueurs d'origine populaire, possibilité de passer d'un club à l'autre en fonction des propositions financières... Le baseball cubain s'engage résolument sur les traces du baseball américain. Pour comprendre cette évolution, il faut rappeler quelques éléments du contexte général.
Alors que dans les Antilles britanniques les relations entre Anglais et population locale n'étaient médiatisées par aucune tierce partie, à Cuba la présence espagnole a joué le rôle de repoussoir pour les Cubains qui adoptaient certains traits culturels américains, et notamment le baseball. Loin d'être un obstacle, la présence militaire américaine dans les ports cubains n'a donc fait que renforcer cette influence. Ce processus est d'autant plus remarquable que Cuba a connu une immigration considérable dans toute la première moitié du xxe siècle : alors que la croissance de l'industrie sucrière attirait des Noirs venus d'Haïti et de la Jamaïque, ce sont surtout des Espagnols, séduits par des opportunités d'emploi et des salaires relativement élevés, qui débarquèrent jusque dans les années 1930 (200 000 d'entre eux entre 1902 et 1907, pour une population totale de 1,5 million d'habitants). Or, ces derniers apportent dans leurs bagages la pratique du fútbol qui, à travers des structures professionnelles déjà bien en place, occupent tellement le paysage sportif cubain que les partisans du baseball finissent par se sentir menacés. La Ligue cubaine de baseball (professionnelle) n'est alors qu'embryonnaire : elle regroupe entre trois et cinq clubs qui s'affrontent dans l'Almendares Park devant une dizaine de milliers de spectateurs Noirs et Blancs.
Mais la riposte s'organise. L'homme d'affaires américain A. G. Spalding, qui avait rédigé un Spalding Guide faisant autorité, en propose en 1906 une édition espagnole, laquelle contribue (c'était le but recherché) à accélérer la vente de ses équipements sportifs. Les échanges avec les Negro Leagues américaines s'accélèrent : le marché cubain attire en effet de plus en plus de joueurs américains, moins en butte au racisme des supporters dans une société plus cosmopolite et plus ouverte.
Le baseball cubain acquiert progressivement le statut d'interlocuteur sérieux au niveau international - notamment à partir des victoires d'Almendares, en 1907 et 1908, sur des équipes majoritairement composées de joueurs des Negro Leagues, et de l'émergence de quelques joueurs cubains fameux (à l'instar de José de la Caridad Méndez, surnommé « El Diamante Negro »). Ses racines américaines de plus en plus mises de côté, le baseball peut accéder au statut de « sport cubain » et, à ce titre, accueillir les représentations et les idéologies nationalistes. Cette évolution générale s'est trouvée amplifiée par le développement des médias : dès la saison 1949-1950, des films tournés lors des confrontations au Grand Stadium de La Havane étaient développés et acheminés en quelques heures vers les théâtres et les cinémas de province ; à la même période, on dénombrait 575 000 postes de radios (soit un par ménage environ), et en 1951 14 000 postes de télévision. Pour autant, l'amateurisme ne disparaît pas et connaît même un âge d'or entre 1925 et 1945.
Si les principaux clubs de baseball (ceux de la Cuban League professionnelle) étaient regroupés dans les grandes villes, et notamment à La Havane, de nombreuses structures amateures se répartissaient sur l'ensemble du territoire. Ils se présentaient sous trois formes différentes. Les premières dépendaient des raffineries : chacune avait son stade, mais seules celles détenues par des Américains ou par des Cubains (les deux tiers de l'ensemble, les autres appartenant à des Espagnols) encourageaient le baseball. Ces centrales, devenues dès la fin du xixe siècle des entreprises modernes dirigées à partir de bureaux le plus souvent situés aux États-Unis, avaient remplacé les petites raffineries d'antan, les ingenios, que possédaient des propriétaires ruraux et qui utilisaient, au moins dans les premiers temps, des esclaves. S'inscrivant au sein d'une institution socio-économique complexe, le batey, les centrales associaient à la plantation de canne à sucre et aux usines de transformation un centre urbain regroupant logements, magasins et fournitures de services divers, et constituaient des entités relativement autonomes par rapport à l'État grâce à leur réseau ferré, leur police et leurs sources d'énergie électrique. Comprenant que la recherche du profit pouvait s'alimenter de la mise à disposition de loisirs pour leurs employés, les centrales proposaient une large palette d'activités sportives - et bien souvent les employés étaient recrutés sur la base de leurs qualités sportives et se voyaient proposer des emplois relativement peu prenants. Ainsi pouvait se renforcer, davantage que dans un club professionnel, l'impression de faire partie d'une véritable communauté.
À côté de ce « baseball des raffineries », on trouvait un baseball semi-professionnel, plus urbain que rural, moins déterminé par le calendrier de la production sucrière et financé pour l'essentiel par des producteurs et marchands de tabac qui utilisaient le jeu en tant que support publicitaire. Les pouvoirs publics (et notamment l'armée) s'y intéressaient suffisamment pour que ses structures soient incluses dans les programmes officiels du ministère chargé des sports. Acceptant aussi des joueurs noirs, ce baseball pratiquait un très haut niveau de jeu (comparable à celui de la Cuban League professionnelle).
Enfin, une troisième forme de baseball amateur se trouvait représentée au sein des social clubs, dans la continuité des structures « à l'anglaise » de la période précédente. Le plus célèbre d'entre eux, le Vedado Tennis Club, fondé en 1902, proposait des activités sportives (tennis, polo, squash et plus tard baseball) réservées aux membres de la haute société cubaine, dans un strict respect de l'ethos amateur, et organisait des rencontres d'abord informelles (pas de championnat officiel, mais une succession de matchs à enjeu limité, sponsorisés au coup par coup et récompensés par force coupes et trophées). Vers la fin des années 1910, l'émergence d'une Ligue Amateur contribua à structurer le mouvement et à lui donner à la fois une dimension plus populaire (davantage ouverte aux classes moyennes) et plus internationale (championnats permettant aux équipes de la Caraïbe, d'Amérique centrale et des États-Unis de se rencontrer).
C'est la vigueur de ce baseball amateur qui permit au jeu cubain de ne pas sombrer à l'issue de la révolution castriste.
L'implication de Fidel Castro dans le baseball cubain constitue probablement l'exemple le plus radical des liens qu'un chef d'État peut entretenir avec un sport très populaire dans le pays qu'il dirige. Cela est d'autant plus remarquable (et surprenant) qu'il s'agit en l'occurrence d'un sport américain, dans un pays parlant espagnol et qui s'était alors déclaré ouvertement en conflit avec les États-Unis. Avant son arrivée au pouvoir en 1959, Castro participait déjà aux derniers moments du baseball professionnel, apparaissant notamment en tant que joueur dans l'équipe des Barbudos. Par la suite, il affectait le port de casquettes de baseball, réalisait les premiers lancers de balle lors des compétitions nationales ou internationales, prenait parfois même d'autorité la première batte, voire participait entièrement à des matchs au niveau régional.
Pour le régime castriste, la difficulté résidait néanmoins dans le fait que le baseball était déjà inscrit profondément dans la société cubaine, qui révérait ses champions passés et présents et, d'après González Echevarría (1999 : 355), connaissait mieux l'histoire du jeu que celle du pays. La reprise en mains se fit en plusieurs étapes et entraîna de profondes transformations dans l'organisation du jeu cubain. Les décisions les plus spectaculaires furent la création, en 1961, de l'INDER (Instituto Nacional de Deportes, Educación Física y Recreación) et, surtout, la suppression des structures professionnelles du baseball (la Cuban League), en fonction du principe selon lequel « les joueurs ne sont pas des marchandises ». En réalité, cette mesure radicale n'eut pas pour conséquence la suppression de toute relation avec le baseball professionnel, dans la mesure où les liens avec les États-Unis ne cessèrent de se multiplier à cette époque.
Les accomplissements de ce baseball postrévolutionnaire restent néanmoins remarquables. L'environnement marchand qui régnait dans les stades régressent considérablement au profit d'une concentration sur le jeu lui-même. La discrimination raciale dans le recrutement des joueurs amateurs s'atténue énormément, même si dans la pratique ce processus fut long à se manifester et touchait moins les hautes strates de la hiérarchie. Le jeu se répandit dans toutes les parties de l'île, à l'occasion de la construction de nouveaux stades et de la création de nouvelles équipes. La production locale d'équipements (de la marque Batos), moins chers que les produits importés, fut imposée.
D'autres initiatives eurent des effets plus nuancés. Par exemple, la création d'Académies consacrées à la formation des jeunes joueurs eut aussi pour conséquence de « professionnaliser » la pratique et d'exclure les moins talentueux au profit de ceux qui avaient une chance d'intégrer l'équipe nationale - cette dernière constituant une des vitrines majeures du régime. Ceux qui étaient rejetés, n'ayant pas d'autre formation que sportive, se retrouvaient peu armés pour affronter le marché du travail. Par ailleurs, la pratique amateure était moins visible et plus dépréciée que la pratique professionnelle sur le plan international, même si toute forme de paiement des joueurs n'avait pas été abolie, les meilleurs étant « aidés » pour ne faire que du baseball - ils recevaient des gains en nature et en espèces4.
Il reste que le baseball, pendant la période castriste, ne s'est pas effondré, loin de là, et continue d'être le sport national, celui qui fait vibrer les Cubains. De ce point de vue, il semble avoir joué un rôle similaire à celui du cricket en Australie, en Nouvelle-Zélande ou dans certains pays de la Caraïbe (battre les Anglais, ici les Américains, à leur propre jeu) - en tout cas du point de vue du régime si ce n'est pas forcément du point de vue du peuple cubain lui-même.
On peut résumer les principales étapes de la diffusion du baseball en République dominicaine en faisant état de trois influences principales : celle des Cubains, celle des Cocolos anglophones et celle des Américains.
Il est surprenant de voir à quel point, dans cette partie du monde (la Caraïbe sous influence américaine), les modalités de l'implantation du baseball sont étroitement liées à l'existence d'une monoculture, celle de la canne à sucre. Les premières bases de l'industrie sucrière dans l'île que Christophe Colomb avait baptisée Hispaniola remontent au tout début du xvie siècle. Alors que les Espagnols utilisaient les richesses produites au profit exclusif de la métropole, appauvrissant progressivement le pays, les Français, qui étaient devenus propriétaires de la partie occidentale de l'île en 1697, avaient laissé les colons développer librement leurs affaires (et l'esclavage qui les rendaient possibles). Vers la fin du xviiie siècle, la partie française (Saint-Domingue) abritait plus de 700 ingenios employant 500 000 esclaves, alors que la partie espagnole (Santo Domingo) n'en comptait que 9 employant 600 esclaves.
Lorsque la république insurrectionnelle est proclamée à Cuba en 1868, des milliers de Cubains, souvent d'anciens propriétaires terriens, émigrent en République dominicaine et viennent renforcer l'infrastructure productrice en établissant des raffineries de sucre modernes et mécanisées. Nombre d'entre eux sont d'ardents pratiquants du baseball et fondent dans la foulée des clubs où se côtoient Dominicains, Américains et, surtout, Cubains. Comme à Cuba, les premiers pratiquants dominicains sont des jeunes gens issus de familles aisées ayant étudié dans les collèges et universités américains, et les affrontements entre clubs ont lieu sur des bases non professionnelles (les plus célèbres étant le Nuevo Club, l'Ozama, puis El Club Licey, ou l'Escogido), à l'image du cricket des Antilles sous influence anglaise. Mais la pression commerciale, dès les années 1920, instaure déjà un semi-professionnalisme : les joueurs font la quête dans les tribunes et se partagent les gains, et les compagnies commerciales imposent leur nom sur les uniformes (Presidente soutenue par les grands magasins El Presidente, Nika par une entreprise vendant de l'alcool, Delco Light par un fabricant de batteries et de générateurs). Mais les immigrés cubains ont eu une autre influence, dont les conséquences favorables sur la diffusion du baseball sont plus surprenantes : l'implantation du cricket.
La mise en service de nouvelles raffineries de sucre impose un recrutement important de main-d'œuvre, mais la population de l'île ne se presse pas à l'embauche : il faut faire appel à des travailleurs provenant des îles environnantes, lesquelles sont confrontées à un effondrement de leur industrie sucrière. La plupart d'entre eux viennent des possessions britanniques - Tortola, Saint-Kitts, La Barbade, Antigua, la Jamaïque, Trinidad - et sont souvent désignés sous le terme de Cocolos (Kokolous) pour les distinguer des travailleurs provenant des îles sous influence française. Regroupés dans les régions de San Pedro de Macorís et de La Romana, protestants (dans un environnement catholique), relativement éduqués et qualifiés, noirs de peau (donc aussi stigmatisés que la population haïtienne) et réceptifs aux mouvements révolutionnaires, ils s'appuient sur une tradition valorisant les sociétés d'entraide afin de renforcer leur identité culturelle. Certaines de ces sociétés ont pour objet principal la pratique du cricket, que les membres avaient appris dans leurs îles d'origine, et dans les années 1910 le cricket est le sport dominant. L'influence de ceux que l'on appelait alors « les Anglais » commence cependant à décliner dans les années 1920 et, surtout, à l'occasion de la Grande dépression : la baisse importante du prix du sucre impose le recours à une main-d'œuvre meilleur marché et les Cocolos sont petit à petit remplacés par des Haïtiens. Cédant du terrain, le cricket est progressivement supplanté par le baseball, mais les « Anglais » qui sont restés n'ont aucun mal à se reconvertir dans le sport américain, compte tenu de la proximité des propriétés formelles du cricket et du baseball, mais aussi du caractère plus rémunérateur de ce dernier. Malgré la quasi-disparition du cricket en République dominicaine, ce sont encore les descendants des Cocolos qui constituent le vivier de joueurs les plus brillants du pays.
Aux débuts du xxe siècle, la présence américaine s'intensifie dans le sillage des investissements réalisés dans l'industrie sucrière. En 1900, les États-Unis sont les principaux propriétaires des raffineries de l'île, ainsi que des infrastructures (ports et chemins de fer) qui permettent d'acheminer le sucre. L'endettement croissant de la République dominicaine à l'égard de ces investisseurs accentue sa dépendance et impose, à titre de garantie, une mainmise politique de plus en plus importante, qui culmine avec l'occupation du pays de 1916 à 1924. Les occupants, bien entendu, jouent au baseball et l'implantent, comme à Cuba, dans les raffineries qu'ils contrôlent. Mais la spécificité dominicaine se manifeste de deux façons différentes.
Il faut d'abord évoquer l'importance de la famille Trujillo, que les Américains avaient amenée dans leurs bagages. Le dictateur sanguinaire, au pouvoir de 1930 jusqu'à son assassinat en 1961, passe pour avoir détesté le baseball ; mais il avait compris le bénéfice qu'il pouvait en tirer du point de vue politique, en tant que moyen de détourner l'attention sur ses méthodes expéditives, et sa détestation du jeu n'était pas partagée par les membres de sa famille et son entourage, qui mêlaient étroitement baseball et politique et apportaient leur concours financier à l'un ou l'autre des deux grands clubs de la capitale (El Licey et Escogido), qu'ils considéraient comme des possessions personnelles. En 1937, Trujillo crée l'équipe des « Dragons » de Ciudad Trujillo en regroupant les meilleurs éléments du Licey et d'Escogido et en y adjoignant de grands joueurs des Negro Leagues américaines. D'autres clubs suivent le mouvement dans une spirale inflationniste suicidaire qui aboutit à l'effondrement du baseball professionnel en 1938. Mais les forces vives du baseball dominicain restent solides, portées par le fait que les meilleurs joueurs sont employés dans des clubs étrangers et par la vitalité du secteur amateur au sein duquel sont organisées des compétitions décentralisées (regionales). Sur le modèle cubain, une Dirección General de Deportes est créée en 1943, qui organise des compétitions entre quatre régions et parvient à mêler amateurisme et professionnalisme. Les compétitions internationales, que la République dominicaine remporte en 1948 et 1950, provoquent un afflux de moyens financiers et la mise en place d'une organisation structurée sous la houlette de la nouvelle Ligue dominicaine de baseball professionnelle.
La deuxième spécificité du baseball dominicain réside dans la mise en place du système des « académies ». La grande qualité des joueurs de l'île incite les plus grands clubs américains, à partir des années 1970, à faire signer à certains d'entre eux des contrats mirobolants ; mais la plupart des joueurs recrutés s'adaptent mal au mode de vie états-unien et reviennent au bout d'un ou deux ans. Le système de recrutement est alors amélioré et rationalisé avec l'extension en République dominicaine de la formation américaine d'origine : il ne s'agit plus seulement de recruter, mais aussi de former les jeunes joueurs locaux, au sein d'« académies » dont le fonctionnement est tel qu'il apprend aux recrues, au-delà des techniques du jeu lui-même, à acquérir des connaissances leur permettant de s'acclimater à des modes de vie radicalement différents (apprentissage de l'anglais, du respect des impératifs de la vie de groupe, des dangers que représente l'acquisition rapide de moyens financiers importants) et à comprendre que finalement, le baseball, bien davantage qu'un jeu, est un travail. Ces structures sont relativement luxueuses et représentent la promesse, pour les joueurs sélectionnés, de s'extraire d'un monde dans lequel la seule perspective est de travailler dans un champ de canne à sucre, de gagner beaucoup d'argent et d'accéder au statut de star. Mais il y a peu d'élus (la sélection est sévère), et ces derniers sont confrontés, une fois en Amérique, à des habitudes culturelles trop différentes malgré la formation inculquée au sein des « académies », ainsi qu'au racisme et à la difficulté de la gestion de la célébrité et de l'abondance d'argent. La petite minorité des joueurs qui parviennent à vaincre ces difficultés bénéficient, dans les petites localités dont ils sont issus, mais aussi dans l'ensemble de la République dominicaine, d'une aura exceptionnelle, renforcée par les largesses financières dont ils font profiter leurs compatriotes. Ces « héros » contribuent à ancrer encore davantage le baseball dans la perception d'une modernité d'autant plus désirable qu'elle est la seule à autoriser une véritable ascension sociale.
Toute proche de la République dominicaine, l'île de Porto Rico fut d'abord colonisée par les Espagnols à partir de 1508, à la suite de sa découverte par Christophe Colomb lors de son deuxième voyage (1493). La population autochtone ayant été rapidement exterminée, l'exploitation de la canne à sucre, du café et des épices conduisit là encore à l'importation de nombreux esclaves noirs provenant d'Afrique, qui furent suivis à partir des guerres napoléoniennes par des colons espagnols chassés du Mexique et d'Amérique centrale par les mouvements révolutionnaires et attirés par l'essor économique de l'île. L'esclavage fut finalement supprimé en 1873 et l'indépendance accordée par l'Espagne en 1897, mais Porto Rico bascula dans le giron américain l'année suivante, à la suite de l'occupation par les États-Unis, auxquels elle fut cédée par le Traité de Paris. Grâce à une évolution progressive vers l'autonomie politique (ses habitants reçurent la citoyenneté américaine en 1817), l'île cessa d'être une colonie pour devenir un État libre associé des États-Unis en 1952. Elle bénéficie aujourd'hui du statut de « Territoire non incorporé ». Ce très bref rappel historique vise simplement à mettre en évidence l'importance considérable des liens politiques, économiques et culturels qui se sont tissés entre Porto Rico et son grand voisin ; peuplée d'un peu plus de trois millions d'habitants, elle compte près de deux millions d'émigrés aux États-Unis.
Pourtant, lorsque le baseball y avait fait son apparition dans les années 1890, lors de la guerre hispano-américaine, c'était sous l'influence de Cubains expatriés, qui avaient formé un club nommé Almendares. En janvier 1898 eut lieu le premier « match organisé » (devant spectateurs) entre l'Almendares et Borinquen (nom indien de Porto Rico). Comme en République dominicaine - et comme, on le verra plus loin, au Mexique ou au Venezuela - le rôle de Cuba dans la diffusion du baseball dans la zone caraïbe est essentiel. Mais la présence états-unienne prend vite le relais dès 1898 et la fin de la guerre, le personnel civil et militaire donnant une nouvelle impulsion au jeu qui, assez rapidement, se répand dans les établissements scolaires et universitaires, dont l'importance est considérable dans la diffusion du baseball dans l'île. À ses débuts, le baseball est donc implanté principalement dans les classes moyennes éduquées, puis se diffuse chez les employés des raffineries de canne à sucre, les dockers et les fermiers. Le niveau de jeu devient ensuite suffisamment élevé pour que des joueurs provenant des Major Leagues et des Negro Leagues américaines viennent disputer des matchs, suscitant l'intérêt de compagnies nord-américaines déjà implantées sur l'île. La cohabitation entre joueurs blancs et noirs ne pose aucun problème.
La fin des années 1930 voit des structures se mettre en place : en 1938 une Ligue semi-professionnelle, puis en 1940 une Puerto Rico Winter's League (PRWL), professionnelle, dans laquelle la majorité des joueurs sont portoricains. Dans cette période « pré-Jackie Robinson »5, les quelques Portoricains qui intègrent les équipes américaines sont en butte à un racisme virulent : à titre d'exemple parmi de nombreux autres, dans les États sudistes, il leur était interdit de résider dans le même hôtel que leurs coéquipiers blancs. Mais les équipes portoricaines affiliées à la PRWL ont, quant à elles, la possibilité d'inclure des joueurs « étrangers » (c'est-à-dire ne provenant pas de Porto Rico ou des Îles Vierges) - 3 par équipe de 1938 à 1942, jusqu'à 10 des années 1950 aux années 1980, l'effectif autorisé actuellement étant de 6. Les premiers arrivants viennent d'abord des Negro Leagues, ensuite de Cuba, de la République dominicaine, de Panama, du Nicaragua). Le niveau est tel que les meilleurs de ces joueurs importés utilisent les équipes portoricaines pour lancer de brillantes carrières. Plus récemment, une Académie du baseball a été instaurée grâce à l'aide financière de la Major League Baseball américaine.
Porto Rico a certainement bénéficié d'une stabilité politique que n'ont pas connue les autres pays de la zone caraïbe sous influence américaine. Elle a facilité l'implantation de programmes économiques et de nombreuses usines employant des travailleurs qualifiés, assurant un niveau de vie supérieur à celui des îles voisines (Oleksak, Oleksak, 1991 : 62-64). Mais la passion que manifestent les Portoricains pour le baseball - qui s'exprime notamment par les foules en liesse et dansantes, des fans enthousiastes, le statut d'icônes dont bénéficient les meilleurs joueurs à l'image de Roberto Clemente ou de Roberto Alomar, une atmosphère carnavalesque lors des compétitions ou l'usage (autorisé) des paris - a constitué un atout essentiel pour la diffusion du jeu dans l'île.
Comment le Mexique est-il devenu le plus grand pays latino-américain pratiquant le baseball ? À l'origine, c'est pourtant le cricket qui semble tenir la corde, sous l'influence de Britanniques possédant des mines et diverses entreprises : un Mexico Cricket Club est ainsi formé en 1827 ; mais apparemment, ce sont pour l'essentiel des Britanniques, et non des Mexicains, qui s'adonnent au jeu, et la situation se renverse lorsque la guerre d'indépendance contre l'Espagne conduit certains Cubains à se réfugier au Mexique, notamment dans la région de la péninsule du Yucatán. Tout d'abord pratiqué, au début des années 1890, par les enfants issus des classes supérieures mexicaines dans des équipes amateures, il gagne quelques décennies plus tard les classes plus modestes, au sein desquelles il est encore fortement implanté.
Parallèlement aux initiatives cubaines, l'influence états-unienne directe se fait sentir à travers le processus d'industrialisation du pays, rompant avec la situation imposée par les Espagnols qui rechignaient à la mise en valeur économique des colonies. La période troublée qui suit l'indépendance avec l'Espagne (1821) aboutit, après quelques décennies de conflits avec les États-Unis et la France, à la dictature de Porfirio Diaz (de 1876 à 1911), qui impose notamment un fort développement des infrastructures économiques et des moyens de communications (routes et chemins de fer). Dans cette perspective, les États-Unis, qui venaient juste de terminer la ligne Atlantique-Pacifique, sont appelés à la rescousse : de la même façon qu'en Argentine les chemins de fer construits par les Anglais ont contribué à diffuser le soccer, ceux construits par les Américains ont contribué à répandre le baseball au Mexique dès les années 1880, via les cadres et techniciens employés sur les chantiers. Très classiquement, les ports jouent aussi leur rôle, l'arrivée des marins états-uniens, notamment à Guaymas, étant le point de départ d'une diffusion du jeu jusqu'à la capitale, où un Mexico Club est créé - dont un des premiers adversaires est d'ailleurs le Mexico National Railroad Club. Deux ligues sont créées en 1904 entre les clubs mexicains (l'une réservée aux amateurs, pendant l'été, l'autre aux semi-professionnels, pendant l'hiver), et le niveau de jeu augmente considérablement. Mais le baseball n'arrive pas encore à gagner les paysans ou les membres de la classe ouvrière.
Le régime dictatorial de Diaz avait profité aux classes supérieures, délogé les paysans indiens au profit des grand propriétaires terriens et concentré les richesses au sein d'une petite proportion de Mexicains. Incapable d'honorer sa promesse d'organiser un régime plus démocratique, Diaz dut finalement se réfugier à Paris et laisser un pays à feu et à sang, 250 000 personnes ayant péri dans les conflits entre groupes politiques rivaux. La révolution de 1910 ayant réduit considérablement l'intérêt pour le jeu, il fallut attendre les années 1920 pour qu'une reprise se manifeste, grâce cette fois-ci à l'engouement des classes populaires. Le retour à une stabilité politique relative en 1924 permit la reprise des rencontres avec les équipes de baseball états-unienne et une amélioration du niveau de jeu et de rémunération des joueurs.
Des entrepreneurs mexicains constituent une nouvelle ligue, professionnelle, en 1925, et dans les années 1940 le niveau de jeu et de rémunération est tel dans la Liga Mexicana qu'un conflit éclate avec les Major Leagues américaines : c'est « l'affaire Pasquel ». Les cinq frères Pasquel, issus de la famille d'un riche industriel du même nom, s'emparent du club Azules de Veracruz, qui fait partie de la Liga. L'un des frères, Jorge, invite d'abord les meilleurs joueurs mexicains membres des Minor Leagues à rentrer au pays moyennant de gros salaires, puis s'attaque aux joueurs blancs états-uniens des plus grands clubs en leur offrant des rémunérations encore supérieures. Mais la menace fait long feu au bout de quelques années ; d'une part les États-Unis ripostent en décrétant que les joueurs qui accepteront de partir seront exclus pendant cinq ans du baseball organisé américain, et d'autre part les infrastructures s'avèrent vite insuffisantes : la capacité des stades mexicains est limitée (ce qui restreint d'autant les ressources liées à la vente des tickets) et les contrats télévisés sont inexistants faute de réseau national. Pasquel est obligé de réduire considérablement les rémunérations. Quant aux instances dirigeantes du baseball mexicain, elles font en sorte que les stars restent au pays grâce à des rémunérations de haut niveau (ce qui par ailleurs décourage les Américains de les acquérir) et à l'interdiction d'accepter plus de deux joueurs états-uniens par équipe dans les ligues d'été.
Il reste que si la tendance migratoire n'a pas été inversée, le baseball mexicain a progressivement élaboré une organisation interne qui lui a garanti une certaine indépendance vis-à-vis de son grand voisin et lui a permis de conserver la plupart de ses meilleurs joueurs. Les équipes de la Liga sont propriétaires de leurs joueurs et n'ont pas de contraintes d'affiliation à l'égard des Major Leagues qui, si elles veulent acquérir une star mexicaine, doivent débourser des sommes considérables et souvent dissuasives.
Au Venezuela, les premiers temps de la diffusion du baseball évoquent ceux décrits pour le Mexique, avec l'importance du rôle des Cubains expatriés dans les années 1890 (mais dans un contexte encore peu favorable où les courses taurines restent prépondérantes), le relais étant pris ici par les compagnies pétrolières états-uniennes dans les années 1920. La découverte de pétrole sous le lac Maracaibo, en 1922, précipite l'arrivée de la Royal Dutch and Shell et de la Standard Oil of New Jersey, dont la manne financière permet le financement de grands travaux, un afflux de richesse et la possibilité d'acquérir les bons joueurs des Negro Leagues américaines : le jeu issu de la Côte Est des États-Unis s'implante alors durablement dans la patrie de Simón Bolívar. Cependant, les difficultés économiques s'accumulent, illustrant les grandes difficultés d'une économie essentiellement dépendante du pétrole. Elles culminent à partir de 2014, le pays étant durement frappé par l'effondrement des cours du brut. Si toutes les activités sportives en pâtissent, le baseball reste néanmoins le « sport roi », si l'on en croit le traitement de faveur dont il bénéficie de la part de l'État - et qui a déclenché une vaste polémique quant aux priorités qu'il convient d'établir dans un pays économiquement et socialement dévasté.
Le Nicaragua, quant à lui, n'a guère bénéficié de la présence de Cubains expatriés, ni d'une quelconque manne pétrolière. En revanche, la présence états-unienne y a été très tôt favorisée du fait, notamment, de la situation géographique du pays qui, à l'instar de celle du Panama, permettait l'accès commercial le plus court entre les deux océans. Là aussi, préparée de façon très classique par des jeunes nicaraguayens aisés ayant étudié aux États-Unis6, on y retrouve l'influence de quelques hommes d'affaires soucieux d'y développer le baseball, comme par exemple Albert Adelsberg : constatant que la présence économique de la Grande-Bretagne avait entraîné une pratique importante du cricket7, et tablant sur la similitude des propriétés formelles entre les deux sports, il investit dès 1889 pour introduire du matériel et faciliter la création d'équipes de baseball : deux clubs sont créés en 1889 dans la banlieue de Bluefield, White Rose et Southern. L'occupation du pays par les États-Unis entre 1912 et 1933, visant à protéger les intérêts du gouvernement conservateur en butte aux révoltes populaires, met en scène les Marines, qui jouent d'abord au baseball entre eux mais contribuent vite à la diffusion du jeu dans la population nicaraguayenne. Un des clubs créés sur la côte Atlantique - appelé justement Navy - constitue un exemple intéressant de cette diffusion. Les raisons du succès de leur tournée triomphale sur la côte Ouest tiennent autant à la qualité des joueurs, qui était réelle, qu'à leurs capacités en tant que musiciens de jazz qui se produisaient la nuit dans les parcs municipaux.
Le baseball est actuellement le sport le plus pratiqué au Nicaragua, mais cède peu à peu la place au soccer. Avant la révolte sandiniste, le baseball semblait davantage unir l'est et l'ouest du pays, les différents groupes ethniques, les pauvres et les riches ; actuellement seuls les pauvres semblent encore peupler les gradins des clubs, les plus aisés regardant les Major Leagues américaines à la télévision. Quant aux jeunes, leur intérêt semble moins motivé par le jeu lui-même que par la possibilité qu'il offre d'émigrer aux États-Unis.
Enfin, il convient de mentionner le cas particulier du Brésil, non pour l'importance quantitative de la pratique du baseball8, mais en raison de la singularité de son processus de diffusion. Un processus qui, pourtant, avait débuté de manière classique : comme dans bien d'autres pays que nous avons abordés, le baseball fait ses premières apparitions dans le sillage des entrepreneurs américains. Le succès est assez confidentiel : une ligue de baseball est active pendant les années 1920, mais on n'y trouve que des joueurs états-uniens.
C'est avec l'immigration japonaise que la situation évolue. Les gouvernements japonais et brésilien concluent en 1908 un accord selon lequel les Japonais désireux d'émigrer au Brésil étaient conviés à travailler dans les plantations de café et de coton en fort déficit de main-d'œuvre. De nombreux travailleurs japonais - qui apportent avec eux le baseball, alors déjà très implanté au Japon - s'implantent surtout dans les régions du Sud, Paraná et São Paulo, cette dernière étant actuellement considérée comme la ville la plus peuplée de Japonais au monde en dehors du Japon. Ce sont ces deux régions qui ont constitué les principales sources de diffusion du baseball dans l'ensemble du Brésil. Entre les deux guerres mondiales, on comptait 3 500 familles d'immigrants japonais, qui travaillaient surtout dans les plantations de café et de coton9.
L'entrée en guerre du Japon aux côtés de l'Allemagne conduisit le gouvernement brésilien à réduire, voire interdire, les liens culturels entre les immigrés et la mère-patrie : interdiction de parler japonais, de publier en japonais, de se réunir entre Japonais. Mais le baseball, lui, n'était pas stigmatisé pour autant, et devint une de ces activités primordiales autour desquelles la communauté immigrée pouvait se retrouver. La fin de la guerre et l'abandon des restrictions, non seulement ne provoqua pas un retour massif vers le Japon, mais encore vit la communauté japonaise s'intégrer durablement au Brésil, y compris à des postes économiques et politiques importants.
L'organisation des structures du baseball brésilien est assez tardive : elle débute en 1946 avec la création de la São Paulo Federation of Baseball and Softball, qui regroupe 28 équipes (dont 70 % des membres ont des patronymes japonais). Malgré quelques visites d'équipes états-uniennes, le niveau peine à s'élever ; mais la création en 1985 d'une Confédération de Baseball et du Softball, dirigée par un certain Jorge Otsuka, lui donne une nouvelle impulsion, et l'on compte aujourd'hui au Brésil environ 40 000 licenciés et plus d'une centaine de clubs. Le baseball brésilien n'est certes que « semi-professionnel », au sens où beaucoup de clubs et de joueurs sont financés par des organismes ou des entreprises privés ; mais le niveau de jeu est devenu suffisant pour que de nombreux joueurs brésiliens intègrent des ligues professionnelles à l'étranger, surtout aux États-Unis et au Japon.
Les méthodes d'entraînement sont largement calquées sur celles en vigueur au Japon - notamment en matière de dureté de l'entraînement physique -, ce qui n'est pas sans évoquer la situation taïwanaise où le baseball, là aussi, a été implanté non par les Américains mais par les Japonais lors de leur occupation du pays entre 1895 et 1945. Une forme de conflit culturel, sensible en matière de style de jeu et d'entraînement, est néanmoins entretenue du fait que des coachs cubains sont de plus en plus nombreux à côté des Japonais. Il n'existe pas de retransmissions télévisées au niveau national, et les supporters, très actifs, sont peu nombreux. Pour le manager de l'équipe nationale, Mitsuyoshi Sato, un des freins majeurs au développement du baseball au Brésil réside dans la complexité de ses règles, comparées à celles du sport-roi, le soccer.
Avant que le baseball ne prenne son envol aux États-Unis, il semble avéré que l'on trouvait au Canada, à la fin des années 1830 et particulièrement dans la région de Toronto, diverses pratiques ludiques et compétitives dont les propriétés formelles ressemblaient fort à celles du cricket ou du baseball. Les règles qui s'ébauchent sont encore locales et diverses mais des efforts sont faits pour les unifier dès les années 1860. Le baseball qui s'implante alors dans les zones rurales reste associé à des événements locaux, avec défis entre communautés, tournois (les prix étant distribués en monnaie) et, bien entendu, paris. Mais à l'issue d'un schéma classique d'échanges selon l'axe Nord-Sud10 qui évoque notamment ce qui s'est produit avec le couple rugby/football américain, c'est finalement le code de New York qui est privilégié par les clubs de l'Ontario en 1876, fournissant ainsi les bases à partir desquelles pourra se construire et se développer le baseball canadien.
La première tentative de championnat remonte à 1863, avec la création d'une Silver Ball sur le modèle américain ; mais elle ne comprend que des clubs du sud-ouest de l'Ontario, et elle disparaît en 1876. L'année suivante naît une Canadian Association of Base Ball Players, dont l'intitulé ambitieux cache mal le fait qu'elle est, elle aussi, limitée à l'Ontario. Cette région semble en l'occurrence particulièrement active, organisant avec des clubs du Michigan, à Detroit en 1867, un grand Baseball Tournament. Le niveau de jeu s'améliore, grâce à l'importation d'un nombre croissant de joueurs états-uniens à partir des années 1870. En matière d'organisation du baseball canadien se manifeste ainsi une tension assez forte entre d'une part des spécificités locales plus ou moins revendiquées, et d'autre part l'imposition du modèle états-unien tout proche.
Très naturellement, le Canada constituait un terrain de jeu privilégié pour l'Américain Albert G. Spalding dans la perspective du développement de son entreprise11. Il fait paraître en 1914 un Canadian Base Ball Guide (mélange de considérations sur le jeu, ses règles, son organisation - et de publicités pour ses produits), militant pour la création d'une Canadian League qui prendrait davantage en compte les relations Est-Ouest au sein du Canada que celles qui s'étaient développées dans les zones frontalières entre États-Unis et Canada. Mais le projet n'aboutit pas, en grande partie du fait du déclenchement de la guerre ; sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles certains aspects du baseball canadien restent assez spécifiques, insistant par exemple davantage sur les versions « édulcorées » telles que le softball (apparu entre les deux guerres) et, dans les années 1970-80, le slow pitch, qui renouaient avec des versions rurales plus primitives ; ces adaptations ouvraient la porte à une participation plus importante des femmes, mais aussi des populations autochtones dans la mesure où l'utilisation des gants n'était pas indispensable. Par ailleurs, les clubs non affiliés à une ligue professionnelle étaient plus nombreux que les clubs affiliés, ce qui constituait une anomalie à la fois par rapport à d'autres disciplines et au sein de l'organisation des sports nord-américains. Dans cette perspective, des efforts ont été faits pour renforcer les structures amateures, avec notamment la création en 1964 d'une Canadian Federation of Amateur Baseball. Enfin, par opposition avec d'autres sports également très pratiqués au Canada, le baseball s'est implanté dans toutes les classes sociales et dans toutes les catégories de communautés (enseignement, Églises, entreprises, syndicats, organisations culturelles), mais avec des variantes suivant les régions12. Les Canadiens français sont très présents dès la fin du xixe siècle au Québec et au Manitoba, notamment du fait de l'influence prépondérante des collèges d'enseignement. Sans doute était-il difficile pour des Canadiens de s'enthousiasmer pour un sport qui constituait une sorte d'emblème national de leur puissant voisin, et qui dès la fin du xixe siècle reflétait des valeurs opposées à celles que manifestaient les discours et les pratiques de l'élite anglo-saxonne et anglophile : le baseball est « vulgaire », professionnel, se joue dans toutes les classes sociales, contrairement aux sports « respectables » dont raffolent les gentlemen (tennis, golf, cricket ou curling).
Malgré ces résistances, le baseball canadien n'en est pas moins soumis aux influences du modèle états-unien, notamment dans la confrontation avec d'autres sports émergents. Dans les années 1960-1970, le football américain, porteur de valeurs plus « modernes », s'impose comme un concurrent très sérieux au niveau des seniors : si le nombre de pratiquants du baseball canadien augmente néanmoins, c'est du fait de l'explosion des effectifs des catégories de jeunes, du softball et, surtout, du slow pitch. On peut faire l'hypothèse que l'affirmation des valeurs élitistes anglophiles, et notamment la présence du cricket largement diffusé par les Anglais, a fini par servir de repoussoir : lui préférer le baseball n'était-il pas un moyen de prendre ses distances avec l'ancien occupant ? Au Canada comme ailleurs, la version « new-yorkaise » du baseball représentait la modernité.
Il peut paraître à priori étrange de terminer ce panorama en faisant un détour par la Grande-Bretagne, où le baseball est un sport très minoritaire. Un tel choix se justifie tout d'abord par le fait que le baseball entretient avec le cricket de fortes relations de parenté et que leurs propriétés formelles sont très proches. Par ailleurs, le cricket a une histoire très riche dans l'Amérique du Nord du xixe siècle : il constituait même le sport le plus pratiqué aux États-Unis avant l'arrivée du baseball. Dans cette perspective, les tentatives plutôt malheureuses d'implantation du baseball en Grande-Bretagne fournissent un éclairage privilégié pour apprécier ce qui, en matière sportive, se joue (ou s'est joué) entre les deux pays d'un point de vue culturel. Cette question peut être abordée de deux manières différentes mais complémentaires : d'une part en analysant pourquoi, historiquement, le baseball n'a pas réussi à s'implanter en Grande-Bretagne, et d'autre part en essayant d'identifier les différences culturelles auxquelles renvoie la pratique des deux disciplines.
Les premières tentatives d'introduction du baseball en Grande-Bretagne passent par l'organisation de tournées de clubs états-uniens qui proposent, à partir des années 1870, des matchs « exhibition » devant des foules curieuses, mais peu nombreuses et peu convaincues. En 1888, l'inévitable Spalding met sur pied son grand tour du monde13, débarquant en Angleterre en mars 1889. Les onze matchs qui y sont disputés rencontrent, malgré le temps exécrable, un succès de curiosité - notamment celui de Londres, devant 8 000 spectateurs14. Cependant, il semble que la dimension « exhibition » de ces prestations se soit rapidement effacée au profit d'une volonté farouche de chacune des deux équipes de gagner, ce qui ne plaît guère aux spectateurs, peu intéressés par les enjeux.
Heureusement, des collégiens américains, qui avaient suivi les traces du Spalding Tour en venant jouer en Grande-Bretagne pendant leurs vacances d'été, font preuve de dispositions plus pédagogiques et organisent dans tout le pays des rencontres mélangeant des joueurs états-uniens et britanniques. Dans la foulée du succès rencontré, une National Baseball League of Great Britain est formée en octobre 1889. Elle bénéficie de l'aide logistique et financière de Spalding, ainsi que de quelques grands clubs de soccer : ayant besoin d'activités sportives plus centrées sur la saison d'été, ces derniers inaugurent en effet des franchises au sein de ce qui s'esquisse comme un circuit professionnel de baseball. Des entraîneurs états-uniens sont invités à venir apporter leurs lumières.
La suite du développement du baseball en Grande-Bretagne est caractérisée par une série de hauts et de bas. Au coup d'arrêt donné par la Première Guerre mondiale succède un renouveau dès les années 1930, d'abord sous les auspices de l'homme d'affaires Sir John Moores, qui est notamment responsable de la création de plusieurs Ligues réparties sur la plus grande partie du territoire, et ensuite du fait du développement d'un baseball amateur de grande qualité. La Seconde Guerre mondiale introduit une nouvelle rupture, mais la présence à l'issue du conflit de nombreux Américains et Canadiens, militaires ou employés à la reconstruction du pays, redonne quelques couleurs au jeu. Cette embellie ne résiste pas à la diminution drastique du nombre de ces coopérants dans les années 1970, et le baseball pâtit d'un éparpillement régional au détriment d'une véritable structuration nationale. La forte présence de joueurs états-uniens dans les équipes britanniques est alors rendue responsable de l'impossibilité des joueurs locaux d'émerger ; une limitation des joueurs étrangers est instituée en 1988, mais elle est finalement accusée de diminuer l'intérêt des spectateurs pour le jeu. Quant aux audiences télévisuelles, elles sont considérables, mais concernent pour l'essentiel les matchs de MLB, et peu de joueurs ou d'entrepreneurs semblent disposés à renforcer le baseball anglais.
L'appréhension du baseball, et en l'occurrence du cricket, comme formes culturelles non seulement différentes mais encore, sur certains points, antagonistes, permet de dépasser la simple constatation d'une convergence de facteurs historiques qui s'est révélée défavorable. Si l'on se place d'un point de vue très général, la première question que l'on peut poser est celle de l'éventualité de deux conceptions du sport opposées : à l'« archaïsme »15 du cricket répondrait la « modernité » du baseball.
Une première manifestation de cette opposition peut être trouvée dans les modalités pratiques qu'a revêtues le professionnalisme au baseball et au cricket. Le sport anglais n'a pas eu de réponse unique à cette question. Par exemple, le soccer a très vite adopté des structures professionnelles parfaitement assumées, alors que son grand rival, le rugby, s'est longtemps (jusqu'en 1995) arc-bouté sur une défense de l'amateurisme - ce qui a provoqué la scission des clubs affiliés à la Northern Union et la création ultérieure d'un rugby à XIII professionnel (Rugby League). Le cricket, quant à lui, a développé au fil du temps une conception originale de l'organisation sociale du jeu, qui renvoie au fait que les membres de l'aristocratie et les propriétaires terriens louaient les services d'individus pour effectuer certains travaux sur leurs domaines - mais plus spécifiquement sur la base de leurs talents de joueurs de cricket. Une telle situation hiérarchique, considérée par les uns et les autres comme parfaitement naturelle, se manifestait sur les terrains de cricket par une grande proximité entre gentlemen (amateurs) et players (professionnels), qui partageaient les mêmes vestiaires et prenaient ensemble repas et cups of tea au moment de la pause. Elle fut progressivement remise en question par le développement de l'industrialisation et de l'urbanisation, ainsi que par l'émergence d'une classe bourgeoise dès les débuts du xixe siècle. Se sentant menacés dans les fondements de leur domination sociale par la classe montante, bénéficiaires d'une hiérarchie sociale qui était perçue comme de moins en moins « naturelle » et confrontés à l'apparition de débats sur la légitimité de la relation entre amateurs et professionnels, les membres des classes dominantes réagirent en affirmant de façon plus formelle des prérogatives qui n'allaient plus de soi. Il s'agissait désormais de manifester clairement « qui était qui » : on ne se changeait plus dans les mêmes vestiaires, on n'entrait plus sur le terrain par la même porte, les vestiaires des professionnels étaient moins confortables que ceux des amateurs, on ne choisissait plus un capitaine parmi les professionnels, etc. Cette affirmation de plus en plus nette de la discrimination de classe au sein du cricket conduisit à mettre en exergue la supériorité des valeurs de sportivité et de flair (celles des gentlemen amateurs) sur les valeurs de compétition et d'entraînement ayant pour objectif principal la victoire plus que le jeu (celles des players professionnels). Une telle codification de la hiérarchie sociale semble avoir été acceptée par les joueurs professionnels sans résistance, et de fait il n'y eut guère d'opposition significative à l'existence du professionnalisme dans le cricket, ni de contestation de l'organisme dirigeant, le Marylebone Cricket Club, en la matière : celui-ci pouvait continuer à abriter sans conflit gentlemen et players et contrôler une pratique unifiée. C'est ce qui fait du cricket, d'après Appadurai16, une « forme culturelle dure », peu susceptible d'être modifiée lorsqu'elle vient s'inscrire dans un contexte culturel différent, et qui véhicule de façon privilégiée des « manières d'être » qui sont censées régir tout comportement masculin : sportivité et sens du fair play, contrôle absolu de l'expression des émotions pendant le jeu, injonctions à respecter non seulement les règles, mais surtout l'esprit du jeu - l'expression it is not faire play (ce n'est pas du jeu) étant bientôt remplacée par it is not cricket... Ainsi se dessine une sorte d'univers moral emblématique des classes supérieures, qui a certes du mal à résister aux avancées actuelles de la modernité, mais qui a longtemps caractérisé le cricket anglais et a constitué un obstacle majeur à la diffusion du baseball en Grande-Bretagne.
La solution adoptée par le baseball est en effet de ce point de vue très différente. Sans vouloir essentialiser à l'excès des oppositions culturelles qui, de surcroît, semblent de nos jours moins tranchées qu'elles ne pouvaient l'être quelques décennies auparavant, il faut rappeler que le baseball s'est d'emblée inscrit dans des structures professionnelles que l'on peut considérer comme entièrement novatrices par rapport à l'idéologie de l'époque. En 1991 paraissait un ouvrage au titre évocateur : Men at work. The Craft of Baseball (Will, 1991).
L'auteur y détaillait de façon quasi ethnographique les pratiques et les discours de quatre personnages connus dans le circuit du baseball américain : un entraîneur, un lanceur, un batteur et un défenseur de champ. L'image qui se dégage de cette investigation méticuleuse dans la fabrique du baseball est celle d'une organisation générale du « jeu » dont la dimension ludique a cédé la place à l'application systématique de principes en vigueur dans le monde industriel et dont le maître-mot est rationalisation. La conception du travail sous-jacente est largement influencée par une vision puritaine du monde - crainte de l'oisiveté, croyance dans la capacité du travail que l'on réalise à justifier son existence par rapport au créateur. Le jeu étant une forme d'oisiveté, le baseball, qui a débuté comme un jeu, se devait de devenir une forme de travail, et le moyen d'y parvenir était de diffuser les valeurs de ce dernier au sein même de la sphère des loisirs et du sport : le succès du sportif passe donc par un processus de rationalisation de toutes les dimensions de sa pratique, qui emprunte largement aux méthodes qui ont fait leurs preuves dans le monde industriel (taylorisme et fordisme), et dont on peut donner quelques illustrations.
Elle passe d'abord par l'accumulation des informations, pour mieux connaître l'adversaire, ses points forts et ses faiblesses, mais aussi pour mieux se connaître soi-même. La quête obsessionnelle de données, initiée dès le milieu du xixe siècle, n'a fait que se renforcer grâce à l'appui des moyens technologiques modernes. Elle aboutit à une véritable obsession docimologique, dont l'objectif est ici de traquer la moindre parcelle d'incertitude, et qui est largement partagée par les spectateurs qui connaissent tout de la pléthore de statistiques relatives aux joueurs ou aux clubs. En raison de leurs propriétés formelles, le cricket et le baseball sont des sources particulièrement riches de statistiques sophistiquées ; mais c'est, de loin, au baseball qu'elles se sont le plus imposées.
La spécialisation des tâches est vite devenue un maître-mot de l'organisation des sports collectifs américains. Particulièrement développée dans le football, elle a aussi gagné le baseball où, contrairement au cricket qui valorise les joueurs capables d'exceller à tous les postes, elle a été favorisée par l'autorisation, dès 1889, de remplacer un joueur ou deux à n'importe quel moment dans le cours du jeu.
Le statut et le rôle de l'entraîneur sont également très différents. Agent privilégié par lequel se met en place la conception scientifique et rationnelle du sport, l'entraîneur est omniprésent sur le terrain de baseball (comme sur le gridiron du football), communiquant en permanence avec ses joueurs, par la voix et par le geste, donnant constamment des ordres de placement ou de tactique et leur laissant peu d'initiatives. Au cricket, ce sont les joueurs (ou plutôt leur capitaine) qui décident sur le terrain de la tactique à adopter en fonction des circonstances, et le rôle de l'entraîneur s'efface au moment du match. Cet trait caractéristique, qui semble contradictoire avec le fait que les sports américains ont particulièrement favorisé les comportements individualistes sur le terrain (alors que les sports anglais ont bien davantage mis l'accent sur la discipline collective), est sans doute à rapprocher de l'importance qu'a pris, dès le début de l'implantation du système sportif aux États-Unis, le professionnalisme. Comme dans tout sport professionnel, les joueurs de baseball représentent avant tout des investissements pour les clubs qui les emploient. Ces clubs les rémunèrent bien, mais ils s'arrogent en contrepartie le droit de les acheter et de des vendre à leur gré. Il en résulte une mobilité forcée qui ne tient pas compte de leurs attentes familiales ou locales, et qui n'est pas seulement géographique : elle peut signifier, par exemple, le transfert d'une ligue majeure à une ligue mineure.
Le match de baseball est depuis longtemps conçu comme un show (mise en condition du public par les annonces par haut-parleur, animation musicale, vente de nourriture et de boissons dans les gradins, présentation sur grand écran de la carrière de chaque joueur, avalanche de statistiques, délivrées à toute vitesse, sur le jeu en cours, etc. Actuellement, certains matchs de cricket semblent emprunter cette voie, mais le baseball conserve clairement une longueur d'avance.
Ces quelques exemples suffisent sans doute à dessiner un décalage culturel qui, au-delà des aléas de l'histoire, explique en grande partie que le baseball ait eu tant de difficultés à s'implanter en Grande-Bretagne. Décalage culturel qui est probablement en œuvre, dans une certaine mesure, à travers les difficultés de l'implantation du cricket17 ou du rugby aux États-Unis, ou encore du football en Grande-Bretagne.
Cette spécificité nous a conduit à présenter dans des sections séparées la Caraïbe d'un côté, les pays d'Amérique du Sud et centrale de l'autre.
Rappelons qu'avant le formidable succès du baseball, le cricket était le sport le plus pratiqué aux États-Unis, notamment au sein des communautés anglophiles de la Côte Est.
El Figaró, publication qui se présentait comme « l'organe du baseball », publiait aussi des nouvelles, des poèmes et des essais, dont certains avaient d'ailleurs pour objet le baseball.
En revanche, le fait pour un joueur de postuler pour un club professionnel aux États-Unis faisait de lui un traître ou un « déserteur ».
Jackie Robinson (1919-1972) fut le premier joueur de baseball afro-américain à franchir la « color line », lorsque l'équipe des Brooklyn Dodgers le fit jouer le 15 avril 1947, inaugurant un processus qui devait mettre fin à la relégation des Noirs dans les seules Negro Leagues professionnelles depuis 1880.
Ils sont issus essentiellement de la côte Pacifique (Granada, Managua) où, vers les années 1890, le nombre de clubs grandit rapidement, portant des noms de villes ou de pays étrangers.
Le traité Clayton-Bulwer entre les États-Unis et la Grande-Bretagne (1850) stipulait qu'aucun des deux pays ne chercherait à prendre l'avantage au Nicaragua sur le plan économique. Mais il ne s'intéressait évidemment pas à la question de la diffusion des sports -- baseball ou cricket ?
Un peu moins de 40 000 personnes jouent au baseball et au softball, sur une population de plus de 200 millions d'habitants, ce qui peut paraître assez dérisoire, surtout si on met ces chiffres en regard du nombre de pratiquants du soccer (de l'ordre de deux millions).
On dénombre actuellement un peu plus d'un million de personnes d'origine japonaise, employées dans l'agriculture à raison de 50 %, dans le commerce (35 %) et dans l'industrie (15 %).
L'importance de ces échanges Nord-Sud se manifeste notamment par la multiplicité des relations entre clubs qui ont eu lieu dans l'ensemble des régions frontalières avec les États-Unis, depuis la Région maritime (avec le Massachussetts et le Maine) jusqu'à la Colombie britannique (avec l'État de Washington).
Excellent joueur professionnel de baseball, premier président de la National League américaine qu'il avait contribué à former en 1876, principal propriétaire des Chicago White Stockings (le club professionnel le plus efficace des années 1880), Spalding était très désireux de prouver que le baseball n'avait pas pour origine le jeu anglais des rounders mais se situait dans une filiation purement américaine : il fut ainsi à l'origine de la création de la fameuse commission Mills qui, contre toute évidence, développa le récit légendaire d'un baseball né à Cooperstown à partir des élucubrations supposées d'Abner Doubleday. Devenu fabricant d'articles de sport, il militait pour la diffusion des sports américains dans le monde - moyen efficace de fournir des débouchés à ses produits.
Par exemple, les pratiquants issus de la classe ouvrière étaient particulièrement représentés en Ontario ou à Montréal.
Il y convie deux équipes (les Chicago White Stockings et un mélange de joueurs intitulé « All Americans ») dans les Îles Sandwich, en Australie, en Nouvelle-Zélande, à Ceylan, en Égypte, en Italie, en France et, pour finir, en Grande-Bretagne.
C'est à l'issue de ce match qu'un journaliste ayant questionné sur ses impressions un spectateur privilégié, le Prince de Galles, pouvait écrire : « The Prince of Wales has witnessed the game of Base Ball with great interest and though he considers it an excellent game he considers cricket as superior ».
Le terme archaïque est utilisé ici en dehors de toutes les connotations péjoratives qu'il a prises dans le langage courant, et au sens où l'on oppose, dans l'histoire de la Grèce ancienne, la période « archaïque » et la période « moderne ».
Arjun Appadurai, "Playing with modernity. The Decolonization of Indian Cricket," in Consuming Modernity. Public Culture in a South Asian World, ed. Carol A. Breckenridge (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1995), 23-48.
Si l'on fait abstraction, bien entendu, de la période précédant l'invention du baseball, où le cricket, soutenu par une vaste communauté anglophile, était le sport dominant aux États-Unis.