Gilberto Gil
“I knew that music would be my language and that I would discover the world through it.” From the ...
Revival1 est le nom du mouvement de découverte, réinvention et
promotion de musiques rurales par de jeunes urbains, aux États-Unis et
en Europe, à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ce
mouvement revivaliste a produit ce que l’on a qualifié de « folk song
breton », de « progressive folk breton », de « folk celtique » ou encore
de « Celtic pop music ». On peut être frappé par l’usage de vocables
usités outre-Atlantique pour désigner des musiques bretonnes, mais cela
ne doit pas surprendre, dans la mesure où les États-Unis ont exercé dès
le début du xxe siècle une influence importante sur les mouvements politiques et culturels bretons. On retiendra par exemple le
drapeau inventé en 1925 par de jeunes militants fédéralistes, férus de
modernité. Adaptation locale du Stars and Stripes, ce drapeau est vite
devenu un emblème à prétention nationale et on le voit aujourd’hui sur
les plaques minéralogiques des véhicules de Bretagne. Au début des
années 1930, dans un autre domaine, des orchestres de bal autoproclamés
jazz bands et baptisés de noms américanisés se mettent à jouer danses
traditionnelles et nouvelles danses (java, tango, valse) avec de
nouveaux instruments, notamment le
« jâze » (grosse caisse) et
l’accordéon chromatique. Dès 1959, en réaction aux manifestations
folkloriques jugées sclérosantes des cercles celtiques et bagadou
(orchestre formé de bombardes, de grandes cornemuses de type écossais et
de tambours), le groupe An Tri Bintig donne au répertoire local une
allure
yéyé,
ce dérivé parisien du rock’n’roll en lequel la presse militante voit le
salut de la Bretagne, comme en témoigne la une de L’Avenir de la
Bretagne, organe du Mouvement pour l’organisation de la Bretagne,
positionné à droite, du 14 janvier 1965.
Tout se précipite dans les années 1970 : « Ça bouillonnait de partout ! se souvient le sonneur Michel Toutous. De Grateful Dead à Jefferson Airplane à la gavotte, il n’y avait qu’un océan dont le flot nous ramenait à la West Coast2.» On ne saurait mieux dire le tournant esthétique qui fut pris alors au contact des contre-cultures américaines, mais comment l’expliquer ? Dans quelle mesure et selon quelle temporalité les musiques bretonnes se sont-elles américanisées ? A-t-on joué de la musique américaine ou à l’américaine ? Qui l’a fait, comment et pourquoi ? S’agit-il vraiment d’un Revival, ou d’un Arrival3, ou d’autre chose ? Une exploration de la discographie bretonne du début des années 1970, des témoignages des musiciens, de leurs techniques et pratiques, de la presse militante permet de mettre en évidence le contexte dans lequel se produit ce tournant esthétique, la façon dont il se manifeste et les diverses réactions qu’il a suscitées.
S’il est admis que les contre-cultures américaines des années 1960, et notamment le protest-song, sont en partie à l’origine du folk européen, on a moins montré que cette influence résultait de la loi de l’offre et de la demande. C’est en tout cas très net en ce qui concerne la Bretagne.
L’offre, c’est d’abord l’émergence aux États-Unis de ce que l’on a appelé le folksong, lequel consiste en une sélection et une appropriation de répertoires dits traditionnels, en général ruraux, qui aboutit à une forme musicale en général urbaine et inconnue de la tradition, procédant moins d’innovations musicales que d’une démarche intellectuelle et idéologique (pratique personnelle, discours social, rejet de la consommation…). Ce mouvement, incarné par Woody Guthrie, Pete Seeger, Bob Dylan et Joan Baez, gagne la France dans les années 1960. On les voit sur scène à l’Olympia (Baez en 1965, Dylan en 1966 et Seeger en 1967). Leurs disques sont importés, mais aussi édités avec des pochettes explicatives bilingues et distribués par le label Chant du Monde dans sa collection « Folkways ». Ils sont chroniqués dans Best, Rock&Folk, des revues de folk, comme Gigue ou L’Escargot folk, ou politiques comme Le Peuple breton. Quelques érudits les collectionnent et les prêtent aux copains. Leurs chansons, en particulier celles de Dylan, sont traduites par Hugues Aufray, acteur majeur de la diffusion du folksong en France. Leurs mélodies simples et entraînantes, leurs textes évoquant le quotidien tranchent avec la chanson française, qui lasse la jeunesse.
La pratique amateur du folk est favorisée au Centre américain du boulevard Raspail à Paris par l’organisation de Hootenannies, animés par Lionel Rocheman, de 1964 à 1972. Inventées aux États-Unis vingt ans plus tôt, ces jam-sessions caractérisées par une grande ouverture musicale servaient de forum à des chanteurs et musiciens de tous horizons, sans direction ni ligne artistique. S’y produisent évidemment des Américains : par exemple les folksingers Sandy Darlington et Jeanie McLerie, figures de Greenwich Village au début des années 1960 ; les guitaristes de blues Steve Waring et Roger Mason ; ou encore Graeme Allwright. S’y produisent assidument quelques dizaines d’amateurs de musique folk américaine et anglaise, et également des Bretons de Paris : les guitaristes Bernard Benoît et Dan ar Braz, la chanteuse Maripol, le harpiste Alan Stivell dès janvier 1966. Se présentant alors comme « le folk singer breton qui s’accompagne à la mini harpe celtique », Stivell avoue bien plus tard que le Centre américain fut pour lui « la clé de la porte d’entrée4 ».
Tous sont marqués par leurs passages aux « Hoot », où ils s’initient au folk et à ses techniques de jeu. L’aura de Waring et Mason est telle qu’on les retrouve plus tard sur des disques de musiciens bretons : Maripol chante sa Bretagne et la mer, présentée comme l’œuvre de « la dernière des bardes breton(nes)5 », en qui l’on a pu voir une déclinaison locale de Joni Mitchell et Judy Collins ; et Reflets de Stivell. Bientôt des « Hoot » ont lieu partout en France, sur ce modèle on crée des folk clubs : par exemple celui de Brest, fondé dès 1968 par Gérard Delahaye ; celui du Bourdon porté en 1969 par John Wright et Catherine Perrier en région parisienne ; la Chanterelle initié entre autres par Jean Blanchard à Lyon en 1972 ; ou encore le Rigodon de Grenoble, institué la même année par plusieurs groupes musicaux. Pour tous ceux qui fréquentent ces clubs, « le folk, c’est l’anti-conservatoire6 » qui tombe à point nommé.
Car il y a de la demande. D’une part, nombreux sont ceux qui craignent la sclérose d’une culture bretonne portée par des cercles celtiques et bagadou associés à un folklore suranné. « Dans vingt ans, et même dans dix, qui s’intéressera aux fêtes de Cornemuses ou de Cornouaille7 ? », s’interroge-t-on en 1966 dans une revue estudiantine bretonne, où l’on défend l’idée que le folklore breton momifié vendu chaque été aux touristes ne fait plus le poids devant la vitalité du folksong américain dont il faut s’inspirer pour survivre. Car ce folklore est pour certains synonyme de soumission à la bourgeoisie française en mal d’exotisme. Il n’est pas improbable enfin que l’on ait voulu tenir à distance ce mouvement folklorique qui avait été promu après-guerre pour oublier la collaboration des nationalistes bretons pendant l’Occupation, mais dont l’existence même pointait du doigt ce que l’on était censé occulter. Il fallait donc « défolkloriser8 ».
D’autre part, la Bretagne connaît alors des bouleversements profonds, voire une rupture civilisationnelle. La région s’industrialise lentement et l’agriculture s’oriente vers le productivisme, la population agricole diminue avec la mécanisation des campagnes soumises au remembrement, la pêche périclite. De fait, l’exode rural continue jusqu’en 1975. Si les salaires augmentent, ils restent inférieurs à ceux observés ailleurs. Un plan routier est mis en place, des universités sont créées à Brest et à Nantes. Mais cette modernité accélérée, si elle a amélioré le niveau de vie des Bretons, est parfois douloureusement vécue et perçue comme un colonialisme intérieur, la manifestation de l’impérialisme d’un pouvoir central ennemi des minorités. Or il a été constaté qu’une bonne partie des chanteurs du revival breton, d’extraction modeste ou moyenne, sont des lettrés (plusieurs ont été enseignants), descendants de Bretons de Paris. Ce sont des transclasses en délicatesse avec leurs origines sociales et géographiques, sujets à une nostalgie pour un temps disparu, et une envie de retour aux sources, ce dernier mot étant d’ailleurs la signification française du breton stivell.
Après mai 68, on comprend donc mieux que le passage du folklore au folk soit compris comme le fait de descendre du podium, ôter son habit traditionnel pour se mêler aux gens en blue-jean ou vêtements de travail pour mieux dire les aspirations du peuple, avec des instruments de musique anciens et modernes.
L’acculturation des musiques bretonnes aux contre-cultures américaines se manifeste de différentes façons.
D’abord par l’adoption d’instruments symboles du folk américain : le dulcimer des Appalaches, le banjo, mais surtout la guitare. Quasi inexistante dans les musiques bretonnes jusque dans les années 1960, la guitare accompagne toute une génération de chanteurs menés par Glenmor, vite assimilés aux folksingers américains. En témoigne un portrait publié dans sa première biographie, le représentant jouant simultanément de l’harmonica et d’une guitare ornée d’un autocollant. Bien que Glenmor fasse en fait de la chanson rive gauche, ces quelques éléments véhiculent une charge alors suffisamment symbolique pour que la photo soit légendée ainsi : « Harmonica, guitare et cœur au ventre. Comme Bob Dylan9… ».
Désireux de donner un aspect moderne à leur musique, les orchestres de fest-noz (bal breton) comme Sonerien Du, ainsi que les groupes de scène comme An Triskell ou Satanazet s’en emparent également.
La modernité passe aussi par l’électrification Dan ar Braz adopte du matériel et des techniques de jeu familières dans le rock : la stratocaster puis la Gibson SG, un amplificateur Marshall 100W, une Echolette pour la saturation lui permettent d’asséner power chords rageurs et chorus virtuoses « façon Jimmy Hendrix10 ».
Comme Dylan, Allwright, ou Aufray dont ils reprenaient les chansons à
leurs débuts, certains se lancent dans le protest-song. C’est le cas
de Gilles Servat, qui adapte We shall overcome en breton, de Michel
Arbatz, de Gweltaz ar Fur ou de Youenn Gwernig, chacun dans un style
personnel. Certains jouent de la musique américaine à l’image de
Gwernig, présenté comme un « naïf cow-boy11 », qui a vécu aux
États-Unis entre 1957 et 1969, où il fut ami de Kerouac. Il chante les
poèmes qu’il a écrits en breton aux États-Unis sur de la musique
d’esprit western, comme par exemple Sonnen er bugul (« La Chanson du
berger ») publiée en 1974.
D’autres jouent à l’américaine : Gweltaz ar Fur accompagne des mélodies d’inspiration traditionnelles bretonnes – Pichon a Lovedan, entre autres – d’une musique américanisée, à grand renfort de guitare, banjo, cuillère et violon.
Tous tiennent un discours social ancré à gauche, écologiste, antimilitariste, parfois nationaliste, antifrançais et solidaire des luttes des minorités. Ces chanteurs sont régulièrement sollicités pour animer les nombreuses manifestions que connaît la Bretagne au début des années 1970 et certains d’entre eux – la plupart de ceux cités dans cet article, à vrai dire – en viennent à signer, le 12 novembre 1972, un manifeste pour trouver un langage en accord avec les luttes sociales du temps :
« Depuis quelques années, la montée des luttes a fait apparaître une nouvelle pratique de la chanson, ce qui a entraîné une réunion des chanteurs, musiciens et poètes bretons. Un chanteur breton doit être solidaire de la lutte politique, économique, sociale et culturelle du peuple breton […] Cette position vis-à-vis de notre lutte entraîne notre soutien à toutes les luttes semblables dans le monde. Nous soutenons donc la lutte de tous les peuples et minorités contre l’impérialisme et le capitalisme, contre l’oppression politique et culturelle. [...] Notre expression a toujours été et sera toujours au service du peuple12. »
Mais l’artiste qui incarne le plus l’acculturation américaine est sans
conteste Alan Stivell, de son vrai nom Alan Cochevelou. Issu du monde
des bagadou, formé à la harpe dite celtique, il dit avoir eu un choc en
entendant de la guitare électrique à la fin des années 1950. « Dès lors,
expliqua-t-il plus tard, je rêvais de groupes rock’n’roll, voire ensuite
yéyé,
qui feraient la jonction entre la Bretagne et la musique populaire
moderne et urbaine13. » Après avoir enregistré quelques disques de
harpe pour la maison de disques Mouez Breiz, il tente une brève aventure
hippie présentée ainsi sur la pochette de son disque Flower Power :
« Ses chansons évoquant la mer, les vents et fleurs, il apporte à la
France ce que les hippies ont apporté à l’Amérique, un souffle
d’enthousiasme teinté de mélancolie14. » Mais très vite il propose
une musique qu’il dit
« ethno-moderne15 », qui consiste en une
hybridation entre musique traditionnelle bretonne et folk-rock
américain. Les liner notes de l’album Reflet le soulignent. La suite
de gavottes des montagnes qui ouvre l’album est une
« suite de danses
traditionnelles de Haute Cornouaille. Dans cette région, la suite jerk,
slow, jerk, est remplacée par le tamm-kentañ, tamm-kreiz,
tamm-diwezhañ16. Un swing subtil, suggéré comme les montagnes
bretonnes ». Concernant l’air traditionnel suivant, Marig ar Polanton,
Stivell assure que « la ressemblance avec certaines ballades américaines
est frappante ».
Est-ce pour cela que pour l’accompagner, il a fait le choix d’adapter à la harpe la technique de picking apprise au Centre américain ? Est-ce que c’est l’adaptation du picking qui force le trait ? Il est clair que c’est le recours à une orchestration rock qui permet l’invention de la pop celtique. Ainsi, le morceau Pop Plinn commence par un cantique de Noël joué par un duo guitare électrique/orgue. Jusque-là, dans les musiques bretonnes, l’orgue avait uniquement accompagné du chant, soliste ou choral, dans un répertoire de chansons anciennes, de musique sacrée et de cantiques. Quelques mois avant la sortie de Pop Plinn, un disque de bombarde et orgue, formule novatrice, avait proposé le même genre d’airs. Avec la guitare électrique saturée et un orgue aux accents de Hammond à la Jon Lord, Stivell crée une rupture radicale. C’est encore elle qui mène la danse, seule, en lieu et place du couple biniou-bombarde, qui n’intervient que plus tard dans le morceau, avec la harpe. La guitare conclut seule dans une envolée lyrique.
Pop plinn est une révolution musicale qui conduit Stivell sur la scène de l’Olympia le 28 février 1972, et à l’organisation du premier Festival pop' celtic dans le parc du manoir de Kertalg, à Moëlan/Mer, le 13 août de la même année. Il existait en Bretagne des fêtes folkloriques depuis le début du xxe siècle, parfois tardivement et opportunément appelées festivals : la Fête des Fleurs d’ajoncs à Pont-Aven et la Fête des filets bleus à Concarneau dès 1905, la Fête des Reines de Cornouaille à Quimper en 1923, par exemple. Et en 1970 eu lieu le premier festival de pop en Bretagne à Loudéac, entreprise aussi pionnière qu’oubliée. Inspirée par le reportage de Michael Wadleigh sur Woodstock, Gwenn Le Goarnig, fondatrice de Kertalg, procède à la fusion de ces deux types de manifestations, et s’en explique sur la pochette du disque réalisé à l’occasion:
« La Pop' Celtique a de l’avenir chez nous. Tout en explorant des voies nouvelles d’expression, le fond est emprunté à la tradition ou influencé par elle. Ainsi le maillon brisé se reconstitue reliant ce qui n’aurait, en soi, pas de sens pour notre cœur de Celtes (le pop) à ce qui pourrait être considéré par beaucoup comme suranné (le folklore). Être de son temps consiste précisément à réussir cette alliance réputée impossible. “Ne tue pas le passé, la nouveauté s’y appuie”, dit un vieux proverbe17. »
Utopie communautaire et identitaire, Kertalg témoigne de l’américanisation de la musique bretonne autant qu’il y contribue : s’y produisent, entre autres, devant 10 000 spectateurs, des chanteuses traditionnelles (les sœurs Goadec) accompagnées à la harpe par Stivell, et en vedette américaine, Happy Traum, ancien de Greenwich Village venu chanter du Woodie Guthrie, et dont le jeu de guitare fascine les pratiquants.
Enfin, l’américanisation c’est aussi l’adoption d’une certaine image. Une apparence vestimentaire sans surprise – cheveux longs, jean, barbiche, autocollant « BZH18 » sur la guitare – à laquelle correspondent des couvertures de disques à la mode folk, où abondent les images sépia entourées de « fanfreluches en style confiseur19 ». Cela concerne par exemple le premier album de Tri Yann ou le troisième d’An Triskell, que l’on peut comparer à des disques américains parus auparavant : Uncle Charlie & his dog Teddy, de Nitty Gritty Dirt Band ou encore Déjà vu, de Crosby, Stills, Nash & Young sortis deux ans plus tôt.
Hormis leurs différences de typographie, le second album de Kadig rappelle Are you experienced, de Jimi Hendrix qui le précède de presque une décennie.
Quant à la solarisation utilisée sur la pochette de « Princes, entendez bien… » de Glenmor, elle n’est pas sans évoquer Sssh, de Ten Years after paru quatre ans avant.
Alors que les disques de musique bretonne ne s’étaient jamais singularisés par une iconographie échevelée apparaissent des pochettes psychédéliques sur lesquelles le motif du triskell trouve un terrain d’expression nouveau.
Américanisation et marketing vont de pair, et l’attention portée aux pochettes de disque apparaît par exemple nettement lors de la réédition du premier disque de Kadig. Paru en 1974 sous le titre Traditionnel vannetais, il est rebaptisé deux ans plus tard Folk Pourlet, et la photo sépia est changée en un dessin à l’esprit comics. Mais au dos, on lit : « À l’heure où l’on vend encore la Bretagne comme des petits pains, où il n’est question que de rythme, de musique évolutive, de recherche instrumentale, d’intégration d’instruments nouveaux [… ] Cadic Ha Kymry c’est l’authenticité20. » Car en fait, cette acculturation ne va pas de soi.
En effet, l’américanisation suppose l’intégration à la société du spectacle, laquelle est vite assimilée, par les folkeux eux-mêmes et par la gauche française, à une domination économique, génératrice d’une culture de masse uniforme et médiocre.
Au début de l’année 1972, Pete Seeger adresse une lettre ouverte aux « jeunes gens qui, au-dehors des États-Unis, sont fortement attirés par la musique folk et pop de ce pays21 ». Mettant en évidence trois sortes de musiques américaines – une issue du peuple soumis, une autre émanant de la classe dirigeante attachée à endormir ce peuple, une dernière, subtil mélange des deux premières – Seeger invite les jeunes à s’inspirer de la démarche des folksinger américains pour mettre en valeur leur propre musique folklorique, sans négliger celles d’autres pays. Intitulée « Ne vous laissez pas coca-coloniser », sa lettre est publiée dans Rock&Folk en avril, adressée directement à certains musiciens comme ceux du groupe An Triskell en Bretagne où elle circule beaucoup, et son écho est considérable. Cinq ans plus tard, on peut encore lire dans L’Escargot folk : « On peut évidemment regretter une influence prépondérante des USA qui peut freiner l’évolution propre de la musique française22 ». À vrai dire, l’application de la méthode américaine dans la mise en valeur des musiques locales est à l’époque déjà bien intégrée en Bretagne. Mais leur transformation en un produit stéréotypé et leur digestion par le show-business, création américaine, le sont tout autant. Le compositeur René Abjean s’en désole dès 1974 :
« Cinquante à cent semaines n’ont-elles pas suffi en France pour que le “système” avale et digère la mode du folk breton? Depuis la sortie du disque de Stivell à l’Olympia à aujourd’hui… les maisons d’édition, qui avaient leur “écurie” de chanteurs bretons montrent désormais un manque évident d’enthousiasme dans ce domaine. [...] En octobre 1974, la musique folk, c’est celle des provinces oubliées : voici enfin le folk français avec les Yacoub et autres… Y en aura-t-il pour cinquante semaines23 ? »
En effet, nombre d’artistes bretons signent chez des majors : Glenmor chez Barclay, Skolferien chez Vogue, An Triskell chez Philips, Stivell chez Fontana (filiale Philips), Gweltas ar Fur chez Atlantic. Les années 1972-1974 sont marquées par une activité discographique florissante et inégale, mais très rentable au niveau national (Stivell, par exemple, cumule les disques d’or), qui culmine à l’été 1973, avant que la mode ne passe. C’est à ce moment-là qu’apparaissent hors de Bretagne des revues spécialisées en quête d’authenticité – Gigue, revue de Folk (1972-1976) et L’Escargot folk (1972-1981) –, qui prétendent définir ce qu’est le folk, dont on comprend bien qu’il est devenu un marché concurrentiel, conspuent un folk celtique récupéré et les « combines du show-bisness breton24 », et accusent des groupes bretons, pourtant moteurs du mouvement, d’orchestrer le dépérissement du vrai patrimoine traditionnel. Conclusion : il faut préférer des chanteurs ruraux, voire des enregistrements de collectage. Stivell et Tri Yann surtout sont attaqués : « Leur succès répond à une demande de la bourgeoisie française, et participe de la répression de la culture populaire qu’ils prétendent défendre25 », assure le chanteur Yvon Guilcher. Recourir à la guitare électrique, c’est fatalement faire du commercial.
Face à cela, Stivell prétend que pour « convertir les Bretons à leur propre culture26 », il faut d’abord atteindre le public parisien, puis le monde entier, de manière à contrebalancer le complexe d’infériorité des Bretons. Cela suppose de revaloriser la musique bretonne en la métissant de folk et de rock. D’une part parce cela permet d’aboutir à « l’expression normale de la Bretagne telle qu’elle aurait évolué normalement27 » si, au lieu d’être bridée par la culture française, elle avait suivi le même chemin que les États-Unis, où l’on est passé du folklore américain, au jazz et au rock, grâce à l’évolution des techniques. D’autre part, parce que le rock, véritablement issu du peuple, renferme des éléments « qui se situent aux racines de la musique populaire mondiale28 », et notamment la gamme pentatonique, selon Stivell, base d’une musique originelle conservée dans ses formes anciennes par quelques types de musique, dont la musique celtique. Cela permet à Stivell d’affirmer, au dos de la pochette de Reflets : « J’accepte comme un enrichissement l’influence de la musique américaine, mais je refuse d’être américain ». De fait, s’inspirer de la pentatonique rock ou du folk basé sur des mélodies irlandaises et écossaises n’est ni plus ni moins que converger vers des origines celtiques communes et créer une « musique européenne, équivalente à la rock-musique américaine29 » dont on peut désormais se passer. Paradoxalement, mais puisque cela sert la cause, la gauche bretonne abonde dans ce sens : la modernité instrumentale étant devenue une « nécessité sociologique [… ] le peuple breton doit être en mesure de nationaliser des instruments internationaux tels que la guitare électrique30 », moyen de rattraper un retard culturel consécutif à la francisation, instrument dont l’usage permet de comparer Reflets à n’importe quel disque des Pink Floyd et donc de permettre aux Bretons d’avoir conscience de leur spécificité.
D’autres artistes proposent une alternative. Opposés à la récupération du folklore et aux « marchands de culture31 », Gérard Delahaye (fondateur du Folk Club de Brest, comme on l’a vu plus haut) et Patrick Ewen, beatnik breton, fondent en 1973 la coopérative Névénoé, attachée à l’autogestion de la production discographique bretonne. Leur argumentaire est aussi clair qu’utopiste :
« Laissons les puristes prouver que le biniou est typiquement breton et les super-progressistes vanter les mérites de la guitare électrique. Là n’est pas le problème : comme pour la chanson, c’est l’authenticité qui doit nous guider et aussi l’esprit qui anime les chanteurs et les musiciens. L’avenir dira si, dans ce domaine, des Bretons sont capables de gérer eux-mêmes leurs propres affaires. C’est à ce prix que nous pourrons parler de décolonisation de la Bretagne32 ».
De fait, plusieurs membres de la coopérative vivent en communauté dans une ferme du Centre-Bretagne, « comme les Américains des années 193033 ». C’est à la maison qu’ils enregistrent leurs disques, en apprenant sur le tas comment procéder. Cette pratique du Do it yourself combinée à leurs habitudes de hippie les rapproche des contre-cultures américaines, qui irriguent d’ailleurs leur production musicale : Delahaye livre un premier album de chansons teinté d’esprit Beat; le violoniste Melaine Favennec s’inscrit dans la lignée de The Last Poets ; le poète Yvon Le Menn, comparé à un « Jim Morrison qui n’aurait pas su ou voulu chanter34 », s’inspire par ailleurs de Steve Reich et de l’école minimaliste. Enfin, en 1979, le groupe Storlok propose le premier album de rock en langue bretonne. Présenté comme « un tournant radical dans la nouvelle chanson et la nouvelle musique bretonnes35 », ce disque marque la fin de la coopérative, devenue un label comme les autres, produisant de la musique mainstream.
Revenant sur ses années d’apprentissage, Gabriel Yacoub, qui fut musicien de Stivell avant de créer le groupe Malicorne, expliquait : « Je me disais : je fais de la musique américaine parce que c’est facile, maintenant je fais de la musique bretonne parce que c’est facile et puis… ça ne me suffit pas, il faut peut-être se fouler un peu plus36. » Jouer de la musique américaine participait donc d’une démocratisation culturelle qui ouvrait des perspectives, notamment celle d’être soi-même un acteur local et non plus seulement un spectateur. Cette valorisation personnelle s’est accompagnée d’une valorisation patrimoniale qui a vu, sur le modèle du folk américain, la culture bretonne rurale arriver en ville, à tel point qu’il est en effet plus judicieux de parler d’Arrival plutôt que de Revival, pour qualifier ce phénomène d’« appropriation créative37 ». Sans devenir américain, on avait changé, en devenant ce que l’on aurait toujours dû être, ou en tout cas voulait-on le croire. Un journaliste déclare : « Il faut reconnaître que la musique de Stivell, qui n’est rien moins que la nôtre est séduisante à force d’être celtique. Un ami me confiait : “J’ai vraiment du mal à comprendre la musique pop, cela ne passe pas en moi, mais je crois que par Stivell j’y arriverai. ” Et oui, car là il n’y a aucun moment de coupure avec la racine38. » « L’essentiel, écrit encore un autre, n’est-ce pas cette ambiance qui de folklorique devient folk-celtique, à coup de harpe, de guitare, de banjo et de cuillère39 ? »
L’avenir de la musique bretonne, pensait-on, était au prix du modelage de la modernité et du génie local. Mais cette modernité était toute relative : il existait des groupes de rock en Bretagne dix ans avant que Stivell ne sorte Reflets, Storlock était révolutionnaire en Bretagne à l’heure où les punks l’étaient en Grande-Bretagne. D’autre part, toute la musique bretonne n’a pas été impactée par ce phénomène : chanteurs ou sonneurs traditionnels et bagadou y sont restés largement réfractaires. Enfin, même si le modèle américain est capital, il est une ressource parmi d’autres, comme la musique traditionnelle québécoise, le rock et le folk anglais (Les Shadows, les Beatles, Donovan, Fairport Convention) et la musique irlandaise (Planxty, Bothy Band). Mais à ce sujet on pourrait parler d’influence américaine par ricochet : le rock et folk anglais viennent des États-Unis ; la musique irlandaise doit beaucoup aux Clancy Brothers, groupe irlandais de Chicago à qui l’on doit d’avoir popularisé la musique traditionnelle irlandaise en Amérique d’abord, puis en Irlande ensuite.
Car tout est affaire de circulation, voire de réexport. En 1979, après le fiasco d’une tournée en Bretagne, Stivell joue aux États-Unis. Interrogé sur ce qui pourrait passer pour un coup médiatique « à l’instar d’Eddy Mitchell qui va à Nashville40 », il répond : « Si on considère que les cultures sont égales, et par conséquent que la culture bretonne est égale à la culture américaine, alors il est logique d’envisager un échange égal : tous les Américains doivent connaître la musique bretonne comme les Bretons connaissent la musique américaine. » De là à bretonniser les Américains, il y a un pas que la presse spécialisée franchit dès qu’elle le peut, mais qui ne mène pas loin. Dans les années 1990, à la faveur d’un nouveau Revival, c’est encore en anglais, en blouson noir et sur fond de Street-Art, que les membres du groupe Ar re Yaouank affirmaient « Fest noz still alive ».
Jacques Vassal évoque un « urban folk revival » pour qualifier l’émergence du mouvement folk à Greenwich Village (« Les fous du folk, » Rock&Folk, no. 54 (juillet 1971) : 7 et 9). Il applique ce terme au mouvement folk français deux ans plus tard (« Les fous du folk, » Rock&Folk, no. 79 (août 1973) : 88-89).
Nono, Yves Quentel, Daniel Yonnet, Nos années de Breizh. La Bretagne des années 1970 (Rennes : Éditions Apogée, 1998), 12-13.
Jacques Vassal, Folksong: racines et branches de la musique folk anglo-américaine (Saint-Sulpice-La Pointe: Les Fondeurs de briques, 2021), 217.
Alan Stivell, Stivell par Alan. Une vie, la Bretagne, la musique (Rennes : Éditions Ouest-France, 2023), 55 et 57
Maripol chante sa Bretagne et la mer, 33 tours, Le chant du monde, LDX 74379, 1969.
Valérie Rouvière, Le Mouvement folk en France (1964-1981) (Mémoire de maîtrise d’histoire culturelle contemporaine Saint-Quentin-en-Yvelines, 1997), 23.
« Le folklore américain (air connu, par force…) », Studier, no. 1 (février 1966).
René Abjean, La Musique bretonne (Châteaulin : Jos Le Doaré, 1975), 26. L’auteur définit plus loin la distinction qu’il opère entre chanteur « folklorique » et « folk-singer » : l’un surjoue l’héritage rural, l’autre l’adapte à son temps (31).
Xavier Grall, Glenmor (Paris : Seghers,1972), 33.
Expression de l’animateur de radio Loeiz Guillamot cité dans Patrice Elegoet, La Musique et la chanson bretonnes : de la tradition à la modernité (PhD diss., Université Rennes 2, 2006), 150.
Claudine Mazéas, « Gwernig : e kreiz an noz, » Le Peuple breton, no. 167 (octobre 77), 22.
Cf. Arnaud Le Gouëfflec, Alain-Gabriel Monot, Olivier Polard, Névénoé, coopérative utopique, 1973-1980 (Chantepie : Les Editions de Juillet, 2016), 28-29.
Alan Stivell et Jean-Noël Verdier, Telenn, la harpe bretonne (Brest : Éditions Le Télégramme, 2004), 119.
Alan Stivell, Flower Power, 45 tours, Fontana, 460.244 ME, 1968. Écouter également « Ballade pour un matin de pluie », face B d’Alan Stivell et sa harpe celtique, Crépuscule sur la rade, 45 tours, Fontana, 260.156 MF, 1968.
Texte de Stivell au verso de la pochette d’Alan Stivell, Reflets, 33 tours, Fontana, 6 312.011, 1970.
« Première partie, partie du milieu, dernière partie ». Je traduis.
« Gwenn Le Goarnig présente : 15 heures de pop musique celtique », 2e de pochette de 1er festival de pop’ celtic. Kertalg 72, 33 tours, Le chant du monde, DX 74513, 1973. Il semble que le proverbe final soit une invention de l’auteure.
Pour « Breizh » : Bretagne.
Robert Pécout, La Musique folk des peuples de France (Paris : Stock, 1978), 160.
En gras dans le texte. Texte d’André-Georges Hamon, pochette de Kadig, Folk Pourlet, 33 tours, Arfolk, SB 324, 1976
Cette lettre fut traduite par Jacques Vassal dans Rock&Folk, no. 63 (avril 1972).
Nicolas Cayla, « Edito », L’Escargot folk, no. 46 (septembre 1977), 3.
René Abjean, « Du folk américain au folk breton, » Les Cahiers du Bleun-Brug, no. 15 (1974), 29-35.
Dominique Lemaire, « La création de Kerfadas folk à Brest, » Gigue. Revue de folk, no. 4-5 (1973), 40
Yvon Guilcher, « Stivell, le folk et l’exotisme, » Gigue. Revue de folk, no. 8 (mars 1975), 24-28.
Interview d’Alan Stivell par Philippe Manœuvre dans l’émission « Court-circuit » diffusée le 15 janvier 1975.
Section de Paris de l’UDB, « Alan Stivell répond à nos questions, » Le Peuple breton, no. 115 (mai 1973), 1, 14-15.
Alan Stivell avec Jacques Erwan et Marc Legras, Racines interdites, Gwriziad difennet (Paris : J.C. Lattès, 1979), 95-96.
Alan Stivell, « Chemin de terre », 2e de pochette de Chemins de terre, 33 tours, Fontana, 6325 304, 1973.
Ronan Leprohon, « La pop celtique, » Le Peuple breton, no. 132 (octobre 1974), 8.
« Qu’est-ce que Névénoé ? », Ar Falz, no. 2-3 (juillet-décembre 1973), 15–19.
« Qu’est-ce que Névénoé ? »
Entretien de Gérard Delahaye avec l’auteur, 24 novembre 2022.
Le Gouëfflec, Monot, Polard, Névénoé, 9.
Jacques Vassal, « Storlok », Rock&folk, no. 157 (février 1980), 140.
Nicolas Cayla, « Interview de Gabriel Yacoub (Malicorne) », L’Escargot folk, no. 22 (juin 1975), 17–18.
Giuliana Gemelli citée dans Ludovic Tournès, Américanisation : une histoire mondiale, xviiie-xxie siècle (Paris : Fayard, 2020), 343.
André-Georges Hamon, « Le pop celtisme à l’Olympia », Breiz, no. 168 (avril 1972), 12.
Serge Duigou, « La Bretagne ayant chanté tout l’été », Breiz, no. 184 (octobre 1973), 1, 16.
G. Lagabran et Y.-F. Langouët, « Alan Stivell à la conquête de l’Amérique », Breiz, no. 246 (juin 1979).