Diplomatie culturelle : entre propagande et soft power
Directement ou à travers des institutions et acteurs non gouvernementaux, les États ont aussi eu leur...
La guerre froide et en particulier ses crises, en mettant le leadership américain en danger, ont donné une raison d'être et une légitimité aux programmes publics d'information et d'action culturelle à l'étranger auprès des instances institutionnelles américaines les plus réticentes, qu'il s'agisse du Congrès ou bien du Conseil de sécurité nationale (NSC), créé en 1947 pour répondre à la menace soviétique. Dès 1953, alors que le conflit idéologique avec l'URSS ne fait plus de doute, le président Eisenhower, fort de l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, entend favoriser la communication directe avec les populations étrangères (people-to-people communication) en créant une agence indépendante du Département d'État, la United States Information Agency (USIA). Cette agence, capable de coordonner les programmes d'information, par l'intermédiaire notamment des émissions radiophoniques de la Voix de l'Amérique (VOA), et les programmes culturels (d'échanges de personnes et d'éducation), orchestre les stratégies d'influence des États-Unis jusqu'à la chute de l'Union Soviétique ; et ensuite pour quelques années après dans l'espace post-soviétique, ou pour assurer la politique étrangère de Bill Clinton en Asie. Des pratiques de cette agence et de ses principaux acteurs à Washington ou sur le terrain, dans les pays des « zones cibles » ou des « zones cruciales », naît le concept de diplomatie publique théorisé par Edmund Gullion (1913-1998) en 1965.
Si en Europe de l'Ouest, l'Italie, la France et l'Allemagne constituent les principales cibles des campagnes d'information de l'USIA, en Amérique latine, dès les années 1950, le NSC définit six pays cibles où l'idéologie communiste doit être endiguée : le Brésil, le Chili, la Bolivie, le Mexique, le Guatemala et l'Argentine. Dans cette zone, la stratégie de l'USIA se concentre plus particulièrement sur les travailleurs et vante les mérites du régime pluraliste et de la liberté syndicale en organisant des projections de films en plein air, en distribuant des mensuels comme El Obrero (au Mexique), ou en lançant au Guatemala une grande campagne de soutien médiatique au gouvernement anti-communiste du général Carlos Castillo Armas. Le Guatemala est le premier pays d'Amérique latine à accueillir la tournée des deux productions les plus connues de l'USIA, l'exposition photographique The Family of Man (1955) et l'opéra Porgy and Bess (créé en 1935). En Amérique du sud et en Afrique, la stratégie de l'USIA passe par l'ouverture de centres d'information, en soutien des programmes d'aide au développement de l'Alliance pour le Progrès (1961-1969) et des Peace Corps.
Après l'Exposition américaine de Moscou en 1959, lors de laquelle le vice-président Nixon se livre, avec le premier secrétaire du Parti communiste Nikita Khrouchtchev, au célèbre kitchen debate devant les caméras de télévision, la diplomatie publique devient l'arme privilégiée de la guerre froide idéologique engagée contre le communisme.
De 1953 à 1989, l'USIA fait évoluer cette stratégie, ainsi que la terminologie qui lui est associée (« information », « propagande » ou « diplomatie culturelle »). Ce sont avant tout les activités des agents des services d'information (USIS) et de l'action culturelle (les Public Affairs Officers) sur le terrain qui ont forgé ces mutations progressives. Néanmoins, si les États-Unis ont développé le terme de « diplomatie publique », ils n'en ont eu à l'évidence ni la primeur ni le monopole. La juxtaposition de l'ensemble de ces activités préexistantes à la notion de diplomatie publique, comme à la structure de l'USIA, ne s'est d'ailleurs pas faite sans heurts, comme en témoignent les interventions mémorables du sénateur William Fulbright au Congrès. La cohabitation des activités d'information et d'échanges culturels a sans doute été à l'origine des conflits institutionnels les plus nombreux, tandis que les relations entre l'Agence d'information et son principal organe de diffusion, la Voix de l'Amérique, ont été tout au long de la période de guerre froide plus que fraîches.
Le concept nord-américain de « diplomatie publique » est avant tout né d'un concours de circonstances historiques et terminologiques. Il a permis en effet de combler des lacunes dans l'arsenal terminologique de la politique étrangère américaine, en offrant une dénomination respectable aux activités d'information menées par des diplomates en quête de légitimité et de reconnaissance institutionnelle, au moment où la dynamique des relations Est-Ouest nécessitait la création puis le développement d'une structure qui leur était dédiée. La diplomatie publique désigne les activités des services d'information américains, aussi bien que les activités non gouvernementales (initiatives internationales du secteur privé mises en œuvre dans le domaine culturel). Pour le Congrès, la diplomatie publique diffère de la diplomatie traditionnelle ; elle ne concerne plus seulement les relations entre les gouvernements, elle concerne un plus grand nombre d'acteurs et s'adresse directement aux populations étrangères ou à des segments bien précis de celles-ci. Il ne s'agit plus uniquement de persuader ou de séduire les masses par des activités de propagande, mais de s'adresser directement à un individu ou à des groupes d'individus constituant des « cibles stratégiques ». La diplomatie publique peut en effet renvoyer aussi bien à des objectifs « nationalistes » qu'« internationalistes », à des actions de propagande ou au libre échange des idées, à des stratégies de court terme comme de long terme. L'ensemble de ces dichotomies est inhérent aux programmes d'information du département d'État, qui offrent au monde deux facettes : celle de la culture et celle de l'information.
En ce sens, comme le souligne l'historien de l'USIA, Nicholas Cull, Joseph Staline fut sans doute le meilleur avocat de la diplomatie publique auprès de ses détracteurs à Washington1. Sans le formidable appareil de propagande mis en œuvre par l'adversaire, les États-Unis ne se seraient sans doute pas donné les moyens humains, institutionnels et financiers de la contre-offensive.
Concomitante de la doctrine du containment, la politique de persuasion (terme préféré à « propagande ») menée par l'USIA, en contournant le rapport de forces, représenta un recours essentiel de la stratégie américaine dans son refus d'accepter le statu quo en Europe, et l'expansion communiste sur les continents africains et américains. Sans nier l'utilisation par les États-Unis de la subversion ou de la désinformation, en particulier dans les années 1980, force est de constater que, face au problème de l'Europe et dans leur volonté de déstabiliser l'URSS, leur effort de persuasion, en tant que stratégie indirecte, aura été constant.
En Europe de l'Ouest, l'USIA a œuvré tout au long de la période de 1953 à 1989 au rapprochement de ses alliés occidentaux, en encourageant notamment la construction européenne. Les efforts des agents de terrain pour établir et maintenir des contacts directs avec les leaders d'opinion de l'Ouest, ont sans doute constitué un atout considérable pour la politique étrangère américaine en Europe après guerre, ou dans les moments de doute, au sortir des crises du Vietnam ou du Watergate. La bataille d'influence menée auprès des populations européennes par les États-Unis au moment de la crise des euromissiles en 1983, et concrétisée ensuite par les négociations fructueuses engagées avec l'URSS, représenta également un temps fort des stratégies de la diplomatie publique en Europe dans leur forme la plus aboutie.
Par ailleurs l'historiographie a longtemps considéré qu'une des principales failles de la politique étrangère américaine de guerre froide a été d'adopter une lecture Est-Ouest des relations Nord-Sud. L'histoire et la construction des stratégies de l'USIA en Afrique et en Amérique latine, comme en Asie, n'échappent pas à cet écueil. Malgré le succès de programmes culturels phares comme le Jazz Ambassadors program (créé en 1956), force est de constater que le message et les moyens accordés à ces actions n'ont pas toujours été adaptés aux populations ciblées.
Indéniablement, l'efficacité de la diplomatie publique a, au cours de son histoire, été dépendante de la capacité d'entregent et du charisme de ses principaux représentants, qu'il s'agisse du directeur de l'USIA aux prises avec les subtilités du jeu bureaucratique à Washington, ou qu'il s'agisse du Président lui-même incarnant le leadership des États-Unis à l'étranger. Pour ses principaux partisans, l'efficacité de cette « nouvelle diplomatie » aurait sans doute été décuplée si l'Agence d'information américaine s'était vue accorder un rôle institutionnel d'envergure dans l'élaboration de la politique étrangère. En réalité, seuls quelques directeurs influents, tels que le journaliste Edward Murrow (1961 à 1963) ou le producteur Charles Wick (1981-1989), se sont vus conviés à participer à la formulation effective d'une politique étrangère.
Quant à l'efficacité réelle des programmes d'information mis en œuvre par les USIS, et plus encore des programmes culturels et d'échanges de personnes, les rapports d'activité et les études en sciences sociales commandés par l'Office of Strategic Research témoignent de la constitution d'un véritable réseau politique et culturel stratégique, en particulier via les échanges et les ciblages de personnes, qu'il s'agisse d'artistes, d'intellectuels ou de leaders d'opinions venus notamment d'Europe (via l'International Visitor Program, créé en 1952, ou le Young Leaders Program, en 1981).
Par ailleurs, au regard des conceptions contemporaines du soft power, formulées par Joseph Nye, on peut légitimement s'interroger sur la part jouée par la diplomatie publique et la part laissée aux organes de diffusion privés dans l'exercice de promotion du modèle américain auprès des populations européennes de l'Est comme de l'Ouest. Depuis sa dissolution, l'héritage de l'USIA est en effet entretenu de la manière la plus visible par les nombreux sous-traitants de la politique étrangère américaine que représentent en particulier les organisations non-gouvernementales : le réseau d'auxiliaires de la diplomatie culturelle développé par le National Endowment for Democracy (NED, 1983) en est sans doute l'illustration la plus pertinente. Dégagées de toute appartenance gouvernementale visible par le jeu de structures-écrans, ces organisations privées emportent plus facilement l'adhésion des publics étrangers et contribuent de fait à la privatisation de la diplomatie publique caractéristique du nouveau millénaire.
Si les armes de l'USIA n'ont pas réussi à elles seules à permettre l'effondrement du bloc communiste et à « libérer les nations captives », on est fortement enclin à penser que les stratégies médiatiques de l'agence ont atteint leur objectif en contribuant à la libéralisation de la sphère publique de l'autre côté du rideau de fer.
Ce formidable outil de persuasion qu'a représenté la machine d'information américaine durant les années de guerre froide n'a pourtant pas survécu à ce qui l'avait fait naître. Au grand dam de nombre de ses agents, durant la deuxième moitié des années 1990, l'USIA est passée du statut de cold warrior, à celui d'agent commercial, avant d'être progressivement démantelée, et puis intégrée au Département d'État le 1er octobre 1999 à l'initiative de la ministre des affaires étrangères du président Bill Clinton, Madeleine Albright.
Nicholas Cull, The Cold War and the United States Information Agency: American Propaganda and Public Diplomacy, 1945-1989 (New York: Cambridge University Press, 2008).