Éducation artistique et formation des artistes
L'Atlantique est le théâtre de nombreux échanges dans le domaine de la formation des artistes, et...
En octobre 1951, une nouvelle maison ouvre ses portes à la Cité universitaire internationale de Paris : la Maison de la France d'Outre-mer. Elle est sise à côté de la Maison de la Tunisie, mais doit accueillir les ressortissants d'une autre Afrique, celle au Sud du Sahara. Sa création avait été décidée dès 1946 suite à la proposition faite par la direction de l'enseignement du ministère de la France d'Outre-mer - qui venait de remplacer celui des Colonies - au ministre, le socialiste Marius Moutet, de construire un pavillon de la France d'Outre-mer à la Cité et d'affecter un crédit de 20 000 000 francs sur le budget du FIDES (Fonds d'investissement pour le développement économique et social des Territoires d'Outre-mer) pour les études de ce projet. Le ministre avait approuvé et cette création se situe alors au croisement de plusieurs histoires : l'histoire politique de l'Empire français et de la décolonisation bien sûr, mais aussi l'histoire sociale des mobilités étudiantes transatlantiques et l'histoire culturelle de la diplomatie universitaire.
Après la Seconde Guerre mondiale, il n'est plus possible de maintenir le statu quo impérial et dans la foulée d'une conférence de Brazzaville encore très conservatrice (la conférence se tint du 30 janvier au 8 février 1944 ; aucun Africain n'y participait), l'Empire français va amorcer sa transformation. Des députés africains sont élus aux deux assemblées nationales constituantes et participent donc aux débats parlementaires. La Constitution du 27 octobre 1946 instaure, en lieu et place de l'Empire, l'Union française, qui regroupe en un ensemble théoriquement plus égalitaire la métropole et ses colonies. Les ci-devant sujets deviennent, avec la loi dite Lamine Gueye du 7 mai 1946, citoyens, même si cette citoyenneté reste floue et largement à définir. Toujours est-il que la fin des années 1940 et les années 1950 sont celles où le combat pour l'égalité prend une ampleur sans précédent. Les promesses de l'Union française doivent être tenues et ses citoyens obtenir les mêmes droits que les métropolitains.
Ce désir d'égalité concerne aussi, bien entendu, l'enseignement. On récuse les principes d'avant-guerre qui consistaient d'une part à former des élites qui seraient autant d'auxiliaires pour les Français et d'autre part à encourager les Africains, via les écoles rurales, à rester dans ce que les coloniaux estimaient être leur milieu naturel, c'est-à-dire les champs. Après la Seconde Guerre mondiale, ces temps-là sont révolus et l'enseignement est aligné sur celui de la métropole, au prix sans doute du mépris des cultures africaines. Cela va nécessiter la création de véritables lycées - il n'existait par exemple avant-guerre sur toute l'Afrique Occidentale Française (AOF) que deux lycées dispensant une scolarité secondaire complète, Faidherbe à Saint-Louis et, à partir de 1939, Van Vollenhoven à Dakar - ou plutôt l'extension au-delà des petites classes de la scolarité secondaire et la création d'Instituts d'études supérieures appelés à devenir des universités. Mais l'effort à fournir est considérable, étant donné le retard accumulé du fait de politiques restrictives. Et, pour beaucoup, la seule chance de faire un cursus scolaire ou universitaire honorable est alors de venir en France. Et l'on va en effet assister à l'augmentation exponentielle du nombre d'étudiants africains en France, en rupture là aussi avec des traditions fort malthusiennes. Il y avait bien eu, déjà au xixe siècle, quelques étudiants ou stagiaires envoyés en France par le Conseil général de Saint-Louis du Sénégal mais le flux - d'ailleurs statistiquement très modéré - s'était tari du fait de la réduction des pouvoirs en la matière du Conseil général. L'entre-deux-guerres est à la fois le temps où triomphe l'école rurale, théorisée par l'inspecteur général de l'enseignement Georges Hardy et celui où une toute petite minorité parvient quand même à venir faire des études en France. Outre quelques figures exceptionnelles tel le prince dahoméen Tovalou Quenum fondateur avec René Maran de l'éphémère revue Les Continents et le futur président de la république du Sénégal Léopold Sédar Senghor, ou encore le juriste et futur député Lamine Gueye, quelques élèves sont envoyés dans les écoles vétérinaires de Lyon ou Maison-Alfort et une brève expérience est tentée à Aix-en-Provence : des élèves de l'école normale William Ponty destinée à former les élites africaines (instituteurs, interprètes, auxiliaires d'administration etc) sont envoyés à Aix, dans une école normale métropolitaine. L'expérience avortera bientôt, du fait semble-t-il de l'insubordination d'élèves confrontés à un directeur autoritaire et sans doute raciste. Certains d'entre eux seront d'ailleurs expulsés : parmi eux Tiémoko Garan Kouyaté qui entame alors une carrière militante au Parti Communiste Français, avant d'en être exclu en 1933, et qui sera assassiné par les Allemands en 1944 au camp de Mauthausen.
Toujours est-il que les étudiants africains en France sont alors une infime minorité. Le ministère des colonies décompte en 1926 75 étudiants africains (dont 50 Malgaches). En 1932, ils seraient 40 dont 19 Malgaches. Il y aurait ainsi eu, sur le territoire métropolitain, quelques originaires des quatre communes (Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque)1 ou quelques individus que des familles riches ont réussi à faire venir. En 1941, l'Union nationale des étudiants de France recense 36 Malgaches, 13 originaires de Côte d'Ivoire, sept du Dahomey, trois du Cameroun. Mais tout change après la Seconde Guerre mondiale. Les élèves et étudiants africains sont désormais les bienvenus en France métropolitaine en fonction de la volonté partagée des deux côtés de l'Atlantique d'africaniser les cadres. En 1946 a d'ailleurs lieu un premier voyage groupé vers la France. En août, Félix Houphouët-Boigny, alors député de la colonie de Côte d'Ivoire, décide d\'envoyer en France des élèves ivoiriens sélectionnés dans diverses écoles, pour faire leurs études. 148 jeunes dont 13 filles sont ainsi rassemblés à Abidjan pour un départ qui a lieu septembre 1946, malgré les réticences de l'administration coloniale. Les enfants arrivés à Marseille le 8 novembre 1946 sont ensuite répartis dans différents établissements. Cet épisode est connu sous le nom d'« Aventure 46 ». Au-delà de l'anecdote « l'Aventure 46 » témoigne de la conscience d'une nécessité urgente : faire accéder les élèves africains à un enseignement de qualité, secondaire et supérieur. Des places vont leur être désormais réservés dans l'internat de divers lycées et ils vont être de plus en plus nombreux à s'inscrire aussi dans les universités métropolitaines.
Ainsi de 23 en 1941 le nombre des élèves et étudiants africains en France passe à 1 000 en 1949 (500 boursiers et 500 non boursiers). En 1950, le chiffre a déjà doublé puisque élèves et étudiants sont alors un peu plus de 2 000. Ils sont 4 000 (dont 1 320 boursiers) en 1952-1953, 6 000 en 1958 (dont 2 634 boursiers), 8 000 en 1960 (17 % de filles et 13 % d'étudiants mariés, 44 % de boursiers) et ce chiffre ne cesse d'augmenter. Les premiers étudiants africains privilégient nettement la médecine et le droit mais peu à peu le profil disciplinaire va changer, se rapprochant de celui des étudiants français de même que les classes préparatoires aux grandes écoles vont se substituer pour une part aux universités.
Mais rien n'est vraiment prévu pour l'accueil de ces étudiants. Certes ils peuvent avoir des bourses (qui viennent d'ailleurs majoritairement des territoires eux-mêmes) mais aucune aide spécifique. Ils vont vivre quelquefois (surtout lorsqu'il s'agit des non-boursiers) dans des conditions précaires, victimes de la tuberculose ou autres maladies. Ce n'est qu'en 1955 qu'est créé l'OEOM (Office pour les étudiants d'Outre-mer, devenu Office de coopération et d'accueil universitaire ou OCAU en 1962) qui va « s'occuper » d'eux en les orientant de façon parfois assez surréaliste à l'aide de tests douteux. Mais l'OEOM peut néanmoins dispenser un certain nombre de conseils. Un des problèmes majeurs est bien entendu le logement, et ce d'autant plus eu égard aux réserves des logeurs pour accueillir des étudiants d'Outre-mer. C'est ainsi qu'une enquête réalisée en 1960 par l'IFOP, publiée dans Sondages en 1961 sous le titre « Les Étudiants d'Outre-mer en France », met en exergue le racisme des logeurs.
Bref, la question du logement des ultra-marins préoccupe les autorités et en particulier le ministère de la France d'Outre-mer. Il s'agit peut-être de veiller au confort des étudiants africains mais plus encore de donner aux futures élites une belle image de la métropole, pour construire cette « très grande France » dont l'Union française est le prélude. Or, la Cité universitaire internationale a été pensée par ses fondateurs comme « un espace transnational d'intégration des élites nationales et - pourrait-on ajouter, des élites colonisées puisque, avec la Maison de l'Indochine, construite en 1930, la Cité, conforme à ses ambitions impériales, s'intègre à la politique coloniale de la France en accueillant des étudiants coloniaux2 ». En 1930, c'est donc la Maison d'Indochine puis en 1931, à l'occasion de l'exposition coloniale les Maisons de la Tunisie et du Maroc qui ouvrent leurs portes. La Maison de la FOM, nous l'avons vu, est plus tardive comme est plus tardive une véritable politique d'équipement en Afrique sub-saharienne avec la création du FIDES. Mais tout cela va dans le même sens : transformer « l'Etat-impérial français » en cette communauté de peuples unis en une grande entité supra-nationale.
Un terrain est donc alloué le 8 avril 1947 par la Fondation nationale de la Cité universitaire au Ministère de la FOM dans l'enceinte de la Cité, et le FIDES accorde le crédit demandé. Albert Laprade, architecte en chef des palais nationaux, est chargé du chantier. Albert Laprade comptait déjà à son palmarès le Palais de la Porte Dorée, érigé pour l'exposition coloniale de 1931 ainsi que les pavillons du Maroc et de la Tunisie. Il avait également une expérience coloniale, au Maroc et en particulier à Casablanca. On a là le transfert classique de savoirs, techniques et partis pris esthétiques appris et/ou expérimentés aux colonies et qui sont ensuite réinvestis en métropole.
Le processus qui va aboutir à la création de la Maison de la FOM se poursuit. Le ministre de la France d'Outre-mer, qui est maintenant le MRP (Mouvement des républicains populaires) Paul Coste-Floret, décide de la création d'un comité de propagande et d'un conseil d'administration de la future maison, chargés de collecter les fonds nécessaires auprès des territoires d'Outre-mer et de construire le pavillon. Félix Martine, gouverneur de la France d'Outre-mer, est nommé secrétaire général du comité de propagande et du conseil d'administration. Il est remplacé en mars 1951 par Raoul Angammare, également gouverneur, puis quelques mois plus tard par le conseiller de l'Union française André Bougenot. C'est néanmoins Félix Martine qui accomplit l'essentiel de la tâche, et les premiers étudiants sont accueillis en octobre 1951. Martine a lancé une souscription qui rencontre un incontestable succès tant auprès d'entreprises (import-export, etc), de particuliers que des instances de gouvernement outre-mer. Les différents territoires investissent donc et les fonds dégagés - que les donateurs soient privés ou institutionnels - permettent construction et aménagement de la Maison. Le 12 mars 1949 est signé un acte faisant donation à l'université de Paris de l'immeuble, mobilier et matériel à venir, dont la gestion et le financement seront assurés par une Fondation nommée Université de Paris - Maison de la France d'Outre-mer. La fondation a pour objet de « permettre aux divers États associés et territoires de la France d'Outre-mer d'associer leurs étudiants à l'œuvre de rapprochement moral entre les élites de la jeunesse de toute origine et de toute discipline que poursuit la Cité universitaire de Paris3 ». La Maison garde donc son autonomie par rapport à la Fondation nationale de la Cité universitaire. Et le 22 juin 1949, Coste-Floret scelle la pierre qui contient le tube de plomb contenant lui-même l'acte de donation.
La maison est construite et Martine s'occupe de son aménagement : le mobilier, les œuvres d'art et tapisseries qui en orneront les murs fleurent bon un exotisme facile. Les tapisseries d'Aubusson qui recouvrent notamment les murs de la grande salle de réception sont réalisées sur des cartons du peintre Bezombes, familier déjà de cet exotisme : des scènes champêtres où des nymphes ou bergers noirs jouent de la flûte ou caressent la tête de chevreaux etc... Ces toiles « évoquent la vie et le passé des TOM » en une caricature incontestablement bien- pensante.
Trois fresques murales et deux tableaux complètent l'ensemble. À l'extérieur deux bas-reliefs sculptent une façade encadrée de deux statues de bronze grandeur nature elles-mêmes sous bonne garde d'une statue de pierre. La Maison dispose d'une bibliothèque et d'une cafétéria.
Le conseil d'administration comprend un seul Africain, le député du Sénégal Léopold Sédar Senghor. Les autres membres sont issus soit du monde de l'éducation nationale comme le recteur Sarailh, soit du monde colonial tels les gouverneurs Marcel de Coppet ou Robert Delavignette. Cette composition traduit assez bien ce qui se passe aussi Outre-mer au même moment c'est-à-dire un complexe rapport de force entre ministère de l'éducation nationale et ministère de la France d'Outre-mer. Toujours est-il que le statut particulier et le mode de gouvernance de la Maison seront assez vite contestés par ses locataires, qui le considèrent, pas tout-à-fait à tort, comme colonial, de même d'ailleurs que par la Fondation qui va bientôt être dérangée par une autonomie qui ne lui laisse pas les coudées franches. Un directeur est nommé après un long débat engagé pour savoir s'il faut privilégier un homme venant de l'éducation nationale ou ayant une expérience outre-mer. Ce sera un certain Georges Gaston, directeur de l'enseignement au ministère de la France d'Outre-mer et qui avait fait une partie de sa carrière en Tunisie.
À l'intérieur de la Maison, les différents territoires se partagent, en fonction des sommes versées à l'origine, les lits ainsi réservés à leurs ressortissants : AOF : 100 lits ; Madagascar : 57 ; Cameroun : 27 ; AEF : 15 ; Togo : 5 ; Nouvelle-Calédonie : 3 ; Océanie : 3 ; Haute-Volta : 1 ; établissements de l'Inde, Mauritanie, Soudan, Sénégal, Niger, Guinée, Moyen-Congo, Gabon et Saint-Pierre-et-Miquelon : 7 lits. Enfin, deux écoles, l'École nationale de la France d'Outre-mer (ENFOM) et l'École nationale supérieure d'agriculture tropicale (ENSAT), bénéficient de 22 lits. Il reste neuf lits non attribués, qui sont donc réservés aux ressortissants des territoires - ce qui n'exclut pas que ceux-ci puissent être logés dans d'autres maisons, ce qui était d'ailleurs déjà le cas. La Cité universitaire s'engageait dans tous les cas à loger au moins autant d'étudiants originaires de la France d'Outre-mer qu'il y avait de lits à la Maison de la FOM, soit 249.
Aux origines, donc, la Maison de la FOM est bien réservée aux ultra-marins, ce qui déroge au principe de mixité internationale qui sera peu à peu mis en place par la direction de la Cité. On a déjà noté que Maroc et Tunisie avaient leurs pavillons. Dans la Maison de la FOM dominent incontestablement les originaires d'Afrique sub-saharienne française même si Océanie, Inde, Nouvelle-Calédonie et Saint-Pierre et Miquelon ont aussi des places réservées. L'histoire de la Maison de la FOM est un peu aussi comme le microcosme de l'histoire des rapports entre la France et l'Afrique. En 1960, avec les indépendances, ce ne sont plus des territoires mais des États qui se partagent les lits. Ces États conserveront d'abord leurs lits mais la direction de la Cité essaiera - et réussira - à les en déposséder pour devenir seule maîtresse des destinées du pavillon.
Toujours est-il que la Maison de la FOM va devenir un haut lieu et de vie et de contestation pour les étudiants africains de Paris. Cela va être aussi un des sièges de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France (FEANF), association qui joue tant le rôle d'un syndicat que d'un parti politique. De multiples épisodes contestataires vont marquer la vie de la Maison, avec occupation des locaux, voire dans certain cas séquestration des personnels et/ou du directeur. Voici ce qu'en décrit Ousmane Camara, né en 1931, qui y logea :
« La chambre 238 que je partage ensuite avec Amady Aly Dieng deviendra un véritable lieu de pèlerinage des anciens étudiants parce qu'elle a été non seulement un dortoir pour étudiants "clandestins” (parmi lesquels Papa Gallo Thiam, champion de France de saut en hauteur de l'époque, élève en formation à l'école des Arts et métiers, qui aménage avec son chevalet et Birane Wane, que les évènements de mai 1958 ont transformé en "réfugié”) mais également dans la journée, un club où se côtoient dans un joyeux désordre, Henri Lopès, Abdou Diouf, Amady Aly Dieng, Raymond Charlier et son épouse Tatiana, Roland Depret, tous trois amis de Papa Gallo Thiam. Quand, l'année suivante, en 1959, je bénéficie d'une chambre individuelle, c'est Abdou Diouf qui prend ma place dans la chambre 238 et perpétue "la tradition”. Le pavillon de la FOM, la maison de l'AOF boulevard Poniatowski dans le 12e arrondissement et la résidence universitaire Jean Zay d'Antony forment le triangle de ce qui pourrait s'appeler "Little Senegal”. Au côté des étudiants régulièrement attributaires de chambres, évolue une armée de clandestins aux occupations plus ou moins avouables. Au sous-sol de la FOM un restaurant clandestin sénégalais sert un "tiébou dieune” et un “mafé” qui n'ont rien à envier à leurs homologues préparés au Sénégal4. »
Et le Guinéen Charles Diané :
« De fait la Cité internationale et le pavillon de la France d'Outre-mer du 47 boulevard Jourdan sont devenus pratiquement le point de chute de tous ceux qui, ayant achevé le premier cycle universitaire à Dakar sont automatiquement orientés sur la France. À l'opposé et de l'autre côté de la petite ceinture parisienne, la maison d'Afrique du boulevard Poniatowski, à la porte Dorée est le domaine des durs du mouvement, de ceux qui sont de toutes les pétitions, de toutes les manifestations de toutes les marches. C'est aussi le véritable fief du PAI5. Ici, le titre de gloire c'est l'expérience acquise dans les batailles du quartier latin ; là-bas, au boulevard Jourdan, on s'installe avec les auréoles acquises sur le terrain, en Afrique même6. »
Maurice Valigny, nommé directeur en 1973, en fait quant à lui un tableau dénué de complaisance :
« Un ghetto sale et malodorant, envahi par une vermine largement différenciée, des installations modernes... en 1951, déjà marquées à l'époque par une conception de prestige plus que de confort, prématurément vieillies par l'absence de tout entretien. Des sanitaires rares et en un état incroyable, des locaux sombres, crasseux et affectés contre tout bon sens, des lacunes étonnantes. À titre d'exemple, dans ce bâtiment aux énormes blocs de pierre appareillés avec recherche, aux parquets luxueux, le personnel n'a pas le moindre WC à sa disposition.... Les douches des filles n'ont pas de porte, les matelas sont en partie crevés, les lavabos sont descellés, les installations électriques riches en courts-circuits. Croyez-bien que j'en passe. Ajoutez à cela, après l'éviction d'août, l'existence courte mais très dévastatrice d'une micro-société anarchique, plus ou moins influencée par un curieux comité dit 'd'action', auquel le dernier représentant de l'autorité légale a remis ses clefs [...]7. »
« [...] la visite des chambres donne de l'état d'esprit des locataires une idée bien précise. Il s'agissait de l'occupation d'une sorte de forteresse que l'on organisait au mieux pour y durer et pour y résister. Aux murs, des slogans, des cartes, des tracts, des sortes de dioramas souvent malhabiles et curieusement primaires. De la FEANF, la jarre aux cent trous8, bouchés par des mains associées avec, accolé comme instrument de progrès et de civilisation, un magnifique pistolet-mitrailleur [...]9. »
On pourrait dire que les activités militantes des locataires ne diffèrent guère de celles généralement menées par les étudiants dans les années 1960 et 1970. À ceci près toutefois que chez les étudiants africains ces activités ont une très nette coloration anticolonialiste ou, après 1960 et les indépendances, anti-néocolonialiste. Nous ne reviendrons pas sur les premières occupations, mais attardons-nous un moment sur celle qui eut lieu en 1968. Ce fut en effet la première d'une longue série d'occupations des pavillons, mais celle-ci fut, entre autres, motivée par les paroles racistes de l'économe qui aurait dit : « De toute façon, je suis chez moi ici en France, en bon français cela veut dire ce que cela veut dire10. » Si les propos en question ont bien été tenus, ils sont, outre racistes, parfaitement absurdes puisque ce sont alors les États africains qui louent les lits de la maison et qu'en aucun cas n'existe le rapport commercial mentionné par l'économe - car, si rapport commercial il y a, c'est seulement entre les États et leurs étudiants. Toujours est-il que ces propos ne restèrent pas sans réponse. Les étudiants réunis en assemblée générale le jour même établissent toute une liste de revendications. Outre la demande du départ de l'économe et quelques autres revendications circonstancielles portant sur le quotidien de la Maison, la plus importante est sans doute celle ayant trait à la cogestion, qui avait d'ailleurs déjà été formulée lors de précédentes manifestations. Les étudiants réclament également un directeur africain, ce qui leur sera accordé avec la nomination d'un nommé Damien Agboton, qui sera d'ailleurs très vite contesté. L'assemblée générale décide dans la foulée l'occupation. Les étudiants demandent aussi avec succès que la Maison de la France d'Outre-mer soit rebaptisée Maison de l'Afrique. Quelques années plus tard, la Maison de l'Afrique devient Résidence Lucien Paye, du nom d'un ancien recteur qui avait fait une partie de sa carrière outre-mer. Ces changements de nom sont assez symptomatiques : Maison de l'Afrique car la France d'Outre-mer n'existe plus et que les étudiants considèrent le pavillon comme leur territoire ; Résidence Lucien Paye en souvenir d'un passé glorieux, mais définitivement révolu.
Il y avait eu d'autres occupations et il y en aura d'autres encore. Au fond, les étudiants africains empruntent ainsi à un répertoire militant alors usuel. Ils occupent aussi à partir de 1967 leurs ambassades pour s'élever contre les régimes néo-colonialistes de leurs pays d'origine et vont parfois, quand ils rentrent au pays, transférer certaines de ces pratiques, à moins qu'ils ne les aient déjà connues avant leur séjour parisien. Toujours est-il que la Maison de la FOM puis Maison de l'Afrique ont été des espaces de circulation majeurs entre Europe et Afrique, des îlots africains dans une métropole européenne, dont les habitants respirent l'air et les ambiances culturelles et politiques, les adoptent ou les acclimatent et les font circuler en retour dans le territoire d'origine comme ils avaient fait circuler en Europe des éléments de leur propre culture et prises de position. Il y aurait une étude à faire sur le rôle joué par les colonisés et/ou anciens colonisés dans le développement des idéologies tiers-mondistes ou anti-impériales. Toujours est-il qu'il y a ainsi des carrefours où se nouent et se dénouent des pratiques, où se forgent et se confrontent des identités hybrides.
À la fin des années 1960 et au début des années 1970, les ambassades prennent la défense de leurs ressortissants et ceux-ci demandent leur soutien, alors mêmes qu'ils sont de virulents opposants à ces États « valets de l'impérialisme ». Cela ne peut qu'indisposer la Cité dont la direction en la personne du délégué général Pierre Marthelot va reprendre les choses en main et déposséder les États de leur pouvoir. En 1972, les CRS expulsent tous les résidents, un administrateur judiciaire est nommé et la maison remise en état. Elle rouvre en janvier 1974 avec quelques notables nouveautés : on y accepte des résidents qui ne sont pas africains et les États ou plutôt leurs représentants sont relégués dans un comité consultatif. Le gaulliste de gauche Maurice Valigny succède à Agboton qui a été licencié - cela correspond d'ailleurs à la volonté plus générale à la Cité de franciser les directions des maisons. Et, enfin, la résidence privilégie les étudiants boursiers du Fonds d'aide à la coopération (FAC) par rapport aux boursiers des États africains, car cela permet d'avoir sur eux des moyens de pression. C'est donc une autre vie qui commence à partir de 1974 avec un brassage croissant. On fait d'ailleurs savoir aux ambassades qu'il y a possibilité de loger leurs boursiers dans d'autres maisons en passant des conventions11. C'est maintenant une commission qui décide des admissions alors c'était auparavant le fait du directeur, et il sera désormais nécessaire de fournir un certificat de pré-inscription dans un établissement supérieur pour postuler à la Cité.
Si la Résidence Lucien Paye abrite aujourd'hui encore des étudiants africains, ils n'y sont plus la majorité. La reprise en main de la Maison a coïncidé avec la révision beaucoup plus générale des accords de coopération entre la France et ses anciennes colonies, qui garantissaient toute liberté de circulation et d'établissement entre l'Afrique francophone et l'Hexagone, et les restrictions en matière de circulation et de mobilités étudiantes de l'Afrique à la France, dont le plan « Bienvenue en France » de novembre 2018 a constitué un avatar supplémentaire. De l'organisation de l'accueil des étudiants africains, destinés à venir de plus en plus nombreux pour être les cadres de « La plus grande France » à la sélection rigoureuse par les visas et l'argent, la Maison de la France d'Outre-mer, Maison de l'Afrique et Résidence Lucien Paye fut une véritable butte-témoin.
On ne connait pas encore la totalité des résidents de Lucien Paye. Mais quelques-uns ont laissé des traces ou leur nom dans l'histoire. Nous avons cité Ousmane Camara, Amady Aly Dieng, le Guinéen Charles Diané, ultérieurement établi au Congo, Papa Gallo Thiam, champion de France de saut en longueur, ou encore le Congolais Henri Lopes, né en 1937. Parmi les anciens locataires, certains ont eu d'illustres destins tel le futur président du Sénégal Abdou Diouf, né en 1935, ou le futur premier Ministre Habib Thiam (1933-2017). La Maison de l'Afrique fut aussi dans les années 1950 et 1960 une pépinière d'élites, des élites en constitution dans la mesure où l'école française redistribuait les rôles sociaux traditionnels.
Ousmane Camara et Amady Aly Dieng ont écrit les mémoires de leur vie étudiante et l'un et l'autre ont beaucoup dit sur les circulations transatlantiques. Tous deux sont sénégalais et ont suivi l'école coranique avant et en même temps que l'école française ; tous deux ont été au lycée Faidherbe de Saint-Louis, le premier - et longtemps le seul - lycée d'Afrique française ; tous deux ont été présidents de la FEANF et étaient farouchement anticolonialistes, précocement acquis à l'indépendance de l'Afrique. Mais là s'arrêtent les ressemblances. Car Ousmane Camara a d'abord quelque peu négligé ses études du fait de l'intensité d'un militantisme qui le conduisit, au gré de festivals et de conférences, à Moscou, au Caire ou en Chine, avant de revenir au Sénégal puis de repartir en France où il mène à bien un cursus de droit. Il rentra ensuite au Sénégal où il devint procureur, parfois amené à juger et à condamner d'anciens camarades de militantisme, avant d'être ministre et président de la Cour suprême. Un grand commis de l'État en quelque sorte, sans état d'âme. Amady Aly Dieng, lui, ne se rangea jamais vraiment. Après avoir fait des études de lettres en Sorbonne, il fut un moment instituteur en France puis rentra à son tour au Sénégal. Mais celui qui se décrit lui-même comme un « étudiant qui est un pur produit tropical de la Renaissance, du Siècle des Lumières et du xxe siècle dominé par la pensée de Marx »12, fut expulsé de l'université de Dakar pour raisons politiques et passa ensuite sa vie à essayer, de livre en livre, à africaniser le marxisme. Circulations des savoirs acquis à l'école française et des pratiques et théories militantes par conséquent, mais aussi hybridation, réappropriation africaine de savoirs d'ailleurs, utilisation de ces savoirs des dominants pour contester le pouvoir de ceux-ci et, last but not least, contribution à l'internationalisation de la vie étudiante.
Il vaut aussi la peine de dire un mot d'Henri Lopes, qui est l'homme des circulations et du métissage par excellence et qui a lui aussi écrit des mémoires13. Métis au sens « racial » du terme, il connaît dans sa jeunesse de multiples déplacements au gré des « placements » de sa mère « ménagère », c'est-à-dire concubine de coloniaux successifs. Le dernier « mari » de celle-ci le prend en charge et l'envoie faire des études secondaires en France, études qu'il réussit brillamment. Rentré au Congo, il y est successivement ministre de l'Éducation nationale et Premier ministre. Il retourne ensuite en France en tant qu'ambassadeur, avant d'achever ce périples professionnel comme candidat malheureux au Secrétariat général de la francophonie. C'est aussi un écrivain et ses romans sont des romans du voyage : voyage entre les mondes, voyage d'un monde à l'autre. Ainsi voyage André dans le Chercheur d'Afriques14 ou voyage Kolélé dans Le Lys et le flamboyant15, voyage entre les continents, voyage entre les « races ». Dans Ma Grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois, Lopes s'explique sur ce que l'on pourrait appeler son identité transatlantique, alors que lui-même se définissait comme un SIF - pour sans identité fixe :
« Aujourd'hui, je proclame que tout bien considéré, à côté de mes ancêtres bantous, je possède aussi des ancêtres gaulois. Mieux, je les revendique. Il ne s'agit évidemment pas de Vercingétorix, mais d'Homère, de Platon, d'Ovide, de Montaigne, de Montesquieu, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, de Flaubert, de Goethe, de Heine, de Shakespeare, de Rainer Maria Rilke, de Proust, de Camus, mais je m'essouffle et j'en oublie. Il serait plus simple et plus pratique de dire qu'il s'agit de cette bibliothèque que je me composerai à la hâte, pour peupler mon île déserte16. »
La politique d'accueil des étudiants africains en France qui a conduit à construire la Maison de la FOM était inspirée par une sorte de consensus impérial. Elle était étroitement liée aux mutations d'un Empire qu'on espérait conserver sous d'autres formes, dont on ne savait encore ce qu'elles seraient. Mais cela a eu le mérite de permettre des mobilités étudiantes dont on aurait souhaité qu'elles perdurent, de l'Afrique à la France et de la France à l'Afrique, au-delà de cette utopie négative qu'était l'Union française. L'Empire s'est, heureusement, défait. Et les politiques d'accueil se sont faites de plus en plus timides et restrictives, faisant du chemin vers la France un véritable parcours d'obstacle pour les étudiants. On aurait pu rêver que Lucien Paye reste une Maison de l'Afrique, lieu d'échanges de partage et de culture, débarrassée, grâce aussi à ceux et celles qui en furent les premiers résidents, de toute scorie coloniale.
Certes Lucien Paye accueille toujours des étudiants, mais ceux-ci viennent désormais de partout. Il y a encore des étudiants africains, parfois logés à Lucien Paye, mais les enfants de ceux qui y étaient dans les années 60 font maintenant, quand ils en ont les possibilités, leurs études aux Etats-Unis. La France n'est plus la destination privilégiée qu'elle a été et rien n'est fait pour qu'elle le (re)devienne. Ce sont désormais d'autres circulations qui se sont mises en place. Le plan « Bienvenue en France », qui aggrave les conditions financières d'accès aux universités françaises pour les étudiants étrangers, marque peut-être la clôture définitive de cette ère d'échanges transatlantiques qui avait pris son essor dans l'après Deuxième Guerre mondiale et avait rendu nécessaire la création de la Maison de la France d'Outre-mer, Maison de l'Afrique, résidence Lucien Paye.
Depuis la Loi-cadre dite Blaise Diagne de 1916, les ressortissants de ces communes étaient citoyens français.
Dzovinar Kévonian, Guillaume Tronchet (dir.). La Babel étudiante : la cité internationale universitaire de Paris, 1920-1950 (Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2013), 23.
Convention portant donation à l'université de Paris et création de la Maison de la France d'Outre-mer (Archives Nationales - RP - 20090014/221).
Ousmane Camara, Mémoires d'un juge africain : itinéraire d'un homme libre (Paris: Karthala, 2010), 43-44.
Le Parti africain de l'indépendance est un parti marxiste, fondé à Thiès (Sénégal) en 1957 par l'étudiant Majhemout Diop. L'état-major de la FEANF est majoritairement PAI.
Charles Diané, La FEANF et les grandes heures du mouvement syndical étudiant noir (Paris: Chaka, 1971), 156.
Conseil d'administration du 20/03/1973, extraits de l'intervention de M. Valigny (Archives Nationales - RP - 20090014/227/1).
La jarre aux cent trous, emblème du roi Ghezo du Dahomey, était devenu l'emblème de la FEANF. L'accompagnait la maxime suivante : « Si tous les fils du royaume venaient par leurs mains rassemblées boucher les trous de la jarre percée, le royaume serait sauvé. »
Lettre du chargé de mission Valigny à Pierre Marthelot, 4 septembre 1972 (Archives Nationales - RP - 20090014/223).
Fonds Mai 68 du Centre d'histoire sociale des mondes contemporains (CC1801-P1CHS-2-Mai-68-11-0008).
Lettre de Pierre Marthelot à l'ambassadeur de Haute-Volta, Paris, 05/09/1974 (Archives Nationales - RP - 20090014/229).
Amady Aly Dieng, Mémoires d'un étudiant africain, 2 (Dakar: Codesria, 2011), 146.
Henri Lopes, Il est déjà demain (Paris: Jean-Claude Lattès, 2018).
Henri Lopes, Le Chercheur d'Afriques (Paris: Seuil, 1990).
Henri Lopes, Le Lys et le flamboyant (Paris: Seuil, 1997).
Henri Lopes, Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois : simples discours (Paris: Gallimard, 2003), 16-17.