Trajectoires intercontinentales du théâtre de l’opprimé
De ses racines dans le Brésil des années 1950 à sa projection mondiale, l’histoire du théâtre de...
« J'ai traversé les Océans en emportant mon rêve d'art en moi, et le génie de ma nation a triomphé ! J'ai planté le verbe français au cœur de la littérature étrangère, et c'est ce dont je suis la plus fière1 » déclarait Sarah Bernhardt à la presse française en 1896. Lorsqu'on lui demandait de mettre sa carrière en perspective, l'artiste insistait sur la dimension collective de sa trajectoire, en se décrivant comme un outil de « propagande » de la culture française. La renommée de l'actrice ne peut être comprise qu'en tenant compte de la dimension internationale de sa carrière. Et celle-ci est d'autant plus intéressante d'un point de vue historique qu'elle s'articule à l'histoire de la circulation des biens culturels, notamment ceux produits à Paris, alors qu'on assiste à la fabrication des nations américaines et à la construction d'un espace imaginé global.
Née en 1844, Henriette-Rosine Bernhardt, dite Sarah Bernhardt, est devenue l'une des plus grandes artistes de son temps, ayant été engagée dans des théâtres parisiens illustres, comme l'Odéon et le Théâtre-Français et ayant mené une carrière de directrice et chef de troupe, tout en travaillant comme comédienne jusqu'à sa mort en 1923. Formée au Conservatoire dramatique de Paris, son talent est remarqué par les critiques parisiens sur la scène de l'Odéon, théâtre destiné à préserver le grand répertoire dramatique français. Hissée par cette première réussite, elle signe un contrat avec la Comédie-Française, dont elle devient la grande vedette, avant de se brouiller avec la direction du théâtre. Son succès est tel qu'il lui permet de quitter la troupe pour mener une carrière indépendante qui lui offre plus de liberté pour créer un art à son image2. Actrice libérée des contraintes de la Comédie-Française, puis directrice de théâtres, elle joue un répertoire taillé pour mettre en valeur ses qualités de comédienne.
Dans cette carrière indépendante, les tournées apparaissent comme un facteur déterminant. La Française entreprend de nombreux voyages, qui accroissent sa renommée et sa fortune au-delà des frontières de l'Hexagone. Ses productions à l'étranger témoignent autant d'une volonté de conquérir de nouveaux publics que d'une nécessité de garantir les revenus nécessaires au maintien de sa vie coûteuse à Paris. Associée à l'image de son pays, elle devient dans les dernières années du xixe siècle une sorte de légende, fortement présente dans l'imaginaire de son époque, illustrant comme nulle autre « l'âge des monstres sacrés au théâtre3 ».
Un examen de la carrière de Sarah Bernhardt révèle qu'elle a réalisé dix tournées en Europe entre 1879 et 1890, c'est-à-dire à peu près un voyage par an. Ces déplacements sont également très courants dans la décennie suivante : Sarah parcourt des villes européennes au moins à cinq périodes différentes. Entre 1901 et 1910, on compte huit voyages en Europe, six entre 1911 et 1923. En ce qui concerne le continent américain, les tournées en Amérique du Nord sont beaucoup plus nombreuses que celles en Amérique du Sud. La comédienne visite la partie nord du continent au moins deux fois par décennie et parcourt les terres latino-américaines à trois reprises. Son dernier voyage aux États-Unis et au Canada, en 1916, en pleine guerre mondiale, dure à peu près deux ans et l'actrice, alors âgée de 72 ans, joue malgré les effets douloureux de l'amputation d'une jambe qu'elle a dû subir en 1915.
La fréquence de ses voyages (compte tenu des distances entre l'Amérique et l'Europe) montre à quel point les États-Unis apparaissent comme un territoire prometteur pour les artistes français à la fin du xixe siècle. Dans un manuel pour organiser une tournée, publié en 1913 par l'entrepreneur Adolphe Brachart, on retrouve, par exemple, un volume significatif de données concernant l'activité théâtrale nord-américaine, dont une liste « des principaux théâtres du monde entier4 », indiquant plus d'une cinquantaine de salles situées aux États-Unis et 6 au Canada. L'ouvrage se réfère fréquemment aux États-Unis, soulignant l'intérêt des entrepreneurs du spectacle européens pour le potentiel lucratif de ce pays aux dimensions continentales.
Contrairement à ceux organisés dans les pays latino-américains, les voyages de l'actrice aux États-Unis durent plus longtemps et concernent un nombre plus important de villes. Cela résulte non seulement de l'attrait des perspectives de recettes, mais aussi aux facilités de déplacement (dues au progrès dans le secteur de transports). Ces aspects sont d'ailleurs évoqués dans les récits de plusieurs entrepreneurs du spectacle de cette période.
Lors de sa première tournée en Amérique du Nord, Sarah Bernhardt joue presque sans relâche, voyageant d'un endroit à l'autre à bord d'un train spécial, qui dispose de tout le confort digne d'une star.
Selon Marks5, elle se présente sur les planches à peu près 141 fois en 175 jours à New York, Boston, New Haven, Hartford, Burlington, Montréal, Springfield, Wilmington, Baltimore, Philadelphia, Chicago, St. Louis, Cincinnati, New Orléans, Mobile, Atlanta, Nashville, Memphis, Louisville, Cincinnati, Columbus, Dayton, Indianapolis, St. Joseph, Leavenworth, Quincy, Milwaukee, Detroit, Toledo, Cleveland, Pittsburgh, Titusville, Bradford, Erie, Toronto, Syracuse, Albany, Troy, Worcester, Providence et Newark. Dans sa deuxième tournée aux Amériques, en 1886-1887, le Mexique est inclus dans le circuit. C'est la seule fois où Sarah Bernhardt visite le pays. En 1906, sa tournée aux États-Unis inclut d'autres villes du Sud (Tampa et Jacksonville) encore inconnues de la Française, alors âgée de 62 ans. Ce voyage lui impose un rythme de travail assommant, d'autant plus qu'elle se heurte à plusieurs difficultés -- dont une dispute avec le Syndicat des Théâtres Américains qui l'empêche de louer des salles pour ses présentations en l'obligeant à jouer dans des espaces alternatifs, comme des tentes de cirque.
Tout au long de sa carrière, Sarah Bernhardt a cherché à diffuser son image et à fidéliser un public aux États Unis. Au-delà du temps des représentations et du voyage, les tournées nord-américaines ont un impact sur sa carrière, modifiant notamment son rapport à la presse et à la publicité. Selon ses biographes Gold et Fizdale, la première tournée aux États-Unis est à cet égard fondatrice :
« Mais sa joie se changea en désespoir lorsqu'il lui apprit qu'il [son imprésario Jarrett] avait invité tous les reporters à venir à son hôtel plus tard dans la journée. L'attitude de Sarah, habituellement si friande de publicité, peut sembler étonnante mais elle est compréhensible lorsqu'on se souvient que les Européens n'avaient pas encore adopté l'habitude américaine de s'attaquer en masse aux célébrités6. »
De même, si l'on en croit le témoignage de Marie Colombier7 (artiste ayant participé à la tournée de Sarah Bernhardt en Amérique du Nord en 1881), on devine à quel point la publicité était cruciale pour la dynamique de la société du spectacle nord-américaine. La description fournie par la comédienne montre comment Sarah Bernhardt apprend à incorporer les stratégies publicitaires élaborées aux États-Unis dans les années 1880 :
« La vie américaine tout entière est basée sur la réclame ; aussi en fait d'annonces et d'affiches ce pays est-il sans contredit le plus grand de tous. Les rues des grandes villes sont généralement encombrées par des distributeurs de petits papiers qui, pour attirer l'attention, s'ingénient en costumes plus étonnants les uns que les autres. [...] Un homme, une femme occupent-ils l'opinion publique d'une manière ou d'une autre ? Aussitôt il se trouve quelque industriel pour donner son nom à un produit, une invention, et ce procédé réussit souvent auprès du public. [...] On comprend bien que les commerçants aient songé à utiliser le retentissement fait autour du nom de Sarah pour le bien de leurs petites affaires. Toutes les personnes de l'entourage de la diva sont à chaque moment sollicitées par les marchands de toutes sortes, qui espèrent obtenir ainsi la faveur de coller le nom à la mode sur leurs étiquettes8. »
Le recours à ce type de stratégie publicitaire n'est pas limité aux États-Unis, mais apparaît également dans d'autres pays où Sarah Bernhardt se présente. La presse mexicaine, par exemple, diffuse de façon régulière la publicité d'une marque de dentifrice que l'actrice considérait comme « délicieux et indispensable9 ». On voit aussi la parution en France de divers produits liés à l'actrice.
Les biographies de Sarah Bernhardt mentionnent autant le succès que les obstacles éprouvés par la Française lors de sa conquête des publics nord-américains. Gold et Fizdale remarquent, toutefois, que les États-Unis sont devenus à la fin de la carrière de l'artiste un territoire accueillant dans lequel elle retourne, notamment à l'occasion de la Première Guerre mondiale, comme une sorte d'ambassadrice d'une France déchirée. Ramos-Gay voit dans l'épisode même de l'amputation de sa jambe la construction métaphorique des soldats français mutilés pendant la guerre10.
Les pays d'Amérique du Sud intègrent l'itinéraire de Sarah Bernhardt à trois occasions différentes et espacées dans le temps (1886, 1893 et 1905). Si les tournées sud-américaines sont plus rares dans la carrière de la star, elles ne sont cependant pas insignifiantes. La disproportion avec les séjours en Amérique du Nord s'explique par la moindre attractivité des villes sud-américaines, mais aussi par la logistique du parcours intercontinental. Les contraintes étaient liées à la capacité des salles de spectacles et à l'existence d'un potentiel public payant, mais aussi aux conditions des trajets. Lors de la tournée de 1886, le temps de trajet entre l'Uruguay et le Chili était de 12 jours, selon l'évocation de Sarah Bernhardt dans sa correspondance à Raoul Ponchon.
« J'ai beaucoup, beaucoup de succès ; mais il faut avouer que [...] j'ai hâte de quitter la République argentine pour le Chili parce que j'aurai une traversée de douze jours qui, quoique atrocement mauvaise et dangereuse, me reposera forcément11. »
Aux dangers du voyage s'ajoutaient parfois des obstacles, tels que les risques de maladies comme la fièvre jaune, qui apeurait les voyageurs. Le 8 janvier 1886, Le Figaro avait publié des nouvelles d'une comédienne française, Cécile Lefort, en « danger de mort » après avoir contracté la fièvre jaune au Venezuela. Et, quelques jours avant l'arrivée de Sarah Bernhardt à Rio de Janeiro, on pouvait lire dans le journal brésilien Gazeta de Notícias :
« Les feuilles de Buenos Aires disent que M. Ciacchi [responsable local de la tournée de Sarah Bernhardt en Amérique du Sud] a l'intention, face à la croissante progression de la fièvre jaune à Rio de Janeiro, de convaincre Sarah Bernhardt de commencer par l'Argentine son tour artistique en Amérique du Sud. “Nous croyons que M. Ciacchi, rajoute El Diario, agit avec beaucoup de justesse. Sarah Bernhardt ne doit pas s'exposer aux dangers inhérents à une longue permanence à Rio, et en venant directement à Buenos Aires”12. »
La comédienne surmonta toutefois la hantise de la maladie tropicale et débuta son premier voyage en Amérique du Sud en se présentant sur les planches brésiliennes, avant de rejoindre l'Argentine, l'Uruguay, le Chili, le Pérou et l'Équateur. L'entreprise fut sujette à toute sorte d'infortune. Lors de la tournée, Sarah Bernhardt doit faire face au décès de son agent, Jarrett13, événement qu'elle évoque dans une lettre adressée au diplomate brésilien Joaquim Nabuco le 11 septembre 1886 :
« Je pars le 20 de ce mois pour le Chili, si nous n'allons pas à Rio. Envoie-moi un mot Hôtel Colon Valparaiso. Cela me fera si grand plaisir. Vous avez appris la mort de mon pauvre vieux Jarret, il emportait avec lui cent vingt francs à moi pour les [?]. Que sont-ils devenus ? Probablement sa fille en héritera, encore, vous le voyez, un malheur et un procès à l'horizon, et de la réclame, la réclame, diront les badauds !14 »
Pour compenser les risques des trajets inter et intracontinentaux, seule la promesse de gros appointements entrait en jeu. Et, pour en toucher, il fallait trouver des publics prêts à accueillir l'artiste et impatients de la voir en personne. Les principales villes de l'Amérique du Sud offraient alors à Sarah Bernhardt une élite aisée, prête à payer le prix le plus élevé pour voir jouer la célèbre parisienne. En 1887, le Journal des débats publie une estimation des recettes réalisées par Sarah lors de son premier passage en Amérique du Sud15. Selon le journal, elle aurait recueilli la somme totale de 1 799 462 francs et 75 centimes, chaque représentation ayant donné en moyenne le résultat suivant : Brésil, 16 195 francs ; Argentine, 20 590 ; Uruguay, 13 008 ; Chili, 11 414. Si l'on en croit les informations fournies par le journal, l'actrice a gagné une somme plus importante en six mois de tournées que durant une saison entière dans son théâtre parisien en 1890 (1 405 138 francs d'après L'Almanach des Spectacles16).
La présence de la comédienne en Amérique du Sud est fortement célébrée par les élites et les journaux locaux. Le 27 mai 1886, le quotidien O Paiz publie son éloge en une :
« Nous l'acclamerons deux fois : puisqu'elle nous vient comme Sarah Bernhardt et comme la France. Pour la première fois de notre histoire nous avons l'honneur de recevoir dans notre pays la gloire française. L'actrice qui poursuit la tradition de Mlle Lecouvreur, de Mlle Clairon et de Mlle Rachel est au plus haut degré l'ambassadrice du génie français. Elle représente le point culminant du théâtre de la seule nation qui, de nos jours, est en matière d'art dramatique la seule à être dotée d'une tradition et d'une école. Dans l'art d'écrire, tout comme dans l'art du jeu de scène, seule la France a atteint cette perfection dans les mesures sonores et visuelles de l'expression, ce qu'on peut appeler le style. [...] C'est l'art dont Sarah Bernhardt vient nous présenter le plus parfait modèle et nous avons envers elle une dette de gratitude, pour avoir donné à notre peuple l'original des grandes créations françaises, dont il n'avait connu que de pâles copies17. »
Habituées à entendre parler de la vedette, de son talent ainsi que de sa vie personnelle, les élites sud-américaines voulaient voir de leurs propres yeux la plus grande étoile française. Les représentations de Sarah Bernhardt à Rio de Janeiro étaient de véritables spectacles sociaux, où l'élite locale pouvait affirmer son appartenance à la culture française, tout en essayant de se démarquer du reste de la population, métisse et noire. Pour cette élite francophile, à laquelle appartenaient les critiques de spectacles, ces sorties représentaient des moments d'autocélébration. À huis clos, dans l'édifice théâtral, s'instaurait une double temporalité : on était à la fois à Rio de Janeiro et à Paris - ville incarnée par Sarah Bernhardt.
L'itinéraire de la star doit aussi être mis en lien avec la formation de routes de circulations artistiques à la fin du xixe siècle. On remarquera à cet égard que les échanges culturels se fortifièrent grâce aux phénomènes migratoires. Au Brésil, on comptait alors de nombreux imprésarios d'origine européenne, porteur d'un nouveau mode de production de spectacles. Une bonne partie des impresarios gardaient des liens avec le Portugal, dont ils étaient souvent originaires et où plusieurs d'entre eux travaillaient. Mais la présence italienne était également importante, notamment dans le secteur du théâtre lyrique. Certains menaient leur carrière entre le Brésil, l'Uruguay et l'Argentine. Les Italiens Cesar Ciacchi et Luiz Ducci, responsables des tournées de Sarah Bernhardt dans les pays d'Amérique du Sud en 1886 et 1893, y travaillaient également. Les deux hommes, qui produisaient à Rio de Janeiro des compagnies étrangères de théâtre lyrique et dramatique, organisaient des voyages dans le bassin de la Plata, en Argentine et en Uruguay, aidant ainsi à établir une route théâtrale en Amérique du Sud au tournant du siècle.
Voyons, par exemple, le chemin parcouru par Sarah Bernhardt lors de ses trois voyages dans les Amériques. L'artiste visita deux États importants de l'axe Sud-Est du Brésil, donnant des représentations dans la capitale du pays et dans deux autres villes, São Paulo et Campinas, situées dans l'État de São Paulo, région en voie de développement grâce à la production du café. La relative proximité avec l'Uruguay et l'Argentine rendait possible un itinéraire économiquement intéressant pour les artistes. En remontant vers les États-Unis, l'actrice s'arrêta dans un plus grand nombre de villes en Amérique du Sud, mais ces escales n'eurent pas toujours la même durée. En 1886, elle était ainsi annoncée pour six spectacles sur les planches équatoriennes, alors qu'elle monta sur scène au moins 26 fois au Brésil.
Les itinéraires varièrent selon les tournées. En 1886, elle s'arrêta dans plusieurs villes en Amérique du Sud, puis passa par le Panama, Cuba et Mexique avant de continuer sa saison aux États-Unis et Canada. La tournée de 1893, en revanche, s'inséra dans un circuit mondial qui n'engloba que le Brésil, l'Argentine et l'Uruguay pour le versant sud-américain. Et, en 1905 et 1906, l'actrice, partie du Portugal, se présenta d'abord à Montevideo, puis en Argentine et au Brésil, avant de poursuivre son parcours vers l'Amérique du Nord, en passant par Lisbonne et Paris.
L'analyse des itinéraires suivis par Sarah Bernhardt est d'autant plus importante qu'elle consolide l'hypothèse de la formation d'une route de circulation d'artistes, d'idées, de critiques et de textes, notamment à travers la traduction et la contrefaçon de pièces, qui favorise la diffusion du théâtre français. Ces circuits préparaient la réception des troupes, dont celle de Sarah Bernhardt, par les élites étrangères, et aidaient à créer un public pour les pièces et les artistes français dans les pays d'Amérique. En effet, lors de ses voyages, Sarah Bernhardt jouait un répertoire déjà connu des spectateurs : d'une part, la presse se chargeait de retransmettre les nouveautés des sorties théâtrales parisiennes, reprises ensuite par des compagnies locales ; d'autre part, les principaux théâtres de la région accueillaient de nombreux artistes étrangers qui présentaient à peu près les mêmes personnages et intrigues.
La comédienne était précédée par d'autres troupes étrangères et pratiquement toutes ses pièces avaient déjà été présentées au Brésil avant son premier séjour en Amérique du Sud. En 1881, l'Italienne Adelaide Tessero (1842-1892) y joua, par exemple, La Dame aux camélias, lors d'une tournée organisée par Cesar Ciacchi, qui deviendra l'impresario de Sarah Bernhardt). Quatre ans plus tard, ce dernier préparait aussi la tournée de la fameuse Eleonora Duse (1858-1924). Celle-ci présenta au Brésil des pièces écrites par de nombreux auteurs français, comme Sardou (Fédora, Odette, Divorçons, Fernanda), Dumas fils (Denise, La Dame aux camélias), Georges Ohnet (Maître des forges) ou Meilhac et Halévy (Frou-frou), certaines entre elles intégrant également le répertoire de Sarah Bernhardt.
Savoir si Sarah Bernhardt allait dépasser la performance d'une autre actrice illustre était un jeu d'émulation courant à l'époque. Plusieurs comédiennes puisaient dans le même répertoire ; la réception se jouait tout autant dans l'originalité de la reprise que dans le caractère inédit de la création. La comparaison faisait partie de l'univers théâtral de la période et participait à la construction de la renommée des comédiennes.
Cette critique, originellement parue dans la presse péruvienne et reprise par le journal équatorien La Nación, en témoigne :
« Insoumise aux règles, Sarah Bernhardt écrase le goût, transgresse le genre, appauvrit le texte et éblouit la souveraineté de la figure [...] car elle ne crie pas comme il est d'ordonnance -- dans les malheurs suffoqués de Fedora [...] comme le font, avant même et encore après la [l'actrice italienne] Ristori, toutes les élèves de l'école antique et moderne du coup de théâtre18. »
Avant même d'assister à un spectacle de Sarah Bernhardt, le public brésilien idéalisait son théâtre (sa performance, celles de son entourage, les mises en scène) et la tournée devait être conforme à cette image. Ce public aisé, déjà bien au fait des nouvelles du monde théâtral parisien, devait juger l'étoile française selon des paramètres définis à l'avance.
En général, la presse brésilienne suivait la critique parisienne. Au feuilletoniste, il incombait de présenter légèrement l'action dramatique des pièces, mais surtout de fournir à ses lecteurs des pistes pour qu'il puisse « comprendre » la valeur artistique des spectacles : pourquoi est-il applaudi, quels sont ses points forts et ses défauts ? Il s'agissait en premier lieu de témoigner du triomphe de la vedette. Applaudir l'artiste était un signe de civilisation. La voir jouer en français des rôles déjà acclamés en France et dans différents pays du monde, c'était aller à Paris et assister au théâtre français le plus authentique.
Quand ils allaient voir Sarah Bernhardt, les publics sud-américains s'attendaient à des spectacles somptueux. Le répertoire joué par l'artiste à Paris faisait souvent appel à des mises en scène soignées, avec des décors majestueux et des costumes luxueux. Aussi, bien que la presse célébrât la présence de la comédienne, certains chroniqueurs manifestaient une frustration vis-à-vis des mises en scènes sud-américaines.
L'actrice Suzon insiste sur ce point :
« On a durement qualifié “la médiocrité” de notre pauvre troupe. On accusait ouvertement la direction d'avoir “économisé” sur les emplois, et même escompté la faiblesse de l'entourage, afin de mieux faire valoir l'Étoile, par contraste'19. »
En observant la place importante accordée aux aspects visuels des mises en scènes originales, on peut se demander dans quelles conditions ces spectacles étaient présentés à l'étranger. Si le luxe parisien ne pouvait être maintenu, quelles adaptations ont-elles été apportées aux spectacles ? Comment ont pu être jouées les scènes qui prévoyaient des mouvements de figurants, des ballets ou encore l'exécution de musiques spécialement conçues pour la pièce ?
Notons à cet égard les propos de l'impresario Marcel Karsenty à propos des tournées de la fin du xixe : « Nous transportions costumes et accessoires introuvables sur place. Nos régisseurs faisaient enregistrer les objets les plus encombrants mais cela coûtait cher20. » Au vu de la durée et de l'espace parcouru lors des tournées, il était très difficile de voyager avec l'ensemble des costumes, décors et accessoires de scène. Il fallait sélectionner l'essentiel, ne conserver que le plus pratique à transporter. Les critiques soulignaient la qualité des costumes portés par les acteurs, tout en regrettant que les accessoires de scène aient été loués sur place, ce qui mettait en péril, selon eux, la vraisemblance des mises en scène. En ce qui concerne l'exécution musicale, les musiciens étaient vraisemblablement recrutés sur place, comme l'a montré Corille Fraser pour la tournée de Bernhardt en Australie en 189121.
Pour une meilleure compréhension des pièces, le public pouvait se procurer au début du spectacle des brochures contenant les traductions des textes22. La vente de livrets pouvait d'ailleurs constituer une source de revenus non négligeable pour les imprésarios. L'entreprise Edgar Strakosch annonçait, par exemple, le 19 janvier 1887, dans le journal La Voix du Mexique, la vente des livrets en espagnol et en anglais des pièces jouées par Sarah Bernhardt. Le témoignage de Marie Colombier sur la première tournée américaine de Sarah Bernhardt en 1881 est également très instructif. Il suggère, en effet, que très peu de livrets étaient consultés pendant les représentations. En revanche, le public pouvait les étudier à l'avance :
« L'auditoire est attentif, charmé. [...] Comprennent-ils un peu, ces Yankees ? J'en doute. On le dirait pourtant. Il y a peu de livrets. [...] Les Américains ont préféré un peu moins comprendre [...]. D'ailleurs, ils ont peut-être étudié les livrets à l'avance. Très curieux, ces livrets, au reste. Sur la couverture, la signature de Sarah, le nom du traducteur, et celui du directeur Abbey. Quant à Legouvé et Scribe [les auteurs des pièces], on les a simplement oubliés23. »
Les séjours de Sarah Bernhardt aux Amériques ne passèrent pas inaperçus en France. Les journaux français donnaient des échos réguliers des tournées, tandis que les mémoires d'artistes et d'imprésarios nourrissaient l'imagination des lecteurs francophones sur les circuits transatlantiques. La comédienne elle-même y consacra six chapitres de son autobiographie Ma Double Vie, parue en 1907.
L'opinion publique était partagée à l'égard de ces voyages. Tout en reconnaissant la renommée de Sarah Bernhardt, les critiques parisiens ne se montraient pas très enthousiastes par rapport à sa carrière internationale. Les tournées, pourtant de plus en plus courantes, n'avaient pas bonne presse car on les accusait de « commercialiser » le théâtre au détriment de « l'Art ». Jules Lemaître, par exemple, publia des chroniques d'adieux. Il y regrettait le départ de la grande Sarah qui, loin de sa patrie, allait se produire devant des publics « bizarres », incapables de distinguer les subtilités du langage employé par la grande étoile française ainsi que les nuances de son jeu de scène.
« Mme Sarah Bernhardt est partie mercredi dernier pour Londres et s'embarquera, dans les premiers jours de mai, pour l'Amérique du Sud. Puisqu'elle ne veut pas rester chez nous, il faut la remercier de porter si loin un peu de notre théâtre et de notre littérature. Nous apprendrons quelque jour qu'on l'a nommée Présidente d'une des bizarres et nombreuses républiques de ce pays-là, ou que des bandes de peaux-rouges ou de nègres se sont massacrées pour l'amour d'elle.24 »
La fierté patriotique et la supposée suprématie culturelle du « génie français » n'étaient toutefois pas suffisantes pour la critique, qui continua de témoigner son mépris pour les tournées. Ainsi, la presse française posa un regard plein de préjugés sur le premier voyage de Sarah Bernhardt en Amérique du Sud. Une caricature d'Alfred Le Petit, datée de 1885, illustre la comédienne parée d'ailes d'oiseau, sorte de pigeon-voyageur, portant plusieurs bourses attachées à son cou, sur lesquelles on identifie des chiffres. L'antisémitisme est évident ici : Sarah s'envole avec de l'argent autour d'un cercle qui évoque le globe terrestre.
En 1887, le critique Francisque Sarcey estimait quant à lui que le jeu de l'actrice avait pâtid e l'internationalisation de sa carrière. Lors de la création de la Tosca, de Victorien Sardou, l'un des grands triomphes de Sarah Bernhardt, il publia une longue chronique, qualifiant le spectacle de produit d'exportation.
« La Porte-Saint-Martin nous a enfin donné la Tosca de M.Victorien Sardou. La pièce a réussi comme on devait s'y attendre, et elle réussira plus encore, je crois, dans les pays d'outre-mer, pour qui elle semble avoir été plus spécialement faite. La Tosca est surtout et avant tout un bel article d'exportation. [...]
C'était une pièce que Sarah Bernhardt devait pouvoir emporter en poche et jouer à elle toute seule [...]. Il résultait de là qu'il fallait imaginer une action d'où fussent bannis tous les développements psychologiques, qui mettent en jeu les longues conversations, les monologues, les tirades, toutes les superfluités qui, outre qu'elles sont épuisantes pour l'actrice, n'auraient peut-être pas l'heur de plaire à des Yankees non plus qu'à des Malais ou à des Cochinchinois. [...]
Ce n'est pas tout : ces publics internationaux sont fous de beaux spectacles. Il fallait donc que cette action pour rapide et brutale qu'elle fût, servît de prétexte à de luxueuses mises en scène [...].
Il fallait enfin (et ce n'était pas le plus facile de la besogne) que cette pièce, en même temps qu'elle répondait à des exigences si diverses, pût encore faire illusion à des Parisiens, et contenter même les plus délicats par de certains coins où se trahirait discrètement la main de l'artiste. C'était, en effet, une nécessité pour la Tosca de réussir à Paris, si l'on voulait qu'elle triomphât à New York et à Valparaiso. Il fallait donc avoir l'air, tout en écrivant pour les foules des deux mondes, de n'avoir songé qu'aux Parisiens, afin de ne pas les renvoyer de mauvaise humeur!25 »
Ainsi, à la fin du siècle, Sarah Bernhardt est à la fois admirée pour ses capacités de tragédienne et son talent de comédienne, et accusée de courir après l'argent à l'étranger et de baisser le niveau artistique en choisissant de mettre en scène de grands spectacles. La manière dont ses tournées sont appréciées renvoie à l'image paradoxale de l'artiste : Sarah Bernhardt est à la fois la cabotine assoiffée d'argent et le « grand théâtre français » en voyage.
Ses tournées illustrent à quel point la diffusion du théâtre français à l'étranger, pour les auteurs les plus illustres comme pour les pièces de moindre qualité littéraire, fut marquée par les aspects de la commercialisation culturelle du xixe siècle. Elles témoignent d'une mondialisation théâtrale précoce, les voyages à l'étranger devenant une pratique structurante de la société du spectacle parisienne à la fin du xixe siècle.
Ces tournées contribuèrent à la construction d'un espace imaginaire global, mais sélectif, auquel seules appartenaient les villes et les publics considérés comme « civilisés ». Elles rendent compte des inégalités sociales internes, ainsi que des forces géopolitiques internationales dans lesquelles s'insère l'économie du spectacle au xixe siècle.
Sarah Bernhardt, "Un examen de conscience", Le Figaro, 9 décembre 1896.
Arthur Gold, Robert Fizdale, Sarah Bernhardt (Paris : Gallimard, 1994), 179.
Anne Martin-Fugier, Comédiennes. Les actrices en France au xixe siècle (Paris : Éditions Complexe, 2008), 97.
Adolphe Brachart, Comment on organise une tournée mondiale (Paris: Bruxelles, Librairies Théâtrales, 1913), 59.
Patricia Marks, Sarah Bernhardt's First American Theatrical Tour 1880-1881 (North Carolina, London: Mc Farland & Company, Inc., Publishers, 2003), 178.
Gold, Fizdale, Sarah Bernhardt, 181.
L'actrice s'est disputée avec Sarah Bernhardt, querelle qui s'intensifie avec la publication de son livre : Marie Colombier, Mémoires de Sarah Barnum (Paris: Tous les libraires, 1883).
Marie Colombier, Voyages de Sarah Bernhardt en Amérique (Paris: C. Marpon et E. Flammarion Éditeurs, 1887), 250.
La Voz de Mexico, 1898, 4.
Ignacio Ramos-Gay, "'Partly American!': Sarah Bernhardt's Transnational Disability in the American Press (1915-1918)," Atlantis: Journal of the Spanish Association of Anglo-American Studies, no. 40/2 (2018): 63.
Gold, Fizdale, Sarah Bernhardt, 240.
"Theatros e...," Gazeta de Notícias, 23 de mayo de 1886.
D'après une note publiée par Le Figaro à son décès, Jarret (1814-1886), né en Angleterre, a eu une enfance misérable. Il devient agent théâtral d'artistes renommés et, lors de sa mort, sa fortune était évaluée à près de deux millions. (Charles Darcours " Courriers des Théâtres", Le Figaro, August 7, 1886).
Lettre de Sarah Bernhardt à Joaquim Nabuco, 11 septembre 1886, Fundação Joaquim Nabuco, CRp17 doc 337.
E.D, "Théâtres et concerts", Le Journal des débats, 17 janvier 1887.
Albert Soubies, Almanach des Spectacles (Paris: Librairie des Bibliophiles, 1890), 47.
Joaquim Nabuco, "Sarah Bernhardt" O Paiz, 27 de mayo de 1886.
Deculan, "Insercsiones," La Nación, 11 de diciembre de 1886.
Colombier, Voyages de Sarah Bernhardt, 302.
Marcel Karsenty, Les Promeneurs de rêves (Paris: Éditions Ramsay,1985), 24.
Corille Fraser, Come to Dazzle: Sarah Bernhardt's Australian Tour (Canberra: Currency Press/National Library of Australia, 1998), 61.
Marks, Sarah Bernhardt's First American Theatrical Tour, 3.
Colombier, Voyages de Sarah Bernhardt, 73.
Jules Lemaître, "La semaine dramatique", Le Journal des débats, 26 avril 1886.
Francisque Sarcey, "Cronique théâtrale," Le Temps, 28 novembre, 1887.