Quand les libraires créaient le marché transatlantique de la photographie ancienne...
Les catalogues édités par divers acteurs du monde du livre témoignent du développement du marché de la...
Lorsqu'au milieu des années 1990 Norman Rosenthal, directeur de la Royal Academy de Londres, rencontra un souci de programmation, le collectionneur et ancien publicitaire Charles Saatchi vola à son secours en lui prêtant cent dix œuvres de la sensation artistique du moment, les Young British Artists, aussi appelés YBAs. C'est avec avidité que le fondateur de l'agence Saatchi&Saatchi et architecte de la victoire du Parti conservateur en 1979 en avait commencé l'acquisition en 1988, après s'être détourné des artistes américains qu'il collectionnait jusque-là. « Sensation: Young British Artists from the Saatchi Collection1 », l'exposition clef en main qu'il finança et promut sur ses propres deniers, entérina alors un nouveau rapport « à l'américaine » entre collectionneurs privés et marchands, d'une part, et institutions à but non lucratif, de l'autre. Ce dialogue transatlantique se poursuivit en 1999 lorsque l'exposition voyagea à New York et déclencha, bien que pour des raisons différentes, un scandale tout aussi retentissant que celui qu'il avait provoqué au Royaume-Uni.
Le titre de l'exposition était programmatique : il y eut en effet scandale, ou plutôt deux scandales plus ou moins orchestrés, et qui attirèrent les foules. À Londres, c'est le Myra (1995) de Marcus Harvey qui provoqua l'ire des Mothers Against Murder and Aggression, et des manifestations devant Burlington House exigeant le retrait de ce portrait de la célèbre criminelle, membre du duo des Moors Murderers qui sévirent dans le Yorkshire au début des années soixante. Les œuvres avaient pu être facilement transportées depuis la Saatchi Gallery au nord de Londres, et, grâce à l'addition de deux sponsors (la maison de vente aux enchères Christie's et le magazine Time Out), « Sensation » permit à une Royal Academy dont les comptes étaient alors dans le rouge de renflouer ses caisses. Joanna Drew qui était la commissaire principale de la Hayward Gallery, dira que Norman Rosenthal avait fait semblant de fulminer lorsque l'exposition dut fermer temporairement, heureux avant tout d'avoir confié l'événement à un génie de la communication. Près de 300 000 personnes visitèrent l'exposition (payante), dont 80 % avaient moins de 30 ans.
L'événement avait toutefois déjà des allures de rétrospective. Il ne s'agissait plus vraiment en 1997 de faire découvrir les YBAs et une des pièces maîtresses, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living, réalisée en 1992 par Damien Hirst, montrait déjà quelques signes de fatigue. Il s'agissait plutôt d'entériner l'influence directe exercée par un collectionneur privé fortuné sur la scène artistique et sur la formation du goût national.
À New York, le fait divers britannique n'était pas identifiable pour le public, mais l'exposition, après avoir transité sans remous par Berlin, fit tout de même encore une fois scandale. Elle vint se confronter au réveil d'une problématique vernaculaire, celle des culture wars qui avaient déjà secoué le pays à la fin des années 1980 autour de figures comme Robert Mapplethorpe et Andres Serrano. Le tableau de Chris Ofili The Holy Virgin Mary (1996) cristallisa les crispations : le scandale revêtit un sens religieux lorsque William A. Donahue, président de la Ligue catholique new-yorkaise, entra en campagne contre la photographie de Sam Taylor-Wood, Wrecked (1996), recréation qu'ils jugeaient blasphématoire de la Cène avec un Christ féminin aux seins nus. Le maire catholique de la ville, Rudolph Giuliani, leur emboîta le pas avant même que l'exposition n'ait ouvert. La censure fut évitée de justesse grâce à l'intervention de Floyd Abrams, avocat spécialiste du 1er amendement, mais le Brooklyn Museum n'évita pas la suspension de ses subventions municipales et les menaces de fermeture. La juge Nina Gershon renversa cette décision en arguant que ces attaques portaient sur des questions d'opinion. Comme au Royaume-Uni, le scandale fut instrumentalisé, cette fois-ci par les deux candidats aux élections sénatoriales de 2000, le républicain Rudolph Giuliani et la démocrate Hillary Clinton.
Le dialogue transatlantique qui nous intéresse dépasse toutefois ici le cadre du relativisme culturel du scandale. Il vient en effet éclairer le champ des politiques culturelles et le bouleversement intervenu dans l'art du Royaume-Uni depuis les années 1980. Ce dialogue débuta pour Saatchi avec sa première femme, Doris, avec laquelle il assembla une collection impressionnante d'artistes américains contemporains de premier plan : Bruce Nauman, Donald Judd, Sol LeWitt, Alex Katz, Jeff Koons ou Philip Guston.
À la Tate Gallery, l'association de mécènes Patrons of New Art (PNA) vit le jour pour aider à l'achat d'œuvres contemporaines suite au scandale créé par l'acquisition d'une pièce du minimaliste Carl Andre. La première exposition soutenue par les PNA fut consacrée à Julian Schnabel en 1983. Mais le musée omit de préciser que sur les 11 tableaux présentés, neuf appartenaient à l'un des membres fondateurs des PNA, Charles Saatchi, qui dut démissionner. Une démarche apparemment philanthropique mit ainsi en lumière des mécanismes du marché de l'art pour tirer bénéfice, au profit des collectionneurs privés, de la mise en valeur de leurs artistes dans des institutions majeures.
Saatchi décida alors de soutenir l'art du moment en ouvrant son propre musée en 1985, la Saatchi Gallery à Saint John's Wood. Ce white cube au style new-yorkais a influencé toute une génération d'étudiants et d'étudiantes en art britanniques. Après la récession de 1990, Saatchi se tourne vers ces mêmes jeunes artistes dont il a découvert le travail dans l'exposition « Freeze » organisée par Damien Hirst en 1988. Nombre d'entre eux sortent de Goldsmiths College, et sont appelés Thatcher's children : ce sont les coupes budgétaires du gouvernement conservateur qui les ont incités à monter leurs propres expositions dans des usines désaffectées de Londres.
Ce que leur consécration dans « Sensation » vient afficher géographiquement, c'est un voyage entrepris vers les États-Unis à la conquête tonitruante d'une reconnaissance internationale, presque d'une revanche après des décennies passées dans l'ombre de l'art américain. Accompagnée d'une mise en garde (health warning) aguicheuse, l'exposition prend le requin de Hirst comme emblème de cette conquête scandaleuse. Mais ce que l'exposition révèle, c'est un voyage inverse, des États-Unis vers le Royaume-Uni. En miroir, deux scandales s'étaient répondus : l'américain dont le ressort principal avait été l'utilisation d'argent public, le britannique autour de la promotion par une charity, la Royal Academy, d'une collection privée. « Sensation » consacre en réalité un mode de fonctionnement américain du monde de l'art britannique et les effets du soutien aux collections privées sous le mandat de Margaret Thatcher (1979-1990).
Ce ne sont pourtant pas des coupes sombres que Thatcher impose dès 1979 : une grande partie des fonds publics consacrés à la culture et à l'art sont redirigés vers des agences qui ont pour mission d'encourager l'implication de fonds privés, comme l'ABSA (Association for the Business Sponsorship of the Arts et son soutien royal), ou vers des mécanismes de subventions conditionnées à des soutiens d'entreprise, comme le BSIS (Business Sponsorship Incentive Scheme). Tentée, comme Ronald Reagan avec le NEA (National Endowment for the Arts), de supprimer l'Arts Council, elle préféra finalement introduire un basculement idéologique à l'intérieur même du conseil en nommant à sa direction des alliés comme l'ancien journaliste Sir William Rees-Mogg ou le promoteur immobilier Peter Palumbo.
Puisant son inspiration dans les politiques culturelles américaines, Thatcher avait pourtant d'abord parlé de façon assez victorienne de private sponsors ou patrons. Lorsque sa terminologie change pour parler de « partenariat d'entreprise » (business sponsorship), c'est un signe clair que le mécénat devient la pierre angulaire du financement de l'art au Royaume-Uni. Les intérêts privés sont alors choyés grâce à une nouvelle politique fiscale, à l'introduction d'un 1% artistique et à l'utilisation de l'art pour soutenir une politique de régénération urbaine, toutes inspirées par le modèle reaganien. C'est l'époque où commandes spectaculaires et prix prestigieux sont rebaptisés du nom de leur soutien privé — confirmant la fonction publicitaire du mécénat : Barclay's Young Artist Award, Unilever puis Hyundai Commissions à la Tate Modern, ou encore BP omniprésent à Tate Britain jusqu'à ce que les militants écologistes du collective d'artistes Liberate Tate fassent renoncer le musée à ce soutien pollueur en 2017.
La rhétorique de conquête utilisée pour promouvoir les YBAs à l'étranger mettait en avant leur goût pour la provocation et pour une culture populaire typiquement britannique nourrie au football, aux tabloïds et à la bière. En 1995, une autre exposition de groupe, « Brilliant! New Art from London » organisée par le Walker Art Center de Minneapolis était promue en évoquant une invasion de jeunes punks irrévérencieux et iconoclastes. Après des années de domination américaine, les artistes britanniques prenaient au mot les annonces du catalogue de « Brilliant! » : the Brits are coming! (« Les Anglais débarquent ! »). Ces artistes rejetaient leur étiquette suiviste et prenaient leur revanche, monopolisant les unes d'Artforum et d'Art in America et le haut des classements des ventes.
Or, ces expositions, et « Sensation », la plus célèbre d'entre elles, en particulier, confirmaient en fait l'exact inverse : avec l'éclosion des YBAs, ce sont les politiques culturelles américaines qui s'invitaient durablement sur le sol britannique. Poursuivies sous la coalition de David Cameron (2010-2016) avec la mise en avant par Jeremy Hunt, alors secrétaire d'État au DCMS (portefeuille rassemblant le numérique, la culture, les médias et le sport), des dotations privées et de l'antinomique « philanthropie d'entreprise » (corporate philanthropy), cette approche avait pourtant connu une légère inflexion vers des investissements publics sous Tony Blair (1997-2007), qui avait toutefois poursuivi une gestion du domaine culturel guidée par le New Public Management (NPM), autre importation américaine de Thatcher, et par une instrumentalisation économique et politique de la culture. Le grand requin-tigre parti à l'assaut de New York n'était que d'exposition, déjà neutralisé dans son caisson de verre.
Norman Rosenthal, Sensation. Young British Art from the Saatchi Collection (Londres : Thames & Hudson, 1997).