Rumble in the Jungle : Mohamed Ali contre George Foreman (30 octobre 1974)
Le match de boxe opposant Mohamed Ali à George Foreman pour le titre mondial des lourds à Kinshasa est...
Depuis la fin du Moyen Âge, de nombreuses pratiques de combats réglés sont exécutées en Afrique et en Europe, sans correspondances ni liens de filiations. Le monde atlantique devient à la fin de l'époque moderne un espace privilégié de circulations pour les combats codifiés. Différentes pratiques s'y déploient, prioritairement marquées par le modèle sportif occidental, distinct du combat réel. Elles reposent sur la maîtrise de techniques corporelles réalisées dans un cadre réglé, marqué par la compétition. Ces combats codifiés participent d'un mouvement plus large de contention et de purgation des violences. Ici, la démonstration d'une supériorité technique, physique et tactique l'emporte sur la pulsion d'anéantissement de l'adversaire. Pour René Girard, les spectateurs se « vaccinent » de la violence par son spectacle1 mais cet aspect n'est pas une qualité retenue par les contempteurs de la boxe, bien au contraire. Du reste, les principaux défenseurs de l'activité pugilistique s'appuient à ses débuts sur d'autres arguments, nationalistes et virils, pour en faire la promotion. C'est dans ce contexte que la boxe, codifiée en Angleterre au xviiie siècle, devient un sport mondial majeur.
Adroitement, les premiers amateurs britanniques ancrent la boxe dans une généalogie, où la référence à la Grèce antique et au pancrace sert à légitimer le combat à mains nues. Ce sont dans des salles baptisées « amphithéâtres » que les premiers maîtres de boxe comme James Figg ou Jack Broughton, citant l'Énéide, enseignent leur art. Dans le même temps, les traditions agonistiques que pratiquent en Amérique les descendants d'esclaves disparaissent au profit de l'intégration dans les sociétés créoles de leurs pratiquants, sommés de « pacifier leurs mœurs ». Le contexte esclavagiste a nourri des pratiques de défense, comme le engolo en Angola, plus tard intégré aux techniques de capoeira au Brésil. Dominant le monde du combat codifié jusqu'aux années 1960, avant la massification et l'internationalisation des arts martiaux venus d'Asie, la boxe anglaise connaît toutefois une institutionnalisation moins complète que celle d'autres activités physiques, aux instances mieux repérées et plus centralisatrices. Elle est par ailleurs immédiatement marquée par la professionnalisation et la spectacularisation, quand d'autres pratiques restent longtemps marquées par l'idéal amateur. Par ailleurs, l'internationalisation de ce sport se révèle moins forte que celle d'autres activités codifiées à la même époque, comme le football. Plusieurs pratiques pugilistiques revendiquent le terme de boxe, les boxes américaine, française ou les formes de kick boxing composant autant de déclinaisons nationales, forgées en réaction au modèle initial. Si les Britanniques inventent une tradition sportive marquée par la référence antique, la réalité des pratiques avant que la boxe anglaise ne devienne modèle dominant — elle incarne la boxe — est plutôt celle du rhizome, évoluant sans base commune, sans subordination.
Jusqu'à la généralisation de son acceptation légale au cours des années 1920 dans l'ensemble du monde atlantique, l'histoire de la boxe anglaise est marquée par des tentatives de censure et d'interdiction. Une part de sa pratique reste marquée par une dimension militante et contre-culturelle, associée à divers mouvements de lutte et d'émancipation qui font de l'auto-défense un enjeu majeur. Boxer, pour la gentry britannique de l'époque victorienne ou pour les Black Panthers, c'est avant tout se défendre. Reposant sur l'exclusion initiale des femmes, la boxe est orientée par les imaginaires virils. Elle tire une large part de son succès de sa capacité à être l'espace symbolique où se fabriquent et se consacrent les incarnations masculines dominantes. Son succès culturel, comme spectacle global, tient en la simplicité de son dispositif et à sa médiagénie — deux lutteurs sur une scène. Il réside également dans sa capacité à être, partout où elle s'exerce et où elle se regarde, une métaphore puissante des dualités politiques et sociales. Comme le combat de coqs étudié par Clifford Geertz2, le match a une fonction interprétative, une histoire que les participants à la scène se racontent sur et pour eux-mêmes. Dès les premiers combats transatlantiques qui sont, aussi, les premiers combats internationaux, le ring est un espace sémiotique, avec ses signes politiques, raciaux, sociaux. Ainsi, en 1810, l'Afro-Américain Tom Molineaux subit-il l'hostilité ouverte de la foule en raison de la couleur de sa peau, lors du match qui l'oppose, dans l'Oxfordshire, au Britannique Tom Cribb. Molineaux représente alors une forme de brutalité noire, donc sauvage, face à une incarnation civilisée de la britannité. Différents incidents émaillent le combat, dont le déroulement, confus, fait l'objet de querelles d'interprétation3. Il inaugure deux siècles de rivalités, entre nations, entre races, mais également entre différentes représentations de la masculinité, toutes concentrées sur la surface minuscule d'un plancher souple et surélevé, exposé au regard du public. Le monde atlantique, traversé par des boxeurs des différents continents, constitue un espace particulièrement cohérent pour étudier le phénomène. La boxe peut cependant être saisie à d'autres échelles, celle de l'Empire britannique avec les champions australiens ou celle du monde Pacifique, avec la côte Ouest des États-Unis comme espace de contact avec les pratiques asiatiques. Ces autres histoires mondiales de la boxe ne seront considérées ici que de façon marginale.
La presse anglaise constitue la première source pour qui cherche les traces de l'organisation de combats en Europe. En 1681, The True Protestant Mercury relate ainsi un match en présence du duc d'Albermale dont le vainqueur, un boucher, est présenté comme le meilleur boxeur d'Angleterre4. Le patronage de la noblesse britannique accompagne l'essor fragile de la pratique. La boxe, comme spectacle sur lequel parier, devient un élément de distinction, au détriment d'autres pratiques populaires comme le quarterstaff (bâton). La codification par touches successives sert à fixer le seuil de violence admise et fonctionne comme garantie des paris. En effet, celui qui mise de l'argent sur l'issue de la rencontre doit pouvoir anticiper son déroulement. Mais, lors des matchs organisés au Royal Theater de Londres à partir de 1698, il n'y a pas de catégories de poids et pas de durée préalablement fixée. Il n'est pas rare de voir les adversaires rouler ensemble au sol et se frapper à terre. La pratique, assimilée à une rixe, est régulièrement interdite mais ne disparaît pas. À la fin du xviiie siècle, la question nationale donne à la boxe une raison d'être : elle symbolise une forme de courage britannique, forgé dans l'opposition aux nations rivales. Les matchs sont une pédagogie servant à enseigner l'importance de la force corporelle et de la hardiesse. La chanson « A Boxing We Will Go », entonnée par les soldats britanniques de la Guerre d'Indépendance espagnole (1808-1814) et reprise au bord des rings vante ainsi les mérites de la patrie, au détriment des autres :
Italians stab their friends behind,
In darkest shades of night;
But Britons they are bold and kind,
And box their friends by light.
The sons of France their pistols use,
Pop, pop, and they have done;
But Britons with their hands will bruise,
And scorn away to run.
[. . .]
Since boxing is a manly game,
And Briton's recreation;
By boxing we will raise our fame,
'Bove any other nation5.
Dans un contexte de fondation d'une masculinité occidentale moderne, caractérisée par la volonté, le courage et le sens de l'honneur, la boxe est un antidote aux dispositions considérées comme efféminées, qu'incarnent par exemple les macaroni, ces jeunes Anglais aux cheveux longs, jugés gâtés par l'atmosphère latine. Divers combats et mises en scène permettent par ailleurs de confronter les traditions pugilistiques alors différentes, boxe française contre boxe anglaise, lutte contre jujitsu, dans une compétition pour la définition des idéaux virils, mesurés par leur efficacité respective.
La pratique de la boxe, poings nus, se diffuse dans l'empire formel et informel, alors que sa pratique anglaise est pratiquement à l'arrêt, entre 1830 et 1880, dans un contexte plus général de luttes des classes pour le contrôle et la moralisation des loisirs. Aux États-Unis, la boxe trouve différents terrains propices, dans les plantations où les combats d'esclaves sont encouragés par les planteurs et dans les lieux de loisirs qui accompagnent la conquête de l'Ouest. La boxe fait ainsi partie, avec divers numéros de cirque, des spectacles proposés dans des théâtres populaires et les saloons. Dans une société marquée par les appartenances ethniques et raciales, le ring met en scène les oppositions entre groupes, fournissant à chacun d'eux des héros éphémères. Dans les saloons, il n'est pas rare de voir des spectateurs monter sur le ring échanger des coups pour quelques dollars. L'immoralité de ce spectacle suscite de vifs débats. Les autorités fédérales adoptent des législations qui interdisent l'organisation de combats publics et monnayés, renseignant, en creux, la progression d'une pratique que la loi ne parvient pas à contenir : en 1850, 1872 et 1893 en Californie, dans les années 1860-1870 dans l'ensemble du Middle West, en 1882 en Louisiane pour les combats à mains nues, en 1891 et 1895 en Arkansas et au Texas, en 1900 à New York6. Jusqu'aux années 1920, les principaux matchs font l'objet de campagnes publiques d'interdiction. Elles sont menées par les mouvements progressistes, qui reprochent autant la violence des combats que l'alcoolisme qui l'accompagne et les malversations qui peuvent entacher les paris. Des rencontres sont donc organisées dans des lieux tenus secrets ou sous des juridictions plus permissives, comme au Nevada, ou dans les réserves indiennes. Pour assister aux matchs, les amateurs sont invités à prendre des trains ou des bateaux à vapeur, sans savoir au préalable où ils s'arrêteront. En 1896, le combat pour le titre Fitzsimmons/Maher, annoncé à El Paso, se déroule finalement sur la rive opposée du Rio Grande, pour relever officiellement des lois mexicaines. Les autorités états-uniennes changent toutefois progressivement d'attitude et finissent par taxer l'activité qu'elles n'ont pu interdire. Au Mexique et à Cuba, les conservateurs tentent, sans plus de succès, d'endiguer avec la boxe un spectacle « barbare », « homicide », « bestial » et « grotesque »7, mal adapté au climat tropical et aux constitutions physiques locales. Les marins états-uniens contribuent à la progression du sport en Amérique du Sud, à travers des combats souvent clandestins.
Menacée mais jamais arrêtée, la boxe est ainsi prise entre deux mouvements de codification et d'encadrement. Le premier, interne, dicte la conduite des pugilistes et de leur entourage sur le ring. Le second, externe, en détermine l'acceptabilité sociale. Avant la généralisation dans les années 1890 de l'application des règles de Queensberry (1865), les « Police Gazette Rules » (1882) ou les « American Fair-Play Rules » (1888) se complètent et se concurrencent. Ces règlements accompagnent le basculement dans un système nouveau, avec l'établissement d'une durée fixe pour les rounds et la mesure des knock out (10 secondes). Les gants s'imposent, avec l'interdiction de la lutte au corps à corps. Les nouvelles règles permettent des rencontres plus courtes et plus spectaculaires, qui mettent l'accent sur la vitesse et la percussion.
Les succès populaires permettent les premières carrières professionnelles et accompagnent la sophistication technique et tactique du combat, diversement appréciée. À la fin du xviiie siècle, le style de Daniel Mendoza, qui repose sur le jeu de jambes et la défense plutôt que sur la force brute, fait débat, certains commentateurs considérant son attitude comme lâche. Dès les années 1830, des boxeurs noirs s'imposent parmi les champions de l'époque, comme James Wharton ou John Perry, « The Black Sailor ». Ils sont parmi les premiers à voyager, du Caire à Londres ou de Londres à la Nouvelle Écosse, pour monnayer leurs talents de cogneurs, premiers représentants d'un « internationalisme vagabond8 » pour qui la boxe est une voie — étroite — vers l'émancipation.
La boxe est marquée par des circulations géographiques et sociales, à l'intérieur des sociétés et de part et d'autre de l'Atlantique. Les amateurs de boxe sont d'abord les spectateurs aisés. Devenus pratiquants, ils définissent par des règles strictes le seuil de violence admise, en même temps que la clôture sociale des sociétés sportives. La pratique est ainsi encouragée parmi les classes dominantes dans des lieux fermés et contrôlés, éventuellement apprise dans les écoles de l'élite dans la perspective d'une éducation virile, comme à Mexico à l'Escuela Nacional Preparatoria. Ensuite vient l'encadrement d'une pratique plus large. Au Royaume-Uni, il commence en 1880 avec la fondation de la British Amateur Boxing Association, dont la devise est « Box, don't fight ». Partout cette pratique élargie bénéficie de l'urbanisation, qui concentre à la fois des populations avides de spectacle et des pratiquants potentiels plus nombreux — et des hommes prêts à risquer leur santé et parfois leur vie pour de l'argent.
Le système pugilistique est rapidement dominé par des promoteurs engagés dans l'industrie du spectacle, qui favorisent les convergences avec des shows divers. En 1887, Buffalo Bill et le boxeur John L. Sullivan apparaissent ainsi ensemble à Birmingham, à l'occasion de leurs tournées européennes respectives. Ils mettent en scène deux facettes distinctes de la masculinité blanche états-unienne. Buffalo Bill, avec les scénettes et les artistes du Wild West Show, incarne une vision romantique de la conquête de l'Ouest, tandis que Sullivan, sur le ring, figure la force nouvelle de la classe ouvrière urbaine. Puisque la pratique professionnelle, contrairement aux autres sports modernes, ne s'appuie pas sur un calendrier régulier de rencontres mais sur des opportunités de matchs, il faut susciter celles-ci, en faisant connaître les boxeurs, en donnant envie au public de suivre deux hommes, qu'il identifie, en découdre. Certains pugilistes deviennent des figures respectables d'identification.
Le poids lourd James « Gentleman Jim » Corbett apparaît comme une des premières stars médiatiques mondiales de la boxe, avant de s'illustrer au théâtre et au cinéma. Exécutant une boxe technique et élégante, soignant son apparence, Corbett est filmé sur le ring. En 1897, son combat contre Fitzsimmons, capté par Veriscope, est diffusé à New York et à Londres. La presse française relaie le match, jugeant toutefois que « pas un français [sic] » ne s'habituerait à la boxe, « pas plus qu'aux cruautés des courses de taureaux » 9. L'analogie avec les loisirs associant des animaux — combats de coqs, de chiens — est courante dans l'histoire de la boxe, et permet de la situer en dehors de la civilisation.
Dans La Vie au grand air, Fitzsimmons et Corbett sont qualifiés de « boxeurs transatlantiques », le journaliste leur préférant des boxeurs « français et bien français », « propagateurs d'un sport utile et récréatif »10. Mais dès la fin des années 1900, des combats se déroulent dans diverses salles de spectacle parisiennes, comme l'Élysée Montmartre et la Salle Wagram. À partir de 1908, des boxeurs africains-américains assurent le succès des soirées, suscitant une curiosité nouvelle pour le corps noir.
Comment expliquer la façon dont la boxe s'impose comme une pratique puis comme un spectacle commun pour un public atlantique ? Pour Gorn, ce succès doit être envisagé dans le contexte de la transformation du monde du travail. La boxe incarne à la fois des valeurs fondamentales associées au capitalisme — individualisme, matérialisme et désir de réussite — mais en ignore d'autres, qui valorisent une éthique de la retenue et de la gratification différée11. Elle restitue sans fard la brutalité du monde, où la souffrance et la défaite sont courantes. L'histoire de la progression de la boxe est aussi celle de l'évolution des sensibilités à son égard, de l'acceptation de sa violence, passée au filtre d'une codification technique, esthétique, morale. Le manly art incarne pour certains des qualités et vertus nationales, britishness en acte au Royaume-Uni, ou locales — ruguosité des costeños en Colombie12. En France, ses défenseurs louent avant-Guerre un « sport d'hygiène » et l'aspect moral d'une pratique qui n'est plus « l'exclusif apanage de la race anglo-saxonne »13. Ils l'acclimatent aux problématiques physiques nationales, avant que l'avènement de boxeurs français ne permette d'ancrer la pratique dans un imaginaire sportif plus large. L'histoire mexicaine est identique, à quelques années près ; l'adoption de la boxe après la Première Guerre mondiale y transforme une pratique étrangère en une fabrique de héros nationaux modernes.
Cette dialectique qui combine mondialisation du sport et nationalisation des intérêts du public est favorisée par le développement des infrastructures techniques et médiatiques. En 1921, constatant la défaite de Georges Carpentier face à Jack Dempsey, la presse française se console en célébrant le triomphe de Branly et de Marconi : certes le champion national a mordu la poussière de Jersey City, mais il n'a fallu que 120 secondes pour que les auditeurs français l'apprennent, grâce au câble sous-marin et à la radio14.
La color line qui sépare les citoyens en fonction de la couleur de leur peau traverse le ring. L'essor du spectacle sportif fait de celui-ci un espace où il est à la fois possible de prouver sa valeur et de gagner sa vie et donc une opportunité sociale, notamment pour les plus démunis. Les principaux champions blancs de la Belle Époque refusent de combattre contre des Noirs. Deux raisons nourrissent ces refus et les nombreuses campagnes contre les matchs interraciaux : le risque d'une défaite blanche, qui viendrait contrecarrer un imaginaire sportif moderne mettant en valeur le corps blanc à travers les Jeux olympiques restaurés (1896) et les premières compétitions internationales comme la Coupe Davis (1900), ainsi que la peur d'exacerber les tensions raciales. Né dans les Iles Vierges, Peter Jackson doit se contenter du titre de champion du monde des boxeurs de couleur, puisqu'il ne peut combattre le champion du monde en titre des lourds, John L. Sullivan.
En 1908, le combat entre Jack Johnson et Tommy Burns change cependant la donne. La victoire de Johnson est suivie de lynchages et d'une mobilisation immédiate pour la recherche d'un « espoir blanc » à opposer à Johnson. Celui-ci, en opposition aux hiérarchies sociales et aux codes moraux dominants, incarne un nouvel imaginaire viril noir, émancipé du déterminisme qui assigne la majorité des Africains-Américains aux rôles et tâches subalternes. Sa carrière à l'étranger, ses rencontres, relatées par une presse africaine-américaine émergente, concrétisent « l'utopie d'une liberté noire15». Les succès de Johnson soulèvent l'enthousiasme des diasporas en Europe mais nourrissent également des tensions. À Londres, des amateurs de Jeffries attaquent un artiste noir de music-hall devant un théâtre après l'annonce de la défaite de leur champion contre Johnson. Partout, les matchs attirent les foules. À La Havane, en avril 1915, 25 000 Cubains et 5 000 États-uniens se pressent dans l'Oriental Park pour suivre le match de Johnson contre Willard16.
Dans un univers de symboles, l'image de la défaite et sa reproduction se révèlent plus importantes que la défaite elle-même. En 1909, la police sud-africaine interdit la publicité pour le film tiré du match Johnson/Burns. L'année suivante, la diffusion du combat Johnson/Jeffries est empêchée aux États-Unis par une campagne de la United Society of Christian Endeavor, tandis que le gouvernement cubain interdit la diffusion dans les cinémas des combats de boxe interraciaux. Les autorités craignent qu'ils n'exacerbent les tensions raciales et nourrissent la lutte des Afro-Cubains pour obtenir le pouvoir politique et l'égalité sociale. En 1911, l'annonce du match Johnson/Bull attise une hantise similaire au Royaume-Uni, où une partie de l'opinion craint la conjugaison des problématiques raciales du Nouveau Monde avec celles des colonies. Dans les pas de Jack Johnson, de nombreux boxeurs d'Amérique latine d'origine modeste deviennent les incarnations de nouveaux espoirs nationaux, comme Kid Chocolate (Cuba), Young Jack Johnson (Cuba), Kid Azteca ou Chango Casanova (Mexico), dont les noms choisis disent la volonté de souligner l'appartenance ethnique.
En Afrique où la boxe comme spectacle organisé ne s'établit qu'à partir des années 1930, les pugilistes partent faire carrière en Europe et aux États-Unis. Les champions n'échappent pas aux logiques géographiques coloniales. Les meilleurs boxeurs ghanéens comme Floyd Robertson ou Kimpo Amarfio privilégient le Royaume-Uni, au détriment des États-Unis. Né à Saint-Louis au Sénégal, Amadou M'Barick Fall devient en 1922 champion du monde à Montrouge en battant Georges Carpentier. Il est pour la presse « championzé », « l'enfant de la jungle » et pour son manager un athlète « qui a du singe en lui »17. Trois ans plus tard, il meurt assassiné à New York où il tentait de faire carrière.
La question raciale ne se réduit pas à une compétition entre boxeurs de couleurs différentes. Elle repose aussi sur l'établissement de standards intra-raciaux acceptables par les classes dominantes. Ainsi, Joe Louis, le « Black Bomber » fils de métayer, apparaît-il dans les années 1930 comme une figure publique plus consensuelle que Jack Johnson. Son manager fixe une liste de commandements, diffusés dans la presse à l'amorce de sa carrière18 :
L'adhésion de Joe Louis à ces règles assure sa bonne image publique, sans précédent pour un boxeur noir. Il peut, dès lors, prétendre défendre le pays tout entier.
Les années 1930 sont marquées par les tournées outre-Atlantique de l'Allemand Max Schmeling et de l'Italien Primo Carnera. Elles constituent des étapes importantes de l'internationalisation de la boxe, mais aussi de l'affirmation de sa dimension politique. Pour Mussolini, user de ses poings est « un moyen de communication délicieusement fasciste19 ». Schmeling a représenté l'Europe dans la « Bataille des Continents » qui l'a opposé à Jack Sharkey en 1930. Mais trois ans plus tard, il est aux yeux monde « l'Uhlan noir du Rhin ». Lorsque Max Baer affronte l'Allemand à New York, il envisage chacune de ses frappes comme un coup porté au visage du Führer20. Le corps de Schmeling est devenu un objet de transfert, comme celui de Carnera, que les hérauts de l'Italie de Mussolini n'hésitent pas à comparer à un fétiche à contempler, à toucher, à adorer.
Joe Louis remporte le titre de champion du monde en 1937, mais ce sont ses deux combats contre l'Allemand Max Schmeling (1936 et 1938) qui le font entrer dans le panthéon de la boxe. D'abord défait, il pulvérise son adversaire au premier round de la revanche, invalidant le fantasme de la supériorité aryenne. Il n'efface pas pour autant le racisme structurel de l'époque, la presse ironisant sur les limites intellectuelles prêtées au champion noir. Il faut sa participation en 1942 à une grande manifestation au profit des victimes de Pearl Harbor pour le transformer en héros national, bientôt mis à profit pour la propagande militaire.
La guerre froide sportive, précipitée par la participation de l'URSS aux Jeux olympiques à partir de 1952, transforme les matchs olympiques de boxe et les championnats du monde amateurs en une nouvelle arène, différente des compétitions professionnelles, américano-centrées. Elle permet également à d'autres nations d'apparaître sur la scène athlétique internationale, comme Cuba. Fidel Castro bannit le mercantilisme sportif et promeut des héros amateurs qui brillent lors des olympiades. Ainsi, malgré les invitations répétées de promoteurs, Teofilo Stevenson, triple champion olympique des lourds (1972, 1976, 1980), refuse-t-il les sommes importantes qui lui sont promises pour quitter Cuba et venir se battre contre les meilleurs professionnels des États-Unis. Dans les colonnes de Sports Illustrated, le journaliste Tex Maule se désespère de voir cet ingénieur d'origine modeste demeurer « rouge plutôt que riche 21». En 1963, dans une volonté de contrecarrer une corruption jugée endémique dans la boxe états-unienne dominée par la World Boxing Association (1921), les pays d'Amérique latine créent le World Boxing Council, sur la proposition du président mexicain. D'autres fédérations naissent ensuite, comme l'International Boxing Federation (1983) et la World Boxing Organization (1988).
À l'orée des décolonisations africaines, dans la Gold Coast, au Nigéria, au Sénégal, s'affirment des boxeurs de niveau international. Les travaux ethnographiques menés sur la côte Ouest de l'Afrique montrent cependant la grande richesse des pratiques martiales d'alors, encore distinctes de la boxe. En Angola, Carlos Estermann documente la pratique du kandeka, sorte de boxe pratiquée paumes ouvertes, également présente en Namibie22. La pénétration de la boxe négocie donc avec d'autres pratiques et se fait, comme ailleurs, au prix d'une appropriation symbolique et politique. En Afrique du Sud, elle est facilitée par les missionnaires qui, dans leurs écoles, vantent auprès des populations urbaines noires ses vertus morales et sa capacité à canaliser la jeunesse. La boxe bénéficie alors d'une meilleure réputation que le football, où émeutes et bagarres ne sont pas rares. Beaucoup de boxeurs se signent avant les matchs et s'appliquent à garder un comportement modèle sur le ring et en dehors, comme Jake Ntuli. En 1952, ce dernier remporte le titre de champion du Commonwealth dans la catégorie poids mouche, avant que son compatriote Denis Adam ne l'imite en 1957. Boxant respectivement dans leur pays dans les catégories « Non Blancs » et « Blancs », les deux hommes n'ont jamais officiellement combattu l'un contre l'autre. Si des sparrings interraciaux secrets existent, la couleur de peau des boxeurs détermine une vie sociale différente. Boxeur amateur, Nelson Mandela explique le dénuement des salles sans équipements qu'il fréquente et les doubles carrières que doivent mener les champions noirs, contraints pour vivre à exercer un métier hors du ring23.
À partir de 1960 et des Jeux de Rome, l'histoire atlantique de la boxe est profondément marquée par la carrière de Cassius Clay, devenu Mohammed Ali en 1964. Icône du panafricanisme et militant pour les droits civiques, le boxeur africain-américain embrasse pleinement les enjeux politiques de son époque. Comme le note Mike Marqusee, Ali a contribué à façonner l'Atlantique noir autant qu'il a été façonné par lui24. Sa carrière est aussi marquée par l'avènement du combat de boxe comme spectacle télévisuel global, avec la mondovision et la retransmission des combats par satellite. La médiatisation accrue entraîne de nouveaux débats sur la violence du spectacle pugilistique, retransmis sans délai et sans censure. Elle accélère le rythme de progression des carrières, la télévision se montrant avide de corps et de visages nouveaux. Les pays d'Amérique latine font de la boxe, avec la corrida, le jai alai et la lucha libre, des spectacles télévisés populaires.
Mohammed Ali compose un personnage médiatique, assurant un spectacle permanent, avant et après les rencontres. Il est reçu en Afrique et dans les Caraïbes où, en dépit de positions politiques erratiques, il représente pour une large part de ses soutiens un « Castro noir25». La haine à son encontre enfle en Amérique lorsqu'il rend publique sa conversion à l'Islam, tandis que ses prises de positions antiracistes et son opposition à la guerre du Viêt Nam suscitent l'indignation. Ali transgresse à la fois l'image du Noir acceptant la domination, du sportif nécessairement modeste, de l'athlète respectueux de son adversaire. Il incarne une masculinité d'ostentation, éloigné de l'ethos des sportifs modèles. Cet imaginaire viril de la boxe n'est pas uniquement à visée externe, autrement dit destiné à des spectateurs qui y voient un espace de projection de discours et de symboles proposant un ordonnancement des genres. Il façonne également les représentations que les boxeurs ont d'eux-mêmes et ce qu'ils attendent de leurs matchs. Après sa défaite contre Roberto Durán, Sugar Ray Leonard concède : « Je ne crois pas que cela était calculé [...]. Mais il a mis ma virilité en question et je n'étais pas assez mûr pour savoir comment répondre26.» Le boxeur ne considère par sa défaite comme relevant du sport, mais comme le fruit d'une défaillance située dans le registre du genre. Battu à son tour lors de la revanche entre les deux hommes, Durán est traité par la presse panaméenne de maricon, c'est-à-dire de « fiotte ». Sa maison est saccagée par des supporters déchaînés qui n'ont pas supporté qu'il trahisse le machismo du nationalisme panaméen, anti-yankee. En 1962, la fin tragique du Cubain Paret apparaît comme la conséquence d'une provocation virile. Griffith, son adversaire, le bat à mort, après que Paret l'a traité de « femmelette ».
Dans un contexte de déclin relatif de la pratique de la boxe à la fin du xxe siècle — en France, de 8 200 licenciés en 1963 à 2 700 en 1970 —, complexe à mesurer tant les modalités d'accès au ring sont multiples (salles privées, clubs fédéraux, boxe comme pratique auxiliaire du fitness, pratique libre, etc.), le ring reste le lieu d'une performance virile sans cesse renouvelée, où les femmes sont rendues invisibles quand elles ne sont pas exclues, comme au Mexique entre 1947 et 1998. Au Mexique comme au Panama, cette question virile est une question nationale, le corps du boxeur symbolisant la vigueur du pays. L'évolution des figures majeures du spectacle pugilistique permet de suivre celle des incarnations viriles, entre succès des virilités de contrôle, d'ostentation ou d'ambiguïté. Au milieu des années 1980, l'avènement de Mike Tyson est contemporain d'un nouvel imaginaire, celui du bad nigger que popularise le gangsta rap. Plus tard, celui d'Oscar de la Hoya permet de mesurer l'intrication fine des identités raciales et des comportements de genre attendus chez les sportifs. Accusé de ne pas boxer assez brutalement, de La Hoya est considéré par une partie des fans mexicains-américains comme traître à la latinité.
L'approche atlantique de la boxe ne dénoue pas tout à fait le paradoxe d'une pratique où le corps du pugiliste, « lieu de tensions et de désir27 », magnifié par l'entraînement, devient cible de destruction. Cette dimension tragique explique toutefois la fascination que la boxe a exercé sur les milieux artistiques, qui ont fait de la boxe un sujet et un motif, parfois même une pratique (Byron, Cravant, Hemingway). Braque, Derain, Dufy, Matisse, Picasso, Rodin sont des spectateurs habituels des matchs parisiens. Plus tard, Basquiat consacre des œuvres à Joe Louis ou Sugar Ray Robinson, devenus figures héroïques d'une mythologie noire contemporaine. Les grands noms de la boxe entrent dans le Panthéon d'une culture urbaine nouvelle. Ils sont cités dans des titres de rap, du Wu-Tang Clan ou de Puff Daddy.
L'histoire des liens atlantiques, même construite dans la dialectique entre culture globale et appropriation locale, minore la profondeur des différents ancrages territoriaux de la boxe. Celle-ci offre le script grossi d'une histoire des tensions culturelles, politiques et raciales, qu'elle stylise et simplifie, et à laquelle elle donne des dénouements partiels, puisque l'issue d'un combat tranche symboliquement le conflit qu'il met en scène. Plus que d'autres sports, et en dépit d'une histoire paradoxale qui se construit grâce à la disparition des pratiques martiales alternatives, la boxe participe d'une mémoire commune qui fait la part belle aux luttes et participe d'un imaginaire commun du renversement des puissants. La force de son spectacle, dont les codes sont universellement compris, est de nourrir une aspiration à une mise en ordre du monde, née d'un chaos/K.O. préalable.
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