Une géographie sociale et culturelle du baseball
La diffusion du baseball hors du pays qui l’a vu naître peut paraître assez déroutante: très faible...
« Pelé est devenu un personnage énorme, le quatrième ou le cinquième peut-être du “Who's Who” toutes catégories, derrière le Pape, Nixon, Mao, voire de Gaulle encore en vie. » C'est ainsi que le journaliste français Robert Vergne décrit, dans un article du quotidien L'Équipe en date du 31 mars 1971, la popularité du footballeur brésilien au moment de la Coupe du monde 1970 au Mexique. Si cette affirmation peut paraître exagérée, elle suggère au moins une chose : celui que la presse décrit alors depuis plus de dix ans comme « le Roi » est une célébrité mondiale et un symbole dont la portée dépasse le seul champ sportif.
La trajectoire sociale comme la carrière d'Edson Arantes de Nascimento, joueur de football noir né en 1940 dans une famille pauvre à Tres Corações, petite ville du sud de l'État brésilien de Minas Gerais, devenu icône nationale et « athlète du siècle1 », ont fasciné les médias et fait l'objet de nombre d'articles, de livres ou encore de films. Pelé lui-même, dans des autobiographies traduites en plusieurs langues, en a proposé plusieurs fois un récit officiel. Et pourtant, la production académique à son sujet reste modeste au regard de son importance dans l'histoire du Brésil et du sport dans la seconde moitié du xxe siècle.
Dans ce contexte, plutôt qu'une analyse exhaustive et chronologique de la biographie de Pelé, ce texte envisage son parcours à l'échelle de l'espace atlantique et met l'accent sur ce qu'il révèle des relations sportives et des circulations qui caractérisent alors ce dernier. La carrière du joueur et son statut de héros national se sont en grande partie construits en dehors des frontières du Brésil, son histoire illustrant à la fois la place prépondérante de son pays dans le football international à partir des années 1950 et la mondialisation de cette pratique, autrement son développement au-delà de l'Europe et de l'Amérique latine où elle s'était précocement disséminée et popularisée. De plus, si Pelé a attiré les foules à travers le monde, il a fait l'objet d'identifications collectives et de discours divers, au Brésil comme à l'étranger, d'un continent à un autre, et sa trajectoire personnelle n'a pas été partout investie de la même portée symbolique, voire politique. Enfin, sa notoriété, acquise au fil de ses performances, a fait de lui l'un des principaux ambassadeurs de son pays et lui a valu d'être sollicité pour incarner des marques comme des institutions internationales, pendant et après sa carrière.
La Coupe du monde a joué un rôle central dans la carrière de Pelé, qui remporte la compétition en 1958, 1962 et 1970 avec l'équipe nationale brésilienne (Seleção). Grâce à ces performances, il est à la fois devenu un héros national et la première star mondiale du football. À peine âgé de 17 ans, Pelé marque les esprits lors de la vie Coupe du monde, disputée en 1958 en Suède. Blessé au début du tournoi, il fait son apparition lors du troisième match et se distingue lors de la phase finale. La compétition, à laquelle ne participent cette année-là que des nations européennes (URSS incluse) et latino-américaines, change le statut du jeune Pelé de part et d'autre de l'Atlantique. Jusque-là inconnu sur le Vieux Continent, il est rapidement étiqueté par les journalistes comme le « Roi » du football et suscite chez les amateurs de ce sport une grande curiosité. Ses performances en Suède obtiennent d'ailleurs un écho d'autant plus large en Europe que, dans plusieurs pays, certains matchs sont retransmis en direct à la télévision. De nombreux Français découvrent ainsi Pelé derrière leur petit écran lors de la demi-finale, où il inscrit un triplé. Au Brésil, la lointaine victoire de la Seleção entraîne de grandes manifestations de liesse populaire et contribue, au même titre que les commentaires élogieux de la presse européenne, à élever Pelé au rang d'icône nationale. Le journaliste Mario Filho va jusqu'à écrire quelques années plus tard : « Le championnat du monde de 1958 nous a donné les yeux pour voir Pelé et Garrincha. En vérité nous ne les avons pas choisis comme idoles. Ils étaient déjà choisis lorsqu'ils sont revenus2. »
En 1962, au Chili, le Brésil remporte à nouveau la Coupe du monde, mais Pelé, rapidement blessé, ne joue qu'un rôle secondaire. Il en est tout autrement en 1970, au Mexique, lors du troisième succès de la Seleção. Seul joueur restant de la génération des deux premiers titres, Pelé est encore la figure de proue de la sélection nationale. Cette victoire consacre une carrière internationale débutée plus de dix ans auparavant, renforce le prestige du joueur et achève d'en faire la première star mondiale du football. En effet, cet événement atteint un public et un espace encore plus larges qu'en 1958. Au fil de la décennie, la proportion des ménages possédant une télévision comme le nombre de pays où elle s'est développée a beaucoup crû. La finale de 1970, retransmise en mondovision, est ainsi visionnée par plusieurs centaines de millions de personnes. De plus, pour la première fois, l'Afrique et l'Asie, continents représentés respectivement par le Maroc et Israël, disposent chacun d'une place qualificative réservée dans la compétition.
Parce qu'il s'est distingué dans la plus prestigieuse des compétitions internationales et parce que ses performances ont bénéficié d'une nouvelle caisse de résonance — la télévision — Pelé a atteint une célébrité mondiale, supérieure à celle du hongrois Puskás ou de l'hispano-argentin Di Stefano, considérés comme les meilleurs joueurs de la génération précédente. Cette renommée a aussi été entretenue, autant qu'elle a été mise à profit, lors des nombreuses tournées qu'il a réalisées avec son club à travers le monde.
À partir de 1959, alors que le football brésilien en général et Pelé en particulier font l'objet d'un grand intérêt de part et d'autre de l'Atlantique, le club de Santos se rend chaque année à l'étranger, pour disputer des compétitions mais aussi de nombreux matchs amicaux. Ces tournées, qui peuvent évoquer celles d'artistes (musiciens, danseurs ou encore compagnies de cirque) et qui valent à ses joueurs d'être comparés aux Harlem Globetrotters, durent plusieurs semaines et sont particulièrement rémunératrices. La présence dans les rangs du club du « Roi » et d'autres joueurs de la Seleção lui permet en effet de demander des sommes élevées pour se produire. Plusieurs éléments confirment que le joueur constitue l'attraction principale de ce spectacle : la variation des cachets en fonction de sa présence sur le terrain, l'expression « Pelé FC » parfois utilisée dans la presse étrangère pour désigner son club3 ou encore la présence de la star en couverture de beaucoup de programmes de matchs. Ces pérégrinations, qui montrent comment Santos capitalise sur sa notoriété, contribuent aussi à l'entretenir voire à l'accroître. Ainsi, les performances de Pelé face aux meilleurs clubs sud-américains et européens, lors de la Copa Libertadores et de la Coupe Intercontinentale, remportées par Santos en 1962 et 1963, ou encore lors de tournois, de Paris à Mexico, alimentent les récits médiatiques autour du joueur.
Au total, en quinze ans, de 1959 à 1974, date de son dernier match avec le Santos FC, Pelé a joué plus de 350 matchs à l'étranger avec son club. Comme le montre la carte de synthèse (ci-dessus), le « Roi » s'est produit sur les cinq continents mais, principalement, dans les Amériques et en Europe occidentale. Un peu plus de 45 % de ces rencontres ont eu lieu dans un espace regroupant l'Amérique du Sud, l'Amérique centrale, le Mexique et les Antilles, où le club s'est rendu chaque année pendant la période. Un peu plus d'un quart des matchs s'est déroulé en Europe occidentale, où Pelé joue chaque année entre 1959 et 1963 puis entre 1967 et 1974 (à l'exception de 1970). Mais, à partir de la seconde moitié des années 1960, le club brésilien circule aussi au-delà de l'Amérique latine et de l'Europe. Le football connaît alors une dynamique de mondialisation, comme en témoigne dans le champ institutionnel la place croissante prise par l'Afrique et l'Asie au sein de la Fédération Internationale de Football Association (Fifa) dans le contexte des décolonisations. À partir de 1966, Pelé se rend très régulièrement aux États-Unis. La même année, il vient pour la première fois jouer en Afrique subsaharienne, où il effectue en tout 15 apparitions jusqu'en 1973. Enfin, l'horizon de projection du « Roi » s'élargit au début des années 1970 bien au-delà de l'espace atlantique : Santos se déplace en Asie du Sud et du Sud-Est, au Moyen-Orient — Santos avait déjà joué en Israël en 1961 — et même en Australie.
Ces circulations régulières témoignent de la place que le Brésil occupe à cette époque dans le football mondial et, plus précisément, soulignent comment il satisfait la demande dont il fait alors l'objet à l'étranger. Aujourd'hui et depuis la fin du xxe siècle, le pays fournit massivement de la main d'œuvre — des joueurs — aux championnats étrangers. À l'époque de Pelé, il exportait temporairement le spectacle — l'équipe — sous la forme de tournées. Dans le même temps, les transferts transatlantiques constituaient, numériquement, un phénomène réduit. Le fait que le « Roi » ne soit parti jouer dans un club étranger qu'après avoir une première fois mis un terme à sa carrière, alors qu'il est âgé de presque 35 ans, est à cet égard significatif.
Si Pelé ne quitte le Brésil qu'en 1975, pour aller jouer aux États-Unis, il a fait l'objet, tout au long de sa carrière à Santos, de nombreuses offres de recrutement, venues en particulier du Vieux Continent. Au tournant des années 1950 et 1960, de riches clubs espagnols et italiens proposent des sommes record pour l'époque pour s'attacher ses services. À un an de la Coupe du monde 1962, l'enjeu devient même politique. Le président de la République, Jânio Quadros, fait ainsi part au Conseil National des Sports (CND) de son « inquiétude » face au risque d'« exode des joueurs brésiliens », citant explicitement, selon certaines sources, un potentiel départ de Pelé, et demande à cet organisme de prendre des mesures pour « protéger le patrimoine sportif du Brésil4 ». Mais les refus opposés par Santos à ses homologues européens tiennent aussi au modèle économique du club. Plutôt que d'encaisser une forte somme qui allait affaiblir durablement l'équipe et sa renommée internationale, ses dirigeants ont probablement préféré conserver une rente, la garantie du succès de leurs futures tournées.
Emblématique des relations sportives entre le Brésil et l'Europe, l'expatriation tardive de Pelé témoigne aussi de l'une des tentatives d'installer durablement le football masculin dans un monde du sport-spectacle nord-américain dominé par des pratiques perçues comme authentiquement nationales. Envisagé dès le début des années 1970, le recrutement à prix d'or du joueur le plus connu au monde répond en effet au souhait de dirigeants de la firme Warner Communications, propriétaire des Cosmos depuis 1971, comme du secrétaire d'État Henry Kissinger, de populariser le soccer aux États-Unis. En d'autres termes, au pays du baseball et du football américain, c'est pour accomplir un « travail de missionnaire » que le Brésilien est engagé5. Conclu pour un montant considérable pour l'époque, son contrat illustre la double nature — sportive et publicitaire — de cette opération : Pelé ne s'engage pas seulement à jouer pour le club new-yorkais de la Warner mais confie également au géant de l'entertainment l'exploitation de son image de marque. Signe de l'exceptionnalisme états-unien, le « Roi » rapporte qu'il bénéficie à son arrivée d'un relatif anonymat. Deux ans sous les couleurs du Cosmos et l'arrivée d'autres célébrités européennes et sud-américaines ne suffisent toutefois pas à bouleverser durablement le paysage sportif local : dans la décennie suivante, la North American Soccer League périclite tandis que les États-Unis échouent dans leur tentative d'accueillir la Coupe du monde 1986.
« Roi » d'un football entrant dans l'ère de la télévision, Pelé a acquis, au gré de ses performances en Coupe du monde et de ses incessants déplacements avec le Santos FC, une célébrité mondiale. Au Brésil comme en Europe, dans les Amériques comme en Afrique, sa trajectoire a fait l'objet d'identifications collectives comme de mises en récit diverses.
Protagoniste d'un premier succès mondial longtemps attendu, Pelé acquiert une place centrale dans les discours qui associent football, nation et question raciale au Brésil. À la fin des années 1950, l'émergence de ce jeune joueur noir, qui se distingue par son professionnalisme et son hygiène de vie stricte, est en cohérence avec l'idée, portée par les dirigeants sportifs comme politiques du pays et diffuse dans l'ensemble de la société, selon laquelle « la discipline et le professionnalisme [étaient] nécessaires pour conduire le Brésil au succès ». Il personnifie les qualités qui, selon un discours alors en vogue, auraient permis à la Seleção de dépasser en Suède l'« atavisme », le « complexe du bâtard » jugé responsable de ses précédentes défaites dans la compétition6. Le « Roi » se distingue par ailleurs, selon Mário Filho, par son refus de cacher, de dissimuler sa couleur de peau. Dans son ouvrage O negro no futebol brasileiro, influencé par les théories sur le métissage du sociologue Gilberto Freyre, ce journaliste analyse l'histoire du football brésilien à travers le prisme des joueurs noirs et métis, passés en quelques décennies d'une position de marginalité à une position de centralité. Dans la seconde édition, Filho replace l'ascension de Pelé au rang d'« icône nationale » dans le prolongement de celle d'autres joueurs afrodescendants des générations précédentes, mais affirme qu'elle constitue une rupture car, au contraire de ses prédécesseurs, « le Roi » ne cherche pas à « fuir » sa couleur mais « tient à être noir ». À ce titre, Filho va jusqu'à affirmer qu'« aucun noir, au monde, n'a contribué davantage à balayer les barrières raciales que Pelé. Il est devenu la plus grande idole du sport le plus populaire sur terre. Celui qui l'applaudit applaudit un noir.»7
Décrite par certains journalistes comme emblématique de la réussite d'une équipe, voire d'une nation multiraciale, l'histoire de Pelé rencontre un très fort écho dans de larges secteurs des classes populaires brésiliennes, même si ce phénomène est beaucoup plus difficile à documenter. Ainsi, pour l'historien Denaldo Alchorne de Souza, le « Roi » est devenu au tournant des années 1960 un « mythe populaire », « parce que les travailleurs s'identifiaient à lui, parce Pelé donnait sens au monde dans lequel ils vivaient ». Il constituerait alors « un modèle exemplaire de Brésilien, un modèle de comportement pour qui espérait voir le Brésil comme une véritable démocratie raciale, pour qui souhaitait voir le Brésil comme un pays d'opportunités d'ascension sociale, indépendamment de sa condition de pauvreté ou de race8. »
Bien au-delà du Brésil, beaucoup de jeunes amateurs de football s'identifient alors à Pelé, dont le parcours est aussi, dans certains cas, investi d'une forte charge symbolique. En Afrique en particulier, dans le contexte des décolonisations et de l'affirmation du Tiers-Monde sur la scène internationale, les performances du « Roi » ont une forte répercussion. En témoignent l'accueil particulièrement enthousiaste qu'il reçoit dans la région lors de ses tournées avec Santos, mais aussi certains commentaires que ses performances engendrent. À l'occasion de son millième but, en 1969, le magazine Jeune Afrique consacre un article à Pelé. Mahjoub Faouzi y retrace sa carrière et évoque ce que la star représente pour « ceux qui ont souffert ou qui souffrent en raison de la couleur de leur épiderme ». Il écrit : « Mais un Pelé à la peau noire, c'est encore et surtout l'incarnation de la promotion de millions d'êtres longtemps méprisés. Comme Malcolm X, comme Cassius Clay, comme Miriam Makeba, Pelé est un symbole et un porte-drapeau9. » Un an plus tard, au lendemain de la troisième victoire mondiale de la Seleção, c'est un poème que le magazine Africasia publie. Écrit par un de ses correspondants sénégalais, Madike Wade, et intitulé « Pelé, tous les nègres te saluent... », il fait aussi du footballeur un héros de la cause noire :
« NASCIMIENTO, tu as prouvé, par ton football, qu'il n'y avait pas de race supérieure à la race NOIRE, qu'il n'y a même pas de races supérieures et inférieures.
En tout cas, te voilà ROI du monde et tu es NÈGRE. [...]
Tu te dresses, altier et surtout conscient d'être un symbole de la race NOIRE.
C'est pourquoi, tous les NÈGRES te saluent !10 »
Parfois érigé en symbole, Pelé n'a pourtant jamais adopté une posture militante, critique, sur la question du racisme, en particulier au Brésil. Bien qu'il en ait fait plusieurs fois l'expérience, Pelé a, à plusieurs reprises, déclaré n'avoir à titre personnel été que très rarement victime du racisme dans son pays, notamment en raison de sa richesse et de sa célébrité précoces. Plus généralement, le « Roi » a souvent été amené, avant et après sa carrière, au Brésil comme à l'étranger, en réponse à des journalistes ou dans ses autobiographies, à exprimer son opinion sur les relations raciales et le racisme dans la société brésilienne. Dans les années 1970, dans le contexte de la dictature (1964-1985), plusieurs de ses déclarations minimisent le poids du racisme et insistent sur le caractère selon lui principalement social des discriminations au Brésil. Dans un entretien paru dans le magazine Africasia en 1971, Pelé rejette ainsi l'idée qu'il y aurait un « problème noir » au Brésil et déclare : « Dans mon pays, la race noire, si elle n'est pas égale à la race blanche, l'est presque11. » Cinq ans plus tard, dans un entretien accordé au journaliste brésilien Lucas Mendes, il évoque un racisme qui n'est pas un « racisme racial » mais « social », un « préjugé social »12, idée qu'il réaffirme dans l'autobiographie qu'il publie l'année suivante, où il précise qu'il ne nie pas la présence du racisme au Brésil, mais souligne qu'il « existe à bien moindre degré que dans la plupart des autres pays13 ». La comparaison, implicite dans certaines de ces déclarations, avec d'autres sociétés dites « multiraciales » — les États-Unis et l'Afrique du Sud — est explicite dans son autobiographie de 2006. Dans cet ouvrage, le discours de Pelé sur la question raciale connaît une inflexion. Alors que le pays est redevenu une démocratie et que la part africaine de la culture brésilienne dispose d'une visibilité et d'une reconnaissance politique supérieures, l'ancien footballeur insiste davantage sur son afrodescendance.
S'il estime avoir, par sa réussite sportive, contribué à améliorer la condition et la représentation des Noirs, Pelé n'a pas utilisé sa notoriété pour porter un discours politique sur le sujet. À cet égard, lorsqu'il mentionne ses engagements dans son autobiographie, c'est plutôt pour évoquer la question de la pauvreté qui touche une partie des enfants brésiliens14. Au Brésil, ce positionnement, ce que ces détracteurs identifient comme son manque de conscience politique (voir infra) et certaines déclarations polémiques lui ont valu des critiques de certains secteurs progressistes et notamment des organisations noires. À l'étranger, Pelé apparaît en revanche comme une figure plus consensuelle.
Figure issue de la culture de masse, le « Roi » du football a, en vertu de sa notoriété, incarné le Brésil depuis la fin des années 1950 et pendant plusieurs décennies dans les pays où ce sport est populaire. À tel point que Mario Gibson Barbosa, alors ministre des Affaires étrangères, déclarait au lendemain de la Coupe du monde 1970 : « Pelé est, sans doute, le meilleur ambassadeur que le Brésil n'ait jamais eu. Personne n'a fait davantage pour l'image du Brésil à l'étranger que ce garçon15. »
À ce titre et en raison de son exposition médiatique, le joueur a fait l'objet d'une attention particulière du pouvoir, entre autres pendant la période de la dictature. Ainsi, les déplacements du joueur à l'étranger sont, dès 1965, surveillés par des agents secrets. Si ses performances conféraient une visibilité internationale appréciable au pays, les militaires craignaient que des militants de gauche ne cherchassent à amener Pelé à se positionner contre le régime. La documentation diplomatique témoigne de cette dialectique entre bénéfices potentiels de ces allers et venues et crainte de leur utilisation par des opposants, à un moment où la dictature faisait l'objet de critiques croissantes à l'étranger pour ses méthodes de répression et ses violations des droits humains. Fin juin 1970, l'ambassade au Venezuela, apprenant la probable invitation de Pelé à Caracas, alerte par exemple le Secrétariat général sur le risque de politisation d'un déplacement à l'initiative d'une revue « de tendance gauchiste », qui pourrait « profiter de la situation » et « [l']obliger à faire des déclarations politiques défavorables au gouvernement brésilien »16. Quelques mois plus tard, en octobre, le joueur révèle à la police avoir été approché par des « communistes pour signer des manifestes » lors de matchs disputés précédemment au Mexique et en Colombie17. Au début des années 1970, les passages du « Roi » et de ses coéquipiers de Santos à Paris ou encore à New York donnent aussi lieu à plusieurs actions de dénonciation18. Mais, dans le contexte très répressif des « années de plomb » (1968-1974), le positionnement, selon ses propres mots, « apolitique » de Pelé était toutefois de nature à rassurer les autorités. En témoigne l'entretien que le joueur accorde à Africasia en 1971, évoqué plus haut, dans lequel le joueur rejette l'idée que le Brésil est alors une dictature.
Offrant opportunément un visage positif de son pays à l'étranger, le « Roi » a même été sollicité pour le représenter, cette fois officiellement, fin 1970, lors de l'inauguration d'une place « Brésil » à Guadalajara. S'inscrivant dans le prolongement du Mundial disputé quelques mois plus tôt au Mexique, le contenu de ce voyage n'a pas de signification politique marquante. Ce qui frappe en revanche, c'est le statut que le joueur endosse à cette occasion : il devient, pour quelques jours, l'« envoyé spécial » du président Médici et le représentant de son pays19. Il rend d'ailleurs directement compte de sa « mission » sur place au chef de l'État dans un rapport20. Cette expérience, qui lui a valu d'être pris à parti par la journaliste Amalia Barran pour ne pas avoir refusé de « servir de "public relations" à la dictature », est restée, semble-t-il, ponctuelle21. Dans l'autobiographie qu'il publie après le retour à la démocratie, Pelé évoque les pressions politiques qu'il a subies ensuite, en 1974, pour participer à la Coupe du monde. À un moment où il avait déjà — d'après son récit — conscience de certaines exactions du régime, il a refusé de revenir sur sa retraite de la Seleção.
Enfin, parce qu'il est un symbole de son pays, Pelé a aussi été choisi pour promouvoir à l'étranger des produits, activités ou entreprises de l'économie brésilienne. Dès le début des années 1960, alors qu'il se rend fréquemment en tournée à l'étranger avec Santos, il signe un contrat avec l'Institut brésilien du café (IBC), pour faire la publicité de cet emblème du pays22. À la fin de la décennie suivante, Interbrás — filiale du groupe public Petrobrás — profite de sa renommée pour vendre des appareils électroménagers au Nigéria23. Plus tard, en 1987, il devient « Ambassadeur du tourisme au Brésil » lors d'une campagne internationale de l'Empresa Brasileira de Turismo (EMBRATUR). Signe de la pérennité de sa notoriété, il est alors choisi suite à une étude de l'agence Standard, Ogilvy et Mather ayant établi qu'il était le Brésilien le plus connu à l'étranger et faisait partie des dix personnes les plus célèbres au monde.
La figure de Pelé — « Roi » d'un sport pratiqué dans une grande partie du monde — a aussi une dimension universelle, qui a suscité l'intérêt d'institutions internationales comme de firmes transnationales. Dans le domaine de la publicité, sa carrière marque un tournant dans la commercialisation de l'image des footballeurs les plus célèbres. À partir des années 1960, il fait la promotion d'une grande variété de produits, dont certains n'avaient aucun rapport avec le sport, au Brésil et à l'étranger. Lors du Mundial de 1970, le joueur est au cœur de la rivalité qui oppose Adidas et Puma, les deux entreprises allemandes qui dominent le marché des équipements de football à l'époque. Estimant qu'engager une compétition pour sponsoriser Pelé les conduirait à formuler des propositions risquées, ces dernières décident initialement de faire un « pacte » pour ne pas l'engager. Jusqu'à ce que Puma le rompe et obtienne, à la faveur de la victoire brésilienne, une « exposition inédite 24 ». Peu après, le joueur devient l'un des premiers noirs à signer un contrat avec la firme nord-américaine Pepsi-Cola ; dans ce cadre, il anime de nombreux ateliers de football pour enfants aux quatre coins du monde et promeut un livre et un film, dans lesquels il expose sa « méthode 25 ». Surtout, Pelé est parvenu à faire fructifier son image, la « marque » que sa célébrité sportive lui a conférée, bien au-delà de sa carrière. Dans les années 1990, un peu moins de vingt ans après avoir raccroché les crampons, il vante par exemple les mérites d'une carte bancaire et profite de la Coupe du monde 1994, organisée aux États-Unis, où il a longtemps résidé à partir de son passage au Cosmos, pour engranger d'importantes recettes[27]. Il fait ensuite sensation au début du xxe siècle en mettant son image au service d'un célèbre médicament contre les problèmes d'érection.
Outre ces activités commerciales, son rôle de représentation auprès d'institutions internationales témoigne de la longévité de sa notoriété. En 1978, il reçoit le prix international de la Paix. Il occupe aussi des fonctions auprès de l'ONU, de l'Unesco, de l'Unicef, de l'OMS ou encore de la Fifa. Enfin, après le retour à la démocratie, l'ancien footballeur a été, de 1995 à 1998, ministre des Sports du gouvernement Fernando Henrique Cardoso, clôturant ainsi une trajectoire d'ascension sociale exceptionnelle débutée dans les années 1950.
Aussi singulier soit-il, le parcours d'Edson Arantes do Nascimento est emblématique d'un moment de l'histoire du football. Figure de proue de la Seleção et du Santos FC, Pelé incarne l'affirmation du Brésil dans ce sport à partir des années 1950. Sa notoriété est indissociable de la transformation progressive de la Coupe du monde en spectacle télévisuel. Quant à ses déplacements à l'étranger et son expatriation en fin de carrière, ils illustrent la poursuite de la mondialisation de ce sport.
Ces circulations permettent d'interroger la dimension transatlantique d'une telle figure historique. À bien des égards, cet espace apparaît clairement comme celui au sein duquel la trajectoire de Pelé se déploie prioritairement. Figure dominante d'un football qui s'est historiquement développé en Europe et en Amérique latine, le joueur brésilien a également suscité enthousiasme et identification sur le continent africain et été investi de la mission de promouvoir le soccer aux États-Unis. Pour autant et quoiqu'ils soient ponctuels, les déplacements de Pelé vers des horizons plus lointains, de l'Asie du Sud-Est à l'Océanie en passant par le Moyen-Orient, soulignent que la renommée de ce footballeur sud-américain excède, au moins à la fin de sa carrière, les frontières de l'espace transatlantique, même entendu dans un sens très large, et donnent peut-être à voir l'effacement du monde atlantique dans la globalisation du second xxe siècle.
Héros sportif, brésilien, noir, Pelé est devenu un objet d'identification collective dans son pays comme à l'étranger, un symbole souvent investi d'une dimension politique et parfois instrumentalisé par le pouvoir, une « marque » exploitée commercialement. Fréquemment opposé — en dépit de la diversité des sociétés et des contextes dans lesquels ils ont évolué — à son contemporain Mohamed Ali pour souligner son refus d'adopter une posture militante, le « Roi » peut aussi être comparé à Diego Armando Maradona, le footballeur-star de la génération qui lui succède. Plus clivant, plus transgressif aussi dans son attitude comme dans ses déclarations, l'Argentin a, comme son prédécesseur, construit sa légende grâce à ses performances en Coupe du monde. Mais, contrairement à lui, il a joué une large partie de sa carrière — dans le dernier quart du xxe siècle — dans des clubs européens.
Michel Raspaud, Histoire du football au Brésil (Paris: Chandeigne, 2010), 124.
Mário Filho, O negro no futebol brasileiro (Rio de Janeiro: Murad, 2003 [1963]), 331.
À titre d'exemple, voir Jean Cornu, "Reims, avec Kopa et Paul Sauvage engage son prestige contre le Pelé F.C.," L'Équipe, 7 Juin 1960, 8.
Délibération no. 2/61 du CND, 11 avril 1961.
Larry Adler, Man with a mission: Pelé (Milwaukee: Raintree Publishers, 1976), 6.
Voir Ana Paula da Silva, Pelé e o complexo de vira-latas. Discursos sobre raça e modernidade no Brasil (Niterói: Editora da UFF, 2014), 90-91, 99, 107.
Filho, O negro, 16-17.
Denaldo Alchorne de Souza, Pra frente Brasil ! Do Maracanazo aos Mitos de Pelé e Garrincha, a Dialética da Ordem e da Desordem (1950-1983) (São Paulo: Intermeios, 2018), 130.
Mahjoub Faouzi, "Mais qu'est-ce qui fait gagner Pelé ? 29 ans, 1000 matches, 1000 buts," Jeune Afrique, no. 466, 3-9 décembre 1969, 28.
Madike Wade, "Pelé tous les nègres te saluent...," Africasia, no. 20, 20 juillet-2 août 1970, 49.
Amalia Barran, "Le roi Pelé après les buts," Africasia, no. 47-48, 16 août 1971, 63.
Entretien avec le journaliste Lucas Mendes (New York, 1976), cité par Silva, Pelé, 143, 162.
Pelé, Ma vie et ce jeux merveilleux (Paris: Robert Laffont, 1978), 125.
Pelé, Ma vie (Paris: Flammarion, 2006), 166-167.
Jaime Luís, "Ganhar o 'Mundial' é bom, mas...," A Bola, 11 de julho de 1970, 8.
Archives Historiques de l'Itamaraty (AHI), maço temático (m.t.), cote 540.6341, Télégramme (T.) n°146, confidentiel, de l'ambassade à Caracas, 29-30 juin 1970.
Arquivo Público do Estado de São Paulo, fonds du DEOPS, dossier 52-Z-0 (142).
L'Équipe, 31 mars 1971, 2 ; L'Équipe, 1er avril 1971, 2 ; Arquivo Nacional de Brasília (AN BSB), Ministério da Aeronaútica, Divisão de Segurança, 15/06/1971, cote VAZ370102 ; AN BSB, Ministério do Exército, Gabinete do Ministro, Informe no. 311 s/102-S2-CIE, cote REX.IBR.24.
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Archives Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, fonds Médici, lettre de Pelé au président Médici, 10 novembre 1970.
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"Café contrata Pelé," Jornal do Brasil, 17 de maio de 1961.
"Interbrás contrata Pelé para promover aparelho elétricos na Nigeria," Jornal do Brasil, 19 de novembro de 1977.
Barbara Smit, Invasão de campo : Adidas, Puma e os bastidores do esporte moderno (Rio de Janeiro: Jorge Zahar, 2007), 153-56.
João Carlos Assumpção, "A criação de Pelé. As jogadas extracampo do atleta do século," Folha esporte especial, 7 de novembro de 1999, 4-5.