Littérature
Les littératures atlantiques ont été le véhicule privilégié de l'histoire culturelle du Monde...
William Faulkner (1897-1962) doit beaucoup non seulement à l'histoire littéraire anglophone, mais aussi à la littérature française et hispanophone. Son œuvre est un exemple emblématique des interactions entre les traditions littéraires de ces trois cultures, par la place centrale qu'il occupe dans la culture de trois aires linguistiques. En créant son comté mythique du Yoknapatawpha, peuplé de personnages reparaissant de roman en roman, Faulkner reprend le flambeau de la Comédie humaine balzacienne avant que Gabriel García Márquez n'en fasse de même avec le Macondo de Cent ans de solitude. De même que Le Monde annonçait en 1988 le prix Nobel de littérature attribué à Naguib Mahfouz en reprenant la métaphore balzacienne qui en fait « le Zola du Nil », Faulkner pourrait être considéré comme « le Balzac du Mississippi ». Dans Les invaincus, il multipliait d'ailleurs les allusions au Balzac des Chouans pour décrire l'insurrection des Sudistes et devait encore puiser dans son Balzac quand, à Hollywood, on lui confia un scénario pour exalter le combat de la France Libre menée par le général de Gaulle. Il situa sa France résistante en Bretagne ; de Gaulle devenait une figure de général sudiste, tenant tête à l'impérialisme allemand comme un Stonewall Jackson avait su tenir tête à l'orage de fer des Yankees à Gettysburg.
Mais il faudrait aussi remarquer l'héritage du Flaubert de La Tentation de saint Antoine, des Trois contes ou de Madame Bovary. Par ailleurs, Faulkner lui-même suivait avec beaucoup d'intérêt l'œuvre de ses contemporains Malraux et Camus — eux-mêmes s'intéressant beaucoup à lui puisque Camus allait par exemple s'inspirer du Joe Christmas de Lumière d'août pour le personnage de Meursault dans son premier roman, L'Étranger, avant d'adapter le roman Requiem for a Nun pour en faire sa pièce Requiem pour une nonne. On peut souligner enfin que, si Faulkner n'a situé qu'un roman en dehors du sud des États-Unis, Parabole, l'action de celui-ci se déroule en France pendant la Première Guerre mondiale.
Détailler les multiples traces de la littérature française ou hispanique dans l'œuvre de Faulkner est une entreprise très longue, fastidieuse et anecdotique : ces quelques exemples nous rappellent simplement que les « histoires littéraires » nationales sont une illusion nationaliste. Les écrivains ne s'inscrivent pas seulement dans des histoires littéraires nationales, mais lisent tout et recréent à partir de ces lectures, dans un cannibalisme — pour reprendre la métaphore célèbre d'Oswald de Andrade dans son Manifesto antropófago de 1928 — intensifié par la situation postcoloniale. Faulkner reprend lui-même cette métaphore dans un projet d'introduction pour Le bruit et la fureur où il s'épanche sur l'expérience de l'écriture, inséparable d'une pratique vorace, plus exactement ruminante, de la lecture :
« J'ai écrit ce livre et j'ai appris à lire. [...] quand j'eus fini Le bruit et la fureur, je découvris qu'il y avait quelque chose à quoi le mot art, ce terme rebattu, non seulement peut mais doit être appliqué. Je découvris alors que j'avais parcouru tout ce que j'avais lu, de Henry James aux histoires de meurtre des journaux [...] sans faire aucune discrimination, sans en rien digérer, comme l'aurait fait une mite ou une chèvre. Après Le bruit et la fureur, sans me soucier d'ouvrir aucun autre livre, et à travers une série de répercussions à retardement semblables à celles d'un orage d'été, je découvris les Flaubert, les Dostoïevski, les Conrad dont j'avais lu les œuvres dix ans auparavant1. »
L'influence hispanique est peut-être moins connue, en tout cas en France, mais cette empreinte est assez forte pour que Faulkner ait été affublé d'une autre métaphore balzacienne en raison de ses phrases interminables, hérissées d'épithètes, d'incises et de parenthèses : le Góngora du vieux Sud, comme le lui reprochait le critique Clifton Fadiman à la parution d'Absalon, Absalon !. Faulkner lui-même indiquait souvent que l'un des romans qui l'avait le plus marqué, au point qu'il le relisait tous les ans, était le Don Quichotte de Cervantès. Une transposition manifeste du couple célèbre formé par le chevalier à la triste figure et son valet Sancho Pança se trouve dans l'un des deux récits entrelacés qui constituent Les Palmiers Sauvages — ce roman étant d'ailleurs le seul dont le traducteur en espagnol soit l'un des plus grands écrivains hispano-américains, Jorge Luis Borges. De cette traduction, l'un des biographes de Borges, Emir Rodríguez Monegal, a souligné l'« importance [...] pour le nouveau roman latino-américain fut considérable [...] La traduction de Borges était non seulement fidèle à l'original, mais créa en espagnol un style d'écriture équivalent à l'anglais de l'original2. » Peut-être Borges s'est-il intéressé à ce roman à cause du récit, intitulé « Vieux Père », qui met en scène deux forçats, l'un grand et mince, l'autre petit et gros, réincarnation des héros de Cervantès. Le grand forçat est dans un état d'indignation abasourdie : s'il s'est retrouvé au bagne, c'est parce qu'il a suivi à la lettre les méthodes décrites par les romans et illustrés populaires pour dévaliser les voyageurs d'un train — un vieux pistolet, une lanterne sourde et un foulard pour se masquer le visage — et qu'il s'est fait prendre avant même d'avoir soutiré les bijoux de la première vieille dame. Sa rage à l'égard des auteurs de fiction est donc inextinguible.
Les modalités de la diffusion de Faulkner dans le monde francophone et hispanophone mettent à jour les interactions entre la France et le monde hispanique — et, en particulier, le monde hispano-américain. Mais pourquoi s'intéresser, dans les années 1930, à un écrivain de ce sud des États-Unis encore marqué par les stigmates de l'esclavage ? De ce sud tellement pauvre que, ainsi que le reportage photographique de Walker Evans allait le révéler au monde, ses paysans blancs n'avaient même pas de quoi se chausser et à peine de quoi se vêtir ?
Il y a en fait de la nostalgie du village gaulois dans l'intérêt de la France ou de l'Amérique latine pour le sud états-unien. Pour le lecteur français, le Sud de Faulkner n'est pas le Midi, mais a quelque chose de tragique sans rapport avec les associations riantes de la Méditerranée. Mais comment, à partir d'expériences parallèles, les écrivains du sud hispanique ou de France se sont-ils tournés vers Faulkner ? Comme dans une reprise du fameux aphorisme d'Horace, « Graecia capta ferum victorem vicit et artes intulit agresti latio », on aimerait croire que le Sud, vaincu par le yankee du Nord, a su lui imposer une culture plus raffinée. Exceptionnalisme sudiste, exceptionnalisme français, anticolonialisme : même combat. Le rêve américain constitue aussi un miroir, la métaphore épurée et presque abstraite d'un pays idéal comme Freud parle d'un moi idéal. Déjà en 1856, Charles Baudelaire théorisait la place du poète en faisant le portrait d'Edgar Poe, le plus ancien écrivain du Sud à atteindre une célébrité internationale. En prologue de sa traduction en français des Histoires extraordinaires, il insinuait que le génie de l'Américain venait de ce qu'il était un poète maudit dans son pays, la nature démocratique de la société américaine ne pouvant qu'engendrer la tyrannie des bêtes illettrées. Un siècle plus tard, la France était toujours disposée à damer le pion à la critique new-yorkaise et à repérer l'importance de Faulkner avant que les Yankees n'en prennent conscience. Maurice-Edgar Coindreau, André Malraux et Jean-Paul Sartre furent parmi les premiers à reconnaître la modernité de Faulkner, comme s'il fallait la distance atlantique pour apprécier l'originalité de l'écrivain américain. Le premier roman de Faulkner traduit en français, Sanctuaire, paraît ainsi en 1933 chez Gallimard — deux ans après sa sortie aux États-Unis — accompagné par une préface de Malraux qui la conclut par une formule célèbre : « Sanctuaire, c'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier. »
C'est à travers les premières traductions françaises et les recensions de Coindreau, hispaniste de formation et chroniqueur littéraire dans la presse argentine, que le monde hispanique découvre Faulkner. Il n'est donc pas étonnant que, comme les Français, ils aient été particulièrement sensibles au Faulkner tragique. Ainsi Carlos Fuentes, dans un essai consacré à Faulkner et intitulé La novela como tragedia : William Faulkner, écrit-il : « dans une certaine mesure, l'histoire du Sud nous donne la clé de la littérature nord-américaine. [...] Faulkner est le premier écrivain nord-américain pour qui l'élément tragique — la conscience de la séparation — s'impose au sein même de la société nord-américaine3. » C'est tout un Sud pluriel qui se dessine ici dans ce que Fuentes a appelé la Méditerranée américaine, la Mare Nostrum du Nouveau Monde, entre le sud états-unien, la Caraïbe et l'Amérique hispanique.
Reprenant au vol l'appréciation moqueuse de Clifton Fadiman qui reprochait à Faulkner d'être le Góngora du vieux Sud, Fuentes souligne que cette comparaison doit en réalité être considérée comme flatteuse. Car l'écriture de Faulkner est ainsi rapprochée de la tradition baroque à laquelle appartenait le grand poète du xviiie siècle et à laquelle se rattache la tradition baroque de l'Amérique hispanique depuis Sœur Juana Inés de la Cruz. L'axe entre la France et l'Amérique latine qui passe par Faulkner reprend aussi le cousinage culturel privilégié d'un Rubén Darío, célébrant Góngora aux côtés des écrivains latino-américains modernistes auxquels il offre une porte d'entrée vers la littérature mondiale — veine « gongoriste » où s'inscrivent aussi José Lezama Lima ou encore Alejo Carpentier, qui considérait le baroque comme le style par excellence de la littérature sud-américaine, propre à épanouir l'hybridation de langues très différentes. Fuentes suggère ainsi que ce qui lie ces littératures des suds américains est d'abord un style, qui correspond ensuite à un contenu. Et c'est ainsi qu'on peut décrire la façon dont Faulkner est apprécié par les écrivains français contemporains. En somme, c'est en lisant Faulkner que Sartre devient Sartre et forge la philosophie existentialiste (L'Être et le Néant paraît en 1943). En reprenant la lecture tragique de Faulkner, Sartre rejoint le Malraux lecteur et préfacier de Sanctuaire. Et ce n'est sans doute pas un hasard si, après Le bruit et la fureur et Sanctuaire, Lumière d'août est en France le roman le plus populaire : le récit d'un homme emprisonné dans l'incertitude de son identité raciale, déraciné de son passé et cherchant à accomplir la destinée secrète qu'il recèle.
Le Sud de Faulkner est devenu le pays imaginaire de ces intellectuels, sans guère de liens avec l'histoire ou la géographie, qui cohabite avec d'autres Amériques rêvées comme celle des grands ciels du Montana. En France comme en Amérique latine au travers de Juan Benet, Juan Carlos Onetti, Ricardo Piglia ou Carlos Fuentes, Faulkner est de ces écrivains qui ont été littéralement canonisés comme des saints littéraires : pratiquant une littérature dans laquelle on sent que l'air s'est raréfié — comme le disait Baudelaire à propos de Poe — et rendant possible ce « devenir autre » en quoi consiste la littérature de portée réellement mondiale — selon les termes de Pascale Casanova dans La république mondiale des lettres. Dans le chapitre final de ce livre, l'auteure cite Proust expliquant modestement que son œuvre ne saurait être plus qu'une loupe qui permet aux lecteurs de mieux se regarder eux-mêmes. Le Sud de Faulkner joue assurément ce même rôle de miroir, déformant et donc structurant.
Tandis que la Grande Dépression avait vu les intellectuels américains se pencher sur le sort des classes laborieuses, à la manière de John Steinbeck dans Les raisins de la colère, Faulkner était perçu comme un auteur à scandale, dont les romans étaient porteurs d'une vision du monde immorale et nihiliste — ce que lui reprochait d'ailleurs également Sartre. Après la Seconde Guerre mondiale et dans le contexte de la guerre froide, son œuvre se vit toutefois envisagée sous un éclairage nouveau, dorénavant perçue comme montrant la compétition entre des valeurs morales traditionnelles de la nation (le pouvoir de la volonté individuelle contre un monde moderne) et le danger du matérialisme cynique. Dans le Portable Faulkner (1947), Malcolm Cowley rassembla des morceaux choisis de ses œuvres afin d'en faire émerger une saga du Sud, soulignant ses valeurs civiques et communautaires. Au même moment, le Département d'État décidait que, en favorisant la circulation de la littérature américaine, on favorisait les intérêts américains dans le monde. La fondation Rockefeller joignit ses forces à la construction d'un consensus critique qui s'appuyait sur des revues littéraires influentes comme Sewanee Review, Kenyon Review, Partisan Review ou Hudson Review.
La réhabilitation de Faulkner aboutit à une distinction internationale, le prix Nobel de littérature obtenu en 1950 au titre de 1949. Une reconnaissance chèrement acquise, toutefois, puisque l'Académie suédoise s'était divisée sur une œuvre jugée crue et immorale par certains. Réticent à faire le voyage à Stockholm, Faulkner céda à l'insistance de l'ambassadeur des États-Unis en Suède dut insister et son discours, qui soulignait le message humaniste de son œuvre à l'heure de la menace d'anéantissement nucléaire généralisé, plut au public, aux autorités et aux critiques. Un ambassadeur culturel était né.
Doté de sa notoriété mondiale, Faulkner se trouva dès lors emporté dans son rôle d'intellectuel engagé, d'abord au niveau national où il accompagna assez maladroitement le mouvement vers les droits civiques naissant en tant que Sudiste modéré, puis à l'échelle internationale. Alors que le Département d'État cherchait à promouvoir le modernisme anglo-saxon comme arme contre le communiste, il chercha à capitaliser sur la popularité de Faulkner tant en Europe qu'en Amérique latine au travers du financement de programmes de diplomatie culturelle comme le Congrès pour la liberté de la culture. En 1954, Faulkner accepta l'invitation des services culturels du Département d'État pour se rendre, en compagnie du poète Robert Frost, à un congrès international d'écrivains organisé en août à São Paulo, à l'occasion du quatre centième anniversaire de la ville — en 2008, le jeune écrivain brésilien Antônio Dutra fit de ces quelques jours passés au Brésil dont on sait peu de choses, hormis que Faulkner s'en échappa fréquemment dans l'alcool, le sujet d'un récit intitulé Dias de Faulkner. Cette tournée latino-américaine s'enrichit également d'une visite au Pérou et au Venezuela.
En août 1955, un séjour de trois semaines au Japon se poursuivit en Europe, avec des séminaires à Rome, Naples et Milan, puis à Paris, Reykjavik, toujours organisés par le département d'État. En 1956, alors que l'administration Eisenhower élaborait l'idée d'un People-to-People Program destiné à promouvoir la culture américaine dans les pays de l'Est, Faulkner participa au lancement du projet et fit partie du bureau du comité, avec John Steinbeck et Donald Hall, mais s'en retira trois mois plus tard. En 1961, il accepta une dernière fois, non sans réticence, de participer à une nouvelle tournée au Venezuela pour le Département d'État, à un moment crucial où les États-Unis étaient particulièrement sur la défensive, du fait du retard pris dans la conquête spatiale et de la révolution castriste à Cuba, et cherchaient à infléchir leur image de nation matérialiste sans ambition culturelle. Le Venezuela n'était pas choisi au hasard : le président Rómulo Betancourt et l'ex-président, l'écrivain Rómulo Gallegos, étaient tous les deux des admirateurs de Faulkner et lui remirent le prestigieux prix de l'Ordre d'Andrés Bello.
Cette visite, qui parvint à reléguer au second plan dans la presse locale les nouvelles du fiasco de la baie des Cochons et du vol du premier cosmonaute Youri Gagarine, fut considérée comme un succès par le Département d'État et symbolisait la politique de rapprochement avec l'Amérique latine prônée par le John F. Kennedy, qui avait lancé le programme d'Alliance pour le progrès un mois auparavant. En outre, Faulkner fut profondément marqué par le dynamisme culturel de l'Amérique latine si bien que, à son retour et un an avant son décès, la Fondation Faulkner, initiée grâce à l'argent du prix Nobel, instaura une initiative de promotion du roman ibéro-américain auprès des éditeurs états-uniens.
William Faulkner, « Projet pour une introduction au Bruit et la Fureur », dans Œuvres romanesques I (Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1977), 1267.
Cité par Antonio C. Márquez Márquez, « Faulkner in Latin America », The Faulkner Journal 11, no 1-2, (Fall 1995/Spring 1996): 83-100.
Carlos Fuentes, « La novela como tragedia : William Faulkner », dans Carlos Fuentes, Casa con dos puertas, Mexico, Joaquín Mortiz, 1970, p. 52-78.