EN ES PT
Explorer
  • Thèmes
  • Espaces
  • Périodes
  • Collections
  • Articles A-Z
  • Mots-clés
  • Bibliographie
  • Le projet
    • À propos
    • Partenaires
    • Comité éditorial
    • Auteurs
    • Traducteurs
    • Ressources
    • Contribuer
  1. Thème
  2. Arts visuels - Diplomatie Culturelle

Berlin-Est – La Havane – Maputo : diplomatie culturelle triangulaire entre « pays frères » socialistes (années 1970 – 1990)

OCTOBRE 2025

  • Coline Perron - UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

THÈMES : Arts visuels - Diplomatie Culturelle

ESPACES : Afrique - Europe - Caraïbes

PÉRIODE : L'espace atlantique dans la globalisation

DOI : 10.35008/tracs-0315

RÉSUMÉ

Les politiques d’échanges culturels mis en place dans les années 1970 et 1980 entre Cuba, la RDA et certains pays africains dessinent une cartographie nuancée du camp socialiste dans les dernières décennies de la Guerre froide.

Dans les années 1970 et 1980, Cuba et la République démocratique allemande (RDA), deux nations appartenant au camp socialiste pendant la Guerre froide, déploient des politiques culturelles actives dans les mêmes pays d’Afrique subsaharienne, en particulier l’Éthiopie, l’Angola et le Mozambique. Cet investissement parallèle de deux puissances socialistes très différentes sur le continent africain met en lumière les tensions qui animèrent un « bloc de l’Est » loin d’être homogène — entre solidarité et rivalité, anti-impérialisme et persistance de dynamiques coloniales. Tandis qu’un article pionnier de Bertolt Unfried et Claudia Martinez, paru en 2017, a amorcé une comparaison de la politique de solidarité de la RDA et de l’internationalisme cubain en Afrique sur le plan de l’assistance civile, cette dynamique triangulaire n’a pas encore été étudiée dans le domaine de la politique culturelle et artistique. Elle a pourtant généré de nombreuses circulations spécifiques dans les années 1970 et 1980 : envoi d’expositions, voyages d’artistes, formation d’étudiants etc. Dans cet article, nous proposons d’offrir un aperçu de cette diplomatie culturelle triangulaire, en montrant comment la RDA et Cuba mirent en œuvre leur propre agenda politico-culturel sur le continent africain, malgré leur allégeance commune envers l’Union soviétique.

Politique culturelle et engagement africain de Cuba

La révolution cubaine, en janvier 1959, entraîne la chute de la dictature de Fulgencio Batista, soutenu par les États-Unis. La culture se trouve alors au centre des préoccupations des révolutionnaires, animés par une volonté d’émancipation vis-à-vis des influences coloniales et néocoloniales qui ont façonné l’histoire de l’île, ancienne colonie espagnole tombée dans l’orbite états-unienne. Dans les années qui suivent la révolution, de nombreuses institutions sont créées pour promouvoir le développement culturel du Cuba révolutionnaire : l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographique (ICAIC) et la Casa de las Américas en 1959, le Conseil national de la Culture et l’Union nationale des écrivains et artistes de Cuba (UNEAC) en 1961, les Écoles nationales d’art en 1962, etc. A la tête du pays, Fidel Castro souhaite également mettre en avant l’héritage afro-cubain de l’île afin de renforcer son identité nationale et sa position au sein du mouvement tiers-mondiste.

Dans le contexte de la Guerre froide, l’engagement de Cuba en Afrique revêt une dimension géopolitique stratégique : en 1975, lors de l’opération Carlota, le gouvernement révolutionnaire envoie des milliers de soldats en Angola pour soutenir un parti indépendantiste d’obédience communiste (MPLA) contre une autre faction (Unita) soutenue par l’Afrique du Sud et les États-Unis. Cependant, Fidel Castro tente d’atténuer la portée militaire de cette opération, et la présente comme une manifestation de solidarité des Cubains envers le peuple africain, en la mettant en lien avec l’histoire cubaine : lors de son lancement, il souligne dans un célèbre discours que « le sang de l’Afrique coule abondamment dans nos veines […] et pour les Africains, nous sommes prêts à nous battre1 » — une grande partie de la population cubaine descend en effet d’esclaves africains déportés sur l’île pendant la période coloniale.

Cuba n’envoie pas que des soldats en Afrique : pour le gouvernement cubain, les échanges culturels font partie intégrante de sa philosophie révolutionnaire. Ainsi, Cuba envoie des médecins, des travailleurs sociaux, des enseignants et des artistes sur le continent africain, tandis que des milliers de jeunes Africains viennent étudier à Cuba sur l’île des Pins, rebaptisée « île de la Jeunesse » (Isla de la Juventud) en 1978. À partir de la seconde moitié des années 1970, Cuba est particulièrement active en Éthiopie, en Angola et au Mozambique. Ces trois pays ont une histoire et des traditions culturelles très différentes : l’Éthiopie est l’un des rares pays africains à n’avoir jamais connu la colonisation, tandis que l’Angola et le Mozambique ont vécu sous domination portugaise pendant près de quatre siècles et font partie des pays africains ayant obtenu leur indépendance le plus tardivement, en 1975. Ils ont cependant en commun d’avoir mis en place des régimes marxistes alignés sur l’Union soviétique à partir du milieu des années 1970. Leur insertion dans l’espace socialiste mondial favorise ainsi des interactions avec différents pays appartenant au « bloc de l’Est ». Toutefois, cet ensemble demeure hétérogène, et la politique africaine peut se faire le révélateur de certaines tensions internes. Si l’URSS occupe une position dominante, d'autres États socialistes conservent des ambitions spécifiques, contribuant à nuancer l’idée d’un « bloc de l’Est » cohérent. Les initiatives cubaines se développent ainsi en parallèle à celles de la RDA, autre nation soucieuse de faire jouer son influence dans la région.

La diplomatie culturelle de la RDA en Afrique

La République démocratique allemande (RDA) accorde ainsi un intérêt particulier au continent africain. Dans les années 1950-1960, la politique internationale de la RDA est conditionnée par la « doctrine Hallstein » mise en place par la République fédérale allemande (RFA) en 1959. Cette dernière se proclame seule représentante de l’Allemagne et menace de rompre ses relations diplomatiques avec tout pays qui reconnaîtrait officiellement la RDA. Pour tenter de contourner la doctrine Hallstein en Afrique, la RDA y ouvre des « missions commerciales » et autres représentations semi-officielles, en y déployant de l’aide au développement ou en offrant des bourses à des étudiants africains. En 1964, Zanzibar est le premier pays africain à établir des relations diplomatiques avec l’Allemagne de l’Est, après une révolution socialiste locale. Cette tentative est rapidement écourtée : la RFA menace en effet de couper l’aide humanitaire à tous les pays qui auraient des contacts avec la RDA, ce qui a sur les pays africains un puissant effet dissuasif.

Jusqu’en 1969, Cuba est ainsi le seul pays du « Sud global » à reconnaître pleinement la RDA. La politique culturelle revêt alors une importance capitale pour l’Allemagne de l’Est, en lui permettant d’exister sur la scène internationale et d’établir des liens avec les pays en voie de décolonisation en dehors du camp socialiste. Dans les années 1970, marquées par des signes de détente Est-Ouest, les relations entre la RFA et la RDA se normalisent. Cette évolution est entérinée par la signature en 1972 d’un « traité fondamental » où les deux États reconnaissent mutuellement leur existence. En 1973, les deux Allemagnes entrent enfin à l’ONU. L’enjeu de la reconnaissance diplomatique, qui sous-tendait la politique de la RDA en Afrique dans les années 1960 étant désormais réglé, la République démocratique allemande (RDA) recentre à la fin des années 1970 son action politique et culturelle en Afrique sur les pays socialistes africains alignés sur l’Union soviétique, avec lesquels elle peut développer des relations commerciales plus poussées : comme pour Cuba, il s’agit de l’Éthiopie, de l’Angola et du Mozambique. L’objet principal de ces échanges est la mise en place d’accords de coopération économiques, mais les aspects culturels constituent une dimension importante de l’investissement de la RDA dans ces pays, et prennent des formes variées : échange d’expositions, organisation de « Semaines de l’Amitié », etc.

L’investissement concomitant de Cuba et de la RDA sur le continent africain entraîne cependant son lot de tensions, qui laissent percevoir l’existence de hiérarchies entre des pays inégaux au sein du camp socialiste, derrière les discours chantant la solidarité entre « pays frères » et l’internationalisme prolétarien.

Entre tensions et interdépendances, un « bloc de l’Est » loin d’être homogène

Alors que la RDA est un pays européen hautement industrialisé, Cuba est une nation agricole à l’économie principalement tournée vers l’exportation, qui plus est une ancienne colonie. Le camp socialiste se trouve ainsi traversé par des rapports Nord/Sud qui peuvent supplanter les logiques de bloc pendant la guerre froide. Jusqu’à la fin des années 1970, l’île est considérée par les pays socialistes européens comme un « pays en développement » plus que comme un partenaire à part entière, et l’intégration de Cuba au sein du camp socialiste est loin d’être harmonieuse. Ce n’est qu’en avril 1961 que Fidel Castro reconnaît le caractère socialiste de la révolution cubaine, pour des raisons principalement opportunistes : l’épisode de la baie des Cochons l’a placé face à la menace d’une invasion états-unienne, et Cuba a besoin du soutien économique de l’Union soviétique. Néanmoins, les relations entre Cuba et l’URSS sont tendues dans les années 1960, cette dernière considérant avec suspicion la voie révolutionnaire cubaine qu’elle juge non-conforme à l’orthodoxie marxiste-léniniste. Des chercheurs comme Antonia Bihlmayer soulignent que les pays socialistes européens, comme la RDA, considèrent alors l’île comme une « colonie sous-développée sur le plan idéologique2 » et s’y sentent investis d’une véritable « mission civilisatrice » visant à mettre l’île sur la voie du véritable socialisme, sur le plan économique, politique et culturel. Un tournant a cependant lieu dans les années 1970, souvent qualifié de « soviétisation » du régime cubain. Poussé par des raisons économiques et politiques, Castro réaffirme alors son alignement sur l’Union soviétique, confirmé par l’entrée de Cuba dans le Comecon en 1972.

Pourtant, si Cuba agit officiellement sur ordre de Moscou sur le continent africain, le régime cubain continue d’y poursuivre ses propres objectifs. Comme l’ont souligné des chercheurs dès les années 1990, l’intérêt stratégique du Kremlin pour le déploiement de troupes cubaines en Afrique, qui permet d’étendre la zone d’influence socialiste dans le monde dans un contexte de guerre froide, permet au régime cubain de conserver une certaine autonomie dans sa politique africaine. Les bénéfices sont mutuels : Cuba est certes économiquement dépendante de la superpuissance soviétique, mais il ne s’agit pas d’une relation à sens unique. À l’Est comme à l’Ouest, la révolution cubaine exerce en effet un certain pouvoir de fascination. Jennifer R. Hosek, qui s’est intéressée à la place occupée par Cuba dans l’imaginaire des deux Allemagnes, souligne que des penseurs de gauche des deux côtés du Mur, déçus par la forme dictatoriale prise à leurs yeux par le socialisme en Europe de l’Est, ont pu voir en Cuba une alternative, une forme de gouvernance socialiste non-alignée et réellement portée par le peuple. L’URSS entend quant à elle tirer profit du prestige symbolique de la révolution cubaine tout en l’orientant dans la voie du marxisme-léninisme et en lui imposant son leadership. Elle espère également utiliser l’île comme relais au sein du mouvement des non-alignés et profiter de sa position influente aux yeux du « Tiers-monde ». L’envoi par Cuba de troupes en Afrique représente en outre pour elle un intérêt stratégique.

Cette interdépendance amène cependant son lot de tensions, particulièrement visibles dans le domaine culturel, où le régime cubain se sent plus autonome qu’en matière militaire ou économique vis-à-vis des desiderata soviétiques. Comme l’historien cubain Piero Gleijeses l’a souligné dans ses travaux, bien que Fidel Castro ait réaffirmé dans les années 1970 sa reconnaissance de la place de l’URSS à la tête du monde communiste, Cuba met souvent en place sa diplomatie culturelle en Afrique de sa propre initiative et sans consulter la superpuissance soviétique en amont, ce qui est loin d’être toujours bien reçu par cette dernière.

La place de la RDA au sein du camp socialiste paraît à première vue moins conflictuelle : située dans l’orbite directe de l’URSS derrière le « rideau de fer », la RDA est généralement décrite dans les années 1980 comme une simple suppléante (proxy) ou un « substitut » de Moscou en Afrique, où elle se serait contentée d’appliquer les directives de l’Union soviétique. Mais dès les années 1990, des chercheurs comme Gareth Winrow nuancent cette image, en soulignant que la RDA pouvait également suivre ses propres objectifs sur le continent. La « stratégie d’affiliation » de la RDA, qui souligne sa loyauté sans failles envers l’URSS, lui permet en réalité de conserver une certaine autonomie, et ainsi de poursuivre ses propres intérêts sur le sol africain tout en agissant officiellement au nom du « grand frère soviétique » — à l’instar de Cuba.

Dans les années 1970, si Cuba, la RDA et l’Union soviétique sont toutes les trois présentes en Afrique officiellement au nom de l’anti-impérialisme et de l’internationalisme prolétarien, leurs objectifs diffèrent ainsi sensiblement. L’URSS souhaite concurrencer la superpuissance états-unienne tout en maintenant son leadership au sein du camp communiste ; Cuba, malgré son allégeance affichée envers Moscou, cherche à maintenir une certaine indépendance en soignant ses relations avec le « Tiers-monde », tandis que la RDA s’efforce également d’accroître son envergure internationale mais aussi de rivaliser avec la RFA en Afrique. Si la RDA comme Cuba ne peuvent guère se passer de l’assentiment de l’URSS pour intervenir économiquement ou militairement sur le continent africain, la diplomatie culturelle peut potentiellement permettre une plus grande marge de manœuvre.

Pris dans ces jeux d’influence au sein du camp communiste, les dirigeants des pays socialistes africains peuvent quant à eux déplorer le peu de considération qui leur est accordé : en 1984, Samora Machel, président du Mozambique, se plaint ainsi que « la communauté socialiste classerait les pays socialistes en trois catégories » (selon qu’ils sont situés en Europe de l’Est, en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est), mais que « les États socialistes africains ne seraient pas inclus dans cette classification3 ». Face à cette situation, ils tentent d’accroître l’envoi d’aide de la part du camp communiste en jouant sur la concurrence Est-Ouest — mais également sur l’émulation entre pays socialistes.

Circulations d’artistes et d’expositions entre Cuba, la RDA et l’Afrique

Les circulations culturelles transatlantiques entre Cuba, la RDA et les pays socialistes africains prennent différentes formes et s’intégrent dans ce qui a pu être qualifié par des chercheurs comme Matthias Middel de « mondialisation rouge » (red globalization). Le régime cubain, à l’occasion de son investissement militaire en Angola, envoie sur place à la fin des années 1970 des « brigades culturelles » composées d’artistes comme Nelson Domínguez Cedeño (né en 1947) ou Eduardo Roca Salasar dit « Choco » (né en 1949), lui-même d’origine afro-cubaine. Ces brigades sont chargées par le ministère de la Culture cubain (MINCUL), créé en 1976, d’aider à la mise en place d’institutions culturelles sur le modèle cubain en Angola. Des circulations ont lieu dans les deux sens : comme l’a montré Ros Gray dans ses travaux, en 1967, quatre jeunes étudiants originaires de Guinée-Bissau — une autre ancienne colonie portugaise — sont sélectionnés pour être formés à l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques (ICAIC), où ils resteront jusqu’en 1972. Au Mozambique, Gray parle de « formes conflictuelles d’affiliation socialistes » dans le domaine du cinéma, où des collaborations internationales sont mises en place par l’Union soviétique mais également par des pays socialistes qui insistent sur la dimension « non-alignée » de leur politique culturelle, comme Cuba et la Yougoslavie. Les productions de ces pays obtiennent parfois plus de succès que celles de l’URSS : Pedro Pimenta, directeur de production de l’Instituto Nacional de Cinema (INC) du Mozambique, rapporte ainsi dans un entretien que « tout le monde voulait travailler avec les Cubains4 », le style de montage enlevé développé par le réalisateur cubain Santiago Álvarez rencontrant un succès particulier auprès des aspirants cinéastes locaux.

Les œuvres d’artistes cubains sont aussi montrées en Afrique : pour ne citer que quelques exemples, on peut ainsi mentionner la participation des peintres Manuel Mendive et Gilberto de la Nuez au IIe Festival Mundial del Arte y la Cultura Negra y Africana à Lagos, au Nigeria ; l’exposition de l’artiste cubain José A. Figueroa montrée en 1983 à Lubango, en Angola ; et l’exposition itinérante « Africa dentro de Cuba. Tres artistas cubanos » qui présente en août 1987 les œuvres de trois artistes cubains (Wifredo Lam, José Bedia et Rodríguez Brey) en parallèle de la IIe Biennale de l’art Bantu contemporain au Musée national des Beaux-arts de Kinshasa, au Zaïre, au Zimbabwe, au Mozambique et en Zambie. Les œuvres d’artistes africains sont également montrées à Cuba, grâce à la création d’institutions spécialement dédiées, comme le Centre d’art contemporain Wifredo Lam, créé en 1983 à La Havane et dont le nom rend hommage au célèbre artiste cubain d’origine chinoise et afro-cubaine décédé l’année précédente. Ce centre se donne pour mission de mettre en valeur les œuvres d’artistes contemporains originaires d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie et organise encore aujourd’hui une Biennale dont la première édition a lieu en 1984. En 1986 également est fondée la Casa de Africa, consacrée à l’influence de l’Afrique sur l’histoire et la culture cubaine.

Les manifestations culturelles attestant d’une coopération entre la RDA et les pays socialistes africains prennent également des formes variées : à partir de 1977, une « Semaine d’amitié et de solidarité RDA-Mozambique » est ainsi organisée annuellement par la RDA au Mozambique ; en 1978, une exposition de dessins (Grafik) de la RDA accompagnée d’une exposition de photographies intitulée « La solidarité anti-impérialiste dans la photographie de RDA » est montrée en Éthiopie ; la même année, l’exposition Junge Kunst aus Äthiopien (Jeune art d’Éthiopie) qui présente les œuvres de trois jeunes artistes diplômés de l’École des Beaux-arts d’Addis Abeba est présentée à Berlin-Est.

En 1981, l’exposition permanente Afrika. Völker und Kulturen (Afrique. Peuples et cultures) est inaugurée au Musée d’ethnologie de Leipzig. En 1983, l’artiste mozambicain Mankeu Valente Mahumane (né en 1934) devient le premier Africain à être nommé membre correspondant de l’Académie des Arts de RDA.

Ces circulations d’artistes et d’expositions entre Cuba, la RDA et les pays socialistes africains ne sont pas étanches : elles se croisent, se font écho. Le Musée d’ethnologie GRASSI de Leipzig conserve aujourd’hui encore dans ses collections des gravures d’artistes mozambicains exposées en RDA dans les années 1980, précisant dans ses notices que certaines de ces œuvres ont déjà été montrées dans des expositions collectives à Cuba. En août 1986, la rétrospective consacrée à l’œuvre de l’artiste mozambicain Valente Ngwenya Malangatana (1936-2011), après avoir été inaugurée à Maputo, connaît sa première étape européenne à Leipzig, en RDA. Plus tard la même année, l’œuvre de Malangatana est présentée lors de la IIe Biennale de La Havane organisée par le Centre Wifredo Lam à Cuba.

Une politique d’exposition cubaine plus attentive à l’art contemporain africain ?

Les contextes d’exposition de l’œuvre de Malangatana à Cuba et en RDA diffèrent cependant, témoignant de perspectives distinctes sur l’œuvre de l’artiste : alors que l’artiste mozambicain a droit à une « exposition d’honneur » dans le cadre de la IIe Biennale de La Havane en 1986, sa rétrospective est présentée en RDA au sein du Musée d’ethnologie de Leipzig. Selon l’un des collaborateurs du musée de l’époque, ce choix de lieu aurait vexé l’artiste. Ce dernier considérait en effet que son art n’avait rien à voir avec l’ethnologie, et aurait préféré voir ses œuvres exposées dans une galerie d’art contemporain de la capitale, Berlin-Est5.

À partir de la fin des années 1970, la RDA s’efforce donc d’ouvrir sa politique d’exposition à l’international et tente de consacrer une place plus importante aux artistes originaires du continent africain. Poussée par sa volonté de se différencier de sa voisine de l’Ouest et de se présenter aux yeux du monde comme la « meilleure des deux Allemagnes », elle met en place une politique culturelle ostensiblement anticoloniale et anti-impérialiste. Cependant, la RDA n’échappe pas à un certain nombre de clichés partagés par les pays européens sur l’art africain : tendance à mettre ramener celui-ci vers l’ethnologie, et à réaliser des expositions génériques à la thématique floue mélangeant les époques et les pays, où les artistes sont peu individualisés.

Ainsi, en 1979, lors du premier Festival des cultures du monde Horizonte ‘79 organisé par la RFA, une exposition intitulée « Art moderne d’Afrique » est montrée à Berlin-Ouest. Le catalogue de l’exposition est simplement titré « Art d’Afrique » (Kunst aus Afrika) et brasse aléatoirement les époques et les pays — le chapitre consacré à l’Éthiopie est ainsi très ancré dans le passé et construit uniquement sur des œuvres anonymes. En 1980, une exposition portant le même titre est inaugurée à Berlin-Est et présente des œuvres originaires d’Éthiopie, d’Angola, et du Mozambique ainsi que quelques œuvres malgaches. Peintures, artisanat d’art, objets du quotidien et vêtements présentés comme traditionnels sont exposés pêle-mêle au sein d’un même espace. Ces points communs témoignent d’une certaine communauté de représentation entre les deux Allemagnes, attestant du fait qu’un point de vue européen sur l’art africain peut supplanter les frontières entre les blocs, le clivage Nord/Sud l’emportant alors sur les logiques bipolaires.

Si la politique d’exposition d’art africain de Cuba peut paraître plus attentive sur ce point grâce à l’existence du Centre Wifredo Lam, institution spécifiquement consacrée à la mise en valeur d’œuvres produites par des artistes contemporains non européens, il convient cependant de ne pas tomber dans l’idéalisation de la politique culturelle africaine de l’île en la présentant uniquement sous l’angle d’une coopération Sud-Sud égalitaire. Il existe en effet également des dynamiques de pouvoir déséquilibrées entre Cuba et les pays socialistes africains, et toutes les expériences des jeunes Africains formés à Cuba sont loin d’être positives. Ces derniers souffrent souvent de la séparation avec leur famille et sont peu intégrés à la population locale, la majorité des élèves étrangers étant scolarisés sur l’Île de la Jeunesse au sein d’une école-internat relevant du système des ESBEC (Escuelas Secundarias Basicas en el Campo), où on attend des élèves qu’ils se livrent à des travaux agricoles, en plus de suivre des cours. Il convient enfin de ne pas oublier que l’investissement culturel de Cuba en Afrique est marqué par une forte dimension propagandiste, et que l’art africain n’est pas toujours reçu positivement sur l’île. Ainsi, d’après l’historien de l’art cubain Ernesto Menéndez Conde, présent à La Havane à l’époque des faits, la remise d’un prix à un artiste angolais lors de la IIe Biennale de La Havane en 1986 aurait suscité des réactions très critiques au sein de la communauté artistique cubaine6. Selon les artistes cubains, ce choix aurait été motivé par des raisons politiques plutôt que par la qualité artistique.

La surveillance de la politique culturelle africaine au sein du camp socialiste, entre critique et inspiration

Cet investissement parallèle de la RDA et de Cuba sur le continent africain entraîne une surveillance par la RDA des activités cubaines sur place : des documents produits par son ministère des Affaires étrangères (MfAA) attestent du fait que la RDA se tient au courant des initiatives culturelles du « pays frère » en Afrique. Si les rapports sont parfois purement factuels, se contentant de faire le point sur les relations qu’entretient Cuba avec différents pays africains et de recenser les manifestations ayant eu lieu, des tensions se font parfois sentir à travers la langue de bois diplomatique. En 1977, un câble diplomatique consacré à la situation en Éthiopie souligne ainsi « le sentiment général [selon lequel] l’expérience cubaine s’est déroulée de manière catastrophique7 ». La RDA peut également se montrer critique des résultats de la politique culturelle cubaine en Afrique, soulignant ainsi dans un rapport de 1987 que « Les [relations culturelles] de Cuba avec les pays africains ne sont pas au niveau des relations politiques et ne rendent pas justice aux riches racines africaines de la culture cubaine8 ».

L’intérêt de la RDA pour les relations de Cuba avec l’Afrique pourrait ainsi être motivé par une certaine défiance du « bloc de l’Est » envers le régime cubain, qui persiste malgré le rapprochement de ce dernier avec l’Union soviétique. Toutefois, on peut également supposer qu’il s’agit d’une volonté de la RDA de s’inspirer des initiatives cubaines en Afrique. Malgré la méfiance et les critiques, des échanges de savoir et des transferts de modèles ont en effet lieu entre la RDA et Cuba, qui témoignent de la variété et de la complexité des relations au sein du camp socialiste. Bien que la RDA soit un pays plus puissant sur le plan économique que Cuba, elle a en effet pu s’inspirer explicitement de l’expertise cubaine pour monter des projets éducatifs avec le continent africain, comme le montre l’exemple de la Schule der Freundschaft (École de l’Amitié) ouverte en 1981 à Staßfurt.

L’École de l’amitié de Staßfurt (RDA) : transfert d’un modèle cubain vers un pays socialiste européen

L’École de l’Amitié voit le jour avec la mission de former de jeunes Mozambicains en RDA. C’est le gouvernement mozambicain qui est à l’origine de cette demande, soulignant que des milliers d’élèves Mozambicains sont déjà formés avec succès sur l’Île de la Jeunesse à Cuba depuis plusieurs années. En 1981, une délégation du ministère de l’Éducation populaire de RDA se rend donc à Cuba dans le but de « récolter les expériences cubaines en matière d’éducation des écoliers mozambicains et d’étudier le fonctionnement du complexe école-internat sur l’île de la Jeunesse9 ». Un pays européen hautement industrialisé comme la RDA souhaite donc s’inspirer de ce qui se fait à Cuba, nation longtemps considérée un « pays en développement » selon la classification socialiste, en matière de formation des étudiants africains. L’évolution est frappante : alors que, dans les années 1960, la RDA tentait de transférer ses propres modèles économiques et culturels à Cuba en y envoyant ses experts, dans une dynamique aux relents néocoloniaux, l’île est devenue, dans les années 1980, une puissance socialiste qui compte. Son expérience dans le domaine de la scolarisation d’étudiants étrangers peut désormais servir d’exemple aux pays socialistes européens. Comme l’a montré Dayana Murguia Méndez dans ses travaux, en 1979, près de 13 000 étudiants étrangers sont en effet scolarisés à Cuba, les trois-quarts d’entre au sein de l’ESBEC ouverte en 1971 sur l’Île aux Pins (future Île de la Jeunesse). Si le système des ESBEC a été initialement créé par le régime cubain afin de permettre une intégration à bas coûts des enfants issus de familles paysannes modestes au sein du système scolaire cubain, ces écoles-internats se sont rapidement spécialisées dans l’accueil d’étudiants étrangers, et à partir de la seconde moitié des années 1970 plus particulièrement de jeunes Mozambicains, Angolais et Éthiopiens envoyés par bateaux entiers sur l’île. Le cas de l’École de l’Amitié témoigne non seulement d’un transfert de modèle dans un sens Sud-Nord pendant la guerre froide, mais également du fait que les pays africains alignés sur le « bloc de l’Est » ont pu jouer sur l’émulation entre puissances au sein même du camp socialiste afin de négocier au mieux leurs intérêts.

Conclusion

L’étude du « triangle culturel » transatlantique entre la RDA, Cuba et les pays socialistes africains nous montre que les dynamiques de pouvoir au sein du camp socialiste étaient loin d’être figées : malgré la position initialement précaire de Cuba au sein du camp socialiste, où l’île était considérée avec méfiance et perçue comme un « pays en développement » plus que comme une véritable puissance socialiste, l’investissement culturel massif du régime cubain sur le continent africain a pu servir de modèle aux pays socialistes européens à partir de la fin des années 1970. Des transferts de modèles eurent ainsi lieu dans les deux sens, sur fond de relations parfois ambiguës et non exemptes de tensions, entre coopération et émulation. L’étude de ces circulations culturelles, incarnées entre autres par des mobilités étudiantes, des invitations d’artistes et des échanges d’expositions, permet de donner corps à cette « mondialisation rouge » et de donner une image plus nuancée du camp socialiste pendant la Guerre froide. Loin de se réduire à un bloc monolithique, il fut traversé par des dynamiques complexes liées à la décolonisation et aux aspirations nationales des différents pays qui le composaient.


  1. Discours prononcé par Fidel Castro à l’occasion de la clôture du premier congrès du Parti communiste de Cuba, 22 décembre 1975.

  2. Antonia Bihlmayer, DDR-Sozialismus in der Karibik? Die ostdeutsche Kuba-Politik zwischen 1959 und 1989 (BeBra Wissenschaft Verlag, 2023), 13.

  3. « Information des Botschafters der VRB in Harare zur Reise des Genossen Balev, Mitglied des Politbüros des ZK der BKP, nach Mocambique Anfang Mai 1984 », M31 2296-89, Politisches Archiv des Auswärtiges Amt (PAAA), Berlin.

  4. Pedro Pimenta, entretien réalisé par R. L. Gray, Johannesbourg, 30 juin 2005 in Gray, « Ambitions of Cinema: Revolution, Event, Screen » (thèse de doctorat, Goldsmiths College, Université de Londres, 2007), 322.

  5. « Von Leipzig nach Maputo, Mosambik ». Entretien filmé avec Giselher Blesse, réalisé le 28 juin 2022. Art in Networks. 15 min., 7 sec.

  6. Ernesto Menéndez Conde, entretien en ligne avec Coline Perron, 26 novembre 2024.

  7. Telegram gvs 390/77, DY 30/69620, p. 243, Bundesarchiv – Stiftung Archiv der Parteien und Massenorganisationen (BArch-SAPMO), Lichterfelde.

  8. « Informationen zu den kulturellen Auslandsbeziehungen Kubas zu Staaten Asiens und Afrikas », p. 5, Havanna, 19.3.1987, M60 5112-13, PAAA.

  9. « Direktive für eine Studiendelegation des Ministeriums für Volksbildung in die Republik Kuba », Berlin, 13 février 1981, DR 2/50619 (1/2), BArch, Lichterfelde.

Mots-clés

afrique cuba république démocratique allemande guerre froide culturelle arts visuels cinéma éducation exposition festival jeunesse peinture

Bibliographie

Voir sur Zotero
DDR-Sozialismus für den “kleinen Bruder” in der Karibik?: die ostdeutsche Kuba-Politik zwischen 1959 und 1989. Diktatur und Demokratie im 20. Jahrhundert. Berlin: BeBra Wissenschaft Verlag, 2023.
Bonacci, Giulia, Adrien Delmas, and Kali Argyriadis, eds. Cuba and Africa, 1959-1994: Writing an Alternative Atlantic History. Johannesburg: Wits University Press, 2020.
Burton, Eric, Anne Dietrich, Immanuel Harisch, and Marcia C. Schenck, eds. Navigating Socialist Encounters: Moorings and (Dis)Entanglements between Africa and East Germany during the Cold War. De Gruyter, 2021.
Díaz-Briquets, Sergio. Cuban Internationalism in Sub-Saharan Africa. Pittsburgh, PA: Duquesne Univ. Pr., 1989.
Domínguez, Jorge I. To Make a World Safe for Revolution: Cuba’s Foreign Policy. Cambridge (Mass.): Harvard University Press, 1989.
Field, Thomas C., Stella [VNV] Krepp, and Vanni [VNV] Pettinà, eds. Latin America and the Global Cold War. The New Cold War History. Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 2020.
Gleijeses, Piero. Visions of Freedom: Havana, Washington, Pretoria and the Struggle for Southern Africa, 1976-1991. New Cold War History. Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 2013.
Gleijeses, Piero. “Moscow’s Proxy? Cuba and Africa 1975–1988.” Journal of Cold War Studies 8, no. 4 (2006): 98–146.
Gleijeses, Piero, Jorge Risquet, Fernando Remírez, and Randy Alonso, eds. Cuba y África: historia común de lucha y sangre. Política. La Habana: Editorial de Ciencias Sociales, 2007.
Gray, Ross. “‘Vous n’avez jamais entendu parler d’internationalisme ?’: Les amitiés socialistes du cinéma mozambicain.” In Socialismes en Afrique, edited by Françoise Blum, Heloïse Kiriakou, Martin Mourre, Maria-Benedita Basto, Pierre Guidi, Céline Pauthier, Ophélie Rillon, Alexis Roy, and Elena Vezzadini, 483–517. Paris: Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2021.
Hatzky, Christine. Kubaner in Angola: Süd-Süd-Kooperation und Bildungstransfer 1976-1991. Studien zur internationalen Geschichte. München: De Gruyter, 2012.
Hosek, Jennifer Ruth. Sun, Sex, and Socialism: Cuba in the German Imaginary. German and European Studies. Toronto: University of Toronto Press, 2012.
Müller, Tanja R. Legacies of Socialist Solidarity: East Germany in Mozambique. Lanham: Lexington Books, 2014.
Murguia Méndez, Dayana. “South-South Development Aid and Collaboration. The ‘Internationalist Schools’ of the Isla de La Juventud in Cuba.” In Educational Internationalism in the Cold War: Plural Visions, Global Experiences, edited by Damiano Matasci and Raphaëlle Ruppen Coutaz, 260–75. Routledge Studies in Modern British History. Abingdon, Oxon: Routledge, Taylor & Francis Group, 2025.
Schenck, Marcia C. Remembering African Labor Migration to the Second World: Socialist Mobilities between Angola, Mozambique, and East Germany. Palgrave Macmillan Transnational History Series. Cham: Springer International Publishing, 2023.
Slobodian, Quinn, and Jason Verber, eds. “True to the Politics of Frelimo? Teaching Socialism at the Schule Der Freundschaft, 1981 – 1990.” In Comrades of Color: East Germany in the Cold War World, 188–210. New York: Berghahn Books, 2017.
Story, Isabel, and Emilio J. Gallardo-Saborido. “Mit sozialistischen Gruβ/Con saludos fraternales: notas sobre el intercambio cultural entre Cuba y la República Democrática de Alemania.” In Las relaciones culturales entre América Latina y los países socialistas europeos durante la guerra fría, edited by Bojana Kovačević Petrović and Emilio J. Gallardo-Saborido, 215–33. Grupos de trabajo de CLACSO. Buenos Aires, Argentina, Novi Sad, Serbia: CLACSO, 2023.
Unfried, Berthold, and Claudia Martínez. “El internacionalismo, la solidaridad y el interés mutuo: encuentros entre cubanos, africanos, y alemanes de la RDA.” Estudos Históricos (Rio de Janeiro) 30 (2017): 425–48.
Winrow, Gareth M.. The Foreign Policy of the GDR in Africa. Soviet and East European Studies. Cambridge: Cambridge university press, 1990.

Articles connexes

Jean-Charles Geslot
fr en

Éducation artistique et formation des artistes

L'Atlantique est le théâtre de nombreux échanges dans le domaine de la formation des artistes, et...

Juliette Dumont, Didier Aubert
pt fr en

Diplomatie culturelle : entre propagande et soft power

Directement ou à travers des institutions et acteurs non gouvernementaux, les États ont aussi eu leur...

Jean-Sébastien Noël
fr en

Luigi Nono: expériences révolutionnaires et réseaux américains

Le compositeur et militant communiste Luigi Nono a tissé, au cours de ses voyages en Amérique latine...

  • ISSN 2739-6614
  • Thème
  • Espace
  • Période
  • Articles A-Z
  • Mots-clés
  • Le projet
  • Ressources
  • Carnet de recherche
  • Politique de confidentialité
  • Mentions légales
  • Flux RSS
  • Crédits