Octavio Paz
Si un écrivain latino-américain a incarné la fécondité des échanges intellectuels et esthétiques entre...
En tant que livre de lecture par excellence de l'école laïque sous la Troisième République, Le Tour de la France par deux enfants, paru en 1877 sous la plume de G. Bruno - pseudonyme d'Augustine Fouillée-Tuillerie - et réédité à de multiples reprises par la suite, a accompli d'étonnants voyages dans sa version initiale, qui convenait aux écoles catholiques, et non dans sa version laïcisée de 1906.
Le manuel a tout d'abord été utilisé, sous la forme d'éditions résumées et annotées, pour l'apprentissage du français comme langue étrangère en Angleterre et aux États-Unis. À Londres, « Hachette's cheap series of modern French Authors » propose Les deux jeunes patriotes, sans doute les premiers chapitres de l'ouvrage. « Heath's modern language series », à New York, publie, au prix de 45 cents, Le Tour de la France par deux enfants, ainsi que, au prix de 25 cents, Les enfants patriotes (au prix de 25 cents, sans doute s'agit-il ici encore des premiers chapitres). L'édition assurée pour la « Heath's modern language series » par C. Fontaine date de 1903, postérieure d'une année à une autre édition donnée par Louis Charles Syms à l'American Book Company. Au moins trois autres éditions sont intervenues, dont, en 1913 à New York, celle de Victor E. François (Henry Holt and Company) « with notes, composition exercises and vocabulary». Le texte original est largement amputé, mais les préfaces sont chaleureuses comme celle de Syms en 1902 :
« Même mis entre les mains d'écoliers étrangers, ce livre perd bien peu de son charme naturel. Le style, facile et sans prétention, le rend admirablement propre à l'usage d'étudiants qui commencent la lecture régulière d'un texte suivi. [...] Puisse ce livre non seulement aider les étudiants de nos écoles à maîtriser la langue française, mais aussi nourrir en eux l'amour du pays qu'ils vont trouver décrit de si plaisante manière1. »
Par ailleurs, il a par ailleurs existé des traductions en espagnol, au Mexique, de quatre manuels de G. Bruno : Francinet, les deux Livres de lecture et d'instruction, et une adaptation du Tour de la France (une adaptation, dans ce dernier cas). Les titres ont été publiés, du vivant de l'auteur, par l'éditeur Ch. Bouret puis sa veuve. Cette maison, établie à Mexico et à Paris, a été l'une des principales à éditer des manuels scolaires dans le Mexique de la seconde moitié du xixe siècle, alors très attentif aux expériences pédagogiques étrangères, principalement aux États-Unis et en France. Francinet, livre de lecture courante, devient Frascuelo, libro de lectura corriente (1884), traduit par Lorenzo Elizaga et parfaitement identique à la version française, illustrations comprises.
Une seconde traduction au Mexique, ou plus exactement une adaptation, est fournie en 1904 par Genaro García et Ezequiel A. Chávez, avec des rééditions en en 1910 et 1921 durant lesquelles sont célébrés les deux centenaires de l'indépendance mexicaine - l'un sous le vieux régilme de Porfirio Díaz et l'autre alors que le pouvoir révolutionnaire est consolidé. Les deux hommes ont systématiquement mais discrètement mexicanisé leur version, dans le texte et dans les illustrations, en doublant les informations générales ou relatives à la France de remarques nationales. Ainsi le paragraphe sur la Bibliothèque nationale de Paris se poursuit par quelques lignes sur celle de Mexico ; le chapitre sur le tunnel du Mont-Cenis débouche sur un chapitre neuf, « Obras sorprendentes llevadas a cabo por la Republica Mexicana para hacer el desagüe del valle de México » ; ou encore un extrait de la Constitution mexicaine de 1857 est inséré dans le chapitre sur les « droits politiques ».
Un même procédé est appliqué dans le Libro segundo de lectura y de instrucción para el adolescente (1907), traduit par Librado Acevedo, un directeur d'école, à partir de la 188ème édition française du Livre de lecture et d'instruction pour l'adolescent, publié pour la première fois en 1877. Les deux versions, à première vue, sont identiques. Mais trois séries d'adaptations pour le public scolaire mexicain sont intervenues. Les chapitres proposant une ébauche de « tour » de la nation commencent ici par Mexico et se poursuivent par Guadalajara, Puebla et Veracruz avant de proposer une percée dans la tierra caliente (autrement dit le désert) ; les productions agricoles sont nationales (pulque et tequila plutôt que vin) et les illustrations de ports et de volcans renvoient à des sites mexicains. Cuvier a été remplacé par un naturaliste mexicain, José Antonio Alzate, et l'on voit surgir Miguel Hidalgo, héros et martyr de l'indépendance. Plus significative encore, cette anecdote militaire publiée sous le titre « Courage de deux enfants devant les soldats ennemis » : dans l'original français, il s'agit d'une scène de guerre issue de la guerre franco-prussienne de 1870 tandis que la version mexicaine s'appuie sur une séquence de l'intervention française au Mexique dans les années 1860.
Quant au Tour de la France, il est intraduisible, au sens propre, mais se révèle indéfiniment adaptable. Genaro García finit par en rédiger une adaptation, publiée en 1914 sous le titre Una vuelta a la Republica Mexicana por dos niños. Libro de lectura corriente adaptado a las escuelas primarias de Mexico. Exactement semblable à son modèle français en ce qui concerne la taille, le titre et les gravures, dont García vante le succès éditorial et la réussite pédagogique, Una vuelta met en scène deux enfants très semblables aux petits Volden, avec un père mort dans des circonstances semblables.
Sous un titre voisin était paru, dès 1906, Viaje a través de México por dos niños huérfanos. Escenas y pasajes del México Antiguo y del México actual (México, Herrero Hermanos, Sucesores). Le parcours des deux héros de Lucio Tapia (1874-1930) n'est pas circulaire comme celui des enfants français, mais prend la forme d'une traversée d'ouest en est, très à l'écart de la frontière avec les États-Unis. La trame narrative est celle du Tour de la France, avec un scenario reposant sur la quête d'une famille après la disparition dramatique du père. Plusieurs scènes canoniques du manuel français sont fidèlement reprises où les mêmes personnages accomplissent les mêmes actions, ressentent les mêmes émotions et les expriment de la même manière.
Parmi les autres pays américains où Le Tour de la France fit des émules, le Brésil est également un cas suggestif avec le petit classique Através do Brasil, publié en 1910 par les deux intellectuels de premier plan que sont Manoel Bomfim (1868-1932) et Olavo Bilac (1865-1918) et maintes fois réédité. Bomfim est alors directeur de l'Instruction publique dans le District Fédéral de Rio de Janeiro et Bilac inspecteur scolaire. Leur roman paraît chez l'éditeur carioca Francisco Alves avec des tirages initiaux modestes : 4 000 exemplaires pour le premier tirage de 1910 et 4 000 pour la seconde édition de 1913. Mais les réimpressions s'enchaînent ensuite : la 7ème en 1921, la 30ème en 1937, la 66ème au début des années 1960. Au total, 500 000 exemplaires auraient été vendus dans un pays où plus de la moitié de la population ne savait ni lire ni écrire au sortir de la Première Guerre mondiale. Les deux héros d'Através do Brasil, Carlos et Alfredo, âgés de quinze et dix ans, ont perdu leur mère dans leur prime enfance. Le père, ingénieur des chemins de fer, est parti sur un chantier lointain en les laissant dans un collège de Recife, dans le Nordeste. Le livre ne propose pas un tour du territoire national, comme si la démesure même de celui-ci rendait impensable toute circumambulation, mais la remontée de deux fleuves navigables majeurs, le rio San Francisco et l'Amazone, ainsi que le cabotage sur la côte atlantique, semblent suffire à dire ce qu'est le Brésil.
Ces exemples invitent à une réflexion globale sur les multiples autres adaptations de Tour de la France, comme en Espagne où le Libro de España est devenu un classique, notamment sous le régime franquiste, ou au Québec sous le titre Le Tour du Canada. Dans ces deux cas au moins, le modèle français a été exporté et adapté par des adversaires et des exilés de la République laïque, les Frères maristes, comme l'indique l'avertissement dans de l'ouvrage paru à Montréal :
« Ce manuel de lecture, qui complète notre série, présente sous un genre nouveau au Canada, la réalisation d'un plan déjà employé sous d'autres latitudes. [...] Ce livre étant destiné aux enfants catholiques, la note religieuse y occupe la première place. C'est dans cette éducation à base chrétienne, donnée à la fois dans la famille, à l'église et à l'école, que nos deux héros puisent le courage de supporter les épreuves qu'ils rencontreront. »
Quels que soient les usages et les détournements qui ont pu être faits du Tour de la France, il n'en demeure pas moins que c'est bien une sorte d'internationale du manuel de lecture qui apparaît de part et d'autre de l'Atlantique à l'heure de la fabrique des nations et de la consolidation des identités.
Le Tour de la France par G. Bruno, edited for school use by L.C. Syms (New York, Cincinnati, Chicago: American Book Company, 1902), 5-6.