Yiddish: Language, Culture and Memory from the late 19th century to the present
From the late 19th century, the Yiddish language and culture had an intensely transatlantic moment...
L'histoire du concert américain est d'abord celle d'une importation. Compte tenu de la faiblesse des infrastructures musicales américaines, des artistes européens sont recrutés pour des tournées. Ce commerce musical suppose des ponts jetés entre les artistes du vieux continent et le public du nouveau monde, des liens qu'offrent les réseaux transnationaux des migrants. Ainsi, vers 1850, de jeunes immigrés deviennent les premiers imprésarios américains. En particulier, trois familles de Juifs moraves s'imposent : les Maretzek, les Strakosch et les Grau.
Le relai d'une communauté forte a constitué un atout pour dominer le marché musical américain, de même que les liens familiaux ont été une ressource fondamentale. Cependant, plutôt que de raisonner en termes d'ancrage, il convient de comprendre la trajectoire de ces imprésarios selon des logiques de réseaux.
La surreprésentation des Juifs moraves dans le petit milieu du commerce musical américain est si frappante que Ruth Henderson1 évoque une « confluence morave ». En effet, Maurice Strakosch, Max Maretzek et Jacob Grau sont tous les trois originaires de Brünn (Brno).
L'arrivée de ces entrepreneurs a pour origine le Printemps des Peuples de 1848, quand les révolutions peu propices au développement de l'activité musicale les incitent à chercher fortune outre-Atlantique. Maurice Strakosch aspire à y réaliser une carrière de pianiste virtuose. Il convainc Max Maretzek de le rejoindre à New York pour devenir le chef d'orchestre de l'Astor Place Opera House. En 1848 toujours, mais dans l'Empire des Habsbourg, les lois de tolérance améliorent la situation des populations juives. Une embellie de courte durée : dès 1853, les anciennes discriminations sont rétablies. De nombreux Juifs quittent alors la Moravie pour les États-Unis — Jacob Grau est l'un d'eux.
La situation politique européenne explique l'arrivée de nombreux Juifs germanophones à New York, renforçant une communauté culturellement très active. Le théâtre ethnique new-yorkais (non-anglophone) est largement dominé par les scènes Kleindeutschland et yiddish. Les imprésarios Juifs germanophones qui s'installent alors à New York sont accueillis par un milieu soudé et dynamique.
Bénéficiant de cette situation, Max Maretzek, Maurice Strakosch et Jacob Grau réussissent à prendre la main sur l'organisation des concerts de musique savante, considérée alors comme le seul repertoire légitime, avec en tête le grand opéra et le récital de piano. Peut-être parce que les trois hommes entretiennent des relations personnelles anciennes : Max Maretzek et Maurice Strakosch se présentent comme cousins, Jacob Grau et Max Maretzek se sont connus à Brünn. Ces liens, qui incluent également les familles des trois hommes, se renforcent par un voisinage étroit.
Ces relations se répercutent professionnellement : coopérations et services sont courants. Les frères Maurice et Max Strakosch agissent régulièrement comme agents pour Max Maretzek. À son arrivée à New York, Jacob Grau travaille pour Max Maretzek ; plus tard, alors que ce dernier connaît une passe difficile, il l'engage comme chef d'orchestre. Pourtant, les deux hommes ne s'apprécient pas — ils se méprisent même ostensiblement. En témoignent, entre autres, les commentaires au vitriol de Max Maretzek sur les compétences et le goût musical de Jacob Grau2. Qu'importe. Au-delà de l'entente personnelle, tous sont liés et s'entraident. Ils constituent le club fermé des imprésarios new-yorkais.
Dans le milieu versatile des engagements musicaux, la famille constitue une valeur refuge. Les liens familiaux jouent un rôle essentiel dans la carrière des imprésarios : ils facilitent la circulation des informations, encouragent l'élaboration de projets communs et obligent à la solidarité.
La trajectoire professionnelle de Maurice Strakosch le montre bien. Premier débarqué à New York, il se prévaut d'un certain talent pianistique et d'une bonne formation en pédagogie du chant. Il se produit sur scène avec quelques succès, publie ses partitions, ouvre un magasin de pianos à Broadway en 1852. Soucieux d'étendre ses activités, il convie son cousin Maretzek à le rejoindre puis, en 1853, accueille son frère Max, qu'il forme au métier d'imprésario. Surtout, il se rapproche de la famille italienne Patti, pour laquelle il organise un festival le 2 octobre 1848, puis s'engage avec la mezzo-soprano Amalia Patti et la soprano Teresa Parodi pour une longue tournée américaine. En mai 1852, il épouse Amalia Patti. Désormais, sa carrière se structure autour de celle de sa belle-sœur, la soprano Adelina Patti. De ses huit à onze ans, la jeune prodige tourne avec Strakosch et accumule les succès. Lorsque quelques années de formation lui sont accordées, l'imprésario s'attelle à la direction du nouvel Opéra new-yorkais, l'Academy of Music (d'abord avec Max Maretzek puis avec Bernard Ullmann). En 1859, il organise les débuts new-yorkais d'Adelina à l'Academy of Music et, en 1861, quitte les États-Unis pour encadrer ses tournées européennes.
De même, le succès des Grau repose sur une solide organisation familiale. En 1854, alors qu'il n'est à New York que depuis un an, Jacob Grau accueille ses neveux, Maurice et Robert. Le premier se lance dans le management artistique en 1872, collaborant avec son oncle et, parfois, avec Henry A. Abbey et Clara Kellogg (la cantatrice, fondatrice de l'English Opera Company, et épouse de Robert Strakosch, un neveu de Maurice), tandis que le second devient un imprésario reconnu dans le domaine du vaudeville et du théâtre musical. Herman Grau, le frère de Jacob, s'impose quant à lui comme imprésario d'opéra allemand de 1868 à 1895. Ses fils, Jules et Matt, dirigent ensuite une compagnie d'opéra comique anglais de 1882 à 1903.
Les relations familiales et professionnelles perdurent malgré les tournées pluriannuelles et les déménagements transatlantiques. Plus encore, la solidité de ces reseaux est nécessaire à la mise en place des stratégies circulatoires des agents.
La nationalité de ces imprésarios est délicate à établir. Maurice Grau se présente comme étant « de nationalité autrichienne, mais Français de caractère et Parisien d'esprit3 ». Quoique né à Brünn, arrivé à New York à cinq ans et naturalisé américain, l'imprésario est considéré comme un Français car il « a continué à populariser dans le Nouveau Monde la musique des compositeurs français, tels Offenbach, Lecoq et autres4 ».
Quittant une Europe agitée par le Printemps des peuples, ces hommes ne mobilisent pas de discours nationalistes. Ils s'expriment aussi bien en anglais qu'en allemand, peut-être en yiddish, usent parfois du français ou de l'italien. La langue n'apparaît pas ici comme marqueur national. C'est plutôt en soulignant la multiplicité des appartenances que leurs compétences linguistiques constituent un marqueur. D'ailleurs, les imprésarios se disent volontiers cosmopolites5.
L'identité religieuse n'est pas plus évidente. Elle n'est jamais revendiquée. L'appartenance communautaire est une ressource, non une contrainte — d'ailleurs, si Jacob Grau est inhumé selon le rite judaïque, Max Maretzek se convertit au protestantisme, épouse la catholique Apollonia Bertucca et fait baptiser ses filles selon le rite catholique.
Ni les origines ni les discours de ces imprésarios ne permettent d'en établir fermement les attaches nationales. L'étude des parcours professionnels complexifie encore l'équation. Avant même leur départ pour les États-Unis, Maretzek, les Strakosch, les Grau sont des migrants. Ils ont voyagé dans le cadre de tournées musicales et ont résidé plusieurs années à l'étranger. La traversée de l'Atlantique s'inscrit dans un parcours européen et constitue la suite logique d'une carrière musicale.
Le passage en Amérique ne marque pas la fin, mais l'élargissement de leurs pérégrinations. Même lorsqu'ils dirigent un Opéra, ces imprésarios suivent les artistes en tournées et reviennent en Europe à la recherche de nouveaux talents. Ainsi, chaque année, Maurice Strakosch effectue la traversée transatlantique.
Les mobilités des imprésarios ne sauraient donc être réduites au simple passage d'un territoire à l'autre. Leurs parcours sont ponctués d'escale, de zones de transit, voire de retours en arrière. Comme tous migrants, ils investissent diversement chacun des lieux balisant cet itinéraire. La mobilité conduit à acquérir des compétences particulières, un « savoir-circuler » fondé sur la capacité à mobiliser des connaissances et un réseau migratoire, à mettre en place des stratégies de circulations. Ni ruptures ni parenthèses, ces circulations transatlantiques participent d'une organisation sociale des échanges musicaux.
Ruth Henderson, "A confluence of Moravian impresarios : Max Maretzek, the Strakosches, and the Graus," in European music and musicians in New York City, 1840-1900, ed. John Graziano (Rochester: University of Rochester Press, 2006), 235-252.
Max Maretzek, Further Revelations of an Opera Manager in 19th Century America: the Third Book of Memoirs (Sterling Heights: Harmonie Park Press, 2006), 51.
Maurice Strakosch, Souvenirs d'un impresario (Paris: P. Ollendorff, 1887), 97.
Strakosch, Souvenirs, 97.
Max Maretzek, Sharps and Flats, a Sequel to « Crotchets and Quavers » (New York: American Musician Pub. Co., 1890), 3.