Aimé Bonpland
Le parcours d’Aimé Bonpland met en relief les interactions et les attractions scientifiques,...
L'intervention des fondations philanthropiques américaines dans la recherche scientifique n'est qu'un symptôme parmi d'autres de la complexification sans précédent du processus de construction et d'utilisation des savoirs scientifiques qui caractérise le xxe siècle, un processus impliquant des acteurs toujours plus nombreux, une logistique de plus en plus sophistiquée, des financement croissants et une internationalisation continue. C'est dans le cadre de cette nouvelle configuration que les fondations philanthropiques s'imposent dès les années 1920 comme des actrices importantes du monde scientifique international, à la fois par leur puissance financière, mais aussi par leur activisme relationnel qui leur permet de se placer au centre d'une galaxie d'acteurs impliqués dans le processus de construction et d'utilisation du savoir scientifique.
L'histoire de la politique internationale de la fondation Rockefeller est caractéristique de ce rôle charnière et complexe joué par les organisations philanthropiques américaines. D'une part, la Rockefeller a mis en place une politique internationale de soutien à la recherche scientifique qui en fait, à bien des égards, un vecteur de diffusion d'un modèle américain qui se conçoit à partir du début du xxe siècle comme une inspiration pour le reste du monde. Mais l'interpréter uniquement comme un agent unilatéral d'américanisation est trop simpliste. Car L'histoire de cette politique internationale est, d'autre part et avant tout, une histoire d'interactions multiples entre la fondation et les récipiendaires de son soutien, interaction où se mêlent une relation de domination à la fois financière et géopolitique (dès l'entre-deux-guerres, mais surtout après 1945), une relation de confiance, mais aussi une relation de confrontation entre le projet rockefellerien et celui de ses interlocuteurs.
La première caractéristique de la fondation Rockefeller est d'être fille du capitalisme américain, à qui elle doit ses disponibilités financières considérables. Fondée en 1913 par le magnat du pétrole John D. Rockefeller et dotée d'un capital de 100 millions de dollars prélevé sur les actions de la Standard Oil, elle inaugure, avec quelques autres comme la Carnegie Corporation of New York ou la Russel Sage Foundation, l'arrivée des grandes fondations sur la scène américaine et internationale, et sera suivie d'autres qui rivaliseront de dotations financières toujours plus importantes, comme la fondation Ford — et, plus récemment, la Fondation Bill & Melinda Gates ou l'Open Society Institute de George Soros.
Sa richesse va lui permettre d'élaborer une politique de soutien à la science à l'échelle mondiale qu'elle lance dès sa création. Son ambition, formalisée dès le début des années 1920, est de constituer un réseau international d'institutions installées dans des endroits stratégiques et opérant dans leur domaine de compétence afin de contribuer à la résolution de problèmes contemporains d'ampleur mondiale, tels que la lutte contre les maladies endémiques, l'amélioration de la situation économique internationale ou le développement de la coopération scientifique. À travers ces domaines d'intervention divers, l'objectif de la Rockefeller est de mettre en place un gouvernement de la science, la fondation considérant que le savoir scientifique peut être un facteur de progrès s'il est géré par une élite éclairée qui pourra guider l'humanité dans son utilisation raisonnée. De ce point de vue, le petit monde de la philanthropie américaine, dont la fondation Rockefeller est alors l'expression la plus achevée, se pense indiscutablement comme le principal héritier des Lumières, une certitude que va venir renforcer le naufrage de l'Europe dans la Première Guerre mondiale. Ce projet de gouvernement de la science restera au cœur de l'ethos philanthropique pendant tout l'entre-deux-guerres ; il faudra l'utilisation massive de la science par le projet militaire et idéologique nazi pour que les philanthropes reconsidèrent leur foi sans faille dans la capacité de la science à assurer le progrès de l'humanité. De fait, après 1945, cette idée décline, mais reste présente au tréfonds de la culture philanthropique et demeure toujours visible aujourd'hui dans le projet d'une organisation comme la fondation Gates.
La politique rockefellerienne se manifeste d'abord dans le domaine de la santé publique, notamment en Amérique latine où la fondation lance dès 1916 des enquêtes sanitaires dans de nombreux pays, suivies de campagnes destinées à éradiquer certaines maladies telles que l'ankylostomiase, le paludisme ou la fièvre jaune. Les plus importantes ont lieu au Brésil (1923-1940), en Argentine (1920-1929), en Colombie (1920-1929) ou encore au Venezuela (1927-1928).
À chaque fois, les missions de terrain menées par la fondation en matière d'information de la population et de mesures sanitaires préventives s'appuie sur le travail scientifique effectué par une autre organisation de la galaxie Rockefeller, le Rockefeller Institute for Medical Research (fondé en 1901), qui cherche à mettre au point des traitements pour les maladies concernées. Entre 1913 et 1950, la fondation Rockefeller investira 100 millions de dollars dans cette campagne sanitaire mondiale qui s'étend à l'Europe à partir de la Première Guerre mondiale, notamment avec la grande campagne de lutte antituberculeuse menée en France à partir de 1917 : lancée au moment où les États-Unis entrent dans le conflit, elle se poursuivra jusqu'en 1923.
Mais la Rockefeller mettra aussi sur pied des campagnes de lutte contre le paludisme dans d'autres pays d'Europe tels que l'Italie et la Grèce. Si la fondation y applique des méthodes américaines (comme l'introduction de poissons mangeant les larves de moustiques), il est également fort probable qu'elle réinvestisse aussi l'expérience acquise sur le terrain européen en Amérique latine, mais aussi aux États-Unis même, où elle est engagée dans l'éradication du paludisme — maladie encore partiellement endémique dans le Sud. Dès lors, la campagne mondiale de santé publique de la fondation prend bien plus la forme d'un processus circulatoire transatlantique que d'une simple exportation de méthodes américaines.
Outre le domaine sanitaire, la politique rockefellerienne se manifeste également dans les domaines de l'enseignement de la médecine et de la recherche médicale. Elle se concrétise par le financement de la création d'institutions dont le premier exemple d'envergure ne concerne pas l'espace atlantique puisqu'il s'agit de l'ouverture, en 1921, du Peking Union Medical College, faculté de médecine dont l'objectif était de moderniser la médecine chinoise en créant une tête de pont destinée à diffuser la médecine scientifique à l'américaine dans le pays via une élite de médecins formés dans la nouvelle faculté. Cette stratégie est également appliquée au Canada (programme de soutien aux facultés de médecine canadiennes lancé en 1922), en Amérique latine (faculté de médecine de São Paulo), puis, à partir du milieu des années 1920, en Europe où la fondation mène des enquêtes sur l'état de l'enseignement médical dans la plupart des pays. Certaines d'entre elles déboucheront sur des soutiens à des facultés de médecine, soit pour construire de nouveaux bâtiments, soit pour équiper des laboratoires et des bibliothèques, soit encore pour créer des chaires dans des disciplines émergentes. Les réalisations les plus spectaculaires en seront l'hôpital de l'University College London (achevé en 1923), l'Université libre de Bruxelles (1928) ou la faculté de médecine et de pharmacie de Lyon (1930). Au cours des années 1930, crise économique oblige, la fondation se recentre vers des financement plus modestes et plus ciblés, visant à soutenir avant tout des projets de recherche, notamment dans le domaine de la médecine et des sciences biologiques. Entre 1929 et 1939, la Rockefeller appuiera ainsi plus de 120 institutions, dont les deux tiers hors des États-Unis, dans près de 30 pays, en particulier européens (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Suisse, Suède, Norvège, Italie, Pologne, Danemark).
Par cette politique systématique, la Rockefeller s'impose comme un vecteur de circulation transnationale des idées, des pratiques et des modèles organisationnels. En effet, l'un des fils conducteurs de son action dans ce domaine est de contribuer à l'implantation d'un modèle d'enseignement et de recherche médical fondé sur le regroupement dans un pôle unique des fonctions de soin (l'hôpital), d'enseignement (la faculté de médecine) et de recherche (le laboratoire) qui sont alors séparées dans la plupart des pays. Ce modèle organisationnel, mis au point dans l'Allemagne impériale de la seconde moitié du xixe siècle, constitue pour la Rockefeller la clé de voûte de la modernisation de la médecine qui devrait être appliqué partout où c'est possible. C'est à sa généralisation aux États-Unis et à sa réexportation dans le reste du monde que la Rockefeller va consacrer au cours de la période 1920-1930 des sommes importantes, en finançant de multiples facultés de médecine aux États-Unis et en Europe, mais aussi en Amérique latine et, dans une moindre mesure, en Asie, avec des fortunes diverses. Dans ce processus, elle n'est pas tant un agent d'exportation d'un modèle américain lui-même en voie d'élaboration que de réexportation d'un modèle allemand, auquel elle contribue à donner une audience internationale alors même que l'Allemagne, discréditée par sa responsabilité dans la Première Guerre mondiale, n'est plus à même de jouer, après 1918, le rôle de modèle scientifique qu'elle a incarné à la fin du xixe siècle. Ici, la fondation est avant tout la courroie de transmission d'un modèle dont l'internationalisation est sans doute l'occasion de multiples adaptations — sans même parler des échecs retentissants comme le financement avorté d'une nouvelle faculté de médecine à Paris au cours des années 1930, dans laquelle la Rockefeller prévoyait d'investir une somme pourtant considérable.
La politique internationale de la fondation s'exerce également dans le domaine des sciences sociales. Dès 1924, une autre organisation de la galaxie Rockefeller, le Laura Spelman Rockefeller Memorial (LSRM), a entrepris de soutenir la création ou le développement d'instituts de sciences sociales dans des endroits stratégiques, comme la London School of Economics (premier financement en 1924) ou l'Institut Universitaire de Hautes Études Internationales de Genève (créé en 1927). En 1929, le LSRM est intégré à la fondation Rockefeller, dont il devient la Social Science Division ; celle-ci poursuit l'action entreprise auparavant, en particulier dans deux secteurs : l'étude de la conjoncture économique et les relations internationales. La fondation finance ainsi plusieurs dizaines d'universités et d'instituts privés, à la fois aux États-Unis (Foreign Policy Association, Council of Foreign Relations, universités de Harvard et de Yale), au Canada (Canadian Institute of International Affairs) ou en Europe (Institut Universitaire de Hautes Études Internationales de Genève, Royal Institute of International Affairs de Londres, Notgemeinschaft der Deutschen Wissenschaft de Berlin, Centre d'étude de politique étrangère de Paris, université Jean-Casimir de Lvov).
Outre son action dans de multiples aires nationales, la fondation Rockefeller établit une coopération précoce avec les organisations internationales puisque qu'elle soutient de façon massive et continue la Société des Nations (SdN) dès 1922 — et jusqu'à la disparition de l'organisation en 1946. Ce soutien concernera les sections techniques, notamment l'Organisation d'Hygiène, l'Institut International de Coopération intellectuelle (IICI) et l'Organisation Économique et Financière. À travers le financement de ces ancêtres des agences spécialisées de l'ONU, la Rockefeller confirme son insertion dans des réseaux scientifiques internationaux dont les sections techniques de la SdN s'imposent rapidement comme le carrefour. Cette participation est aussi un moyen pour elle de développer son activité dans des pays ou des secteurs où elle est encore peu présente. C'est ce que montre bien le soutien financier qu'elle accorde entre 1935 et 1939 à la Conférence Permanente des Hautes Études Internationales, organisme créé par l'IICI afin de développer l'étude des relations internationales. L'objectif de la fondation à travers ce financement est de développer les recherches portant sur l'économie internationale et d'élaborer des solutions destinées à juguler la crise économique dans laquelle le monde s'est enfoncé depuis le krach d'octobre 1929. Pour ce faire, la fondation ne va pas se contenter de financer l'IICI ; elle va aussi accorder de multiples financements dans de nombreux pays européens (France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Suède, Norvège, Danemark, Autriche, Roumanie, Yougoslavie, Bulgarie) afin de favoriser la constitution d'équipes de recherches interdisciplinaires appartenant à des institutions différentes dont la fondation tente de favoriser la collaboration. L'objectif est de développer les recherches sur les problèmes économiques internationaux ; ce faisant, la Rockefeller se pose aussi en aiguillon de reconfiguration des champs scientifiques nationaux en favorisant, avec des succès divers, des synergies interdisciplinaires et interinstitutionnelles. Au total, cette participation de la Rockefeller aux activités de la SdN contribuera à faire de la fondation l'une des organisations clés du paysage scientifique mondial de l'entre-deux-guerres. Elle se poursuivra après 1945, quoique de manière moins intensive, au travers de collaborations avec l'Unesco ou d'autres agences spécialisées de l'ONU — sur lesquelles des études seraient souhaitables.
Avec une grande partie de ces institutions nationales ou internationales, la fondation tisse des liens de long terme, qui se manifestent par des financements s'étendant parfois sur les deux décennies de l'entre-deux-guerres. Dans leur grande majorité, ces liens sont rompus par la Deuxième Guerre mondiale, mais sont rapidement rétablis : dès l'automne 1944 en effet, les officers de la fondation sillonnent l'Europe pour reprendre contact avec les institutions et les chercheurs financés avant 1939, à l'Ouest comme à l'Est de l'Europe. Jusqu'au milieu des années 1950, la fondation reprend le soutien à ces institutions, dont la plupart ont cruellement besoin de l'argent américain pour mener à bien leur reconstruction matérielle, ainsi que l'actualisation de leurs connaissances mise à mal par la mort ou l'emprisonnement de leurs chercheurs, mais aussi par l'interruption de l'approvisionnement des bibliothèques en publications scientifiques pendant cinq ans, tandis que les laboratoires américains tournaient à plein régime. Une partie de l'aide rockefellerienne d'après 1945 va donc servir à la mise à niveau des universités et des laboratoires, principalement en Europe occidentale après que le rideau de fer aura séparé le continent en deux en 1947. À partir de la deuxième moitié des années 1950, la fondation va progressivement se détourner de l'Europe pour se concentrer sur les pays en voie de développement, notamment en Asie où elle se concentre particulièrement, en association avec la fondation Ford, sur les questions agronomiques en lien avec la révolution verte.
Si la fondation Rockefeller joue un rôle important dans la construction, l'utilisation et la circulation des savoirs au cours de la période 1920-1960, c'est parce qu'elle n'est pas seulement une pourvoyeuse d'argent, mais, plus profondément, une organisation de management de la science dont la structure technico-administrative est au service d'un projet intellectuel. Cette structure est à la fois souple et complexe.
Souple parce que la mobilisation de ses ressources financières dépend uniquement de la décision d'un Board of trustees souverain, composé d'un savant dosage d'universitaires, d'hommes d'affaires et de personnalités liées de près ou de loin au gouvernement fédéral. Le Board est à la fois totalement indépendant du monde politique (la fondation est à 100% financée par des fonds privés), même s'il est toujours attentif à la manière dont ses actions, notamment internationales, pourraient interférer avec la politique étrangère américaine ; c'est notamment le cas lorsqu'y siègent des anciens ou futurs responsables politiques, comme l'avocat d'affaires John Foster Dulles, qui devient Chairman du Board en 1950, après avoir été conseiller du Secretary of State et avant de devenir lui-même Secretary of State. De ce point de vue, la ligne rouge de la politique rockefellerienne est celle de l'intérêt national américain, qu'elle s'attache à ne pas contrarier. Mais il faut immédiatement ajouter qu'elle n'en a pas nécessairement la même conception que le gouvernement fédéral, ce qui la conduira à plusieurs reprises au cours de son histoire à prendre des positions différentes de celle du pouvoir politique : son soutien à la SdN en est un exemple parfait, de même que sa volonté de développer, à partir du début des années 1950, des relations avec les scientifiques d'Europe de l'Est, alors même que le gouvernement américain campe sur une position de fermeté face au bloc soviétique.
Mais c'est au-dessous du niveau du Board que la complexité de l'organisation philanthropique se révèle. La fondation Rockefeller comprend en effet plusieurs départements (ou divisions) dont la dénomination a évolué entre les années 1920 et les années 1950, mais dont les domaines d'intervention restent globalement stables : santé publique, enseignement et recherche médicale, sciences biologiques, sciences sociales, humanités. Cette structure, calquée sur l'organisation universitaire en facultés et en départements, montre que l'ambition de la fondation n'est pas seulement de distribuer de l'argent, mais aussi de participer à l'élaboration du savoir scientifique. Ces divisions sont animées par des officers qui sont souvent, au moins jusqu'aux années 1950, des universitaires de formation (c'est par exemple le cas de Warren Weaver, qui dirige la Natural Science Division de 1932 à 1959) et dont l'activité consiste à définir des domaines d'intervention préférentiels et à financer des institutions qui effectuent des recherches dans ces domaines, de façon à leur donner une impulsion importante. Les officers sont ainsi amenés non seulement à entretenir des correspondances avec des scientifiques de dizaines de pays, mais aussi à voyager constamment pour rencontrer chercheurs, administrateurs et responsables politiques afin de négocier avec eux les conditions du soutien rockefellerien. Personnages hybrides à mi-chemin entre plusieurs mondes, les officers sont les chevilles ouvrières de la politique rockefellerienne, à laquelle ils confèrent la caractéristique d'être à la fois d'ampleur mondiale et de coller au plus près de la réalité des terrains locaux, dont les officers ont parfois une connaissance extrêmement fine — même si elle est toujours biaisée par leur double point de vue d'Américains et de managers de la science.
C'est pour coller à cette réalité du terrain, variable selon les moments et les pays, que la fondation élabore une politique scientifique fondée sur une gamme variée de financements qui vont évoluer au cours des décennies, mais que l'on peut répartir en trois catégories principales. La première est le financement à la construction de bâtiments, politique menée principalement au début des années 1920 puis progressivement abandonnée, sauf exception, en raison de son caractère onéreux, mais qui possède l'avantage symbolique de manifester concrètement le rôle de la Rockefeller dans « le bien-être de l'humanité » (selon l'objectif affiché dans sa charte de 1913). La deuxième catégorie est le financement de projets de recherche collectifs, qui se développe à partir des années 1930 et se poursuit tout au long des décennies suivantes ; elle consiste à accorder des sommes plus ou moins importantes à des équipes pour la réalisation d'un programme précis. Enfin, la troisième catégorie est la bourse individuelle (fellowship), une pratique instaurée dès 1917 et qui va devenir l'une des marques de fabrique de la fondation ; elle consiste à accorder à des personnalités jugées prometteuses un financement pendant une durée variable (de quelques mois à plusieurs années) afin de réaliser un projet en dehors de leur pays d'origine. Entre 1915 et 1970, le programme Fellowships concerne quelque 9 500 personnes, réparties entre 88 pays, et la fondation y investit près d'un milliard de dollars, soit 5 % de ses dépenses totales. Avec ce programme, la Rockefeller s'impose comme une agence de voyages scientifique au sens fort du terme, c'est à dire comme une institution clé dans le développement de la circulation des savoirs au xxe siècle.
Mais si le programme Fellowships constitue un instrument d'influence américaine incontestable, il ne saurait s'y résumer. Certes, il consiste à faire venir, en grande partie aux États-Unis, des scientifiques en provenance du monde entier afin de les mettre en contact avec les méthodes et le savoir américains et afin d'en faire des agents de réexportation lorsqu'ils seront rentrés dans leur pays d'origine. Mais ces chercheurs ne voyagent pas seulement aux États-Unis pour apprendre : ils viennent aussi apporter leur savoir et contribuent à féconder le système d'enseignement et de recherche américain. Bien avant l'âge d'or du Brain Drain (à partir des années 1950), la fondation Rockefeller aura ainsi contribué à faire venir aux États-Unis des milliers de scientifiques qui vont à la fois profiter des excellentes conditions des laboratoires américains, mais aussi y apporter leurs compétences. En outre, le programme Fellowships a aussi servi de modèle organisationnel à de nombreuses institutions, en particulier les organisations internationales qui l'adoptent presque tel quel : c'est le cas du programme d'échanges de fonctionnaires sanitaires créé par l'Organisation d'Hygiène de la SdN en 1922, mais aussi des programmes de l'United Nations Relief and Rehabilitation Administration (UNRRA) en 1946 ou encore de l'important programme de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), créé en 1948, sans parler de programmes similaires nés sous l'égide de l'ONU et de l'Unesco à partir des années 1950 — notamment à destination des pays en voie de développement.
Toute la gamme des financements rockefelleriens fait l'objet d'un processus de sélection et de suivi reposant sur une logistique complexe, qui permet à la Rockefeller de se placer au carrefour d'un ensemble d'acteurs et de flux et, ainsi, de jouer un rôle structurant dans l'organisation du champ scientifique international. Là encore, les officers sont au cœur de la machine, car ce sont eux qui assurent ce qui constitue sans doute la marque de fabrique la plus reconnaissable de la fondation Rockefeller : la relation personnelle que la fondation s'efforce de tisser avec ses interlocuteurs. Au gré de leurs multiples voyages transatlantiques et de leurs visites récurrentes aux laboratoires susceptibles de recevoir un financement ou demandant un renouvellement de celui qui leur a été accordé, les officers établissent une relation de confiance avec certains de leurs récipiendaires, allant parfois jusqu'à faire « alliance » avec eux en les conseillant sur la manière de présenter un dossier susceptible d'être agréé par le Board of trustees. Enfin, les officers s'attachent à entretenir ce réseau considérable de contacts personnels, en s'efforçant d'entretenir les liens avec les anciens récipiendaires, qui peuvent à l'occasion être sollicités pour expertiser des nouveaux projets soumis à la fondation ou recommander des jeunes chercheurs travaillant sous leur direction afin qu'ils obtiennent une fellowship. Du fait de ce lien personnel et de long terme, la fondation Rockefeller peut ainsi devenir dans certains cas partenaire dans l'entretien ou le renouvellement de dynasties universitaires locales. On voit bien ici comment la relation personnelle établie entre l'organisation philanthropique et ses récipiendaires peut brouiller la frontière entre les appartenances nationales, ainsi que le déséquilibre existant a priori entre le bailleur de fonds et son récipiendaire, même si ces frontières ne disparaissent jamais tout à fait.
À travers sa puissance de financement et son activisme relationnel, la fondation Rockefeller s'impose donc dès l'entre-deux-guerres comme une actrice importante dans la reconfiguration des champs scientifiques nationaux, qu'il s'agisse du domaine des sciences de la nature ou des sciences humaines et sociales. C'est ce que montre clairement le cas français, qui n'est qu'un des multiples théâtres d'opération de la fondation en Europe, même s'il est l'un des principaux et surtout l'un des seuls où l'on peut observer à une échelle importante l'activité variée de la fondation pendant une longue période. La fondation y est en effet présente dès 1917 et de façon continue jusqu'au début des années 1960, si l'on excepte la Deuxième Guerre mondiale. Ses initiatives s'inscrivent dans plusieurs processus importants. Le premier est la naissance d'une politique de la santé publique à l'échelle nationale, à travers la mise en œuvre de la campagne antituberculeuse (1917-1923) à laquelle il a été fait allusion plus haut, mais aussi à travers le soutien de la Rockefeller à l'organisation d'une administration de la santé publique à l'échelle de l'ensemble du pays — notamment lorsque la fondation finance l'Office National d'Hygiène Sociale (entre 1925 et 1934), qui va jouer un rôle à mi-chemin entre l'observatoire épidémiologique et l'organisme de coordination d'une politique sanitaire nationale. Dans ce processus, on voit la fondation Rockefeller plaider en faveur d'une centralisation de la politique sanitaire, se montrant à l'occasion plus jacobine encore que les autorités françaises, dans un moment charnière où la santé, dans les mentalités comme dans les pratiques, reste encore une affaire privée et où la notion de « santé publique » n'est pas encore entrée dans les mœurs.
Le rôle de la fondation en France est aussi notable dans deux domaines qu'elle s'attache à connecter étroitement : d'une part l'enseignement médical, où elle tente de favoriser l'inclusion de l'enseignement des sciences biologiques dans la formation des médecins ; d'autre part la recherche biomédicale, en poussant au développement des collaborations entre médecins et biologistes via ses financements, afin de favoriser l'émergence de champs interdisciplinaires tels que la biochimie et la biologie moléculaire, qui émergent dans les années 1920 et vont connaître un mouvement d'institutionnalisation dans les années 1950 auquel la fondation aura largement contribué par sa politique de soutien aux chercheurs et aux laboratoires, mais aussi par l'activisme de ses anciens récipiendaires qui vont pousser en faveur d'une telle institutionnalisation lorsqu'ils seront parvenus à des postes de responsabilité dans les grandes institutions. Dès le milieu des années 1920, les universités de Strasbourg, de Marseille et de Lyon, ainsi que l'Institut Pasteur, le Collège de France ou l'Institut de Biologie Physico-Chimique (Institut Rothschild), font l'objet de financements, aussi bien au niveau des laboratoires que des individus : plusieurs pionniers de ces champs de recherche tels que Claude Fromageot, Pierre Desnuelle, Pierre Grabar ou Jean Roche bénéficient ainsi de fellowships. Après 1945, la fondation poursuit ses financements, à destination d'universités mais aussi du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et d'autres anciens fellows de la fondation tels que le biologiste Jacques Monod jouent un rôle clé dans l'installation de la biologie moléculaire au cœur de l'agenda scientifique de la ve République, en se fondant en partie sur le modèle du California Institute of Technology américain où Monod avait effectué sa fellowship en 1936 en compagnie de Boris Ephrussi.
La fondation est également très impliquée dans le domaine des sciences sociales : dès le milieu des années 1920, ses officers sondent le milieu universitaire parisien afin de trouver des interlocuteurs susceptibles de contribuer non seulement au développement de certaines disciplines (économie, science politique, sociologie), mais surtout de favoriser leur synergie et leur regroupement en un collectif de sciences sociales unifiées par des paradigmes méthodologiques communs. Dans ce processus, la fondation est autant une bailleuse de fonds qu'une partenaire intellectuelle pour les milieux universitaires parisiens, avec lesquels elle entretient un dialogue parfois conflictuel. De là découle, dès le milieu des années 1930, un projet de fédération des sciences sociales qui constitue bien davantage une coproduction que l'imposition d'un hypothétique projet américain qui, s'il existe dans les grandes lignes, se précisera avant tout au fur et à mesure des contacts que la fondation développe avec les acteurs locaux, notamment l'économiste Charles Rist, l'anthropologue Marcel Mauss ou le recteur de l'université de Paris Sébastien Charléty. Ce projet se poursuit après 1945 avec d'autres interlocuteurs puisque, à partir de 1948 et jusqu'à la fin des années 1950, la fondation Rockefeller est pleinement impliquée dans le développement de deux institutions majeures du paysage universitaire français : d'une part la Fondation nationale des sciences politiques, où elle contribue à développer l'étude des relations internationales (avec Jean Baptiste Duroselle) et l'expertise économique (avec Jean-Marcel Jeanneney) ; d'autre part la vie section de l'École pratique des hautes études (EPHE), ancêtre de l'École des hautes études en sciences sociales, où son financement va permettre le développement des aires culturelles sous la direction de Fernand Braudel.
Le développement de l'étude des aires culturelles ne doit pour autant pas être considéré comme une simple transposition de celui des area studies américaines, dans lequel les fondations — et particulièrement la Rockefeller — sont également impliquées. Dès les années 1930, prenant acte du provincialisme de l'université américaine, la Rockefeller a en effet commencé à soutenir des programmes d'étude des civilisations étrangères et accordé des fellowships à des chercheurs se spécialisant sur les aires latino-américaine, européenne, moyenne orientale ou asiatique. Mais c'est surtout après 1945 que les area studies vont se développer dans le système universitaire américain. En effet, la dimension planétaire du conflit, ainsi que les problèmes annoncés d'un après-guerre auquel le gouvernement américain songe dès 1940, font apparaître la nécessité de disposer de spécialistes connaissant les différentes régions du globe, dans lesquelles la puissance mondiale que sont les États-Unis aura tôt ou tard à intervenir. Dès 1946, treize universités américaines possèdent des départements d'aires de civilisation, un nombre qui ne fait qu'augmenter dans les années suivantes. Ces départements sont des structures interdisciplinaires où l'on enseigne la langue, la sociologie, l'histoire, les relations internationales, etc, et qui ont vocation à former non seulement des chercheurs universitaires, mais aussi les futurs cadres de l'administration ou de la diplomatie américaine. Les grandes fondations soutiennent activement ces programmes qui correspondent à leur agenda intellectuel orienté depuis les années 1920 vers l'international. Du côté de la Rockefeller, le soutien aux études sur les aires de civilisation est inscrit à partir de 1929 au programme de la Humanities Division, dont le premier fellow, en 1933, ne s'inscrit pas dans l'espace atlantique puisqu'il s'agit d'un spécialiste de l'Extrême-Orient. Mais son soutien change de dimension à l'orée de la guerre froide : entre 1946 et 1954, elle investit huit millions de dollars dans les area studies, dont près de 800 000 pour le seul Russian Institute de l'université Columbia, créé en 1946 pour former des spécialistes de la Russie, nouvel adversaire des États-Unis. La Rockefeller n'est pas la seule à soutenir les area studies puisque, à partir de 1951, la fondation Ford entre également dans la partie avec un budget sans commune mesure : jusqu'à la fin des années 1960, elle dépense environ 200 millions de dollars dans ce domaine, aux États-Unis comme à l'étranger.
La Ford est aussi impliquée dans le soutien financier à la vie section de l'EPHE, prenant la suite de la fondation Rockefeller lorsque celle-ci se désengage du paysage universitaire français à la fin des années 1950. Mais si les fondations soutiennent le développement du programme des aires culturelles conçu par Fernand Braudel, celui-ci ne s'apparente que de manière marginale aux area studies américaines. Plus qu'un instrument intellectuel de guerre froide, il est avant tout l'expression du projet intellectuel d'histoire mondiale de longue durée élaboré par l'historien, dans lequel la division du monde en aires de civilisation occupe une place importante et qu'il entend décliner en programmes spécialisés faisant l'objet de recherches individuelles et collectives. Loin d'être un décalque des area studies, le projet braudélien ne doit pas non plus être interprété comme une « résistance » à un impérialisme intellectuel des fondations américaines qui auraient cherché à imposer sans succès l'agenda des area studies. Il est plutôt une mobilisation de l'argent et d'une référence américaine à laquelle est associée une symbolique moderne, pour mettre en œuvre un agenda intellectuel issu d'une recherche de longue haleine et le faire coïncider avec une réforme du système universitaire français que Braudel appelle de ses vœux et dont il entend être un des architectes. Dans ce projet qui restera inachevé, le rôle des fondations américaines est décisif puisqu'il aboutit à la création de la Maison des Sciences de l'Homme, mais il ne conduit jamais, loin s'en faut, à l'américanisation de l'université française.