Agents littéraires
Au cours du XXe siècle, le rôle de l’agent littéraire dans la circulation transatlantique des textes n...
Longtemps exportatrice de livres imprimés dans les grandes langues du continent, l'anglais, le français, l'espagnol, le portugais surtout et, à un degré moindre, l'allemand et l'italien, l'Europe concevait l'échange littéraire et linguistique au XIXe siècle comme un moyen supplémentaire pour asseoir sa domination. Les peuples d'Amérique et d'Afrique n'avaient aucune autre possibilité de faire connaître leur existence qu'en utilisant la langue du colonisateur, et ce au risque d'une dépossession de leur être le plus intime. C'est pourquoi, au lendemain des indépendances africaines, on vit le romancier nigérian Chinua Achebe rejeter violemment les règles du canon littéraire occidental. En écrivant Arrow of God (La Flèche de Dieu, 1964), un conte igbo inspiré de la tradition africaine, il préparait le terrain d'une remise en question des normes esthétiques en vigueur jusque-là. Même si un autre de ses romans, Things Fall Apart (Le Monde s'effondre, 1958), est aujourd'hui considéré comme un classique de la littérature universelle, Chinua Achebe avait ouvert la voie aux prises de position radicales du Kenyan Ngugi wa Thiong'o, demandant, en 1968, la fermeture du département d'anglais à l'université de Nairobi. En s'en prenant à la langue, décrite ici comme la pire forme de l'aliénation mentale, il allait plus loin que les poètes français qui avaient forgé le concept de « négritude » à la fin des années 1930, et revendiqué, haut et fort, l'originalité de leur écriture.
Si l'empire colonial français n'a rien connu de comparable quant à la répudiation d'une langue considérée comme l'un des instruments les plus nocifs de l'exploitation de l'homme par l'homme, on a vu, en 2007, un nombre important d'écrivains francophones, antillais et maghrébins, s'en prendre à la domination excessive de la langue académique dans l'espace culturel francophone et appeler de leurs vœux l'émergence d'une « littérature-monde en français1 ». À l'opposé d'un Léopold Sédar Senghor qui, devant les étudiants de l'université Laval du Québec, avait refusé, en mars 1966, d'associer la décolonisation culturelle de l'Afrique avec une remise en question de la langue française dont il était devenu l'un des poètes les plus éminents, ces hommes et femmes de lettres semblaient aspirer à l'émergence d'une langue indépendante d'un espace national pour équilibrer, enfin, la balance des échanges culturels entre centre et périphérie. Le secrétaire général de la Francophonie, le Sénégalais Abdou Diouf, répliqua trois jours plus tard en invitant les pétitionnaires à regarder la réalité des écritures africaines d'expression française et à ne pas confondre une institution politique, effectivement dominée par la France, le Québec et la Belgique, au détriment des pays autrefois colonisés, avec l'extrême diversité d'une littérature utilisant la langue comme un outil suffisamment malléable pour permettre à l'Ivoirien Ahmadou Kourouma et à l'Algérien Boualem Sansal d'écrire des œuvres au style radicalement différent2.
Ces débats, caractéristiques des exigences qui se font jour après 1945 et se renforcent depuis le début du XXIe siècle, soulèvent la question de la persistance d'inégalités qui remontent à la naissance et à la formation des empires culturels. Quand on regarde le développement de la littérature lusophone dans le monde, on voit bien que les transferts culturels se firent longtemps à sens unique et que, de Camoens à Pessoa, le Portugal exporta davantage ses écrivains qu'il ne donna à lire ceux du Brésil ou de l'Angola et du Mozambique. On peut faire la même observation à propos de l'espace anglophone dans lequel les éditeurs installés à Londres exportèrent massivement la littérature du Royaume Uni vers l'Inde, l'Australie et la partie de l'Afrique qu'ils dominaient et ce d'autant plus aisément qu'en Inde, depuis l'adoption du Charter Act en 1813, l'anglicisation des élites coloniales était devenue une priorité. Il en fut de même ailleurs dans l'empire victorien et les universités anglaises de Nairobi, de Johannesburg, du Cap ou du Caire s'attachèrent à former des cadres qui, dans les empires français et espagnols ou portugais, durent venir en Europe pour étudier. La Sorbonne à Paris, l'université de Madrid en Espagne, celle de Coimbra au Portugal demeurèrent longtemps au centre des aspirations des étudiants latino-américains, comme le montrent les œuvres de Mario Vargas Llosa, de Pablo Neruda ou d'Alejo Carpentier, tous les trois attirés par les feux de la Ville Lumière ou le passé exaltant des cités les plus prestigieuses de la péninsule Ibérique.
On pourrait dater du prix Goncourt attribué en 1921 à René Maran pour Batouala, sous-titré Véritable Roman nègre, le début d'une inversion de la courbe des échanges symboliques entre la France et ses colonies, mais cette vision irénique ne résiste pas à l'examen. La Revue du monde noir apparaît en 1931, L'étudiant martiniquais et Légitime Défense l'année suivante, et Aimé Césaire publie, en 1939, le Cahier d'un retour au pays natal qui exprime avec force les revendications que lui et Léopold Sédar Senghor placent au centre du concept de « négritude ». C'est en 1945 que le poète communiste haïtien Jacques Roumain fait paraître le poème intitulé Sales nègres, inséré dans le recueil qui porte pour titre Bois d'ébène, l'un des sommets de la revendication d'une écriture affranchie de tous les codes éthiques et esthétiques en vigueur jusque-là3. La redécouverte et la valorisation de l'art nègre, avec Georges Braque et Pablo Picasso au début du XXe siècle, l'entrée des objets des cultures indigènes dans les galeries d'art parisiennes avaient précédé ces changements de regard d'une partie du public européen. L'arrivée du jazz sur le continent, en 1917, les revues « nègres » à la mode dans les cabarets où se produit Joséphine Baker, ont ouvert les yeux des éditeurs parisiens. Après s'être intéressés à la littérature russe et suédoise dans les années 1880, puis aux écoles régionalistes en 1900-1920, ils vont accepter de publier des écrivains qui inscrivent au centre de leurs préoccupations les problèmes de l'homme noir.
L'édition française, en partie émigrée en Algérie et à New York pendant la Deuxième Guerre mondiale, et ainsi confrontée à d'autres attentes de la part des lecteurs, accorde enfin aux littératures maghrébines et africaines, ou encore antillaises, l'attention qu'elles méritent. Cette mutation des curiosités s'accomplit en une courte période, les années 1944-1958, et doit être replacée dans un contexte où les écrivains noirs américains sont massivement traduits, de James Baldwin à Richard Wright, en passant par les auteurs de « polars », James Hadley Chase et Peter Cheney, qui viennent rejoindre des écrivains déjà célèbres tels que Erskine Caldwell, Ernest Hemingway ou John Steinbeck. D'autres romanciers, appartenant à des univers linguistiques et culturels non anglophones, Karel Capek, Manès Sperber, Virgil Gheorgiu, Giovanni Guareschi notamment, un Tchèque, un Autrichien, un Roumain et l'Italien auteur du Petit Monde de don Camillo, profitent de cet engouement qui fait passer le nombre de traductions de 81 titres en 1944 à 955 en 1947 et 1088 en 19484. Toutes les maisons d'édition se précipitent sur ce marché des littératures étrangères. Les Éditions du Seuil ouvrent à Léopold Sédar Senghor les portes de la collection « Pierres vives » qui vient d'être créée, tandis que Pierre Seghers lance la collection « Terre vivante », Robert Laffont, « Pavillons », Gallimard confiant à Roger Caillois la collection « La Croix du Sud » et à Louis Aragon « Littératures soviétiques ».
De 1944 à 1958, la moyenne décennale des traductions en langue française s'établit à 1 023 titres, ce qui correspond à 10 à 15 % de la production de livres dans la même période. La part de l'anglais est évidemment considérable, mais il faut ajouter aux traductions la publication de tous les auteurs issus des anciennes colonies qui vont faire paraître en français leurs œuvres les plus puissantes. Parmi ces nouveaux venus, citons les Algériens Kateb Yacine, Mohammed Dib et Mouloud Feraoun qui tombera en mars 1962 sous les balles des tueurs de l'OAS. Son roman, Fils du pauvre, était paru en 1950, contemporain de La colline oubliée de Mouloud Mammeri, paru en 1952, de La Grande Maison de Mohammed Dib, la même année, et de La statue de sel du Tunisien Albert Memmi, en 1953, ou encore de Passé simple du Marocain Driss Chraïbi, en 1954, qui précède l'œuvre la plus forte de Kateb Yacine, Nedjma, publiée en 1956. Parallèlement à cette mise en valeur d'une littérature qui s'ancre dans un paysage colonial en profonde mutation, de nombreux écrivains issus de l'Afrique noire sous domination française profitent de l'existence, à Paris, d'une revue exceptionnelle, Présence africaine, dirigée par Alioune Diop, et patronnée par Albert Camus, Jean-Paul Sartre et Michel Leiris, pour faire paraître leurs récits qui sont autant de mises en accusation du colonialisme occidental. Le docker noir de Sembène Ousmane, paru en 1956, Un nègre à Paris de Bernard Dadié en 1959, L'étudiant noir d'Aké Loba en 1960, illustrent la volonté de Présence africaine d'offrir à ses lecteurs des récits réalistes qui soient autant d'invitations à méditer sur le sort tragique des populations subissant le joug colonial.
À côté de ces prépublications en revue, la sortie en librairie de L'Enfant noir du Guinéen Camara Laye, en 1953, de Ville cruelle du Camerounais Mongo Beti, en 1954, la même année que Légende de M'Pfoumou Ma Mazono, du Congolais Jean Malonga, puis de Ô pays mon beau peuple du Sénégalais Sembène Ousmane, en 1957, achève de convaincre les lecteurs que ces œuvres ne ressemblent en rien à celles qui les ont précédées et qu'il existe bien, hors du territoire continental de la France, d'authentiques écrivains capables de renouveler en profondeur la littérature du moment. Avec l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, publiée par Léopold Sédar Senghor en 1948, et les œuvres des Haïtiens René Depestre, Philippe Toby Marcelin et Jacques Roumain, ou des Martiniquais Aimé Césaire, Lionel Atuly et Georges Desportes, le public francophone des années 1944-1958 est mis en mesure de comprendre que son univers cartésien peut être remis en question, ce que devait faire de façon magistrale la traduction de Cent Ans de solitude qui révéla, en 1968, le monde baroque du Colombien Gabriel Garcia Marquez. Il fut en effet un de ceux qui firent le plus pour amener l'Europe, et particulièrement la France, à accepter l'idée que les littératures du Vieux Monde ne pourraient plus ignorer ces voix venues des autres rives de l'Océan atlantique. D'une certaine manière, un nouveau commerce triangulaire se mettait en place, consistant à acheter, en Afrique, des produits culturels originaux, à les rapporter en France métropolitaine, puis à les exporter vers l'Amérique latine d'où revenaient des cargaisons d'œuvres publiées en espagnol ou en portugais et diffusées en Europe pour le plus grand bonheur des lecteurs.
Les éditeurs français établis à Rio de Janeiro, en particulier Baptiste-Louis Garnier, n'avaient pas attendu le milieu du XXe siècle pour faire connaître les grands écrivains de leur pays d'adoption ; Machado de Assis fut l'un des premiers à bénéficier de cette reconnaissance d'une littérature devenue une source de revenus pour des auteurs en train de participer au début d'une autonomisation du champ culturel national. Implantés à Mexico et Buenos Aires, par le biais de leur filiale Garnier Hermanos, Auguste et Hippolyte Garnier acheminèrent vers l'Amérique latine des centaines de milliers de livres imprimés à Paris en espagnol tandis que leur frère, Baptiste-Louis, recevait ses propres stocks de livres en portugais, eux aussi mis sous presse à Paris. À ce commerce à sens unique s'ajouta peu à peu une recherche des auteurs susceptibles d'être traduits en français et de rencontrer un accueil suffisant pour justifier les frais de leur acclimatation sous d'autres cieux. Travaillant aussi avec l'Espagne et le Portugal, les Garnier pouvaient aisément exporter vers ces deux pays les auteurs publiés dans leur langue au Mexique, en Argentine, en Colombie ou au Brésil.
D'autres éditeurs, installés à Madrid et à Lisbonne et spécialisés dans les échanges avec l'Amérique latine firent de même, mais c'est la multiplication des voyages en Europe de la génération de Victoria Ocampo ou Jorge Luis Borges, pour ne parler que de l'Argentine, qui fut un accélérateur de l'échange de biens symboliques entre les deux continents. Publiée à Madrid par José Ortega y Gasset, fondatrice de la revue Sur, Victoria Ocampo est à l'origine de la publication, en traduction, de la plupart des grands écrivains européens, dont les œuvres sont vendues aussi bien à Madrid qu'à Buenos Aires ou Mexico, la revue Sur étant elle-même très bien diffusée à Paris. Il en est de même pour Jorge Luis Borges avec ses revues dont Martin Fierro, très active dans le domaine de la traduction, mais son œuvre personnelle attendra la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour être traduite dans le monde entier. La guerre civile espagnole, en obligeant une partie de l'intelligentsia républicaine à se réfugier au Mexique en 1939 jouera un très grand rôle dans l'augmentation des échanges de biens symboliques à l'intérieur du sous-continent latino-américain et à l'extérieur de celui-ci. La création du Fondo de Cultura Economica à Mexico en 1934 avait puissamment contribué à la traduction, en espagnol, des œuvres jugées fondamentales pour la culture économique des étudiants mexicains. Toutefois, l'arrivée de l'Argentin Arnaldo Orfila Reynal à sa direction en 1948 devait provoquer une accélération brutale de ce mouvement, une partie du catalogue de cette prestigieuse maison d'édition trouvant des débouchés dans toute l'Amérique latine mais également en Espagne et dans tous les pays où une diaspora de langue castillane était implantée.
L'histoire de cette grande maison d'édition internationale que fut le Fondo de Cultura Economica de 1934 au départ d'Arnaldo Orfila Reynal en 1965, renvoyé sur intervention directe de la CIA dans les affaires intérieures du Mexique, est particulièrement riche d'enseignements sur la circulation du livre dans l'espace transatlantique. Créé en lien avec les besoins en ouvrages de fond des étudiants de l'université autonome de Mexico dans le domaine des sciences sociales par Daniel Cosio Villegas, le FCE s'est rapidement étendu aux principaux pays de l'Amérique latine, l'Argentine en premier lieu. L'arrivée des républicains espagnols à la fin de la guerre civile, la création du Colegio de Mexico ajoutèrent une dimension supplémentaire à cette entreprise d'édition dont la vocation initiale était de traduire les grandes œuvres de la pensée économique. Étendue à l'ensemble des sciences sociales au moment précis où des intellectuels français ont été appelés à jeter les bases de l'université de São Paulo, cette politique éditoriale se révèle payante : au début des années 1960, le catalogue du FCE est un reflet très fidèle de la montée en puissance de ces disciplines à l'échelle mondiale. Non seulement les marxistes y ont fait une percée importante si l'on tient compte de l'environnement international en temps de Guerre froide, mais les penseurs structuralistes français y sont très présents, comme Max Weber et Norbert Elias pour l'Allemagne ou Keynes pour l'Angleterre.
De Mexico à Santiago de Chile où les sciences sociales ont également débarqué en ces années, la plupart des pays latino-américains diffusent les publications du FCE, dont certaines sont initialement publiées à Buenos Aires et dont beaucoup de titres partent pour l'Europe où ils trouvent de nombreux lecteurs. Même dans l'Espagne franquiste, en principe étanche au marxisme, les livres du FCE pénètrent, par des circuits officiels ou clandestins, et les éditeurs de la péninsule Ibérique entretiennent des liens forts avec leur partenaire mexicain. Cette ouverture aux problèmes qui préoccupent les intellectuels des années 1960 – l'attention portée à l'expérience cubaine, le refus de la guerre du Vietnam, le tiers-mondisme – finiront par avoir raison de la direction du FCE, jugée trop perméable au castrisme et au communisme. La publication en espagnol de Los Hijos de Sanchez en 1964 sera le prétexte à l'éviction du directeur, Arnaldo Orfila Reynal. Sous-titré « Autobiographie d'une famille mexicaine », le livre de l'anthropologue américain Oscar Lewis n'avait soulevé aucune polémique lors de sa publication en anglais (américain). C'est sa traduction en espagnol à Mexico qui déclencha une violente campagne contre l'éditeur accusé de présenter à dessein une image négative de la famille mexicaine moyenne. Reynal fonde alors, à Buenos Aires, la maison d'édition Siglo XXI qui reprend aussitôt le flambeau allumé par le FCE et qui, en quelques années, devient aussi représentative de la circulation du livre et des idées dans le monde que l'était son illustre prédécesseur. En ce sens, l'ostracisation d'un grand intellectuel latino-américain à qui le Mexique rendra plus tard hommage en lui décernant les plus hautes distinctions nationales, s'est révélée une erreur de stratégie dans le combat contre le bloc de l'Est et ses alliés. Rejetant l'île de Cuba dans les bras de l'Union soviétique, la décision américaine d'installer un blocus économique, politique et culturel autour du régime de Fidel Castro devait favoriser les réactions contraires et faire de la revue Tricontinental, imprimée à Cuba en trois langues, l'espagnol, l'anglais et le français, un instrument de l'opposition au capitalisme et à l'impérialisme.
Créée à Accra au Ghana en 1957, l'Organisation de solidarité des peuples d'Afrique et d'Asie, l'OSPAA, s'était réunie au Caire en 1961 et avait débattu pour savoir si elle devait admettre Cuba et le continent américain dans son programme anti-impérialiste, mais la création de l'Organisation des pays africains, l'OUA, en 1963, renforça le camp des pays modérés au détriment des plus révolutionnaires. C'est la raison qui poussa Che Guevara et Fidel Castro à organiser, à La Havane, la rencontre de janvier 1966 qui transforma l'OSPAA en une Organizacion de Solidaridad de los Pueblos de Africa, Asia y America Latina, l'OSPAAAL, à laquelle étaient censés adhérer les 82 mouvements ou partis politiques représentés à cette rencontre qui se voulait un nouveau Bandoeng5. Quoique cette organisation ait souffert de la disparition du Che l'année suivante et de l'alignement de Cuba sur l'URSS, la revue Tricontinental, à laquelle l'éditeur français François Maspero apporta beaucoup de soin6, participa aux échanges intellectuels entre l'Amérique, l'Afrique et l'Europe. C'est à partir de la librairie « La Joie de lire », installée au cœur du quartier Latin, que les œuvres de Franz Fanon, psychiatre antillais engagé dans l'Armée de libération nationale algérienne, de Che Guevara, ou du leader de la lutte armée en Guinée Bissau, Amilcar Cabral, sont présentées au public. De même, Sept Essais d'interprétation de la réalité péruvienne de José-Carlos Mariategui et le recueil intitulé Avec Douglas Bravo dans les maquis vénézuéliens, traduit par François Maspero lui-même, puis le Journal de Bolivie du Che, traduit à Cuba par Fanchita Gonzalez-Battle, la compagne de l'éditeur, au lendemain de la mort de l'icône de la révolution, sont diffusés à un nombre relativement élevé d'exemplaires.
Là encore, on mesure à quel point, dans un contexte d'engagement anti-impérialiste d'une partie de la jeunesse mondiale, un nouveau commerce triangulaire de livres, de revues, d'idées et de médiateurs culturels a vu le jour. Même si l'édition en français de la revue Tricontinental a été interdite de diffusion par le ministère de l'Intérieur de 1966 à 1981, les éditions Maspero n'ont cessé de la faire pénétrer en France par des voies clandestines, et leur catalogue s'est enrichi de nombreux livres venus d'Afrique et révélant aux lecteurs les réalités de la prétendue décolonisation. Main basse sur le Cameroun de Mongo Beti, également interdit, L'Ascension de Mobutu : du général Sésé Seko au maréchal Mobutu et bien d'autres titres ont permis aux lecteurs désireux de s'informer de découvrir une réalité que les gouvernements français de l'époque tentaient de dissimuler soigneusement. Parallèlement à ce travail à la fois professionnel et militant, des éditeurs plus modérés tel Christian Bourgois s'attachèrent à faire traduire des œuvres jugées importantes, et les Éditions du Seuil publièrent, en 1970, Pour la libération du Brésil de Carlos Marighella, livre qui donna lieu à une mobilisation de tous les éditeurs parisiens face à la menace d'interdiction et de sanction brandie par le ministère de l'Intérieur.
S'il est délicat de proposer un bilan chiffré des échanges entre les continents à l'heure de la mondialisation, de la concentration des groupes d'édition et de la financiarisation de la planète, on peut cependant confirmer les changements que l'on a vus s'opérer après 1945. La richesse et la luxuriance de la littérature brésilienne ont modifié en profondeur la balance des échanges avec le Portugal. En France, plusieurs maisons d'édition se sont spécialisées dans la traduction d'auteurs brésiliens ; Liana Lévi et les éditions Anacaona se vouent aujourd'hui à cette tâche, alors que la littérature strictement portugaise ne trouve que malaisément des traductions. Il en est de même du continent latino-américain hispanique et les littératures argentines, chiliennes, colombiennes, mexicaines, péruviennes sont présentes chez tous les grands éditeurs français, allemands, italiens ou anglais. Les prix Nobel attribués à Miguel Angel Asturias (1967), Gabriel Garcia Marquez (1982) ou Mario Vargas Llosa (2010), après Gabriela Mistral (1945), Pablo Neruda (1971) et Octavio Paz (1990), illustrent la percée remarquable de ces écrivains qui ont transformé la « littérature-monde » en espagnol en quasi-modèle de ce que doivent être aujourd'hui une langue et une littérature appartenant à des centaines de millions de locuteurs. De ce fait, tout éditeur espagnol, argentin ou mexicain établit aujourd'hui ses programmes de vente de livres en fonction d'équations destinées à répartir le tirage initial selon les ventes qu'il espère réaliser dans chacun des pays de son bassin linguistique. Tournant le dos à une conception du métier consistant à destiner d'abord sa production aux lecteurs de son pays, l'édition en espagnol et en portugais rejoint ainsi les standards de l'édition de langue anglaise où une clé de répartition entre Grande-Bretagne, États-Unis, Australie, Inde et autres territoires anglophones guide également les politiques éditoriales.
Compte tenu de la faiblesse économique et financière des lecteurs francophones du continent africain, la France ne peut guère se tourner, à l'export, que vers le Québec, la Belgique et la Suisse romande, mais on peut supposer qu'avec le temps, le lectorat africain s'élargira et s'intègrera à l'intérieur d'un marché plus large. De même, l'édition africaine souffre de l'attraction qu'exercent les maisons d'édition parisiennes sur les écrivains algériens, marocains et tunisiens d'un côté, ivoiriens, sénégalais, camerounais, togolais ou guinéens de l'autre. Ce phénomène que l'on n'observe pas de façon aussi caricaturale en Afrique anglophone fait d'Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun, Alain Mabanckou ou Boualem Sansal des auteurs de langue française qui enrichissent considérablement cette langue sans contribuer au développement des littératures de leurs pays respectifs. Fruit de l'histoire, cette singularité favorise l'ancien pays colonisateur mais l'on observe, en Afrique subsaharienne, un développement très important des langues vernaculaires, grâce à l'attrait qu'exercent les radios locales. On peut penser qu'à terme des littératures utilisant davantage les langues locales se développeront, à l'instar des littératures utilisant l'arabe comme vecteur et qui ont permis à l'Egypte d'avoir un prix Nobel en la personne de Naguib Mahfouz, et à l'Irak, la Syrie, la Palestine ou le Liban de faire émerger des écrivains lus dans le monde entier.
En élaborant des formules originales de coopération entre pays riches et pays émergents, l'Alliance internationale des éditeurs indépendants tente depuis une vingtaine d'années de faire entendre les voix d'écrivains qui diffusent leur œuvre à l'écart des grands circuits de distribution des livres. Très présente en Afrique et en Amérique latine, elle coordonne des programmes de coédition en rééquilibrant les échanges sur la base des règles qui sont celles du commerce équitable ou s'en inspirent. Le prix de vente des livres édités en association varie selon la force ou la faiblesse de la monnaie locale, ce qui permet de faire subventionner par les pays plus riches la diffusion dans les territoires moins favorisés. Imprimé en français en Tunisie ou en anglais en Afrique du Sud, un livre peut ainsi traverser l'Atlantique et être commercialisé dans de bonnes conditions à Paris, Montréal ou Londres et New York, tandis qu'un livre imprimé à Bogota sera diffusé en Espagne et dans le reste du monde hispanique. Avec 750 maisons d'édition partenaires aujourd'hui, le combat pour la bibliodiversité gagne en efficacité7 et l'Alliance internationale des éditeurs indépendants apparaît comme un acteur de plus en plus présent lors des grandes foires, à Guadalajara, à Rio de Janeiro et São Paulo, au Caire, à Londres, à Francfort ou à Paris.
Toutefois, dans un monde où 56 groupes géants totalisent plus de 50 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel8 et où les dix premiers d'entre eux pèsent pour plus de la moitié de ce total (28 milliards d'euros), la part des indépendants demeure dérisoire par rapport à ces mastodontes qui ont nom RELX Group (Ex-Reed Elzevier), Pearson, Thomson Reuters, Bertelsmann, Wolters Kluwer, Hachette Livre, Springer Nature, Wiley (numéro un mondial des bouquets de revues numériques), Harper Collins et Scholastic. Ce sont eux qui écrasent le commerce mondial de tout leur poids et qui dominent les échanges transatlantiques, leur part dans le livre scolaire et universitaire étant considérable et leur permettant un accès direct au contrôle des « classiques » et, par ce biais, à celui des littératures de la plupart des pays du monde. C'est donc en essayant de pénétrer à l'intérieur du marché du livre scolaire que les éditeurs indépendants peuvent espérer modifier, dans l'avenir, les rapports de force qui existent aujourd'hui. Cette nouvelle bataille du livre sera sans doute longue, mais elle peut se révéler déterminante dans le combat qui a été engagé pour le respect de ce que l'on appelle la bibliodiversité. Portée par l'Alliance internationale des éditeurs indépendants dès sa fondation en 2002, mais apparue au Chili, autour des éditions LOM, douze ans auparavant, cette revendication a été approuvée par l'UNESCO en 20059 et, depuis 2010, les éditeurs latino-américains ont fait du Dia de la Bibliodiversitad une journée de solidarité internationale. Exemplaire de ce nouveau commerce triangulaire respectueux des droits de chacun qui pourrait achever de se substituer à l'ancienne traite esclavagiste, elle confirme l'entrée du monde dans un XXIe siècle qui a fait du combat pour la diversité un de ses engagements fondamentaux.
"Pour une littérature-monde en français," pétition publiée par le journal Le Monde le 16 mars 2007, et signée, entre autres, par Tahar Ben Jelloun, Maryse Condé, Edouard Glissant, Alain Mabanckou, Amin Maalouf, Erik Orsenna et Jean Rouaud.
"La francophonie, une réalité oubliée," in Le Monde du 19 mars 2007.
Jacques Roumain, Bois d’ébène (Montréal: Mémoires d’encrier, 2003 [1945])
Jean-Yves Mollier, "Paris capitale éditoriale des mondes étrangers," Le Paris des étrangers depuis 1945, ed. Antoine Marès and Pierre Milza (Paris: Publications de la Sorbonne, 1995), 377-378
Onze ans plus tôt, en avril 1955, s'était tenue à Bandoeng, en Indonésie, la première rencontre des pays non-alignés qu'on allait bientôt appeler « tiers-mondistes ».
François Maspero, "Une brève histoire des librairies et des éditions Maspero, 1955-1982," in François Maspero et les paysages humains (Lyon: A plus d’un titre/La fosse aux ours, 2009), 93-208.
Voir la revue Bibliodiversity, notamment le no. 4, février 2016, "Édition et engagement. D'autres façons d'être éditeur".
Fabrice Piault, "Classement Livres Hebdo 2019 de l'édition mondiale," Livres Hebdo no. 1228, August 30, 2019, 28-37.
"Déclaration des éditeurs indépendants pour la protection et la promotion de la bibliodiversité," Les Assises et leurs suites (Paris, Alliance internationale des éditeurs indépendants pour une autre mondialisation, 2007), 73-78.