Memories
Transatlantic memory and heritage evoke a permanent oscillation between universal and specific values,...
L’île de la Guadeloupe, devenue département français d’outre-mer en 1946, compte comme « lieux de mémoire » de nombreuses plantations créoles, ainsi que quelques statues et plaques commémoratives signalant le passé esclavagiste et colonial. Parmi elles, une statue inaugurée en 1999 à Baimbridge (au nord de Basse Terre) commémore la marronne Rosalie, dite « Solitude », figure de la résistance antiesclavagiste lors de la rébellion de 1802 à l’initiative de Louis Delgrès. Le roman d’André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude1 (1972) a significativement contribué à la notoriété de Solitude. Auparavant, dans un contexte d'imposition du passé colonial et de relégation de la perspective afro-antillaise, les vaincus de la rébellion de 1802 (les esclaves et leurs descendants) ne bénéficiaient pas de réelle représentation dans l'espace public. Le poète Derek Walcott, originaire de Sainte-Lucie, et Prix Nobel de littérature en 1992, versifiait ainsi l’amnésie collective imposée à la communauté afro-caribéenne, dépossédée de son Histoire, dans son recueil The Sea is History :
« Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs ? Où est votre mémoire tribale ? Messieurs Dans ce coffre gris. La mer, la mer Les a fermés à clef. La mer est l’histoire.2 »
L’Histoire aussi bien officielle (européenne) qu’officieuse (celle d'en bas, des peuples colonisés) restait à récrire. Dans le sillage du succès du roman d’André Schwarz-Bart, une seconde statue a vu le jour, œuvre du sculpteur Nicolas Alquin (nom d'artiste pour le fils du graveur et peintre belge Pierre Alechinsky) et commande de la municipalité de Bagneux (2007). Inspirant, par ailleurs, des œuvres dramatiques [en ligne] ou des bandes dessinées [en ligne], Solitude compte parmi les figures de femmes emblématiques affichées sur la façade du Panthéon le 5 mars 2008, à l'occasion de la journée de la femme [En ligne]. On notera, toutefois, que la même protagoniste romanesque n'a pas été intégrée dans les collections et dans les vitrines du Mémorial ACTe, inauguré en Guadeloupe en 2015. À ces différentes reconnaissances symboliques, s’est ajoutée récemment l’inauguration du « Jardin Solitude » à Paris, le 26 septembre 2020.
Aussi, cette notice se propose-t-elle d’analyser l’entrée en Histoire de ce personnage bien singulier3 et de montrer comment, à partir de ce double récit fictionnel et historique, la mulâtresse Solitude a inspiré des plasticiens qui, dès la fin des années 1990, pallient ce manque de visibilité de figures emblématiques des luttes antiesclavagistes dans l'espace public guadeloupéen comme métropolitain. Du personnage de fiction aux statues érigées en Guadeloupe et à Bagneux, Solitude est tour à tour inventée, propulsée dans l’espace public local, puis national, pour disparaître à nouveau par son étrange oubli dans les « collections » du Mémorial ACTe.
Dans son roman La Mulâtresse Solitude4, André Schwarz-Bart érige cette figure dont l'histoire reste lacunaire au rang d'héroïne de l'anticolonialisme français et de l'antiesclavagisme. Solitude combat les soldats français venus rétablir l'esclavage sur l'ordre de Napoléon, alors que, huit ans auparavant, l'Assemblée nationale avait voté son abolition. En compagnie d'autres insurgés qui ne se rendent pas à l'armée française, dernier « bataillon » mené par le métis Louis Delgrès, elle refuse de se rendre. Esclave ayant connu brièvement la liberté, enceinte, elle a participé au soulèvement de quelque trois cents marrons réfugiés sur les hauteurs de Matouba (Guadeloupe). Plutôt que de se rendre, Delgrès et ses fidèles se font sauter dans l'Habitation Danglemont. Solitude survit au massacre, mais capturée, elle est exécutée au lendemain de la naissance de son enfant. C’est l'épigraphe qu'André Schwarz-Bart inscrit au seuil de son récit largement inventé :
« La mulâtresse Solitude allait être mère ; arrêtée et emprisonnée, elle fut suppliciée dès sa délivrance, le 29 novembre 1802.5 »
L’élément paratextuel diverge d'ailleurs de la citation originale, tirée de l'ouvrage de l'historien Oruno Lara. On lit ainsi, à la page 138 :
« [...] La mulâtresse Solitude allait être mère ; elle participa à tous les combats au poste de Dolé, arrêtée ensuite et emprisonnée, elle fut suppliciée dès sa délivrance, le 29 novembre 1802. »
On mesure à ce léger écart la marge de manœuvre de création romanesque que s'autorise l'auteur entre les rares traces de l'oralité fondant la mémoire collective, d'une part, et les travaux des historiens et archivistes, de l'autre. En même temps, l'auteur qui a été sérieusement accusé de plagiat pour Le Dernier des Justes6, son premier roman, prend alors soin d'ajouter en fin de volume une section « Notes », indiquant la quinzaine de sources qu'il a utilisées. Cette bibliographie entend démontrer le sérieux de l'auteur qui s'est documenté auprès des ethnologues Louis Vincent Thomas (qu'il a connu à l'IFAN, à Dakar), Alfred Métraux (anthropologue suisse et d'origine juive, spécialiste du vaudou haïtien) ou Germaine Dieterlen.
Aux Antilles, la mémoire de Solitude a été préservée de manière lacunaire ; les historiens (français, européens) sont pareillement sobres, voire silencieux, sur son acte de rébellion. Seuls Henri Bangou7, Oruno Lara8 et Auguste Lacour9 éclairent dans leurs essais respectifs l'épisode où le héros était le métis Louis Delgrès, rangeant derrière lui un groupe de 300 résistants, parmi lesquels ladite Solitude. L'historien Auguste Lacour, Guadeloupéen appartenant à la caste « béké » (blanche), mentionne explicitement qu'une certaine « négresse » du nom de Solitude était parmi les révoltés. Lacour esquisse en quatre volumes, publiés en 1858, soit dix ans après l'abolition définitive de l'esclavage dans les colonies françaises, la période précédant et suivant la première abolition. Il n'hésite pas à forcer le trait en représentant Solitude comme une sorcière, « un mauvais génie » attisant les rebelles :
« [Solitude] laissait éclater, dans toutes les occasions, sa haine et sa fureur... Et cette malheureuse allait devenir mère ! Solitude n'abandonna pas les rebelles et resta près d'eux, comme leur mauvais génie, pour les exciter aux plus grands forfaits10. »
Solitude est représentée comme une ex-esclave féroce, impitoyable, exhibant des lapins qu'elle avait égorgés pour annoncer ce qu'elle ferait des prisonniers captifs blancs. Il s'agit là d'un poncif relevant des « captivity narratives11 » comme la Révolution haïtienne en a généré, nourrissant au sein du lectorat blanc un sentiment de panique devant la prétendue barbarie des Noirs au temps de l'esclavage12. Schwarz-Bart estompe cet aspect : esclave orpheline, abandonnée par sa mère qui « marronne », elle devient une « Zombi-cornes » qui empoisonne le poulailler du maître, mais n'est pas la forcenée qui assassine des blancs lors de l'émeute fatale. Si elle poignarde un soldat français, c'est presque par mégarde. Contrairement à l'historien créole guadeloupéen Auguste Lacour, le romancier préfère citer de manière assez lapidaire l'historien guadeloupéen, Oruno Lara13. Il est le rédacteur en chef de la Guadeloupe littéraire et artistique (1907), fondateur des Antilles Politiques et Littéraires (1914) et l'auteur d'une monumentale historiographie, aussi importante pour la Guadeloupe que celle du « métropolitain » Moreau de Saint-Méry14 pour Saint-Domingue (Haïti). Lara rappelle, sans autres précisions, l'existence d'une esclave qui, rescapée du massacre, a été faite prisonnière et exécutée au lendemain de la naissance de son enfant15. Lui-même fils d'esclaves, Lara exhorte à rétablir la vérité historique, à rompre avec le silence et l'invisibilité de ces femmes et hommes courageux qui n'ont pas accepté le joug de l'esclavage :
« [Les Français] ont rempli nos villes, couvert nos places publiques des statues et des titres de leurs notabilités militaires et civiles, oubliant systématiquement nos propres gloires locales, celles tenant à notre race ; ils nous apprennent les moindres détails géographiques et historiques d'autres pays, en nous laissant ignorer tout du nôtre ; ils ont faussé notre esprit et notre cœur, et par une instruction et une éducation de parti-pris, jusqu'à nous faire oublier nos origines et nos devoirs, et être fiers de leur sujétion. Il faut changer cela !16 »
Il devient manifeste qu'André Schwarz-Bart donne la faveur à l'historien qui veut renverser le regard sur son propre peuple.
Schwarz-Bart a ainsi élevé au rang de protagoniste romanesque une héroïne dont le potentiel symbolique était, selon lui, du même ordre que celui d'Olympe de Gouges pour les droits des femmes ou encore de Théroigne de Méricourt, autre avocate de l'égalité aux Amériques françaises. La Mulâtresse Solitude s'apparente à l'autobiographie d'esclave dont seule la perspective narrative l'en écarte. Récit à la troisième personne, La Mulâtresse Solitude s'imprègne du réalisme merveilleux17, tout en nous livrant un fracassant témoignage sur le système esclavagiste, sur l'univers de la Plantation (un univers concentrationnaire avant la lettre, sous les Tropiques), et le rétablissement de l'esclavage aux Antilles après que la Convention l'a aboli en 1794. L'auteur, d'origine juive polonaise, refuse toutefois d'héroïser son personnage : Solitude a beau être une citoyenne de couleur, elle n'est pas une meneuse du peuple révolté. Toutefois, dirigeant une escorte de marrons qui la trouvent « si peu ressemblante aux histoires qu'on disait, aux récits de canne, aux légendes » (LMS, 118), elle tue par légitime défense un adversaire. C'est presque par hasard, hagarde, qu'elle élimine un soldat français dont elle croise la route. Ladite héroïne dont le romancier doit compléter par l'imagination la vie rocambolesque est de surcroît dépourvue de paroles : illettrée, elle a reçu une instruction rudimentaire dans la maison du maître. C'est dans un état second, de zombi18, qu'elle mène les insurgés qui, avec Louis Delgrès, s'attroupent dans leur dernier repaire, l'Habitation Danglemont : « sans le vouloir, sans même le savoir, dit-on, elle conduisit le groupe désemparé et qui s'amenuisait de jour en jour » (LMS, 110). L'incise « dit-on » valorise les « légendes » qui sédimentent la mémoire populaire antillo-guyanaise.
De manière pénétrante, la hiérarchie des races et l'interdiction totale d'individualisme sont rendues dans ce roman poignant. Schwarz-Bart rappelle que, selon le Code noir, document juridique qui prescrit les sévices en cas de désobéissance au système, les esclaves recevaient des punitions atroces qui les conduisaient au « marronnage », désertion de la plantation, comme l'a fait la mère de Solitude, à défaut de mourir à petit feu. De même, le « mélange de races » étant interdit, les « sang-mêlé » connaissaient le sort d'être privilégiés par rapport aux Noirs, mais dédaignés par les Blancs : une caste d'affranchis à laquelle appartient Louis Delgrès s'est ainsi formée, qui constitua les premiers rangs de l'insurrection en Haïti et partout ailleurs dans la Caraïbe.
À un moment où la France ne connaît pas encore de lieu de mémoire spécifique19, n'inaugure pas encore de stèle, de plaque commémorative ou de musée pour ces minorités opprimées, le roman de Schwarz-Bart soigne le « complexe de Toussaint20 » des Antillais : contrairement aux Haïtiens qui s'identifient à Toussaint Louverture, le « Jacobin noir » comme exemple glorieux de meneur du peuple asservi, les Antillais n'ont pas de vrais héros ni de modèles vu les siècles d'oppression impitoyable et de joug colonial. Contrairement aux romanciers et aux essayistes martiniquais, Schwarz-Bart décide, quant à lui, de choisir Solitude à la place de Louis Delgrès ou de Toussaint Louverture21. En d'autres termes, le théoricien de l'antillanité et les romanciers antillais privilégient les héros masculins, là où Schwarz-Bart renverse la perspective et braque le regard sur la condition féminine. De fait, la démarche schwarz-bartienne relève dans une certaine mesure du concept de « rememory » prôné par Toni Morrison :
« Il n'y a pas un mémorial digne de ce nom, ni de plaque, ni de couronne, ni de mur, ni de parc ou de hall de gratte-ciel. Il n'y a pas de tour haute de 300 pieds. Pas de petit banc au bord de la route. Il n'y a pas même un arbre gravé, une initiale que je puisse aller voir à Charleston, à Savannah, à New York, à Providence ou, mieux encore, sur les rives du Mississippi. Et parce qu'un tel endroit n'existe pas (à ma connaissance), ce livre doit être.22 »
Comme dans Beloved, le roman de Schwarz-Bart remplace ce monument qui fait défaut. Il s'agit de fictions qui valent un « mausolée », voire un monument pour les victimes disparues dans la tragédie de la traite transatlantique et de la colonisation. Romans historiques et en, même temps, œuvre de « mémoire » ou de re-memory, elles brodent sur le vide historique tout en constituant un témoignage captivant, source d'inspiration pour les artistes. Si le roman de Morrison a été adapté à l'écran par Jonathan Demme en 1998, la biographie fictive de Solitude n'a pas encore bénéficié d'une transposition au cinéma bien qu'un projet ait été initié23. Ce parallélisme entre Morrison et Schwarz-Bart relève d'une éthique et esthétique communes. En effet, la lauréate du Nobel 1993 refuse également de dépeindre ses personnages comme parfaits et exemplaires ; si elle offre à ses lectrices et ses lecteurs des portraits en qui ils peuvent se reconnaître, ou réimaginer la vie de leurs ancêtres, elle n'évite pas les failles et les contradictions de ces êtres brimés par le joug de l'esclavage et les séquelles de la colonisation. Dans une littérature nationale qui avait rejeté l'africanité, elle s'était vouée à rendre visible cette part d'ombre : dans Playing in the Dark. Whiteness and the Literary Imagination (1992), Morrison abordait des tabous comme l'infanticide sous la « Peculiar Institution » (l'esclavage) : qu'une mère noire tue son nouveau-né par amour était un paradoxe qui donnait du fil à retordre aux juristes et aux abolitionnistes.
À cela s'ajoute l'inscription du roman dans le (neo-)slave narrative24, et la dédicace remarquable de Beloved : « To the Sixty Million, and more ». De la même façon, l'Épilogue dans La Mulâtresse Solitude signifie un « petit caillou blanc sur la tombe », selon le rituel funéraire juif. Bien que ces deux auteurs aient rarement été rapprochés, leur regard sur les Amériques esclavagistes correspond : Hommage à la femme noire25, cosigné par André et Simone Schwarz-Bart est une encyclopédie à la manière de The Black Book26 de Morrison qui compile et « colle » des traces dans l'optique de faire « lieu de mémoire » de deux cents ans d'Histoire « particulière »27. Dans le volume III de l'encyclopédie schwarz-bartienne, Margaret Garner, mère infanticide, est répertoriée et c'est précisément le personnage de Sethe dans Beloved28. De même, l'« Encyclopédie de la femme noire29 » évoque un exemple américain du photomontage de Walker Evans et James Agee.
Ainsi, La Mulâtresse Solitude s'inscrit dans le genre de l'autobiographie de l'ex-esclave, dont Frederick Douglass donna l'exemple classique : Narrative of the Life of Frederick Douglas, an American Slave, Written by Himself (1845). Le roman vient colmater la brèche d'une histoire gommée, inexistante, tant au plan local qu'à l'échelle internationale. S'il n'a pas rencontré le succès du Dernier des Justes, la saga juive couronnée par le prix Goncourt en 1959, le roman de Schwarz-Bart est devenu un classique de la littérature franco-antillaise. Qu'un sculpteur s'en soit saisi pour élever un monument, en Guadeloupe même, est dès lors un moment décisif dans la muséification d'une figure légendaire30.
De Danglemont, lieu de l'ultime résistance, à l'érection d'une statue à Basse-Terre, plusieurs décennies se sont écoulées. Lorsque le Conseil de Guadeloupe décide, en 1999, d'ériger une statue à la mémoire de Solitude au carrefour de Baimbridge, non loin du Boulevard des Héros, Jacky Poulier réalise une imposante sculpture, grandeur nature, d'une femme forte et debout. Sous une Solitude massive et robuste par rapport à la figure frêle que suggère le roman, le socle porte la phrase suivante :
« EN DÉPIT DE SA GROSSESSE, SOLITUDE POURSUIVIT LA LUTTE DE RÉSISTANCE APRÈS LES ÉPREUVES TRAGIQUES DE BAIMBRIDGE ET DE MATOUBA. MAIS AU COURS D'UNE BATTUE DANS LES BOIS DE LA BASSE TERRE ELLE FUT CAPTURÉE ET CONDAMNÉE À LA PENDAISON, SES TORTIONNAIRES NE LUI ACCORDANT QUE LE TEMPS DES COUCHES. LE 29 NOVEMBRE 1802, ÂGÉE SEULEMENT DE 30 ANS, SOLITUDE FUT PENDUE AU GRAND MAT DES SUPPLICIÉS AU CRI DE "VIVRE LIBRE OU MOURIR". LE PEUPLE GUADELOUPÉEN RECONNAISSANT TÉMOIGNER HONNEUR ET RESPECT A SA MÉMOIRE. »
On remarque que ni le nom de l'historien guadeloupéen Oruno Lara, ni celui d'André Schwarz-Bart ne figurent au pied de la statue. Cet oubli n'a, d'ailleurs, pas été corrigé ultérieurement par les collectivités territoriales. Alors que la statue inscrit durablement dans le temps et l'espace la figure de Solitude, les auteurs qui ont contribué à sa notoriété sont passés sous silence. Il convient de réfléchir à cette omission. La réception de l'œuvre de Schwarz-Bart dans les Antilles demeure biaisée, dans la mesure où une vaste Anthologie, Lettres créoles, Tracées antillaises et continentales de la littérature, Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane (1635-1975)31, signée Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, en 1991, n'inclut pas l'auteur. La co-écriture a mauvaise plume et si Simone Schwarz-Bart est retenue dans la volumineuse histoire littéraire, il n'en va pas de même pour son conjoint et co-auteur. Cela se reproduit plus d'une fois : un numéro spécial de la revue martiniquaise PORTULAN, sur la « Mémoire juive, mémoire noire » (octobre 1998) n'inclut aucun article sur le couple emblématique, mixte, des Antilles. En France enfin, Le Dernier des Justes ne figure pas, bien à tort, dans le « canon » de la littérature de la Shoah (Primo Levi, Elie Wiesel, Charlotte Delbo)32. Aux Antilles comme en France, sous la plume d'un grand essayiste comme Édouard Glissant, l'œuvre schwarz-bartienne n'a pas retenu l'attention, à la différence de celles d'Alejo Carpentier, de Kamau Brathwaite, de Joseph Zobel, pour ne nommer que ceux-là. L'occultation de l'auteur et de sa protagoniste, notamment sous les plumes des Martiniquais Édouard Glissant, Raphaël Confiant ou Patrick Chamoiseau surprend. On doit pourtant à ce dernier une adaptation théâtrale de La Mulâtresse Solitude ; il s'est, par ailleurs, inspiré de Solitude pour sa figure de Man L'Oubliée33. La façon dont cette héroïne (locale/nationale) a été médiée et finalement médiatisée sans la mention du romancier antillais « d'adoption » constitue une omission qui interpelle dans le processus de muséification.
Le Musée sur l'esclavage, le Mémorial ACTe, a été construit non loin de Pointe-à-Pitre, chef-lieu de la Guadeloupe. Le bâtiment d'esthétique moderniste a été construit sur l'emplacement de l'ancienne usine de canne à sucre, Darboussier. Ce musée de l'esclavage, le premier du genre dans les départements d'outre-mer, a de surcroît reçu un nom de consonance anglophone – « ACTe » – comme pour mieux souligner sa vocation internationale, ses visiteurs provenant, en effet, d'horizons les plus divers et les plus lointains. Toutefois, on s'explique mal l'épithète « ACTe », à moins qu'il ne renvoie à l'expression « faire acte de quelque chose » ?34 Situé dans la rade du port, le « Centre caribéen d'expressions et de mémoire de la Traite et de l'Esclavage » a été inauguré le jour de la commémoration de l'esclavage, le 10 mai 2015 par François Hollande, entouré de nombreux élus locaux, chercheurs et écrivains (Christiane Taubira étant présente comme femme de lettres et comme politicienne), en présence des chefs d'État d'Haïti (Michel Martelly), du Sénégal (Macky Sall), du Mali (Ibrahim Boubacar Keïta) et du Bénin (Thomas Boni Yayi). Au lieu de réaménager l'ancienne usine Darboussier, les architectes ont préféré démolir la fabrique et ériger une nouvelle structure fortement « postmoderne ».
Le Président du Conseil Régional Victorin Lurel et le Conseil régional de la Guadeloupe sur proposition du Comité international des Peuples noirs (CIPN) ont insisté sur la fonction du Mémorial ACTe : il se veut un lieu dédié à la mémoire collective de l'esclavage et de la traite, ouvert sur le monde contemporain. Les commissaires semblent avoir décidé que Solitude reste absente de la galerie de grandes figures (parmi lesquels Delgrès, Boukman, aux Antilles, Toussaint Louverture, en Haïti). Nos efforts pour contacter la nouvelle directrice, Laurella Rinçon, n'ont pas abouti, si bien que les causes de l'absence de Solitude n'ont pas pu être abordées. Occultés une seconde fois, la statue et son créateur sont, quoi qu'il en soit, renvoyés de facto au second plan. L'apport substantiel d'André et de Simone Schwarz-Bart au concert littéraire des Îles n'a, dès lors, pas été mesuré à sa juste valeur. Dans le contexte du vote de lois mémorielles entre 1990 et 2005, une personnalité publique telle que Christiane Taubira a milité en faveur de la réparation d'une mémoire occultée, de la reconnaissance des « oubliés de l'Histoire » dans une France repentante, lançant plusieurs actions visant à déconstruire les fondements du racisme, à décoloniser les mentalités françaises et guyano-antillaises. Inaugurant le parvis Louis-Delgrès, le pendant masculin de Solitude, à Sarcelles en 2002, elle a sorti de l'oubli Lumina de la Martinique, déportée au bagne de Saint Laurent de Maroni. Sans que Taubira ne fasse le parallèle avec la mulâtresse Solitude, elle est convaincue que : « La traite et l'esclavage ont été un accélérateur phénoménal de la diversité, cette déportation massive a fabriqué des métis, de nouvelles identités collectives35 ».
Pour louable que soit ce type de commémorations, les objectifs sociétaux ambitieux initialement portés par le Mémorial ne semblent pas tout à fait atteints. Ainsi, les visiteurs antillais ou européens visitant ce site mémoriel à la recherche des héros caribéens ne bénéficient d'aucune information sur André Schwarz-Bart, cet Antillais « d'adoption » (dichotomie qu'ils ont pourtant eux-mêmes inventée) ayant érigé un « Monument aux Morts » littéraire pour ladite héroïne. Plusieurs personnalités se sont succédé à la tête du « Centre caribéen d'expressions et de mémoire de la Traite et de l'Esclavage » (Thierry Létang, Laurella Rinçon, Jacques Martial) : aucun d'eux n'a comblé cette lacune.
Le Mémorial ACTe a pour mission d'exposer l'histoire qui faisait défaut dans l'espace public antillais, de réhabiliter, aussi, certaines figures populaires face à la mémoire absente et de la faire partager, de l'inscrire dans le marbre et dans le temps long. Ainsi, dans son discours d'inauguration, prononcé le 10 mai 2015, Victorin Lurel a fait référence à l'Afrique du Sud et son tribunal de « Reconciliation » qui a permis de connaître et faire la pleine vérité sur l'apartheid : le procès « Vérité et Réconciliation » ont fait de Nelson Mandela et de Desmond Tutu deux héros tutélaires de l'Afrique du Sud [en ligne]. En revanche, la figure de Solitude ne compte pas au nombre des références qu'il mobilise.
S'inscrivant dans la continuité de l'historiographie des dix dernières années, le Mémorial ACTe propose de sortir des logiques victimaires, en ne cherchant pas établir de hiérarchie entre les différentes sociétés esclavagistes. S'il rend hommage aux héros de la résistance à l'esclavage, au marronnage et aux différentes formes d'insoumission, le Mémorial ne s'attache pas au personnage romanesque d'André Schwarz-Bart, bien que l'auteur ait voué toute son œuvre à la réversibilité entre condition noire et condition juive, mettant la « commémoration » et la « muséification » des déracinés et des déportés au cœur d'une vision artistique qui transcende éthiquement et esthétiquement le cloisonnement des identités et des arts (cinéma, peinture, littérature).
La référence à l'œuvre d'André Schwarz-Bart est en revanche au cœur de l'inauguration, le 10 mai 2007 à Bagneux dans les Hauts-de-Seine, d'une statue de Solitude réalisée par le sculpteur belge Nicolas Alquin. Dans son discours d'inauguration, Alquin rappelle l'importance du roman de Schwarz-Bart : il considère Solitude comme une allégorie en hommage aux insurgés contre les oppressions. Son œuvre est composée à partir d'un tronc d'arbre congolais géant et trouve son emplacement dans un haut lieu du communisme municipal, Bagneux. La genèse de l'œuvre est relatée par le film documentaire d'Axel Guyot36 [en ligne].
C'est avec cette statue en trois poteaux, deux taillés dans du bois et un forgé dans du fer, que Nicolas Alquin immortalise la protagoniste schwarz-bartienne au cœur de la métropole : victime de l'esclavage, puis de l'insurrection guadeloupéenne, exécutée au lendemain de la naissance de son enfant, Solitude symbolise pour le sculpteur la subordination d'êtres dont on bafoue les droits humains. « Solitude, notre mère à tous », proclama l'artiste dans son discours d'ouverture, le 10 mai 2017.
À cette « reconnaissance » métropolitaine s’est récemment ajouté le « Jardin Solitude, Famn’ Debout’ » (femme debout). Inauguré à l'été 2020 dans le XVIIe arrondissement de Paris en présence de la maire de Paris, Anne Hidalgo [en ligne] et aménagé à l’emplacement d’un lieu où se dressait auparavant un buste d’Alexandre Dumas, ce projet s'inscrit dans le contexte sociopolitique entourant les manifestations #BlackLivesMatter en France.
Cependant, la commémoration ne mentionne pas le romancier qui a contribué à briser le silence sur ce « crime contre l’humanité », comme il l’avait fait pour la Shoah dans son best-seller Le Dernier des Justes, prix Goncourt 1959, dont le kaddish se trouve inscrit sur le mur de Yad-Vashem37.
Ainsi, lors de cette manifestation mémorielle parisienne, une fois encore, le silence sur Schwarz-Bart demeure, l’oubli de son nom interpelle. Schwarz-Bart a pourtant considéré son écriture comme un instrument de lutte contre la barbarie et contre l’oppression dans ses nouvelles modalités anciennes ou modernes. L’assujettissement, l’exploitation des victimes des totalitarismes, tout comme l’édification de lieux de mémoires littéraires, comptaient parmi ses préoccupations constantes. Dans cette entreprise, la mulâtresse Solitude constitue sans conteste une figure emblématique du long combat contre l’oppression et l’esclavage. Ainsi, dans l'œuvre d'André Schwarz-Bart, un « nœud de mémoire » s'est créé entre deux pages sombres de l’Histoire européenne, la traite transatlantique et le colonialisme.
André Schwarz-Bart, La mulâtresse Solitude (Paris : Seuil, 1972). L'œuvre est abréviée « LMS » dans la notice.
Derek Walcott, « The Sea is History », in Collected Poems, 1948-1984 (New York: Farrar, Straus & Giroux, 1986). Traduction française par Claire Malroux.
Kathleen Gyssels, Filles de Solitude, Essai sur l'identité antillaise dans les [auto]biographies fictives de Simone et André Schwarz-Bart (Paris : L'Harmattan, 1996). Kathleen Gyssels, Marrane et marronne : la coécriture réversible d'André et de Simone Schwarz-Bart (Leyde, Brill, 2014 ; Amsterdam : Rodopi, 2015).
André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude (Paris : Seuil, 1972).
Oruno Lara, Histoire de la Guadeloupe (Paris : 1921).
André Schwarz-Bart, Le Dernier des Justes (Paris : Seuil, 1959).
Henri Bangou, La Guadeloupe, 1492-1848 ou l'histoire de la colonisation de l'île liée à l'esclavage noir de ses débuts à sa disparition (Aurillac : Éditions du centre, 1962).
Oruno Lara, La Guadeloupe, physique économique, agricole, commerciale, financière, politique et sociale, de la découverte à nos jours, 1492-1900 (Paris : Nouvelle Librairie Universelle, 1921).
Auguste Lacour, Histoire de la Guadeloupe, Basse Terre, Imprimerie du Gouvernement, 1858, Tome 1 (1635-1789) - Tome 2 (1789-1798) - Tome 3 (1798-1803) - Tome 4 (1803-1830).
Auguste Lacour, Histoire de la Guadeloupe (Basse Terre : Imprimerie du Gouvernement 1858, tome 3), 311.
Jeremy Popkin, "Facing Racial Revolution: Captivity Narratives and Identity in the Saint-Domingue Insurrection." Eighteenth-Century Studies 36, no 4 (2003): 511-533.
Lire Kathleen Gyssels, Passes et impasses dans le comparatisme postcolonial caribéen, Cinq traverses (Paris : Honoré Champion, 2010), chap. 4.
L'historien Oruno D. Lara, petit-fils d'Oruno Lara, retrace pour partie l'histoire familiale de son grand père, fils d'un esclave affranchi et de sa grand-mère, elle-même fille d'une métisse.
Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l\'île de Saint-Domingue (Paris, 1797-1798).
Ourno D. Lara, La Guadeloupe physique, 1921.
Cité par Inez Fischer-Blanchet, « Quelques aspects des rapports au pouvoir dans l\'œuvre d\'Oruno Lara (1879-1924) », Les Cahiers du CEDAF, 4.1-3 (1987) : 344-362.
Alejo Carpentier entend par « lo realismo magico » le mélange du réel et surréel dans le genre romanesque. En français, le concept devient « réalisme magique » ou « réalisme merveilleux ».
La figure du zombi implique un rapport particulier entre l'imaginaire et le réel, où l'imaginaire semble faire partie du réel lui-même, c'est ce que donne à penser l'émergence de la figure du zombi en Haïti.
Pierre Nora étudia avec son équipe les emblèmes, les symboles, les monuments aux morts, les archives, les musées où se condense et s'exprime la mémoire nationale. Pierre Nora, Les Lieux de mémoire (Paris : Gallimard, 1984).
Edouard Glissant, Le discours antillais (Paris : Seuil, 1981) 136.
Edouard Glissant, Monsieur Toussaint (Paris : Seuil, 1961).
Toni Morrison, « A bench by the road », *UU World magazine, 1989, January/February issue : 4
Le cinéaste Charles Najman rédigea le scénario pour adapter à l'écran le roman schwarz-bartien, mais sa mort survenue en 2016 mit brusquement fin à cette initiative.
Récit de vie à la première personne d'un·e affranchi·e, le genre n'existe pas aux Antilles. Voir Kathleen Gyssels, Filles de Solitude (1996).
André et Simone Schwarz-Bart, Hommage à la femme noire (Paris : Éditions Consulaires, 1989), 6 volumes.
Toni Morrison, The Black Book (New York: Random House, Penguin Books, réédition 1974).
Euphémisme d'usage aux États-Unis, « Peculiar Institution ».
Toni Morrison, Beloved (New York, Knopf, 1987).
L'historienne Malka Marcovich a été l'assistante d'André pour la recherche méticuleuse des planches illustratives et des figures féminines.
Laurent Dubois, « Solitude's Statue : Confronting the Past in the French Caribbean », L'Outre-Mer 350-351 (2006) : 27-38.
Publiée chez Hatier, richement illustrée en 1991, rééditée dans la Collection Folio, sans illustration, en 1999. Encore réédité chez Gallimard, toujours sans « correction ».
Kathleen Gyssels, Marrane et marronne. La co-écriture réversible d'André et de Simone Schwarz-Bart (Leyde: Brill, 2014 ; Amsterdam : Rodopi, 2015).
Chamoiseau ne retient pas sa pièce de théâtre dans sa liste de publications chez Gallimard. L'intertextualité chamoisienne est foisonnante. Voir Kathleen Gyssels, « Histoires de femme et de chien cannibales": Réécritures et intertextualités inaperçues ou inavouées (Condé/Chamoiseau) », dans Lieven D'hulst et al. (dir.), Caribbean Interfaces (Amsterdam & New York : Rodopi, 2007), 297-321.
Dans son mémoire Le Mémorial ACTe en Guadeloupe : la promesse d'une révolution mémorielle ?, Arthur Perceau ne nous éclaire pas davantage (Montréal : Université de Montréal, 2016.)
Christiane Taubira, L'Esclavage raconté à ma fille (Paris : Philippe Rey, 2002).
Axel Guyot. 2007. Solitude, une œuvre du sculpteur Nicolas Alquin, Avalon Films Production, 2007, 0 :14.
Kathleen Gyssels, Marrane et marronne, 2014/2015.