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  1. Topic
  2. Visual Arts

Anni Albers ou les textiles modernes entre deux continents

JULY 2025

  • Ida Soulard - ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE DES BEAUX ARTS DE BOURGES

TOPIC : Visual Arts

PLACES : North Atlantic - Europe

PERIODS : The Atlantic Space Within Globalization - The Consolidation of Mass Cultures

DOI : 10.35008/tracs-0313

ABSTRACT

L'exil d'Anni Albers (1899-1994) – artiste, designer textile et éducatrice - aux États-Unis en 1933 transforme sa pratique textile, des créations industrielles du Bauhaus vers les tissages picturaux du Black Mountain College. Son parcours transatlantique redéfinit les hiérarchies artistiques et influence le développement du Fiber Art.

L’exil d’Anni Albers (1899-1994) – artiste, designer textile et éducatrice – aux États-Unis en 1933 transforme sa pratique textile, des créations industrielles du Bauhaus vers les tissages picturaux du Black Mountain College. Son parcours transatlantique redéfinit les hiérarchies artistiques et influence le développement du Fiber Art.

En 1933, Anni Albers (1899-1994), de son nom de jeune fille Annelise Fleischmann, traverse l’Atlantique, fuyant l’Allemagne pour les États-Unis avec son époux Josef Albers, pour s’installer en Caroline du Nord, dans une toute nouvelle université d’arts libéraux, le Black Mountain College. L’invitation faite initialement à Josef Albers (1888-1976) concernait la direction du département des arts dans son ensemble et l’élaboration du cursus artistique. Celle faite, dans un second temps, à Anni Albers, fut de concevoir et de diriger un atelier textile. Ce déplacement géographique, forcé par les circonstances politiques, facilité par Philip Johnson, alors directeur du département d’architecture et de design du musée d’Art moderne de New York et dont les liens avec le Bauhaus étaient forts, devint un catalyseur essentiel dans la redéfinition de sa pratique artistique et dans sa contribution à l’histoire de l’art et du design textile moderne. Son parcours d’artiste, de designer textile et d’éducatrice, qui traverse près d’un siècle, au carrefour de deux continents, éclaire la manière dont les circulations culturelles transatlantiques ont façonné non seulement la trajectoire individuelle d’une créatrice, mais également l’évolution collective d’un médium longtemps marginalisé.

Cet article analyse le double mouvement qui caractérise le parcours d’Anni Albers : d’une part, l’impact déterminant de son installation aux États-Unis sur sa pratique et son enseignement, et d’autre part, son influence indirecte mais profonde sur la scène européenne à travers une nouvelle génération d’artistes textiles qu’elle a formée et inspirée.

Les femmes de l’atelier de tissage de Kurt Wanke au Bauhaus, Dessau, 1927-1928, auteur inconnu. Rangée supérieure : Lotte Beese (Lotte Stam-Beese), Anni Albers, Ljuba Monastirsky, Rosa Berger, Gunta Stölzl, Otti Berger, Webmeister Kurt Wanke. Rangée inférieure : Lisbeth Birmann-Oestreicher, Gertrud Preiswerk, Helene Bergner (Léna Meyer-Bergner), Grete (Margaretha) Reichardt.

Source : Wikimedia Commons

Du Bauhaus au Black Mountain College

Au Bauhaus, où elle étudie puis enseigne brièvement entre 1922 et 1930, Anni Albers développe une approche du textile ancrée dans une logique architecturale et industrielle, conformément aux principes de l’école. Ses créations répondent à des impératifs fonctionnels précis : revêtements muraux aux qualités acoustiques et visuelles, tissus d’ameublement, mais aussi des objets hybrides et pièces uniques, oscillant entre art et design, qui peuvent être désignés comme des tentures murales ou wallhangings.

Anni Albers, Design pour un tissage jacquard, 1926, encre noire, aquarelle transparente et opaque, et graphite sur papier vélin crème, image 25,8 x 16,3 cm, planche 34,3 x 28,6 cm, Harvard Art Museums, Cambridge, Massachusetts

Source : Wikimedia Commons

L’arrivée au Black Mountain College en Caroline du Nord marque un tournant décisif. Cette institution expérimentale, fondée en 1933 par John Andrew Rice offre un environnement radicalement différent. Moins soumise aux contraintes industrielles qui façonnaient le programme du Bauhaus, Anni Albers peut explorer pleinement la dimension artistique du tissage. Elle commence alors à développer ce qu’elle a nommé par la suite des pictorial weavings (tissages picturaux) : des œuvres d’art autonomes, non fonctionnelles, proches des techniques de la tapisserie et des formats de la peinture, conçues pour être appréciées selon des critères esthétiques semblables à ceux appliqués aux beaux-arts. Cette évolution significative, des tissages de motifs (pattern weaving) aux tissages picturaux, ne résulte pas uniquement d’un déplacement géographique, mais d’une transformation plus profonde du contexte culturel et institutionnel.

L’ouverture du Black Mountain College coïncidait avec un moment de bouillonnement culturel, de réforme de l’éducation, et de transformation du statut de l’art dans la société. Les années 1930 incarnèrent à la fois celles de la Grande Dépression et du chômage de masse, et les prémices d’une économie nouvelle, soutenue par les dynamiques économiques du New Deal (1933-1938) mises en place par Roosevelt. Dans le cadre des programmes fédéraux du Work Projects Administration naquit l’idée qu’art et changement social étaient liés. En donnant à l’art une position centrale dans un cursus universitaire général, le Black Mountain College souhaitait le démocratiser. Il affirmait ainsi que l’art et la culture avaient un rôle important à jouer dans la construction d’une société américaine moderne.

Une approche pédagogique spécifique

Rejoignant les grands enjeux collectifs du Black Mountain College, l’apprentissage artistique est conçu par Anni Albers comme une discipline générale – qui, pour reprendre le slogan de Josef Albers, apprend à « voir » davantage qu’à devenir artiste – et une orientation conceptuelle : la constitution d’une « pensée constructive ». Ce terme de « pensée constructive », employé par Anni Albers, constitue une synthèse entre son héritage européen, passé au filtre des pensées américaines, et une réflexion orientée par la pratique textile.

Dessin du bâtiment prévu (jamais réalisé) pour le campus surplombant le lac Eden au Black Mountain College à Asheville, en Caroline du Nord (1938), Conception architecturale de Marcel Breuer et Walter Gropius (artiste anonyme)

Source : Wikimedia Commons

Anni Albers arrive au Black Mountain College avec un petit métier à tisser démonté et emporté dans ses bagages. Elle installe petit à petit l’atelier de tissage qui est doté, trois ans plus tard, en 1936, de huit ou neuf métiers à tisser. Les premières années, elle n’enseigne pas directement : elle débute comme tutrice de l’atelier textile et ne devient officiellement directrice du département textile qu’à l’automne 1934. Ses innovations pédagogiques reposent sur des « exercices tactiles-textiles » qui permettent de comprendre la logique structurelle et matérielle qui sous-tend toute production textile. Elle appelle cette approche « un développement Black Mountain » : il s’agit d’instaurer une sensibilité tactile textile à travers une pédagogie ludique et expérimentale, en engageant les étudiants dans une interaction directe avec les matériaux.

Les étudiants travaillent d’abord avec du papier auquel ils doivent donner une texture particulière : piquante, hérissée, lisse, par perforation, pliage, etc. Une fois ces premiers exercices maîtrisés, les étudiants enrichissent leur gamme matérielle en expérimentant avec d’autres types de matériaux : du papier buvard, des objets trouvés, feuilles, graines, maïs, charbon, métal, qu’ils collent et manipulent pour parvenir à former différentes textures et à imiter par d’autres biais la matière et les aspects du textile. Développer cette sensibilité au matériau est pour Anni Albers une étape essentielle pour comprendre plus largement la mécanique textile et ces exercices préliminaires doivent être assimilés avant toute initiation au métier à tisser. Cette approche diffère radicalement de celle des cartonniers européens, qui concevaient leurs œuvres sur papier avant de les faire exécuter par des tisserands spécialisés. Chez Anni Albers, la conception naît de l’expérience matérielle directe. Cette méthode valorise l’expérience intuitive, corporelle et sensorielle, refusant la hiérarchie traditionnelle entre conception intellectuelle et exécution manuelle. L’artiste doit comprendre intimement son matériau pour pouvoir le transformer.

Processus de création et méthodes de travail

La conception des œuvres d’Anni Albers suit un processus qui privilégie l’expérimentation directe sur le métier à tisser. Contrairement aux pratiques académiques traditionnelles, elle produit très peu de dessins préparatoires – on ne trouve dans ses archives que quelques dizaines de dessins pour une vie entière de production. Cette rareté s’explique par sa méthode de travail : ayant acquis une connaissance intime des matériaux et des techniques, elle procède directement à même le métier, explorant les possibilités structurelles par l’expérimentation pratique.

Karis Medina, spécialiste de ses techniques, a découvert qu’Anni Albers réutilisait souvent la même chaîne (structure de base) pour plusieurs tissages aux apparences formelles très différentes. Ce procédé lui permettait de travailler en série, explorant toutes les variations possibles à partir d’une structure donnée. Par exemple, le groupement du début des années 1960, Intersecting, From the East, Under Way (1963), Sunny (1965), joue des limites de la structure du tissage, allant d’un tissage très dense à un fil de trame de plus en plus léger, Anni Albers allant aussi loin que possible dans la déstructuration du tissage, « juste ce qu’il faut pour maintenir la structure1 ».

1

Karis Medina, « Anni Albers’s Warp Families » (conférence pour la Fondation Josef et Anni Albers, en ligne, 18 septembre 2020).

Cette méthode révèle une approche systématique et économique : Anni Albers exploite les ressources maximales de chaque structure, démontrant comment un cadre contraignant peut générer une multiplicité de solutions formelles. Elle incarne ainsi parfaitement la philosophie du Bauhaus qui prônait l’économie de moyens pour des effets maximalisés. Le tissage lui-même était entièrement réalisé par Anni Albers, qui revendiquait cette maîtrise technique comme fondamentale à sa pratique artistique. Cette position tranche avec celle des cartonniers qui délèguent l’exécution, mais aussi avec les pratiques industrielles naissantes qui séparent conception et production.

Le détour panaméricain : l’ouverture à d’autres « pensées textiles »

Son implantation aux États-Unis lui permet également d’effectuer une série de séjours au Mexique, à Cuba et au Chili, où elle étudie les textiles précolombiens, découvre la culture Navajo et la modernité mexicaine. Elle constitue une collection de textiles anciens et établit un dialogue fécond avec ceux et celles qu’elle appelle « ses grands maîtres, les tisserands de l’ancien Pérou », tout en s’inscrivant dans un mouvement panaméricain plus large qui se développe aux États-Unis entre les années 1920 et 1950. Cette ouverture vers l’Amérique latine s’inscrit dans un contexte géopolitique particulier : la « politique de bon voisinage » instaurée par Roosevelt favorise les échanges culturels entre les États-Unis et leurs voisins du sud. Pour Anni Albers, cette découverte des techniques andines révèle des formes d’intelligence textile qui transcendent les frontières temporelles et géographiques. Les quipus, systèmes de cordelettes à nœuds servant à la fois d’instrument de calcul et de mémoire, ou les motifs géométriques des textiles incas, deviennent pour elle des modèles de pensée abstraite incarnée dans la matière.

Ces rencontres transforment profondément sa conception du textile : elle y découvre des technologies spatiales, des systèmes de classification et de taxonomie qui opèrent selon une logique différente de celle de l’art occidental. Cette influence se ressent particulièrement dans ses tissages picturaux des années 1950-1960, où apparaissent des motifs de triangles, de diamants et de méandres directement inspirés de ces traditions textiles.

Relations avec l’industrie et stratégies de diffusion

Anni Albers entretient tout au long de sa carrière des relations complexes avec l’industrie textile. Héritière de l’idéologie du Bauhaus, elle continue à concevoir des prototypes pour la production industrielle, notamment pour les entreprises Knoll et Sunar. Ses designs industriels privilégient les motifs géométriques abstraits et les couleurs neutres, dans un esprit d’intemporalité qui s’oppose aux effets de mode. Cependant, ses tissages picturaux relèvent d’une logique différente : conçus comme des œuvres uniques, montés sur cadre et signés, ils visent une reconnaissance institutionnelle dans le champ artistique. Cette stratégie s’avère à double tranchant : si elle permet l’entrée du textile dans les musées d’art moderne et contemporain, elle limite la diffusion des œuvres, relativement confinées aux circuits de l’art.

Cette tension entre unicité artistique et reproduction industrielle reflète les contradictions du statut social du textile. Comme l’explique Anni Albers elle-même : « Je trouve que lorsque l’œuvre est réalisée avec des fils, elle est considérée comme un artisanat ; lorsqu’elle est sur papier, elle est considérée comme de l’art2. » À partir de la fin des années 1960, Anni Albers abandonne définitivement la pratique du tissage pour se tourner vers les arts graphiques. À ce moment, les formes textiles avaient largement muté. Le hiatus entre une pratique moderne, héritée du Bauhaus, et les formes déliées de la « Nouvelle tapisserie » américaine (Fiber Art) fut peut-être une des raisons de cet arrêt. Une autre raison, plus immédiate, et souvent évoquée, était celle, combinée à un âge avancé, de sa maladie (Charcot-Marie-Tooth), qui faisait trembler ses mains et rendait ses articulations douloureuses. Anni Albers avait également probablement fait le tour des possibilités qu’offrait l’art contraint du tissage et souhaitait se dégager de l’assujettissement au processus de fabrication. Quoi qu’il en soit, Anni Albers effectue, en 1963, à l’âge de 64 ans, un tournant majeur dans sa carrière : le passage du tissage aux techniques d’impression.

2

Anni Albers, entretien avec Richard Polsky, Orange, Connecticut, 11 janvier 1985, « American craftspeople project », Oral Research Office, Columbia University, New York ; cité dans Pandora Ashaghi et Nicholas Weber, Anni Albers (Guggenheim Museum, 1999), 176.

Sur le plan de la reconnaissance sociale, la sérialité des productions était également chose tout à fait nouvelle pour Anni Albers. Et à un moment de sa carrière où le souci de légitimité artistique se faisait plus pressant, l’art graphique lui permettait d’accéder à une reconnaissance nouvelle. Les arts graphiques sont des arts d’exposition, commercialement et socialement viables, et lui permirent de s’affirmer en tant qu’artiste – en dehors de tout malentendu sur le statut des objets auquel les productions textiles étaient encore largement confrontées.

La reconnaissance à l'épreuve du couple

La carrière d’Anni Albers est indissociable de celle de Josef Albers, mais cette proximité se révèle parfois problématique pour sa reconnaissance propre. Bien que le couple fonctionne en collaboration intellectuelle constante – Josef utilise régulièrement des métaphores textiles dans ses cours, influencé par les recherches d’Anni –, la notoriété de Josef éclipse souvent celle de son épouse. Cette asymétrie devient particulièrement visible dans les années 1950-1960, alors que Josef Albers atteint une reconnaissance internationale avec ses « Hommages au carré », série de peintures géométriques explorant les interactions chromatiques. Anni Albers gère alors une grande partie des aspects pratiques de leur vie commune, s’occupant de la correspondance, des rendez-vous, du suivi des ventes.

Le passage aux arts graphiques dans les années 1960 peut se lire comme une stratégie d’autonomisation : les techniques d’impression permettent la production d’éditions, facilitent la multiplication des expositions et assurent une meilleure visibilité. Comme elle l’explique : « Dans le tissage vous avez affaire à quelque chose qui prend du temps à se développer, et le résultat est toujours une seule pièce, alors que dans l’impression, vous pouvez avoir une édition entière et il est plus facile d’accumuler du matériel pour des expositions3. » Cette transition marque aussi un changement d’échelle : le passage d’un art d’intervention (textiles architecturaux, objets fonctionnels) à un art d’exposition, plus facilement intégrable aux circuits institutionnels de l’art.

3

Patricia Malarcher, « Anni Albers and the thread of art », New York Times, 25 août 1985.

L’anglais comme langue de légitimation

Le choix par Anni Albers d’adopter l’anglais comme langue principale de ses écrits théoriques, mais aussi de sa correspondance privée révèle une intégration absolue à son pays d’accueil. Ses deux ouvrages, On Designing (1959) et On Weaving (1965), sont rédigés directement en anglais, langue de son pays d’adoption depuis 1933. Ce choix linguistique n’est pas anecdotique : il inscrit sa réflexion dans le contexte américain de l’émergence d’un art moderne national, distinct des avant-gardes européennes. Cela permet à Anni Albers de participer aux débats contemporains sur l’art et le design américains, mais révèle aussi la prépondérance croissante de la scène artistique new-yorkaise dans la définition des canons modernistes. En écrivant en anglais, elle contribue à l’établissement d’un discours critique américain sur l’art moderne, tout en s’éloignant des traditions théoriques allemandes.

On Weaving n’est traduit en espagnol qu’en 2019 et en français seulement en 20214. Cette temporalité révèle les enjeux de la réception critique : l’histoire d’Anni Albers a été principalement écrite par et pour le public américain et plus largement anglo-saxon, contribuant à faire d’elle une figure emblématique de l’art américain du XXe^ siècle.

4

Anni Albers, Du Tissage (Dijon : Les presses du réel), éd. Ida Soulard et Patricia Bobillier-Monnot, trad. Armelle Chrétien, 2021.

Anni Albers, Du tissage [On Weaving, 1965], édité par Ida Soulard, traduit de l'anglais par Armelle Chrétien, Dijon, Les Presses du Réel, 2021.

Source : Les Presses du Réel

Transmission et influence : un héritage complexe

L’influence d’Anni Albers sur la scène artistique américaine s’exerce principalement par son enseignement, qui va constituer un précédent marquant pour toute une génération d’artistes et de designers. Ses étudiantes au Black Mountain College, notamment Lore Kadden Lindenfeld (1921-2010), Else Regensteiner (1906-2003) et Trude Guermonprez (1910-1976), elles-mêmes issues d’une immigration européenne, deviennent à leur tour des figures majeures du textile aux États-Unis. Cette transmission ne se limite pas au cercle immédiat de ses étudiants. Par ses expositions et ses écrits, Anni Albers inspire indirectement une communauté plus large d’artistes et d’architectes qui, sans avoir nécessairement étudié directement avec elle, s’approprient et transforment ses idées. Des figures comme Sheila Hicks, Claire Zeisler ou Lenore Tawney témoignent de cette influence diffuse mais profonde.

Cependant, la question de l’influence d’Anni Albers sur les scènes textiles ultérieures révèle des tensions complexes. Si Claire Zeisler reconnaît qu’Anni Albers était « une influence dans le champ du textile [...] une incroyable influence » dans un entretien de 19815, elle souligne immédiatement « qu’Anni Albers n’a pas eu d’influence sur moi ». D’autres artistes comme Sheila Hicks entretiennent un rapport également ambigu à cet héritage. Cette ambivalence révèle les difficultés spécifiques aux artistes femmes pour se construire une légitimité autonome. Reconnaître explicitement l’influence d’une devancière risque de réduire leur propre originalité, dans un milieu artistique qui valorise l’innovation individuelle. Les femmes de la génération suivante doivent ainsi négocier leur héritage avec prudence, reconnaissant discrètement leurs sources tout en affirmant leur singularité. Cette tension explique en partie pourquoi l’influence d’Anni Albers, bien que structurante pour l’émergence du Fiber Art américain des années 1960-1970, reste souvent implicite dans les discours des artistes qui en bénéficient. Elle révèle les stratégies complexes d’émancipation artistique dans un contexte où les femmes – et celles qui pratiquent des formes encore considérées comme mineures d’autant plus – peinent encore à accéder à une reconnaissance pleine et autonome.

5

Claire Zeisler, entretien avec Dennis Barrie, 26 juin 1981, « Archives of American Art » (Smithsonian Institute, en ligne, consulté le 17 novembre 2021).

Le retour en Europe

Si Anni Albers ne retourne pas physiquement enseigner en Europe, son influence s’y déploie par des voies indirectes mais significatives. La Biennale Internationale de la Tapisserie de Lausanne, dont la première exposition a lieu en 1962, devient un lieu crucial pour ce retour symbolique. Cette biennale, conçue sous l’impulsion de l’artiste cartonnier Jean Lurçat et du conservateur Pierre Pauli, fut organisée au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne de 1962 à 1995 et constitue un moment fondateur pour la reconnaissance des arts textiles sur le territoire européen. Cet événement majeur, qui contribue à l’implantation du mouvement du Fiber Art dans les années 1960 et 1970, est profondément marqué par les idées développées et enseignées par Anni Albers aux États-Unis. De nombreuses artistes européennes découvrent alors une approche du textile libérée des contraintes traditionnelles de la tapisserie, privilégiant l’expérimentation structurelle et matérielle qu’Anni Albers avait promue outre-Atlantique.

Les artistes Sheila Hicks, Claire Zeisler, Lenore Tawney y présentent leurs œuvres à plusieurs reprises entre 1967 et 1985. Cette circulation transatlantique des idées s’observe également dans l’évolution des programmes pédagogiques européens. Des écoles d’art européennes commencent à intégrer des approches qui font écho à celle développée par Anni Albers au Black Mountain College, privilégiant l’expérimentation et la dimension artistique et créative du tissage.

À la biennale de Lausanne, deux courants distincts se croisent et cohabitent. D’un côté, la Nouvelle tapisserie européenne et ses peintres cartonniers (dont une figure centrale fut Jean Lurçat). De l’autre, le Fiber Art ou Nouvelle tapisserie, dont l’influence provient directement des ateliers textiles du Bauhaus, des scènes textiles européennes des années 1920, de leur diffusion aux États-Unis et plus largement sur les scènes internationales par des artistes réfugiés dont une figure importante est Anni Albers. Dans le cas du Fiber Art, l’influence allemande, passée par le filtre américain, se réimplante en Europe.

« Merci de m’avoir ouvert la route... »

En 1969 ou 1970, Sheila Hicks écrivait à Anni Albers, à la suite d’une exposition qui avait rapproché leurs œuvres – « Wall Hangings », au Musée d’Art Moderne de New York. Elle exprimait son appréciation du « système » d’Anni Albers, des qualités de « clarté et d’intemporalité » des tissages du Bauhaus qu’elle avait pu voir. Elle achevait sa lettre par quelques mots écrits à la main : « Merci encore de m’avoir ouvert la route et de m’avoir fourni une carte lisible6 ». Cette métaphore de la cartographie révèle la nature profonde de l’influence d’Anni Albers : elle n’a pas seulement produit des œuvres, mais tracé des voies nouvelles pour penser et pratiquer l’art textile. Son parcours transatlantique illustre les circulations complexes qui ont façonné l’art moderne, montrant comment les contraintes historiques (l’exil forcé) ont également pu, dans certains contextes privilégiés, devenir des catalyseurs créatifs.

6

Lettre de Sheila Hicks à Anni Albers, non datée, archives de la Fondation Josef et Anni Albers, Ia B3D28.

L’héritage d’Anni Albers dépasse largement le cadre du textile : ses innovations pédagogiques, sa réflexion sur les relations entre art et industrie, sa précision technique ont influencé plusieurs générations d’artistes et de designers. Son œuvre témoigne de la richesse des échanges culturels transatlantiques. Aujourd’hui, alors que de nombreuses artistes contemporaines comme Leonor Antunes, Hana Miletic ou Sarah Sze revendiquent explicitement son héritage, l’œuvre d’Anni Albers continue de nourrir les réflexions sur les relations entre art et artisanat, création, technique et expérimentation, inscription locale et visée internationale. Elle demeure une figure majeure pour toutes celles et tous ceux qui cherchent à repenser les hiérarchies artistiques et à affirmer la légitimité esthétique de pratiques longtemps marginalisées.


  1. Karis Medina, « Anni Albers’s Warp Families » (conférence pour la Fondation Josef et Anni Albers, en ligne, 18 septembre 2020).

  2. Anni Albers, entretien avec Richard Polsky, Orange, Connecticut, 11 janvier 1985, « American craftspeople project », Oral Research Office, Columbia University, New York ; cité dans Pandora Ashaghi et Nicholas Weber, Anni Albers (Guggenheim Museum, 1999), 176.

  3. Patricia Malarcher, « Anni Albers and the thread of art », New York Times, 25 août 1985.

  4. Anni Albers, Du Tissage (Dijon : Les presses du réel), éd. Ida Soulard et Patricia Bobillier-Monnot, trad. Armelle Chrétien, 2021.

  5. Claire Zeisler, entretien avec Dennis Barrie, 26 juin 1981, « Archives of American Art » (Smithsonian Institute, en ligne, consulté le 17 novembre 2021).

  6. Lettre de Sheila Hicks à Anni Albers, non datée, archives de la Fondation Josef et Anni Albers, Ia B3D28.

Keywords

anni albers bauhaus black moutain college art textile pédagogie artistique modernisme américain

Bibliography

See on Zotero
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