Ray Ventura, jazz and French chanson: an ambiguous Americanization
In the 1930s, Ray Ventura and his Collégiens established themselves as a model of French chanson,...
« Finalement, ces jeunes, objets de tant d'angoisses et d'inquiétudes - qui eux-mêmes refoulent leurs angoisses et inquiétudes à grandes profondeurs, comme sans doute ils refoulent leurs besoins de ferveur sans emploi - s'en vont vers l'âge adulte, copain-clopant1.»
« Et je m'en vais clopin-clopant / En promenant mon cœur d'enfant2 »
On peut considérer que la « période yéyé » court environ de 1960 à 1966 en France. Après le succès en 1959 de « Nouvelle vague », adaptation de « Three Cool Cats » par Richard Anthony, le yéyé — qui n'est dénommé ainsi qu'en 1963, sous la plume d'Edgar Morin— s'installe autour de l'émission de radio Salut les copains et de jeunes artistes tels que Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Eddy Mitchell, Sheila, Claude François, France Gall, Françoise Hardy et quelques autres. Ces chanteuses et chanteurs adaptent des succès américains récents, connaissent des ventes massives de 45 tours et jouent un rôle central en France dans la mode de la musique et de la danse twist. Diffusée quotidiennement sur Europe no 1 à partir de 1959, Salut les copains fédère une grande part des adolescents français. Puis, le magazine du même nom est lancé en 1962. Le 22 juin 1963 est organisé, pour l'anniversaire du magazine, un concert en plein air à Paris où doivent chanter certaines de ces vedettes. L'afflux de public sur la place de la Nation empêche le déroulement du concert et entraîne des actes de vandalisme. C'est en commentant ces évènements, qui étonnent et effrayent, qu'Edgar Morin invente la dénomination « yé-yé », devenue depuis « yéyé », dans deux articles publiés dans Le Monde3. Il en souligne la dimension générationnelle — c'est une « classe d'âge » — et l'importance des liens entre « copains ».
Quelques jours plus tôt, en juin 1963, Denise Glaser reçoit dans son émission télévisée Discorama Serge Gainsbourg, représentant d'une chanson à texte « d'esprit rive gauche4 » :
« - Serge Gainsbourg, il y a de grands auteurs de chansons, actuellement, qui sont très inquiets. Ce sont des auteurs de chansons auxquels la nouvelle vague donne des complexes. Les uns se disent [...] "Je suis fini", les autres se disent "Il faut que je me conforme, que j'écrive des chansons nouvelle vague". Qu'est-ce que vous pensez de la nouvelle vague ?
La nouvelle vague je dirais d'abord que c'est moi. Parce que, qui est nouvelle vague ? Je veux dire, qui est à l'avant-garde de la chanson ? Je me soucie peu du tirage de Tintin, du tirage de Babar. Je ne tiens pas à mettre des ‟y" dans mon pseudonyme. Et je pense que les dents de lait tombent vite, les dents de sagesse poussent douloureusement. [...] Je pratique un autre métier. ça c'est la chanson américaine, la chanson américaine sous-titrée. [...] Moi c'est la chanson française ! La chanson française n'est pas morte. Elle doit aller de l'avant et ne pas être à la remorque de l'Amérique5. »
Gainsbourg critique la vacuité des thématiques et des paroles, leur côté très convenu, le langage pauvre des artistes yéyés. Dès l'année suivante toutefois, il devient auteur pour France Gall et d'autres artistes yéyé. Mais en 1963, sa critique est encore catégorique : « Tout est à faire ! La chanson française est à faire actuellement. »
Cette lecture des faits a été largement partagée par la suite : les chanteurs yéyé et leur succès auraient américanisé une chanson française qui donnait une place prépondérante au texte ; celle des cabarets d'esprit rive gauche. Ainsi, Bertrand Dicale écrit en 2001 :
« Lorsque, le 19 juillet 1961, Johnny Hallyday signe un contrat d'exclusivité avec [Philips], c'est une manière de tremblement de terre. [...] [Canetti] croit au primat de la qualité dans l'écriture, les arrangements, l'interprétation [...]. Il ne peut supporter ces jeunes gens qui braillent plus qu'ils ne chantent [...]. Georges Meyerstein, P-DG de Philips, et Louis Hazan, directeur commercial, comprennent rapidement les perspectives qu'offrent Johnny et ses semblables : [...] voici maintenant de tout petits groupes dociles qui vendent des 45 tours à des millions de jeunes. [...] On n'écumera plus les cabarets de la rive gauche, mais on organisera des auditions massives où des dizaines de gamins viennent proposer leur voix et leur minois en espérant devenir une idole instantanée. C'en est trop pour Canetti : il ne supporte pas le rock6. »
Si les mots « Amérique » et « yéyé » ne sont pas mentionnés explicitement, on voit bien l'allusion à la rupture générationnelle et stylistique, au groupe resserré autour de Johnny Hallyday, ainsi que le mot‑clé « idole ». Les thématiques sont sous-jacentes, mais elles sont là. D'autant que « Johnny et ses semblables » sont associés — ici et à d'autres endroits du même ouvrage — à la musique rock qui est, en 1961, une musique, voire la musique, des États-Unis.
On trouve les mêmes représentations dans des ouvrages des années 1970 traitant de chanson française. Ainsi, dans l'entrée consacrée à Johnny Hallyday de 100 ans de chanson française7, rock, yéyé et États-Unis s'entrelacent : « le rock d'abord [...] le yéyé ensuite », « usant de toutes les techniques scéniques des rockers américains ». Une même trame, une même lecture des faits, agencent les entrées sur Françoise Hardy ou Sylvie Vartan.
Cet article examine l'association entre mouvement yéyé et américanisation, entendant par ce mot « l'acculturation des sociétés non américaines par des objets et des pratiques repérés par celles-ci comme d'origine américaine », une acculturation « hégémonique » où l'adjectif « américain » renvoie aux États-Unis d'Amérique8. L'hypothèse centrale est que la vision du yéyé comme courant « américanisateur » de la chanson française est biaisée et simplifiée : un récit commode, un stéréotype hérité de la critique du yéyé qui ne résiste pas à un examen attentif des faits et des données disponibles. Des processus d'américanisation de la chanson plus larges et plus complexes existent en dehors des adaptations yéyés de succès « américains ».
Au-delà des discours, ce travail s'appuie sur des données quantitatives : une liste des 45 tours qui ont eu le plus de succès en France, sur la base des données de vente collectées de manière systématique de 1960 à 2000 par Fabrice Ferment9. Les analyses porteront en particulier sur les succès de l'année 1962. Deux ans avant la British Invasion (1964), c'est encore la musique de divertissement venue d'Amérique, et non d'Angleterre, qui apparaît en France comme un grand modèle à suivre en matière de chansons. Le corpus examiné dans cet article regroupe ainsi, par ordre chronologique :
On trouve dans cette liste sept chanteuses et chanteurs appartenant au groupe des yéyés : Richard Anthony, Petula Clark, Claude François, Danyel Gérard, Johnny Hallyday, Françoise Hardy et Sylvie Vartan. On y trouve aussi cinq artistes extérieurs à ce groupe : Charles Aznavour, Dalida, Leny Escudero, Enrico Macias et Henri Salvador.
Deux types de trajectoires manifestent un processus d'américanisation durant ces années. D'abord les adaptations10, c'est-à-dire l'importation de chansons « américaines » dont la musique est réenregistrée à l'identique tandis que les paroles d'origine sont remplacées par un texte en français. La chanson passe des États-Unis à la France dans un délai de quelques mois à peine. Dans notre corpus, il y en a sept : Le Petit Gonzalès, J'entends siffler le train, Le Loco-motion, L'Idole des jeunes, Belles ! Belles ! Belles !, Le Lion est mort ce soir et Le Jour le plus long. Exemple fort d'américanisation de et par la chanson, cette dernière est issue d'un film américain racontant le Débarquement en Normandie (The Longest Day, 1962), dotée de paroles françaises d'un sens très proche de l'original, et interprétée par divers artistes francophones comme Dalida ou Piaf, qui la chanta du haut de la Tour Eiffel à l'occasion du lancement international du film. Ni Dalida ni Piaf n'appartiennent au groupe des yéyés. Il faut donc nuancer l'idée selon laquelle la chanson française non yéyé serait restée à l'abri de cette démarche de « servile reprise » (pour reprendre les propos de Gainsbourg). Les « adaptations non yéyés » jouent elles aussi un rôle important dans l'américanisation des répertoires français.
Deuxième trajectoire : celle des chansons composées en France par des compositeurs et pour des interprètes français sur un « modèle américain ». Pour les identifier, il faut repérer des stylèmes (traits musicaux ou textuels considérés comme américains) ou des noms à consonance américaine (en particulier ces pseudonymes « en y » évoqués par Gainsbourg). Cinq de nos 14 chansons entrent dans cette catégorie : La Leçon de twist, Tous les garçons et les filles, Retiens la nuit, Chariot et Les Comédiens.
Les processus d'américanisation y sont nettement plus complexes et divers : si Tous les garçons et les filles, Retiens la nuit et Chariot empruntent clairement à des thématiques perçues comme états-uniennes (la danse twist, le Far West, les amours lycéennes), Retiens la nuit est seulement colorée d'États-Unis par quelques détails de rythme et de vocalité ; Les Comédiens est américanisée par une rythmique twist très perceptible et par l'enchaînement d'accords utilisé pour le refrain i vi iv v, si répandu dans les chansons à succès américaines des années 1950 à 1960 qu'il a reçu des surnoms comme the 50s progression ou the "Stand by Me" changes. Il n'est toutefois pas propre à la musique de ce pays, ni de cette époque. Par opposition, dans Les Comédiens, ni le texte, ni le style vocal de l'interprétation d'Aznavour, ni les traits mélodiques ne renvoient à l'imaginaire des « chansons américaines ». Les chansons yéyés de notre liste ne sont pas toutes des adaptations : La Leçon de twist, Tous les garçons et les filles, Retiens la nuit, Chariot sont certes chantées par des yéyés et américanisées à des degrés divers, mais elles ne sont pas pour autant des importations directes de succès américains. Elles correspondent à un début d'appropriation dont le chemin a été long et fructueux pour la chanson perçue comme française11.
Remarquons que dans les 12 chansons évoquées jusqu'à présent, trois relèvent de trajectoires particulièrement sinueuses et trompeuses : Chariot, La Leçon de twist et Le Lion est mort ce soir. Chariot est à l'origine un morceau instrumental français de 1961, composé par Franck Pourcel et Paul Mauriat sous les pseudonymes respectifs (dont la fonction est peut-être de leur donner une apparence moins française) de J. W. Stole et Del Roma. Ce morceau connaît un deuxième succès en France, en tant que chanson, avec des paroles en français de Jacques Plante, dans l'interprétation colorée d'accent anglais de Petula Clark (Anglaise mariée à un Français, sa carrière a franchi à plusieurs reprises les frontières européennes). Puis Chariot, dans un troisième temps de sa trajectoire, triomphe aux États-Unis avec un nouveau titre (I Will Follow Him), des paroles anglaises adaptées par Norman Gimbel (situation inversée des adaptations yéyés) et une interprète différente (Peggy Marsh).
Autre trajectoire brouillée, La Leçon de twist sort chez Columbia (France) en 1961. Elle vient d'un instrumental français en dépit de son titre anglais, Twistin' the twist, composé par Joseph Gaëtan Mengozzi, qui l'enregistre sous les pseudonymes de Giuseppe Mengozzi (compositeur) et, de Teddy Martin and His Las Vegas Twisters (interprétation). En raison de ces deux manœuvres, symptomatiques de l'hégémonie du modèle culturel américain et caractéristiques des processus d'américanisation, La Leçon de twist peut aisément passer pour une adaptation yéyé typique, qui serait venue d'un succès états-unien avec des paroles originales en anglais, ce qu'elle n'est pas.
Enfin, Le Lion est mort ce soir, chanson importée des États-Unis, est une adaptation extérieure au cercle yéyé : Salvador aurait adapté en 1962 des paroles françaises sur The Lion Sleeps Tonight, succès des Tokens en 1961. En réalité, les Tokens avaient eux-mêmes retravaillé un succès antérieur de dix ans, celui d'une chanson intitulée Wimoweh de Pete Seeger, qui pensait avoir repris et arrangé une chanson traditionnelle sud-africaine, Mbube (le lion, en zoulou), découverte via un disque de 1939 enregistré en Afrique du Sud par le label Gallo sans véritable contrat ni versement de droits à son auteur et interprète, Solomon Linda. Le Lion est mort ce soir parvient donc en France en suivant une trajectoire singulière, avec un effacement de ses origines géographiques (pour Salvador, c'est un succès « américain » parmi d'autres) et de son auteur (elle apparaît comme une chanson soit des Tokens, soit de Pete Seeger et des Weavers, ou encore comme une chanson traditionnelle), selon une temporalité qui n'a que l'apparence de la rapidité. Le succès des Tokens est récent lorsque Salvador l'enregistre. Mais dix ans se sont écoulés depuis l'arrangement des Weavers et plus de 20 depuis le succès de Mbube en Afrique du Sud. Autrement dit, on a affaire à une temporalité beaucoup plus étirée que celle des autres adaptations françaises yéyé ou non yéyé. Par ailleurs, parmi les 14 chansons qui se vendent le mieux en France en 1962, deux semblent échapper entièrement à toute forme d'américanisation : Pour une Amourette de Leny Escudero et Adieu mon pays d'Enrico Macias.
La moitié de ces tubes ne sont donc pas des adaptations mais des chansons originales. Cependant, « originales » reste ici un terme ambigu, sur le plan esthétique, mais aussi parce que 12 des 14 chansons se mettent « à la remorque de l'Amérique ». Adaptées ou non, elles ne sont pas originales. Par exemple, l'enchaînement d'accord i vi ii v de Françoise Hardy, le pentatonisme de toute une partie du matériau mélodique de Chariot ou la rythmique twist des Comédiens relèvent d'une banale imitation de modèles états-uniens.
L'américanisation dépasse donc largement le cadre de la musique yéyé. On peut dès lors relativiser les assertions courantes selon lesquelles ce genre aurait été le déclencheur de l'américanisation des chansons françaises. Le yéyé n'est pas le seul symptôme de cette américanisation, même s'il est peut-être le plus perceptible ; il n'est qu'un des courants musicaux dans lesquels se manifestent des tendances à l'adaptation ou à l'imitation de modèles « américains », dans un monde de la chanson qui l'englobe et où ces tendances sont de toute façon bien présentes. Par ailleurs, il convient de ne pas amalgamer des chansons en réalité très différentes : à côté des adaptations yéyés, il existe des adaptations non yéyés ; les chansons influencées par l'actualité musicale des États-Unis peuvent l'être sous forme d'adaptations ou de chansons originales ; des chansons originales peuvent aussi être chantées par des artistes yéyés ; les modèles esthétiques peuvent être bien connus, comme le twist, ou tout à fait différents. J'entends siffler le train est l'adaptation de 500 Miles, une chanson devenue célèbre aux États-Unis en 1961, dans le cadre esthétique et stylistique du folk revival. Le Petit Gonzalès est l'adaptation d'une novelty song, une chanson comique au style musical inédit, qui fait allusion à un dessin animé en vogue aux États-Unis. Le Jour le plus long est pour ainsi dire astylistique. Il n'y a donc pas d'homogénéité esthétique des modèles « américains » utilisés pour ces 14 succès français. Dès lors, on peut supposer que « l'Amérique » vaut par elle-même, en tant qu'un ailleurs désirable ou comme gisement de succès commerciaux. Du moment que la musique est « américaine » – voire considérée comme telle par erreur (La Leçon de twist, Le Lion est mort ce soir, Chariot) –, peu importe la manière dont elle sonne. L'américanisation devient alors une notion très difficile à appréhender. Face à une telle hétérogénéité des modèles possibles, l'idée que quelque chose « sonne américain » perd beaucoup de son sens. À quoi cette formulation renverrait-t-elle ?
Notre hypothèse est que les modalités de la répétition permettent de distinguer les chansons qui sont américanisées de celles qui ne le sont pas. L'américanité musicale, telle que perçue en France en 1962, serait liée à la répétition de brefs éléments mélodiques, de rythmes (cellules rythmiques, propulsées par la batterie) et d'harmonies (enchaînements de deux ou trois accords répétés en boucle). Ce type de répétition marquerait une rupture avec les divers répertoires chantés jusqu'alors sur les scènes de music-hall. Cette hypothèse vient de l'étude désormais classique du musicologue Richard Middleton sur la répétition dans la popular music12.
Middleton distingue deux grands types de répétition musicale : la « répétition musématique » d'unités brèves (des riffs par exemple) et la « répétition discursive » d'unités plus amples, de la longueur d'une phrase musicale environ, ou même d'une section entière. La répétition de riffs caractérise selon lui les musiques afro-américaines au début du xxe siècle, puis le rock à partir des années 1950. Au contraire, la répétition discursive est propre aux chansons des music‑halls européens. Elle se signale, entre autres, par les constructions mélodiques en séquences. Middleton parle donc bien des changements musicaux liés à l'apparition du rock, même si son corpus embrasse l'ensemble du xxe siècle. Ce qui nous amène à poser la question suivante : dans les chansons françaises de la période yéyé, la présence de répétition musématique est‑elle constitutive d'un son « américain » ?
En plus des riffs, souvent liés à une construction mélodique en call and response, la répétition musématique est rythmique, sous la forme d'une strate bien distincte du reste, ou d'unités syntaxiques comme le back beat et le défilement de croches marqué par les batteurs. La répétition musématique caractérise aussi l'harmonie : de courtes séquences d'accords traitées en ostinato passent de diverses musiques noires à la soul music puis au rock et sont très présentes chez les Beatles et d'autres groupes anglais des années 1960, devenant « une technique rock de premier plan » dont « l'effet [...] est de saper [...] la narrativité de la syntaxe harmonique13 ».
Or, lorsqu'on observe la présence de ces divers procédés musicaux parmi nos quatorze chansons, on constate surtout la présence d'une répétition musématique rythmique. La strate rythmique est bien distincte dans presque toutes les chansons. Les seules exceptions sont celles que l'on pouvait attendre : le tempo souple et relativement peu marqué d'Adieu mon pays, l'absence de section rythmique dans Pour une Amourette renforcent la séparation entre ces deux chansons et les douze autres. Le défilement de croches dans J'entends siffler le train est surtout assuré par les arpèges de guitare, ce qui manifeste la lignée plus folk que rock de cette adaptation. Le Jour le plus long reste un cas limite, avec son rythme solidement marqué par une formule de caisse claire et les « pompes » de la basse, ce qui en fait une chanson très rythmique, mais non rock.
En revanche les répétitions mélodiques sont peu musématiques. On ne rencontre des riffs que dans Le Lion est mort ce soir — avec la répétition de « wimoweh » par les voix d'accompagnement, issue de la chanson d'origine de Solomon Linda ; et dans Le Loco‑motion, dont le chœur chante aussi par endroit des responses en riff. Par contraste, beaucoup de ces chansons utilisent bien la répétition mélodique de type discursif, à travers des constructions en séquences, parfois un peu souples et floues mais néanmoins perceptibles. C'est le cas de Pour une Amourette et Adieu mon pays, mais aussi de Chariot, Le Petit Gonzalès et Les Comédiens. Ces trois dernières utilisent la strate rythmique du rock. Sur le plan harmonique, aucune chanson n'utilise une formule de deux ou trois accords répétés en boucle : la règle générale est celle d'une succession de quatre accords, objet de variantes au cours de la chanson, adaptée à une carrure de quatre mesures. Autrement dit, on peut parler ici de grilles simplifiées, mais pas au point de la répétition harmonique musématique décrite par Middleton.
En France, les meilleurs exemples de répétition musématique harmonique et mélodique se situent à la fin de la vogue yéyé, dans la seconde moitié des années 1960. On les trouve chez Nino Ferrer, qui importe avec talent les sonorités de Stax dans des chansons tantôt discursives mélodiquement (Madame Robert, 1966 ; Le Téléfon, 1967), tantôt beaucoup plus musématiques (Oh ! Hé ! Hein ! Bon !, 1966 ; Les cornichons, 1965). Et surtout chez Jacques Dutronc, dont Et moi, et moi, et moi (1965) impose un enchaînement vii iv i, ainsi que trois éléments mélodiques vocaux très rudimentaires et brefs, qui se combinent de manière répétitive. Or, en 2001, le photographe Jean-Marie Périer présente Dutronc précisément comme :
« Le premier non américanisé de la bande avec son costard-cravate et son look ‟bande du Drugstore". Tous [les artistes de Salut les Copains], avant lui, étaient fascinés par l'Amérique. Lui n'en avait rien, mais alors rien à faire. [...]. C'était l'anti-CloClo, l'anti-Johnny, l'anti-tout, et il alignait les disques d'or !14 »
Dutronc serait donc paradoxalement l'un des plus américanisés, du moins sur le plan musical. En 1962, la représentation d'une américanité des chansons ne dépend pas encore vraiment des modalités de la répétition musicale. L'américanisation sonore de la chanson française est alors principalement rythmique. Mais elle ne consiste pas en la répétition de brefs motifs mélodiques, de riffs, ou de courtes formules harmoniques. La répétition musématique mélodique est encore en grande partie étrangère aux chansons qui ont du succès en France. L'importation en France des américanismes mélodiques et harmoniques se fait plus tard, peut-être grâce au détour du rock par l'Angleterre et via l'imitation des Beatles ou du rock anglais en général, qui constitue une deuxième phase en France de l'appropriation de la musique rock, à partir de 1966 environ.
Il est difficile d'affirmer qu'une chanson est poétique ou non, « à texte » ou non. En revanche, on peut mener une étude quantitative sur la densité du texte, en mesurant la quantité et la diversité des termes employés. De même, le débit textuel — le nombre de syllabes prononcées dans un temps donné — est très facile à mesurer. Ces deux indicateurs, diversité lexicale et débit, permettent d'évaluer efficacement la densité textuelle d'une chanson. Fréquemment accusés de vacuité, les textes de chansons yéyés sont-ils moins denses que ceux des chansons non yéyés ? Et devrait-on y voir la marque d'une américanisation plus ou moins avancée ?
L'un des textes les plus denses du corpus étudié est celui de Jacques Plante pour Aznavour dans Les Comédiens. Macias a écrit aussi un texte dense pour Adieu mon pays. Pour une Amourette propose un texte à fort débit, évoquant une situation évolutive d'un couplet à l'autre, mais dilué par ses redondances lexicales et par de nombreux clichés empruntés à la rhétorique amoureuse. Aznavour — auteur par ailleurs de nombreux textes abondants, d'un lexique élaboré — écrit pour Retiens la nuit un texte peu dense. Écrire pour un yéyé, Johnny Hallyday, l'aurait-il poussé à un texte peu fourni ? Cette hypothèse est conforme à l'image traditionnelle du yéyé, selon laquelle : « les textes ne sont souvent que des prétextes, sans grand intérêt, parfois même des onomatopées (comme yéyé, venu de yes, exclamation empruntée aux chansons américaines)15. »
On peut de fait constater une densité textuelle moins grande dans les chansons yéyés du corpus : Le Loco-motion, Belles ! Belles ! Belles !, La Leçon de twist, L'Idole des jeunes, Tous les Garçons et les filles, Le Petit Gonzalès. La situation de J'entends siffler le train apparaît différente à première vue, de même que celle de Chariot. Il est certain que l'adaptation en anglais de Chariot, I Will Follow Him, utilise un texte moins dense que l'original français : il comporte beaucoup plus de répétitions et perd le vocabulaire sensoriel, narratif et concret qui caractérisait les paroles françaises. La mise en parallèle des deux refrains est révélatrice de cette transformation :
La plaine, la plaine, la plaine / I love him! I love him! I love him!
N'aura plus de frontière / And where he goes I'll follow!
La terre, la terre, / I'll follow! I'll follow!
Sera notre domaine / He'll always be my true love,
Que j'aime, que j'aime / My true love, my true love
Ce vieux chariot qui tangue / From now on and for ever
Qui tangue, qui tangue / For ever, for ever
La question de la densité textuelle se pose encore sous une autre forme : à quel point les sept adaptations du premier type, qu'elles soient yéyé ou non yéyé, densifient-elles les textes venus « d'Amérique » ? La densité du texte peut être perçue comme un élément récurrent signalant l'américanisation ou, inversement, l'européanisation des chansons en cette première moitié des années 1960. On peut aussi se demander si les adaptations françaises rendent les chansons plus narratives, en introduisant la trame d'un récit là où il n'y en avait pas nécessairement dans le texte d'origine16. On constate ainsi l'ébauche d'une intrigue dans deux chansons originales, aussi différentes que Tous les Garçons et les filles et Pour une Amourette. Plus narratif que la version américaine, Le Loco-motion esquisse une situation amoureuse alors que le morceau d'origine est simplement une chanson à danser autoréférentielle : « Everybody is doing a brand new dance now [...]. You've gotta swing your hips now ».
Selon Guillaume Gilles, la sauvagerie serait une caractéristique du rock des années 1950 aux États-Unis. D'après lui, le « rock'n'roll est apparu comme un genre musical porteur de [...] sauvagerie », dans une dynamique de création à partir « des musiques les plus rejetées des États-Unis »17. La relation étroite qu'il établit entre rock, « Amérique » et sauvagerie se retrouve pour le yéyé, dans l'interview de Gainsbourg chez Glaser en 1963, dans sa chanson Chez les yé-yé, comme dans les ouvrages sur la chanson française cités plus haut. Ce lien éclaire l'affirmation de Jean-Marie Périer sur Dutronc « non-américanisé ». Elle n'est pas vraie sur le plan musical, on l'a vu. Mais le « je-m'en-foutisme » et la « décontraction » dont le photographe qualifie Dutronc contrastent avec l'énergie débridée que « Cloclo » et « Johnny » mobilisent en scène, avec ce qu'on peut voir comme une « sauvagerie rock », une américanité de leurs prestations, tout à fait absente alors de la persona de Dutronc. Au-delà de la mobilisation du corps en scène, quels sont les indicateurs d'une énergie ensauvagée dans les chansons de 1962 ? Et, à supposer que la représentation d'une sauvagerie musicale serait l'un des éléments d'une américanisation des chansons en France dans la période yéyé, peut-on constater que les chansons et les chanteurs yéyé en sont plus proches que les non yéyés ?
Un indicateur de sauvagerie importée par l'imitation du rock américain pourrait être la durée, la proportion et la nature des passages instrumentaux. On rencontre en particulier dans les chansons rockisées de 1962 le stylème du solo instrumental d'aspect improvisé (La Leçon de twist, Le Loco-motion). Ces passages pourraient renforcer l'impression d'une émancipation vis-à-vis de la rationalité du texte. Si l'onomatopée (yé yé) propose un son où la raison logique perd du terrain par comparaison avec un discours verbal ordinaire, la place laissée aux instruments irait dans le sens des thèses de Morin : « En fait, à travers le rythme, cette musique scandée, syncopée, ces cris de “yé-yé”, il y a une participation à quelque chose d'élémentaire, de biologique18 ». Plusieurs morceaux associés aux premiers temps du rock sont de fait des instrumentaux, comme Rumble de Link Wray & his Raymen (1958) et toute la production du groupe anglais The Shadows, très en vue dans les années 1960. Pareillement, dans nos 14 chansons, Chariot et La leçon de twist sont d'abord des instrumentaux.
Enfin, en ce qui concerne les styles vocaux, plusieurs des chansons yéyés du corpus utilisent des procédés typiques du rock'n'roll, susceptibles de contribuer à une impression de sauvagerie rock pour les Français qui les écoutent en 1962. C'est le cas des blue notes intégrées à la mélodie vocale (Le Petit Gonzalès, Le Loco-motion), des phrases mélodiques vocales sur une seule note (La leçon de twist, Le Petit Gonzalès), de l'utilisation d'une voix déformée comiquement (Le Petit Gonzalès), criée (le lancement de la grille instrumentale dans La Leçon de twist) ou encore, bien sûr, des onomatopées.
Ces usages américanisés de la voix culminent avec ce qui est peut-être le trait vocal rock par excellence pour la France de 1962 : l'usage particulier du falsetto de manière ornementale, en début ou en fin de mot. En France, dans les années 1960, il est l'apanage de quelques chanteurs yéyés seulement, et surtout de Johnny Hallyday, qui l'utilise dans la plupart de ses enregistrements. Présent dans les morceaux de rock'n'roll états-unien des années 1950, il est très certainement pour Hallyday une manière de s'inscrire dans leur lignée. On l'entend ici dans Retiens la nuit trois fois : au début du mot « arrête », dans « arrête le temps et les heures »» à 1'02'' ; au début de « serre » dans « serre-moi fort contre ton corps » à 1'48'' ; et au début du mot « arrête » dans « arrête le temps et les heures », à 2'25''. Ce procédé ponctuel, assez peu audible car fugace, peut sembler accessoire. Il est au contraire un marqueur important, car systématique dans les chansons de Hallyday, rare chez les autres yéyés et inexistant chez les chanteurs non yéyés.
La sauvagerie, dans la mesure où on accepte de l'associer aux stylèmes repris du rock'n'roll états-unien par des musiciens français, est donc bien étroitement liée aux chansons yéyés. Plus que la trajectoire — d'une origine américaine vers une adaptation en français —, plus que les aspects de répétition musématique (encore en cours de développement en 1962 et présents dans des chansons non yéyés), plus que la densité textuelle, qui semble à première vue rester assez importante dans les chansons françaises à succès de cette année-là, ces quelques indicateurs d'une représentation rock de la sauvagerie adolescente caractérisent les chansons yéyés et seraient ce qui, dans ce mouvement musical, validerait les thèses répandues, par ailleurs superficielles et partiellement fausses, d'une américanisation de la chanson française par les yéyés.
Les adaptations yéyés de succès états-uniens sont un des types principaux de chansons en France au début des années 1960. Ces adaptations sont-elles à la « remorque » des versions originales ? Peut-on parler, comme Gainsbourg en 1963, de « chanson américaine sous-titrée » ? L'analyse pointe plutôt la lenteur du processus d'américanisation : si la strate rythmique est bien en place dans les chansons françaises dès 1962, y compris en dehors des succès yéyés, il n'en va pas de même d'autres procédés typiques, qui ne se répandent que dans les années suivantes, comme la construction sur riffs ou les boucles de deux ou trois accords.
Le rôle du yéyé dans l'américanisation des chansons françaises a été surévalué. De même, il est exagéré d'assimiler chanson américaine, chanson yéyé et rock. En réalité, il existe une pluralité de modèles « américains », au-delà du rock'n'roll et du twist : la country (peu évoquée dans les recherches existantes) s'infiltre dans Chariot et Retiens la nuit. Le folk est là pour J'entends siffler le train, comme un peu plus tard dans Si j'avais un marteau (1963), bien que de manière indirecte. Dans certains cas — Le Jour le plus long, Le Lion est mort ce soir, Le Petit Gonzalès — le choix du modèle est indépendant du style musical du morceau « américain » imité. C'est pourquoi on peut estimer que dans cette période l'Amérique vaut par elle-même et non en vertu des caractéristiques sonores de tel ou tel style. Elle vaut aussi très certainement comme guide vers un succès assuré dans le marché du divertissement musical français. On s'aperçoit enfin que les trajectoires de chansons sont parfois d'une grande complexité, ce qui relativise les représentations usuelles sur les adaptations yéyés de succès américains comme type unique de l'importation de « l'Amérique » dans les chansons françaises au début des années 1960. Il faut donc fortement nuancer l'idée d'une opposition, lors de ce moment yéyé, entre une « chanson américaine sous-titrée » (yéyé) et une chanson française (non yéyé) en lutte contre l'américanisation.
Edgar Morin, "Salut les copains II. Le yé-yé," Le Monde, 7 juillet 1963.
Henri Salvador, "Clopin-Clopant," (Bruno Coquatrix, Pierre Dudan), Polydor, France, 1948.
Edgar Morin, "Salut les copains I. Une nouvelle classe d'âge," Le Monde, 6 juillet 1963, 1 ; "Salut les copains II. Le yé-yé," Le Monde, 7 juillet 1963 ; Sociologie (Paris: Librairie Arthème Fayard, 1994), 399-407.
Gilles Schlesser, Le Cabaret « rive gauche ». De la Rose rouge au Bateau ivre. 1946-1974 (Paris: L'Archipel, 2006), 23.
Serge Gainsbourg, "Serge Gainsbourg... et la nouvelle vague," [diffusée le 16 juin 1963, titre attribué en 2008] interview par Denise Glaser, Discorama, DVD 1 (Paris: INA, 2008).
Bertrand Dicale, Gréco. Les vies d'une chanteuse (Paris: éditions Jean-Claude Lattès, 2001), 436-437.
Chantal Brunschwig, Louis-Jean Calvet et Jean-Claude Klein, 100 ans de chanson française (Paris: Seuil, 1970), 187-188.
Pascal Ory, "'Américanisation'. Le mot, la chose et leurs spectres," in Nationale Identität und transnationale Einflüsse : Amerikanisierung, Europäisierung und Globalisierung in Frankreich nach dem Zweiten Weltkrieg, ed. Reiner Marcowitz (Munich: Oldenburg, 2007), 133.
40 ans de tubes. 1960-2000 (Clichy: Larivière, 2001).
Matthieu Saladin, "Yéyé Covers or the Keynote to a Societal Adaptation," in Made in France. Studies in Popular Music, ed. Gérôme Guibert, Catherine Rudent (Oxford, New York: Routledge, 2018), 23-34.
Catherine Rudent, "Chanson française: a genre without musical identity," in Made in France. Studies in Popular Music, ed. Gérôme Guibert, Catherine Rudent (Oxford, New York: Routledge, 2018), 137-149.
Richard Middleton, "'Play It Again Sam': Some Notes on the Productivity of Repetition in Popular Music," Popular Music 3 (1983): 235-270.
Middleton, "Play it Again Sam."
Jean-Marie Périer, "Les sensationnelles sixties de Jean-Marie Périer," in 40 ans de tubes. 1960-2000, ed. Fabrice Ferment (Clichy: Editions Larivière, 2001), 11.
France Vernillat, Jacques Charpentreau, La Chanson française (Paris: Presses Universitaires de France, 1977), 97.
Marion Brachet, "La narrativité dans les musiques populaires; étude comparée des récits des musiques rock et folk de 1960 à 1990" (PhD thesis, École des hautes études en sciences sociales, 2022).
Guillaume Gilles, "Les représentations de la sauvagerie dans le rock'n'roll américain des années 1950, entre mythes et réalités," (PhD, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, 2012.), 1.
Edgar Morin, "Salut les copains."