Photographic agencies
Photographic agencies developed at the beginning of the 20th century in the context of a rise of...
Entre 1942 et 1943, Gordon Parks (1912-2006) fut le premier photographe africain-américain membre de la Farm Security Administration (FSA) et de l'Office of War Information (OWI), deux agences gouvernementales américaines. En 1949, il devint le premier photographe noir sous contrat avec le magazine Life. S'il lui fut souvent donné l'occasion de traiter de sujets liés à la question raciale aux États-Unis, Parks dut aussi promouvoir par ses images un système de valeurs politiques et morales dont lui-même, à cause de la couleur de sa peau, était exclu.
Cet article s'intéresse à trois moments de la carrière du photographe qui mettent en lumière ce paradoxe. Parks fut plusieurs fois confronté à la manière dont les minorités raciales et sociales étaient considérées en dehors des États-Unis, notamment en Europe et en Amérique Latine. C'est par le biais de ce décalage culturel que nous proposons de considérer les tensions générées par son statut de photographe noir porteur d'une vision du monde issue de l'Amérique blanche.
En 1943, Gordon Parks, alors employé par l'OWI, photographia l'entraînement des pilotes du 332e Fighter Group de l'armée de l'air américaine. Ces hommes étaient surnommés les Tuskegee airmen, du nom du Tuskegee Institute, l'université noire du Tennessee où ils avaient étudié. Parks passa plusieurs semaines à Selfridge Fields, dans le Michigan, où s'entraînaient les pilotes. Il devait ensuite les accompagner en Europe afin de les photographier lors des combats aériens. Cependant, à quelques jours de son départ, son accréditation lui fut retirée et il dut rester aux États-Unis. Des sénateurs d'États du Sud, qui ne souhaitaient pas voir les actions de soldats noirs glorifiées dans la presse, avaient fait pression pour que le jeune photographe ne puisse être témoin des exploits des Tuskegee airmen. Parks perçut dans cet épisode une manifestation des tensions raciales que mettaient en exergue la participation des États-Unis dans le conflit mondial : les Noirs américains prenaient pleinement part à l'effort de guerre et défendaient à l'étranger des idéaux de justice et de démocratie, mais restaient des citoyens de seconde classe dans leur propre pays.
Cette mission avortée mit un terme à l'activité de Parks en tant qu'employé des agences gouvernementales américaines. Sa trajectoire au sein de la FSA puis de l'OWI fut marquée par des tensions qui avaient déjà commencé à façonner son travail et qui allaient définir sa carrière postérieure de photographe.
Parks avait commencé à documenter la diversité des conditions de vie des Africains-Américains avant son arrivée au sein de la FSA. Né dans une famille pauvre du Kansas rural en 1912, il s'était formé à la photographie en autodidacte. Après avoir interrompu ses études secondaires, il exerça de nombreux emplois, de pianiste de café-concert à salarié d'une compagnie de wagons-lits.
Ce n'est qu'en s'installant avec sa famille à Saint Paul, dans le Minnesota, en 1937, que Parks commença à exercer la photographie de mode pour un magasin de prêt-à-porter africain-américain. Au début des années 1940, il déménagea à Bronzeville, le quartier noir de Chicago, alors en pleine effervescence artistique et culturelle. Il se tourna vers des sujets sociaux et développa sa pratique dans les ateliers d'artistes financés par les programmes fédéraux du New Deal. Lorsqu'il intégra l'équipe de la Farm Security Administration en 1942, son profil de photographe était déjà façonné par ses expériences dans le Midwest. Ses photographies pour la FSA témoignent de la ségrégation et de la pauvreté qui restreignaient l'existence des Noirs et questionnaient de manière frontale la relégation des Africains-Américains aux marges de la société américaine. Comme le montre ses clichés, cette relégation apparaissait d'autant plus injuste à Washington, où des milliers de Noirs étaient employés par les administrations fédérales, travaillant, comme Parks, pour un système pensé pour les exclure. L'exemple photographique le plus connu de cette démonstration de l'hypocrisie de la démocratie américaine est le portrait de la femme de ménage noire Ella Watson posant devant le drapeau américain dans les locaux de la FSA.
Pourtant, quelques mois après avoir photographié Ella Watson, Parks accepta de promouvoir l'effort de guerre américain alors que la ségrégation raciale s'appliquait toujours dans les forces armées. Dès 1943, le photographe prouva ainsi sa capacité à négocier sa volonté de photographier les multiples facettes de l'expérience africaine-américaine pour des employeurs (les agences gouvernementales puis le magazine Life) qui, tout en promouvant une conception libérale de la société américaine, conservaient une attitude très prudente sur les questions raciales.
En 1950, Parks fut nommé au bureau parisien de Life pour deux ans. Durant son séjour, il put mesurer le décalage entre son expérience d'homme noir aux États-Unis et en France. Dans l'une de ses autobiographies, To Smile in Autumn, il revient sur les raisons qui ont poussé certains artistes africains-américains à quitter les États-Unis et à s'installer en Europe :
« Je compris alors pourquoi Paul Robeson disait qu'en Europe, il s'était senti un homme pour la première fois ; je compris qu'un superbe écrivain comme Richard Wright se fut envolé pour Paris afin d'échapper au harcèlement dont il était victime dans un quartier blanc ; je compris pourquoi d'autres artistes noirs avaient préféré l'expatriation aux démons de leur terre natale1. »
Toutefois, à l'inverse des intellectuels et artistes noirs mentionnés ci-dessus, Parks n'était venu en France ni pour fuir la violence raciale ni pour protester contre la politique de son pays. En travaillant pour Life, le plus important magazine américain mainstream de l'après-guerre, il était devenu un photographe célèbre et respecté, mais il devait aussi se confronter aux paradoxes inhérents à la double conscience africaine-américaine, telle que théorisée par W.E.B. Du Bois dans son ouvrage de 1903, Les Âmes du peuple noir.
En Europe, Parks fut davantage considéré comme un photographe américain, auréolé du prestige du magazine Life. Toutefois, comme il le relate dans Voices in the Mirror, un autre récit autobiographique, il fut parfois confronté à des instances de racisme qui lui rappelaient les fractures raciales qui structuraient son existence aux États-Unis : lors d'une visite d'appartement, dans des hôtels ou des restaurants2. À Paris néanmoins, Parks put construire un versant de sa carrière de photographe qui n'était pas lié à la couleur de sa peau ou à ses origines sociales. C'est dans la capitale française qu'il s'affirma en tant photographe de mode, en couvrant les défilés des maisons de haute couture, comme Dior, Chanel ou Schiaparelli, approfondissant le travail commencé dans le magasin de prêt-à-porter de Saint Paul à la fin des années 1930 et poursuivi sporadiquement à New York, pour Life ou Glamour. À Paris, loin des tensions raciales qu'il ne pouvait ignorer en Amérique, Parks pu développer (presque) sans entraves la dimension esthétique de son œuvre.
Lorsque Parks fut envoyé au Brésil en 1961 pour effectuer un reportage sur la pauvreté dans une favela de Rio de Janeiro, son expérience personnelle du dénuement et du racisme l'amena à développer un lien très fort avec le sujet de son reportage, Flávio da Silva, un jeune garçon de 12 ans. Pendant trois semaines, Parks côtoya Flávio et sa famille, prenant des dizaines de clichés. Les photographies qui furent publiées dans le numéro du 16 juin 1961 de Life montrent un enfant malnutri, souffrant d'asthme chronique, responsable de ses six frères et sœurs. L'utilisation du noir et blanc et les contrastes soulignent la maigreur du garçonnet. Les choix de composition et de mise en page, notamment le gros plan, la vue plongeante et la juxtaposition d'un portrait de Flávio et de la photographie d'un jeune voisin décédé, accentuent le caractère sacrificiel de l'enfant et la dimension pathétique des images.
La publication de ce reportage s'inscrit dans un contexte spécifique. Trois mois avant sa parution, en mars 1961, le président Kennedy avait officiellement lancé le programme Alliance for Progress, qui visait à renforcer la coopération entre les États-Unis et les pays d'Amérique Latine par le biais de l'aide économique. L'objectif sous-jacent était d'endiguer la propagation du communisme dans la région. Deux mois plus tard, Life commença la publication d'une série consacrée à divers pays du sous-continent et intitulée « La crise en Amérique latine ». De juin à août 1961, le magazine publia toutes les deux semaines un reportage expliquant à ses lecteurs la nécessité de garder cette région dans la sphère d'influence américaine. Les éditeurs de Life s'alignaient ainsi sur la ligne officielle du gouvernement des États-Unis en soulignant les liens étroits entre la lutte contre la pauvreté et l'endiguement du communisme.
Des quatre opus de la série « La crise en Amérique latine », le reportage illustré par les photographies de Parks créa l'onde de choc la plus importante. Le magazine reçut en effet plusieurs milliers de dollars de dons destinés à Flávio et sa famille de la part de ses lecteurs. Le 7 juillet 1961, trois semaines après la parution du reportage, Life publia des extraits du courrier des lecteurs, pour illustrer à quel point ces derniers avaient été touchés par l'histoire du jeune garçon, telle que photographiée et mise en scène par Parks.
Les conséquences sur la vie du jeune Brésilien furent importantes : Flávio fut soigné pour son asthme dans un hôpital de Denver et scolarisé aux États-Unis pendant deux ans. Gordon Parks fut chargé par Life de superviser la mission de sauvetage de Flávio et sa famille, comme le détaillent les articles du catalogue de l'exposition The Flávio Story co-organisée en 2017 par la fondation Gordon Parks et le Ryerson Image Center de Toronto :
« Après avoir reçu des centaines de lettres et de dons pour aider les da Silva, les éditeurs de Life publièrent trente extraits de ces courriers dans un reportage spécial qui parut le 7 juillet 1961 et qui s'intitulait "Un afflux de dons pour Flavio". Les dons, précisait le magazine, seraient "utilisés pour permettre aux da Silva de déménager de leur modeste logement, au père de Flavio de trouver un emploi stable et pour faire hospitaliser Flavio". Life renvoya Parks au Brésil afin qu'il y mène cette mission de "sauvetage"3. »
L'objectif des éditeurs de Life était atteint. En manifestant leur soutien à Flávio, les lecteurs du magazine adhéraient à l'idée que les États-Unis devaient secourir les pauvres latino-américains. La relation entre Gordon Parks et Flávio da Silva incarnait cet élan. Dans le premier article, celui du 16 juin 1961, Parks était déjà présenté comme le sauveur du jeune Brésilien et de sa famille. La photographie qui clôt le reportage en témoigne : on le voit portant dans ses bras l'un des jeunes frères de Flávio.
Qu'un photographe africain-américain endosse le rôle du sauveur d'un jeune garçon brésilien à la peau claire pouvait paraître incongru en 1961. Pour Parks, cependant, les situations d'extrême destitution économique transcendaient la question raciale, comme l'explique l'historienne Brenda Gayle Plummer.
« Le photographe Gordon Parks, par exemple, n'avait pas fini de s'intéresser à la pauvreté et au désespoir. Il publia par la suite un essai photographique sur les Fontenelle, une famille Noire américaine de dix personnes dont le père était au chômage, et qui luttait pour survivre à un hiver new-yorkais. "Les Brésiliens et les Américains, vivaient de part et d'autre du monde", écrivait Parks, "mais ils partageaient la même tragédie"4. »
On peut voir dans l'expérience de Parks au Brésil et dans sa relation avec Flávio da Silva une réitération de la double conscience du photographe. Quand bien même Parks nia à plusieurs reprises avoir été la « caution » africaine-américaine de Life (« Il n'y avait pas, à Life, un bureau "noir" qui m'était spécifiquement assigné5», écrivait-il dans To Smile in Autumn), le magazine lui confia à de nombreuses reprises des reportages sur la communauté africaine-américaine. Pour Life Parks photographia les Black Muslims et les Black Panthers, les conditions de vie des Noirs dans les ghettos du Nord et dans les zones rurales du Sud profond. C'est donc indéniablement en tant que photographe noir capable de montrer et d'expliquer la réalité de sa communauté que le magazine le présenta en de nombreuses occasions.
Lorsqu'il fut envoyé photographier la pauvreté en Amérique Latine, Parks endossa un autre costume. Dans les favelas de Rio de Janeiro, il mobilisa son aura de journaliste américain — et non africain-américain — pour donner de la substance à un article sur le rôle protecteur des États-Unis sur le sous-continent. Ce faisant, il n'évacua pas pour autant son expérience d'homme noir ayant connu de près la pauvreté et l'exclusion. Au contraire, c'est la profonde empathie du photographe avec les individus marginalisés et opprimés qui lui permit de s'adapter à différents contextes, de dépasser les tensions de sa situation professionnelle et d'accepter les paradoxes de sa double conscience africaine-américaine. Selon Maurice Berger, Parks considérait la pauvreté comme un mal universel, qui dépassait les frontières et les barrières raciales6. C'est également le point de vue d'Erika Doss, qui prend en exemple le reportage que Parks consacra à une famille pauvre africaine-américaine de Harlem, dans lequel il identifie « notre quête commune d'une vie et d'un monde meilleurs » comme la thématique majeure de son travail photographique aux États-Unis, en Europe et aux Brésil7. Le photographe évitait ainsi des prises de position politiques radicales, tout en tentant de faire avancer la cause de la justice raciale et sociale.
Gordon Parks, To Smile in Autumn (New York/Londres: W. W. Norton & Company, 1979), 66. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l'auteure.
Gordon Parks, Voices in the Mirror, (Boston: Doubleday, 1990), 139.
Amanda Maddox and Paul Roth, ed., Gordon Parks: The Flávio Story (Göttingen, Pleasantvil/Toronto: Steidl, The Gordon Parks Foundation and The Ryerson Image Center, 2018), 138.
Brenda Gayle Plummer, In Search of Power: African Americans in the Era of Decolonization, 1956-1974 (Cambridge: Cambridge University Press, 2013), 118.
Parks, To Smile in Autumn, 93.
Maurice Berger, "Gordon Parks on Poverty, the 'Most Savage of Human Afflictions,'" The New York Times, 10 September 10, 2018.
Erika Doss, "Visualizing Black America," in Looking at Life Magazine, ed. Erika Doss (Washington, D. C.: Smithsonian, 2001), 236.